CHAPITRE VIII
Où règnent les Lestrygons

Le frère Folquet, complètement nu, se trouvait au centre d’un souterrain humide, dans les caves labyrinthiques de Santa Catalina. Il n’y avait pas de fenêtres, et la lumière était dispensée par deux torches accrochées aux parois voûtées. Le silence n’était perturbé que par la chute irrégulière de gouttes d’eau. Les flammes qui noircissaient les murs étiraient les ombres. Le prisonnier avait les mains liées derrière le dos par une grosse corde qui coulissait dans un anneau fixé au plafond. Maître Gombau en tenait l’extrémité, flanqué de deux aides encapuchonnés, jeunes et robustes.

Le notaire et le greffier recrutés pour l’occasion, assis à une longue table, portaient aussi la capuche. Eymerich, assis au milieu du banc, et Pedro Bagueny à sa gauche étaient à visage découvert et en habits d’inquisiteurs vicaires. Deux serviteurs, hallebarde au poing, se tenaient sous l’arche de sortie.

Eymerich esquiva une goutte tombant de la voûte. Il se redressa.

— Ceux qui me connaissent savent que je suis opposé à la torture, qui pousse l’accusé à dire n’importe quoi, ainsi qu’aux confessions extorquées. Mais vous, frère Antonio Folquet, vous avez mis ma patience à rude épreuve à force de mentir.

— Je ne sais même pas comment.

Contraint à une position humiliante, penché en avant à cause de la corde qui lui serrait les poignets dans le dos, l’étudiant en théologie tentait de conserver une certaine dignité.

— Je n’ai pas compris quel est censé être mon mensonge.

Eymerich quitta la table et s’approcha de sa victime. Il affichait un sourire moqueur.

— S’il n’y en avait qu’un ! Mais j’en soupçonne en fait plusieurs… Vous êtes allé au Mont de Sion tous les jours pendant des mois, et vous prétendez n’avoir parlé à Ramón de Tárrega qu’une seule fois.

— C’est exact, à part des banalités du genre « Voici votre nourriture », « Voulez-vous encore de l’eau ? ».

— Il m’a suffi d’y aller deux fois pour avoir des hallucinations, et ça ne vous est jamais arrivé en l’espace de six mois.

— Non, comme je vous l’ai dit, ça n’arrivait qu’aux religieuses.

Folquet paraissait plutôt sûr de lui.

— Et, bien qu’elles vous eussent décrit en confession des événements diaboliques et incroyables, vous n’avez jamais cru bon d’en informer vos supérieurs, l’Ordre, l’Inquisition. Il n’y a aucune trace de rapports écrits.

— Le prieur était au courant. Quant à moi, je trouvais ces divagations compréhensibles. Les femmes ayant fait vœu de chasteté sont sujettes à des attaques d’hystérie mentionnées par Hippocrate. Par conséquent…

— Continuez de me mentir, l’interrompit Eymerich.

Il s’adressa à maître Gombau et à ses assistants.

— Allez-y ! Si le greffier le permet.

L’encapuchonné fit un signe d’approbation. Le frère Bagueny retourna la clepsydre pour mesurer la durée de la quaestio, qui ne devait pas dépasser une demi-heure.

Les bourreaux tirèrent sur la corde. Le frère Folquet fut soulevé de terre. Il poussa un cri et se mit à gigoter. Les articulations de ses bras craquèrent. Un instant plus tard, un hurlement prolongé et monocorde sortit de sa gorge.

Eymerich s’avança. Il le poussa un peu pour vérifier qu’il était bien suspendu. Folquet s’égosilla de douleur. Il prononça également quelques mots. Il dit peut-être :

— Mon Dieu, mon Dieu ! Ne me faites pas ça !

On le comprenait avec difficulté.

Eymerich s’adressa au greffier.

— Vous pouvez écrire : « Aïe ! Aïe ! se lamente l’accusé ».

Il reporta son attention sur Folquet.

— Frère, dites-moi donc la vérité. Vous vous sentez prêt ? fit-il d’une voix mielleuse, presque compatissante.

— Oui ! Oui ! beugla l’homme suspendu.

— Descendez-le, ordonna Eymerich.

Folquet, incapable de tenir sur ses jambes, se retrouva assis. L’inquisiteur l’observa avec mépris.

— Il aspire à une vie de sacrifice et n’est même pas capable de supporter une douleur passagère, commenta-t-il en ne s’adressant à personne en particulier.

Il tourna autour du prisonnier, sans raison apparente, comme s’il se promenait, les mains croisées derrière le dos. De but en blanc il se pencha sur lui et lui hurla à l’oreille :

— Pourquoi n’avez-vous pas fait de rapport ? Je vais vous le dire. Parce que vous aviez les mêmes visions que les religieuses ! C’est exact, n’est-ce pas ?

