Pour descendre du bateau, Eymerich dut s’asseoir sur le plat-bord et se propulser au-delà de la coque vers la ligne où les vagues se brisaient. Il trouva cette gymnastique honteuse, peu adaptée à l’habit qu’il portait. Quelques années plus tôt, il aurait simplement grimpé sur une des planches qui servait de siège et sauté à terre. Maintenant, il ne pouvait plus se le permettre.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il en latin, l’air renfrogné.
Le batelier qui l’avait conduit jusque-là depuis la Sardaigne, après trois jours et deux nuits de navigation, et qui se tenait près du mât, lui répondit : « À Mondello, père. Une zone marécageuse, mais proche de Palerme. »
L’homme s’exprimait dans une langue curieuse qui mélangeait le catalan, le latin et des amalgames entre les deux idiomes. Parfaitement compréhensible cependant. Il s’adressa ensuite au marin descendu en premier pour tenir l’embarcation au sec en tenant la proue à bout de bras :
— Maintenant, aidez la femme à descendre.
Eymerich fit une grimace. Il n’aimait pas cette compagnie forcée. À Santa Giusta, les fonctionnaires du Judicat d’Arborea lui avaient imposé, s’il voulait poursuivre son voyage sur un de leurs bateaux, de prendre cette femme à son service. Ils ne lui en avaient pas donné les raisons, mais l’inquisiteur se doutait qu’elle était en mission d’espionnage. La Sardaigne, dans ses différents royaumes, plus ou moins inféodés à l’Aragon, était sensible à ce qui se passait dans les deux Siciles.
Elle avait une trentaine d’années et s’appelait Béatrice. Elle était de petite taille, alerte et bien en chair. Elle avait la peau foncée, des sourcils épais et de grands yeux marron. Elle prétendait avoir été la servante d’Eleonora, la fille de Mariano, le juge en fonction. Eymerich avait connu celui-ci vingt ans plus tôt quand le feudataire n’était pas aussi décrépit que maintenant, et il avait vu Eleonora enfant.
Mais ce n’était pas suffisant pour emmener avec lui une de ses domestiques, sûrement chargée de le surveiller et d’en référer à la cour d’Oristano.
Malgré son animosité instinctive et ses pieds trempés, il tendit une main à Béatrice pour qu’elle puisse descendre de l’embarcation.
— Prenez ma main, demoiselle.
— Ne vous inquiétez pas, père.
D’un bond gracieux, Béatrice atterrit sur le sable humide, pliant à peine les genoux. Elle se redressa aussitôt.
— Voici donc la Sicile ?
Elle inspecta les environs.
— Mon Dieu, quel soleil ! Il est aussi fort qu’en Sardaigne.
Elle parlait la langue vulgaire de son île qui mélangeait, comme celle du batelier, le latin et le catalan. Un argot différent de celui pratiqué dans la péninsule italienne toute proche. Il s’agissait cependant de dialectes à racine unique, et Eymerich n’avait aucune difficulté à comprendre chaque mot.
Le batelier mit lui aussi pied à terre. C’était un homme trapu, massif, avec de longues moustaches et une chevelure brune tombante.
— Trouve un endroit où attacher le bateau ! ordonna-t-il au marin.
Puis il s’adressa à Eymerich.
— J’ai ordre de vous conduire à Palerme, père. Ce ne sera pas long. C’est seulement l’heure Tierce, le soleil ne fait pas encore suer.
— Nous devons y aller à pied ?
— Non, un chariot nous attend. Vous pouvez déjà voir la ville d’ici.
Eymerich était étonné, et même un peu abasourdi. Il avait l’impression que son voyage avait été prévu dans le moindre détail. Il ne pouvait pas croire qu’un fief secondaire comme le Judicat d’Arborea – qui s’opposait par ailleurs à une domination trop directe de l’Aragon – en soit responsable. Il y avait derrière tout ça la main de Pierre le Cérémonieux. Cependant, même un souverain ne pouvait agir avec une telle rapidité, envoyer des messagers outre-mer pour réquisitionner des bateaux et des chariots. Comme si le temps avait été contracté et accéléré.
Eymerich ignorait encore la nature de la distorsion temporelle qui s’était produite pendant la traversée nocturne de la Victoria. Inutile de demander à un homme du peuple quel jour on était. Seuls les religieux et les lettrés tenaient compte du calendrier et du passage des jours.
