L’homme sur le seuil avait des traits orientaux un peu moins prononcés que ceux de Kurada. Il était maigre et souriant, les joues roses et épanouies. Il ne portait pas de blouse, mais des habits civils, de sportif : chemise et pantalon moulant semblable à un pyjama. Il lui fit signe d’entrer.
— N’ayez pas peur, infirmière Lilith. Venez. Nous attendions des hôtes. Pas vous en l’occurrence, mais certains de nos assistants disséminés sur Paradice.
Il pencha un peu la tête.
— J’oubliais de me présenter. Je suis le docteur Sakura, William Hiroshi Sakura. J’étais un proche collaborateur du docteur Kurada. Il est vraiment mort ?
Lilith s’en voulut de ne pas avoir mis le feu à la navette avant de l’abandonner. Difficile d’expliquer le spectacle qu’un investigateur découvrirait lors d’une inspection.
— Oui. Les médecins envoyés sur Paradice ont été tués. Le docteur Kurada est monté à bord gravement blessé. Il a succombé à une hémorragie lors du voyage de retour.
Tout en parlant, Lilith regardait autour d’elle. Sakura était protégé à distance par trois agents de la sécurité très nerveux qui pointaient sur elle des fusils d’assaut. Combinaison bleue, casques énormes, masques à gaz qui pendaient dans le cou, écussons de la WMHO cousus sur la manche. Ce qui n’avait rien d’étonnant.
Le hall, en revanche, ne correspondait pas à ce à quoi elle s’était attendu. Pas de lumière froide, de panneaux blancs, de cadrans couverts de manettes. Au fil des siècles, quelqu’un avait essayé d’humaniser la salle. La couleur des murs tendait vers le marron. Dans certains coins, des planches avaient été peintes. Les formes générales étaient arrondies, comme à l’intérieur d’un arbre gigantesque, avec de nombreux tableaux représentant de paisibles paysages stylisés.
Il y avait également, encastrés dans les murs, des vitrines, avec de fabuleux paysages sous-marins, artificiels mais réalistes, dignes d’un aquarium. Dommage que les poissons ne soient que des squelettes récurés qui gisaient sur le fond. Des myriades de micro-organismes d’origine indéterminée voletaient tout autour.
— Je suis vraiment désolé pour le docteur Kurada, un des meilleurs experts de l’ES, l’électrochoc collectif qui nous permet de contrôler la Terre ou ce qu’il en reste.
Sakura fit signe aux soldats de baisser le canon de leurs fusils vers le sol. Ce qui parut les soulager.
— Suivez-moi, Lilith. Vous allez maintenant découvrir notre petite communauté.
Ils franchirent un couloir agréable, avec des lumières bleues et des tapis sur le sol, puis un grand séjour avec de nombreux fauteuils en plastique rouge, regroupés autour de petites tables carrées au plateau en verre.
Une quinzaine d’hommes et de femmes de toutes races, à dominante asiatique, étaient assis là. Ils portaient presque tous une blouse blanche et avaient entre quarante et soixante ans, hormis trois enfants qui jouaient silencieusement dans un coin.
— Mes amis, voici Lilith, une de nos infirmières sur Paradice, lança Sakura. Ceux qui ne croyaient pas en cette mission vont devoir changer d’avis. Quelqu’un est revenu.
Ils se levèrent tous et applaudirent leur hôte. Lilith en fut étonnée : vu leurs sourires, ils avaient l’air effectivement heureux de la voir. Une ombre de perplexité se lisait cependant dans leur regard. Les questions que posa l’un d’eux en laissèrent filtrer les raisons.
— Avec quelle navette est revenue mademoiselle Lilith ?
— Kraepelin III, commandée par le docteur Kurada.
— Et où est Kurada ?
— Les membres de l’expédition Kraepelin III ont malheureusement été tués. Lilith est la seule rescapée.
Une des femmes lança un cri angoissé.
— Et les autres navettes ? Elles sont rentrées ?
— Pas encore, mais certaines vont revenir. J’en suis persuadé.
Sakura écarta les bras.
— Mes amis, nous savions tous que ceux qui avaient décidé de descendre sur Terre ne le faisaient pas sans risques. Je dois cependant admettre que je ne m’attendais pas à un résultat aussi désastreux. J’aurais dû m’y opposer plus vigoureusement.
La femme se laissa choir sur un siège et fondit en larmes. Un médecin aux cheveux blancs, à la carrure imposante, s’approcha de Lilith et l’observa.
— L’infirmière peut-elle nous préciser comment les choses se sont passées ?
Lilith perçut une vague d’animosité et se contenta de dire :
— Je suis fatiguée.
— C’est compréhensible, intervint Sakura. Cette pauvre petite a survécu à une tragédie et a besoin de dormir un peu. Laissons-la se reposer, elle satisfera ensuite toutes nos interrogations. Aliona !
— Oui ? dit une femme brune, âgée d’une trentaine d’années.
— Accompagne Lilith dans un appartement.
Sakura soupira.
— Il y en avait déjà trop de vides. Il va y en avoir encore plus.
Lilith était vraiment à bout de forces. Elle se laissa conduire jusqu’à un ascenseur.
— Ça doit être dur de vivre sur la Terre, observa Aliona dans la cabine. Bien pire qu’ici.
— Je crois bien que oui, répondit Lilith, qui n’avait pas tellement envie de discuter.
— Pas si sûr. Imagine un ciel toujours sombre, des fenêtres qui ne donnent sur rien, et l’obligation de respirer un air artificiel.
— Sur Paradice le ciel est gris et l’air malodorant. Et puis ici, au moins, on ne risque pas d’être tués.