— Le prieur savait tout, et également de nombreux confrères. Je leur en ai parlé pendant le Chapitre des fautes.

Le frère Folquet faisait allusion à une pratique des Prédicateurs bien connue d’Eymerich. Chaque matin, à la fin de Laudes, les membres profès de la communauté monacale qui étaient impliqués dans une infraction la dénonçaient dans la salle capitulaire. Le prieur assignait une pénitence, en général peu sévère. La cérémonie se terminait par la lecture du Psaume 126.

— Il s’agissait donc d’un péché, dit Eymerich. Que voyiez-vous, dans vos illuminations ?

— Des châteaux surplombant la mer, et d’autres au sommet de montagnes. Tout autour, des villages traversés par des créatures démesurées, descendues de vaisseaux lumineux ancrés dans le ciel. Avides de chair humaine, comme les Lestrygons dont parle Homère.

Eymerich était perplexe.

— Avoir de tels cauchemars n’est pas en soi synonyme de péché. Pourquoi les dénoncez-vous comme tels ?

— Parce qu’ils ressemblent à l’hystérie des religieuses. Il y avait souvent dans ces visions des femmes dénudées, et des hommes qui s’accouplaient violemment avec elles.

— Vous parliez de tout cela avec Ramón de Tárrega ?

— Non, jamais.

— Vous mentez !

Eymerich fit un signe à maître Gombau et à ses assistants.

— Soulevez cet homme.

Folquet hurla et se retrouva en train de gigoter. Le frère Bagueny retourna la clepsydre : d’après l’interprétation du magister, c’était une nouvelle session de la quaestio, et pas la poursuite de la précédente. Le décompte de la demi-heure était donc relancé.

Les bras croisés, Eymerich regarda Folquet se démener, jusqu’à ce qu’il s’immobilise tout en continuant de hurler. Il lui demanda alors :

— Me direz-vous la vérité ?

— Oui ! Oui !

L’inquisiteur s’adressa très calmement au greffier :

— Le prisonnier, à la seconde traction de corde, s’est écrié « Aïe ! Aïe ! ». Il se dit prêt à la confession. Vous l’avez noté ? Maître Gombau, descendez-le de nouveau.

Cette fois-ci, Folquet se retrouva à genoux. Il était dans un état lamentable. Il toussait et avait des haut-le-cœur. Ses bras, serrés aux poignets par la corde, étaient enflés et bleuâtres, ressemblant plus à des boudins qu’à des membres humains. Il avait les yeux embués de larmes, le front et le cou emperlés de sueur.

Eymerich récupéra un tabouret et s’assit face à sa victime, les coudes sur les genoux, les mains calées sous le menton.

— Vous allez maintenant me dire la vérité ? murmura-t-il.

— Oui, mais donnez-moi à boire, s’il vous plaît.

La voix de Folquet était rauque. Le dominicain paraissait fébrile.

— On vous donnera à boire après.

L’inquisiteur s’adressa à Bagueny.

— Prenez note, frère Pedro, pour mémoire. La quaestio est en soi inutile, je le répète. Elle ne peut être utile que lorsque l’on sait, sans l’ombre d’un doute, que l’accusé est coupable.

— J’imagine que ces réflexions sont destinées au manuel que vous êtes en train d’écrire, magister.

— Exact. Le Directorium inquisitorum. Je l’ai quasiment fini mais les ajouts de dernière minute sont nombreux.

Eymerich reporta son attention sur Folquet qui haletait. Il secoua la tête.

— Décidément vous n’êtes pas taillé pour le martyre. Tant mieux. Décrivez-moi maintenant vos discussions avec Ramón de Tárrega sur les rêves éveillés, et comment il vous les a expliqués.

Le jeune frère parla avec difficulté, entre deux quintes de toux et de nouveaux haut-le-cœur.

— Il s’agissait selon lui de paysages siciliens.

— Pourquoi siciliens ?

— Il ne me l’a jamais révélé.

— Vous avez donc discuté avec lui plusieurs fois.

Folquet mit un certain temps avant de se décider à murmurer :

— Oui.

— Combien de fois ?

— Pratiquement tous les jours.

Eymerich quitta le tabouret et se dressa devant Bagueny.

— Notez également cela, frère Pedro.

Il réfléchit un instant et dit :

— L’inquisiteur apparaît souvent, aux yeux des ignorants, comme une personne inutilement cruelle. Alors qu’en écrasant sans pitié l’erreur hérétique, il agit non seulement pour le bien de la communauté chrétienne mais pour le coupable lui-même. Incapable de confesser spontanément le péché mortel qui l’entache, celui-ci se rend coupable en essayant de le nier.

— Un autre passage du Directorium ?

— Non. Une invective contre Lulle et ses disciples.

Bagueny fit glisser une dernière fois sa plume d’oie sur le papier.