— Quel bel endroit ! s’exclama Béatrice avec enthousiasme. En dehors des marécages, la baie est splendide !
Eymerich n’avait pas l’habitude d’évaluer l’esthétique des lieux dans lesquels il se trouvait, mais il en convenait. Le golfe de Mondello, où s’étendaient les environs de Palerme, était magnifique. Niché entre de petites montagnes verdoyantes, il était léché par une mer limpide, aussi transparente que le ciel. Les marécages n’avaient pas l’allure d’eaux mortes. On venait même y pêcher. On pouvait le constater en apercevant d’étroites barques qui naviguaient entre les cannaies. Au moins deux villages se dressaient près des rives, sur des terres plus stables. L’air enivrant n’était pas chargé d’odeurs marines mais des effluves de la forêt qui entourait une montagne et s’étendait jusqu’à la côte. S’y mêlait un remarquable parfum d’oranger. Le soleil commençait à peine à se lever mais il chauffait déjà fort. Il contribuait à conférer au décor une exceptionnelle beauté.
Bien qu’ébahi, Eymerich ne se laissa pas distraire.
— Où est le chariot ? demanda-t-il.
— Il arrive, répondit le batelier.
L’inquisiteur ne s’était pas attendu à un carrosse, mais au moins à un véhicule d’une certaine tenue. Il s’agissait en fait d’une petite charrette brinquebalante traînée par un canasson. Un vieux paysan coiffé d’un chapeau de paille était assis sur le siège. La charrette sentait les légumes qu’il venait de transporter juste avant.
Béatrice s’indigna la première :
— Je vais devoir grimper sur cette charrette malodorante ?
Eymerich lui fit écho :
— Quelle est cette plaisanterie ? Je vais entrer en ville dans un véhicule tout encrotté ?
Le batelier s’inclina.
— Ce sont les ordres que j’ai reçus, père. Vous conduire à Palerme de la façon la plus discrète possible.
— Discrète ? Vous vous moquez de moi ? Transporter un dominicain dans une carriole crasseuse conduite par un cocher et un cheval à moitié morts !
— C’est ce qu’on m’a ordonné, père. D’après ce que je sais, l’ordre des Prédicateurs ne prévoit aucun luxe particulier.
— Ordonné par qui, de grâce ? Par le roi d’Aragon ?
— Non. Par Simone dal Pozzo, inquisiteur général de Sicile. C’est la personne que vous verrez en premier.
Béatrice tira Eymerich par la manche.
— N’insistez pas, magister. Il va falloir nous contenter de la charrette puante. Cet homme n’est qu’un exécutant. Venez, grimpons.
Bien que peu convaincu, l’inquisiteur se résigna à suivre la femme jusqu’au chariot. Il y monta, ignorant une vive douleur au pied, puis il l’aida à grimper et à s’asseoir à côté de lui. Aussitôt après, le véhicule démarra, tiré par un semblant de cheval. Le batelier fit un salut qu’Eymerich ignora. Ballotté et plongé dans la puanteur que dégageaient les planches glissantes, il demanda à Béatrice :
— C’est la première fois que vous venez en Sicile ?
— Oui, la première, répondit-elle en souriant.
Elle ajustait ses habits, recouvrant ses jambes de sa longue jupe.
— La Sardaigne est plus sauvage. Si vous jetez un coup d’œil vers l’intérieur des terres, vous apercevrez des champs de blé rectilignes et bien cultivés. Et ce malgré un siècle de révoltes, de guerres et d’invasions.
Il ne s’agissait pas de remarques habituelles dans la bouche d’une servante récupérée par hasard sur la côte sarde. Ni même d’une espionne, ce qu’elle était assurément. Malgré cela, Eymerich était étonné que la succession des conflits siciliens, espacés (mais jamais interrompus) par l’épidémie de peste qui avait sévi vingt ans plus tôt, ait fait aux alentours de Palerme aussi peu de dégâts. Des décennies de guerre, d’armées qui s’affrontent, de massacres sans pitié n’avaient pas détruit les moissons, asséché la terre, déclenché la famine. Près de la côte, les orangers étaient en fleur et portaient de rares fruits. On était donc au début du printemps. Des plantations de céréales, du blé à l’orge, s’étendaient sur la plaine. Tout était net, conforme à la science agraire, cultivé mieux qu’ailleurs.