— Par quelqu’un d’autre, non. Mais les suicides sont fréquents. On a déjà perdu la moitié des nôtres. C’est pour ça qu’il y a autant de chambres vides.
Ils étaient arrivés à l’étage. Peut-être le troisième. Les lumières étaient chaudes, agréables. La base faisait également office de centre de recherche et de clinique et elle avait fait son possible, au fil des siècles, pour s’assurer une apparence de confort. Tout était un peu usé, le métal rouillé et les tissus déchirés. Mais pour Lilith, comparé aux sordides ruches terrestres dans lesquelles elle avait vécu, c’était un luxe extrême, presque démesuré. La propreté l’éblouissait.
Même la chambre que lui proposa Aliona avait l’air confortable et bien rangée. Un grand lit, des meubles simples mais élégants, style fin vingt et unième, lorsque la Guerre Infinie avait commencé et que la précédente civilisation s’était décomposée. L’intérieur de ce dôme était en tout cas à l’échelle humaine et avait maintenu, au moins en partie, son charme originel.
— Mets-toi à l’aise et repose-toi autant que tu le désires, dit gentiment Aliona. La salle de bains est sur le côté droit du lit. Tu connais ton numéro de L-F ?
— De quoi s’agit-il ?
— Live-Field. « Champ électromagnétique vital ». Je me doutais que tu ne le connaissais pas. Aucune importance : je vais le retrouver et le coller sur ta porte. Lorsque tu seras réveillée, je te conseille de l’apprendre par cœur. Il est non seulement utile mais indispensable.
Une fois seule, la fatigue s’abattit brutalement sur Lilith. Elle n’avait ni la force d’inspecter la pièce, ni celle de se laver. Elle se contenta de jeter un coup d’œil à travers un hublot rectangulaire. Tout était sombre, à part les baraquements et l’alignement infini des antennes que le flash des phares révélait par intermittence. Servaient-ils à produire les phénomènes qu’on appelait les Éclairs sur Paradice, les électrochocs célestes destinés à réduire la violence collective ?
Trop engourdie pour envisager une réponse, Lilith se jeta sur le lit sans se déshabiller et s’endormit instantanément. Impossible de dire combien de temps elle dormit, bercée par le doux ronronnement des générateurs. De tous ses rêves, elle ne retint que le dernier, qui demeura clair un moment après son réveil. Une chauve-souris se levait lentement d’un coin sombre et caressait sa joue de ses oreilles énormes, plus larges que des ailes. Un contact doux qui la réchauffait, comme si la bête, vaguement monstrueuse, lui manifestait une certaine affection.
Quand Lilith fut sortie de sa torpeur, le rêve s’évanouit. Elle se leva et alla se laver le visage, étonnée de trouver un lavabo propre. L’eau s’en échappait par à-coups : qui savait où ils se la procuraient sur la Lune ?
Elle décida de prendre une douche, mais jeta d’abord un coup d’œil à l’extérieur. Cette fois-ci, l’obscurité quasi totale qui recouvrait la base l’impressionna vraiment. Elle imagina que toutes les journées étaient ainsi. Comment pouvait-on vivre toute une vie dans les ténèbres ? Elle en était horrifiée rien que d’y penser. Mais elle n’était pas venue sur la Lune pour y vivre. Elle était là pour tuer les bâtards qui avaient transformé la Terre en Paradice au nom de leurs certitudes scientifiques.
Elle sortit de la douche et enfila un peignoir et une paire de babouches trouvées dans un placard de la salle de bains. Elles n’étaient pas à sa taille, mais ça n’avait guère d’importance. Une fois dans la chambre, elle remit sa chemise et son pantalon. Elle prit tout son temps. C’était le moment de sortir, même si elle n’en avait pas du tout envie. Elle retrouva son couteau et le glissa derrière sa ceinture. Elle examina alors la pièce.
Celle-ci s’avérait finalement ordinaire, dans un monde ordinaire. Meubles de série, fabriqués lorsque la Terre pratiquait la hiérarchie du luxe. Il y avait de nombreux objets en plastique ; les autres – y compris un tabouret tordu, un téléviseur hors d’usage et un appareil destiné à diffuser de la musique – étaient apparemment inutilisables. Qui sait depuis combien de temps ils croupissaient dans une atmosphère viciée ?
Elle hésita un instant, puis fit glisser la porte. Elle s’ouvrit silencieusement. À côté du battant, il y avait le billet collé par Aliona :
« L-F 325. Lilith. FC 325. »
Elle ne savait pas ce que signifiaient ces chiffres. Elle les répéta jusqu’à les connaître par cœur.
Elle sortit dans le couloir à la recherche d’un ascenseur ou d’un escalier qui la conduirait au rez-de-chaussée. Elle ne se souvenait pas par où elle était montée. Derrière un coude à angle droit, elle faillit heurter un homme d’une soixantaine d’années, en chemise, avec une barbe et des cheveux grisonnants taillés avec soin.
— Infirmière Lilith ? lui demanda-t-il. Cage de Faraday 325, champ vital 325 ?
C’étaient les nombres dont elle se souvenait.
— C’est bien moi.
— Bien. L’homme en chemise sourit. Je suis le docteur François Lesurme. On m’a chargé de vous montrer comment fonctionne notre laboratoire lunaire, où vous vivrez désormais pour toujours. Loin des convulsions de la Terre.
— Pour toujours ?
La gorge nouée, Lilith sentit que les instincts agressifs qu’elle avait momentanément refoulés refaisaient surface.
— Oui. Et cela vous conviendra, vous verrez.