— J’ai été le premier à deviner que Folquet mentait.

Eymerich le foudroya du regard.

— Évitez les revendications futiles, frère Pedro. Mais évitez surtout de croire que l’on peut accéder à l’illumination divine par l’intuition plus que par la logique. Vous tomberez dans la même dépravation que les lullistes, les bégards ou les pauvres.

Intimidé, Bagueny tripota son encrier pour détourner l’attention.

Eymerich reprit place sur son tabouret. L’accusé semblait avoir un peu récupéré, mais il baissait les yeux et n’affichait aucun signe d’arrogance. Satisfait, l’inquisiteur jugea inutile de lui infliger une nouvelle traction de corde.

— Ramón ne vous a jamais parlé d’un hérétique qui œuvre depuis longtemps en Sicile, Arnaud de Villeneuve ? demanda-t-il.

— Non, jamais.

— De Raymond Lulle ?

— Non plus.

— Il ne vous a rien dit des livres qu’il lisait ?

— Je n’en ai pas le souvenir.

— D’accord, vous allez bientôt gesticuler de nouveau au bout de la corde.

Avant qu’Eymerich puisse en donner l’ordre à maître Gombau, Folquet s’empressa de dire :

— Attendez ! Maintenant je me souviens ! Il m’a parlé de quelque chose !

Il avait la voix empâtée, et les mots sortaient de sa bouche en une bouillie informe, parfois difficile à comprendre.

— Il me faudrait un peu d’eau. Je vous en supplie.

— Plus tard.

Eymerich laissa tomber ses mains sur les genoux. Il affichait une grande patience.

— Dites-moi donc. Quelles étaient les lectures préférées de Ramón ? Lulle, Villeneuve ? Il a mentionné le Liber Aneguemis ?

— Je n’en ai jamais entendu parler. Il s’intéressait plutôt aux œuvres d’un certain Michael Scot. Né en Écosse, mais qui vécut en Sicile il y a une centaine d’années. Médecin et astrologue à la cour de Frédéric de Suède. Dans son Liber Consecrationis…

— Liber Consecrationum, corrigea Eymerich.

— Non, Consecrationis, mais ce sont peut-être les mêmes traités…, il citait des démons aux noms extravagants à invoquer à l’occasion. Pas pour accomplir un péché, mais pour les asservir au nom du Christ. Rator, Lampoy, Dronoth, Lestrigon, Autokratopis, Satula… Je ne me souviens plus des autres, il y en avait des dizaines.

— Une liste de diables ! Et même ça, vous n’avez pas jugé opportun de le signaler à l’Inquisition ?

— Le fait est que…

Folquet, la bouche pleine de catarrhes, se mit à tousser jusqu’à ce qu’il crache une glaire. Son front était rouge. Il avait peut-être de la fièvre.

— Donnez-moi à boire, magister. Je n’arrive pas à parler.

Le jeune prisonnier cherchait en permanence de la salive et son élocution était de plus en plus asthmatique, de moins en moins compréhensible. Eymerich ne s’en préoccupait point. Plus le corps nu qui lui faisait face se recroquevillait, tiraillé par la peur et la douleur à venir, plus il le dominait. Il constata avec satisfaction que Folquet ne parvenait pas à retenir ses selles et son urine. Une mare nauséabonde s’étendait entre ses genoux. Il était désormais à sa merci.

— D’ici peu, vous pourrez boire jusqu’à plus soif. Vous venez de dire : « Le fait est que… ». Je suppose que vous vouliez expliquer pourquoi les thèses de Ramón vous ont paru orthodoxes.

— D’une certaine manière, oui… Il n’adorait pas les démons, il les combattait, il les redoutait. Il trouvait par contre juste de les dominer et de s’en servir, comme le fait finalement Notre Seigneur.

La voix de Folquet se réduisait à un soupir rocailleux, à un chuchotement brisé et balbutiant.

— Il avait en quelque sorte l’intention de « se faire Dieu ».

— Oui. C’était une expression qu’il utilisait souvent.

— J’en étais sûr.

Eymerich se serra la racine du nez entre le pouce et l’index, comme pour réfléchir. Il ferma les yeux et les rouvrit un instant plus tard. Il s’était demandé si le jeune frère méritait de mourir sur le bûcher ou de recevoir seulement une peine sévère pour sa naïveté.

— Antonio Folquet, parmi les noms de démons cités par Michael Scot dans le Liber Consecrationis, il y avait celui de « Lestrigon ». Ce n’était pas plutôt « Lestrigonon » au pluriel ?

— Oui, peut-être.

— Ramón de Tárrega vous en a parlé ? Vous a-t-il indiqué des détails précis, des vertus ou des pouvoirs ? Les nécromanciens ne sont en général pas avares de détails, et Michael Scot encore moins que les autres.