— Une terre fertile, commenta Eymerich. Elle a l’air plus évoluée que l’Aragon et même que la Catalogne.
Béatrice ne répondit pas. Elle s’était endormie, bercée par les secousses du chariot.
Ils atteignirent rapidement les faubourgs de Palerme. Ils ressemblaient à ceux de n’importe quelle autre ville d’Europe, de Rome à Constantinople, de Londres à Paris. Des masures entre cabane et baraque, des enfants nus dans les rues, des animaux qui s’ébattaient dans la boue. Des tas d’immondices. Les premières rues pavées et les maisons en pierre leur succédèrent rapidement : simples et bien construites, dans le style arabe, sans artifice, hormis le fer forgé des balcons et d’éventuelles cours intérieures.
Eymerich demanda au cocher, en latin :
— Où nous emmenez-vous ?
La chaleur s’intensifiait et il avait la gorge sèche. Il dut reposer sa question.
Le paysan lui répondit dans une langue incompréhensible. Un seul mot s’en détachait clairement : inquisitor. Il les conduisait chez l’inquisiteur général du royaume de Trinacrie, le père Simone dal Pozzo. Aligné sur les Angevins ou sur les Aragonais ? Ainsi posée, la question tomba dans le vide.
Entre-temps, Béatrice s’était réveillée et s’étirait.
— Quel plaisir de sortir du sommeil pour se retrouver dans un chariot qui pue le légume pourri !
Eymerich lui lança un regard noir.
— Évitez de vous lamenter. Nous sommes près de la douane. Taisez-vous et adoptez une attitude décente.
Béatrice s’assit et tira sa robe sur ses mollets.
— À vos ordres, magister !
La garnison douanière était composée d’une poignée de soldats qui arrêtaient un chariot sur dix pour maintenir un semblant d’ordre. Ils se tenaient sous l’une des douze portes des remparts qui entouraient la cité proprement dite, la véritable Palerme. La plupart des véhicules, peu nombreux, étaient chargés de blé et se dirigeaient probablement vers le port et ses entrepôts. Le chariot qui transportait Eymerich et la servante sarde ne fut pas arrêté car il n’acheminait aucune marchandise. Le frère dominicain fut salué par des signes de croix.
La charrette put ainsi pénétrer dans le cœur de la cité. Palerme comptait presque cinquante mille habitants et présentait des similitudes avec Barcelone. Des ruelles étroites et tortueuses conduisaient à de vastes places. Elle sentait la mer, grâce aux vents qui soufflaient de la baie. Il y avait de nombreux commerces et chaque rue avait les siens. Des musulmans convertis (c’est en tout cas ce qu’ils disaient, redoutant l’expulsion), des chrétiens catholiques et des chrétiens orthodoxes se partageaient un tas de boutiques semblables. Vus de l’extérieur, il s’agissait d’arcades fermées par un portail à deux battants : dans l’un s’ouvrait la petite porte qui permettait d’entrer dans la boutique et la maison du marchand, dans l’autre la fenêtre carrée où étaient exposées les marchandises.
Les commerces des juifs, la plupart du temps dédiés à la vente d’or et de bijoux, se distinguaient par la rondelle rouge que les enfants de Moïse étaient obligés d’afficher sur leur échoppe, pour qu’un bon chrétien sache à qui il avait affaire. Là où il y avait plus d’espace se dressaient des tentes et des étals destinés à la vente de légumes ou au débit de boissons et vins légers. Les nombreux clients portaient des habits de toutes sortes et avaient l’air de parler toutes les langues de la Méditerranée : sicilien et toscan vulgaires, génois, arabe, catalan et grec.
— Je n’entends ni français ni provençal, observa Eymerich.
Béatrice lui sourit.
— C’est normal. Il y a un siècle, les habitants de Palerme ont tué tous les Français. Depuis, ces derniers préfèrent s’installer ailleurs.
Les bâtiments les plus élégants étaient d’architecture arabe ou byzantine, souabe ou romane, mélangeant les styles. Les grands jardins bien entretenus et les nombreuses fontaines étaient typiquement arabes. On avait l’impression d’être dans une étrange Grenade, enrichie par le mélange des cultures.
Eymerich, bien qu’insensible aux manifestations extérieures de beauté, fut étonné par ce spectacle.
— Je suis allé à Constantinople et je l’ai trouvée en ruine, commenta-t-il à voix haute.
Il ne pouvait pas discuter avec le cocher, qui parlait une langue abstruse. Il s’était donc tourné vers Béatrice.
— Peu de villes en Europe peuvent se vanter d’un tel faste. Quelle rivière allons-nous franchir ?
Un petit pont les attendait, encombré de véhicules qui le traversaient en grinçant.
L’inquisiteur ne s’attendait pas à ce que la jeune femme lui réponde, mais c’est pourtant ce qu’elle fit, en catalan cette fois :
— C’est le torrent Papireto. Si on allait plus au sud on croiserait une autre petite rivière, la Kemonia. La cité a été bâtie entre ces deux cours d’eau. Ne soyez pas étonné par le luxe des églises et des palais : Palerme est la capitale de la Méditerranée et ne rivalise en splendeur qu’avec Naples. Elle a plus de jardins, cependant.
Eymerich lui jeta un regard suspicieux.
— Ce ne sont pas là des remarques de servante. De plus, vous étiez censée n’avoir jamais mis les pieds en Sicile.
Béatrice rit, dévoilant une dentition blanche et parfaite que l’on trouvait rarement chez les représentants du peuple.
— Servante, oui, mais aux ordres d’Eleonora d’Arborea, la fille du juge. J’ai entendu certains propos à la cour de ma dame. Oristano ne peut rivaliser avec Palerme, mais la réputation de la capitale la plus riche de Sicile est arrivée jusqu’à nous.
— Il y a eu ici un siècle de guerre civile contre les Français, jusqu’à la victoire partielle du royaume d’Aragon.
— Oui, mais en Europe continentale la France et l’Angleterre combattent depuis une éternité. Ce qui ne rend pas moins belles Paris ou Londres.
Cette phrase d’une étonnante sagesse paraissait incongrue dans la bouche d’une servante ou même d’une espionne bien renseignée. Les soupçons d’Eymerich sur sa compagne de voyage ne firent que s’accentuer. Il l’observa. Elle faisait moins que les trente-deux ans qu’elle déclarait. Malgré sa peau sombre, elle avait encore des éphélides de gamine sur le nez. Elle était potelée et pas du tout timide. Elle portait des habits simples et une jupe en toile qu’elle tenait serrée contre elle, les bras croisés.
Eymerich se demanda si le moment n’était pas venu de la faire tomber du chariot, au-dessus de la prochaine rivière qu’ils traverseraient. Cela ne faisait aucun doute : vu son poids, elle se noierait. Il retint son geste en se disant qu’il ne pourrait pas discuter avec le paysan qui les conduisait. Béatrice au contraire avait l’air de le comprendre et parlait bien le catalan. La jeune femme s’en tirait bien : Eymerich avait besoin d’un interprète. Mais il s’en débarrasserait à la première occasion, dès qu’elle ne lui serait plus d’aucune utilité.
— Demandez au paysan où se trouve le siège du tribunal de l’Inquisition, lui ordonna-t-il.
La femme échangea quelques mots avec le conducteur du chariot. Le sicilien et le sarde vulgaires ne se ressemblaient pas vraiment : aussi différents dans les mots que dans l’accent. Mais par on ne sait quel mystère, ils se comprenaient. Les langues que l’on parlait sur les côtes italiennes servaient peut-être de terrain commun pour permettre aux insulaires de se comprendre entre eux.
— Il dit qu’il n’existe pas de véritable siège, expliqua Béatrice. L’inquisiteur réside au couvent Saint-Dominique, dans le quartier Seralcadio, à l’embouchure de la rivière Papireto. Avant que le cours d’eau ne se transforme en marécages. C’est là que nous allons.
— C’est loin ?
— Non, nous sommes presque arrivés.
Le prieuré, de petites dimensions, était adossé à une église, tout aussi minuscule, de style gothique normand. L’ensemble des bâtiments entourait un joli cloître aux arcades étroites appuyées sur des doubles colonnettes. Le jardin intérieur foisonnait de palmiers et de campanules. On y accédait directement, sans passer par la conciergerie.
Quand le paysan eut été congédié avec sa charrette, Eymerich pénétra dans le cloître, suivi de Béatrice. Il fut surpris lorsqu’un frère beaucoup plus vieux vint à sa rencontre et s’inclina devant lui.