— Je ne me souviens pas.

— Et que vous a-t-il dit du diable que vous avez nommé aussitôt après, Autokratopis ?

— Je ne m’en souviens pas non plus. Je vous assure.

Eymerich le harcela.

— En se référant à Scot, Ramón de Tárrega ne pourrait-il pas en fait avoir dit : « Lestrigonon Autokratopia », c’est-à-dire « l’empire des Lestrygons » ? Ce qui serait plus logique.

— Je ne sais pas. Peut-être. Je vous jure que je n’en sais rien !

Folquet avait de plus en plus de mal à prononcer des mots intelligibles. Il transpirait, il bavait, il pleurait. Il essayait sans succès d’afficher une certaine dignité. Il implora :

— De l’eau, je vous en prie !

Eymerich le contempla avec un semblant de curiosité avant de se lever et de dire à Bagueny :

— Eh bien soit ! Donnez à boire à ce malheureux. Procurez-vous un gros entonnoir et un seau d’eau.

— Un entonnoir ? Un seau ?

— Bien sûr. Vous avez oublié les trois niveaux de la quaestio ? D’abord la corde, puis l’eau, enfin le feu. Je ne crois pas qu’en l’occurrence il soit nécessaire d’aller jusqu’au troisième niveau.

— Vous voulez continuer à torturer ce pauvre homme ? En lui versant dans la gorge des gallons d’eau ?

Bagueny était hébété et très pâle.

— Moi non, j’ai d’autres choses à faire, répondit Eymerich. C’est vous qui officierez. Au début il ne disait rien, puis il a commencé à se confesser. Il doit nous en dire beaucoup plus sur ses conversations avec le frère Ramón, sur les Lestrygons, les cauchemars en plein jour. Notez chacun de ses mots pendant que vous le remplirez d’eau. Il vomira, il crachera, il sera assailli par la diarrhée. Faites des pauses régulières et mettez ses confessions par écrit.

Bagueny avait l’air bouleversé.

— Magister, Antonio Folquet était mon ami !

— Raison de plus. Il sera moins réticent entre vos mains.

Eymerich quitta le sous-sol et grimpa l’escalier qui ondulait tel un serpent jusqu’à l’étage supérieur. En arrivant au sommet, il haletait et son cœur battait rapidement. Il maudit son âge et ses premiers ennuis de santé. Le soleil qui brûlait Barcelone le revigorait à travers les fenêtres trilobées de Santa Catalina. C’était bientôt l’heure None, la plus chaude de la journée, et le marché dressé devant le monastère était désert. Les marchands ambulants débarrassaient les étals qui resteraient fermés pendant deux heures. Les mendiants, chargés des images sacrées avec lesquelles ils essayaient d’obtenir la pitié de leur prochain, cherchaient un porche pour se protéger de la canicule.

Eymerich trouva le prieur, Francesc Borrell, dans une des salles du deuxième étage, où il donnait des cours à des novices. Il commentait avec le lector principalis un extrait des Libri IV Sententiarum de Pietro Lombardo, une anthologie des Pères de l’Église. Une lecture obligée pour quiconque s’intéressait à la théologie.

Eymerich resta sur le pas de la porte, les bras croisés, jusqu’à ce que le prieur remarque sa présence. Le père Borrell posa son livre ouvert sur les genoux et lui sourit.

— Bienvenue, frère Nicolas. Installez-vous. Vous voulez joindre votre science à mon modeste enseignement ?

— Non, je voudrais vous dire quelque chose. En privé, naturellement.

Borrell s’adressa à la classe : une trentaine de jeunes en soutane blanche, plus quelques visiteurs occasionnels. Les laïques étaient surtout présents aux cours du matin, quand la température était plus supportable.

— Vous ne savez peut-être pas tous qui est notre ami ici présent. Il s’agit de Nicolas Eymerich de Gérone, l’inquisiteur du royaume, magister theologiae, chapelain de notre pape Grégoire, savant réputé. C’est un honneur de l’avoir pour hôte.

Le lector principalis, un dominicain grassouillet d’une quarantaine d’années, se leva et s’inclina ; les étudiants applaudirent. Eymerich les remercia d’un signe, mais il répéta :

— Je dois vous parler. Tout de suite.

Le prieur continua de sourire, mais tout signe de cordialité disparaissait de son regard.

— D’ici une demi-heure j’aurai fini mon cours. Je serai ensuite à votre disposition le temps que vous voudrez.

— J’ai dit « tout de suite ».

— Je veux terminer mon cours.

— Vous ne le pouvez pas ! s’exclama Eymerich agacé.

Francesc Borrell, offensé, leva le menton en signe de défi.

— Et pourquoi ça, je vous prie ?

— Parce que vous êtes excommunié. Et que vous ne dispenserez plus jamais aucun cours.