— Je suis vraiment ravi de vous voir, magister. On m’avait annoncé votre arrivée et je l’attendais avec anxiété. J’espérais chaque jour votre venue. Je ne m’attendais vraiment pas à un pareil miracle !
Eymerich toucha l’épaule du vieil homme, qui se redressa.
— Vous savez qui je suis ? Vous m’avez déjà vu ?
— Oh, oui. Vous ne vous souvenez pas de moi ? Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois à des chapitres généraux de l’Ordre. À Paris, à Bologne. Et plus récemment, il y a une dizaine d’années, à Ferrare et à Padoue.
Eymerich ne reconnaissait pas cet homme d’un certain âge. Et si sa mémoire des noms lui faisait désormais défaut, celle des visages fonctionnait encore normalement.
— Qui êtes-vous donc ?
— Le père Simone dal Pozzo, inquisiteur de l’erreur hérétique au royaume catalan de Trinacrie, successeur du défunt père Guillaume Costa. Considérez-moi comme votre serviteur. Votre réputation suscite l’admiration. L’Inquisition sicilienne qui, depuis le décès du père Costa, se résume au pauvre vieillard que vous avez devant vous, vous souhaite la bienvenue.
Eymerich frissonna à l’idée que ce tas d’os, certainement perclus de rhumatismes, puisse représenter le bras armé de l’Église en Sicile. Il s’adressa sèchement à Béatrice.
— Allez cueillir des fleurs, promenez-vous dans le jardin. Faites ce que font d’ordinaire les femmes. Le frère Simone et moi-même avons à parler en privé.
Aucunement offensée, elle lui obéit et s’éloigna en chantonnant. Dans le cloître, il n’y avait qu’un frère convers qui entretenait les plantes de l’autre côté du jardin. Le soleil était cuisant, l’air immobile. Dal Pozzo fit entrer Eymerich dans le monastère par une petite porte. Ils se retrouvèrent dans une pièce pleine de livres, alignés sur des étagères, entassés sur des tables et même empilés sur le sol. Il flottait une odeur de poussière, d’encre et de vieux papier. La lumière provenait d’une fenêtre trilobée de dimensions réduites et l’air de la pièce était plutôt frais. Deux portes fermées délimitaient les lieux.
— C’est ici que vous tenez audience ? demanda Eymerich, de moins en moins convaincu du sérieux de cette situation et de la fiabilité de son interlocuteur.
— Non, magister. Vous ne voyez qu’une petite portion de la bibliothèque dominicaine de Palerme. Est-ce un péché d’orgueil si je vous dis que nous en sommes fiers ? Même celle de Toulouse n’a pas autant de volumes que la nôtre.
— Je m’en réjouis, mentit Eymerich, qui n’avait rien à faire de cette information.
Il s’installa sur un banc et posa son coude sur une table.
— J’imagine que pour vous, accaparé comme vous l’êtes par votre étude, l’activité d’inquisiteur est secondaire.
Une expression inattendue, presque ironique, s’afficha sur le visage ridé de Simone dal Pozzo. Ses yeux brillèrent un instant, à la limite de la méchanceté.
— Je ne dirais pas cela, magister, bien qu’elle ne soit bien sûr pas comparable à la vôtre. À tel point que lorsque j’ai su que vous alliez venir, je me suis dit : « Loué soit le Seigneur. Voilà celui qui me prodiguera de bons conseils ». Il suffit de vous regarder pour comprendre que j’avais vu juste.
— Qui vous a prévenu de mon arrivée ? Le roi de Trinacrie ? L’évêque ? Le juge d’Arborea ?
— Non, père. Un de vos bons amis et compagnon d’études à Santa Catalina de Barcelone.
Il n’y avait plus aucune ironie dans le regard du père dal Pozzo, juste de la cordialité.
— Un homme hors du commun, parmi les plus brillants et cultivés que j’aie jamais rencontrés.
— Et de qui s’agit-il ?
Eymerich, fébrile, devinait la réponse.
— Vous ne devinez pas ? Je veux parler du frère Ramón de Tárrega. Il vient rarement nous voir. J’aimerais l’accueillir plus souvent.
Simone dal Pozzo s’attendait sans doute à une manifestation de joie. Il demeura interdit lorsque Eymerich bondit sur ses pieds et hurla :
— Vous êtes son complice ? Ou juste un imbécile ?