En 1328, le père Dalmau Moner, magister de logique à l’Étude dominicaine de Gérone, ne s’était pas encore retiré pour vivre dans la petite grotte, entre le cloître et l’enceinte des remparts romans, où il allait passer les dernières années de sa vie. À trente-six ans, il était cependant déjà admiré pour l’austérité de ses pratiques, pour sa sévérité innée, pour la rude éloquence de ses sermons. Il était en odeur de sainteté, et son jeune âge ne faisait pas obstacle à cette réputation. Il avait d’ailleurs l’apparence d’un homme mûr, et sa barbe – il faisait partie des rares dominicains autorisés à la porter – présentait des taches blanches en plusieurs endroits.
Mais admiration ne voulait pas dire sympathie. Le père Dalmau aimait la solitude et rejetait toute forme d’extraversion aussi bien de ses confrères que de ses élèves. Il était capable de faire preuve d’une profonde charité et il l’avait plusieurs fois démontré ; il était cependant impossible de lui arracher un sourire, une phrase légère, une répartie qui ne soit pas empreinte de gravité. On cherchait donc à l’éviter et se retrouver assis à ses côtés au réfectoire était perçu comme une punition. Même le prieur, s’il devait lui parler, le faisait malgré lui avec circonspection, comme s’il redoutait un reproche de la part de l’ascète.
Le lien qui s’était établi entre Dalmau Moner et l’enfant de huit ans était donc plutôt singulier. On les voyait souvent déambuler ensemble dans le cloître, autour du puits central, plongés dans ce qui avait l’allure de conversations. En réalité, il était évident que c’était le frère Dalmau qui parlait, tandis que le petit Nicolas Eymerich le suivait d’un air contrit, les mains derrière le dos. Ce que disait le magister était l’objet d’une curiosité que le monastère cherchait en vain à satisfaire. Personne n’osait s’approcher suffisamment près pour saisir quelques bribes de ces discours qui duraient parfois une heure ou deux.
Un après-midi de printemps, la conversation en fut vraiment une et pas seulement le monologue que les autres frères pouvaient s’imaginer.
— Le frère Mateu, ton précepteur, s’est plaint de moi, dit Dalmau. Il prétend que je perturbe ton éducation, en te gavant de principes indignes d’un bon chrétien. Il en a informé directement le prieur, sans même venir me demander des explications… En admettant que j’en aie à lui donner.
— Le frère Mateu ne m’apprend rien, se plaignit Nicolas. Je dois juste retenir par cœur des choses dont il ne connaît même pas le sens !
— Tu ne dois pas parler ainsi d’un précepteur de talent ! le réprimanda Dalmau. Ta mère l’a choisi parce que c’était le plus réputé et le plus demandé !
Et il ajouta :
— J’imagine que ce brave homme fait ce qu’il peut.
Nicolas ne répondit pas. Il accepta la critique : le moindre mot du dominicain faisait pour lui office de loi.
— Il est courant que des ordres comme celui de Mateu refusent ou ignorent la logique aristotélicienne, poursuivit le père Dalmau. Ils préfèrent les légendes, « dorées » ou non, aux essais philosophiques. Et ils ne conçoivent qu’une seule manière de transmettre l’information : apprendre par cœur… Malgré cela, Nicolas, tu lui dois une obéissance totale. Notre système de valeur est basé sur une discipline aveugle. C’est grâce à elle que nous sommes en train de défricher l’Europe et de bâtir un nouvel empire.
— Mais il m’oblige à étudier Raymond Lulle, que vous considérez comme hérétique ! protesta Nicolas.
— Oui, mais il s’agit d’un simple apprentissage mental. Matière soluble dans la mer de la connaissance. Ton devoir d’obéissance ne bouge pas d’une virgule.
Les sourcils un peu trop épais et prématurément grisonnants du magister se froncèrent.
— Nicolas, pourrais-tu me consacrer une heure de plus un de ces jours ? J’aimerais te montrer un dominicain dans l’exercice de ses fonctions. Tu verras comment la logique peut épouser l’orthodoxie de la vraie foi.
Le garçon baissa le regard.
— Je ne sais pas si ma mère le permettra.
— Je pense que oui. J’ai beaucoup d’estime pour madame Llum. Il s’agit cependant d’une femme et en tant que telle elle a ses limites. Je lui ferai parvenir un message personnel, je ne crois pas qu’elle s’y opposera.
— Que voulez-vous me montrer ? demanda Nicolas.
Dalmau chercha des mots compréhensibles, tout en sachant que le garçon saisissait des concepts plus abscons.
— Il existe un tribunal au-dessus de tous les autres, c’est celui de l’Inquisition. Il a été créé par différents papes. Ici, en Catalogne, et en Aragon, il est dirigé par des Prédicateurs. Il ne se réunit pas souvent, car les cas à traiter ne sont pas nombreux, mais une de ses rares séances va bientôt avoir lieu. Je pense que ce serait très instructif pour toi de voir comment agit l’ordre de Saint-Dominique quand il veut frapper ceux qui se rebellent contre le catholicisme.
— L’Inquisition ? Ceux qui brûlent les gens vivants ?
— Cela fait des années que ça ne s’est plus produit, malheureusement. Ni ici, ni dans le reste du royaume d’Aragon… Que sais-tu sur le sujet ?
— J’étais très jeune. Mon père m’a emmené voir un spectacle sacré, devant les marches de la cathédrale. Deux hommes et deux femmes étaient attachés sur des empilements de fagots. On y mit le feu. Ils hurlèrent longuement.
Dalmau Moner soupira.
— C’était pour leur bien. Le feu permet de purifier, et de brèves souffrances peuvent ouvrir la voie à la vie éternelle.
Nicolas se dit que ce n’était pas exactement le but qu’il visait à la cave, lorsqu’il torturait et brûlait les insectes qui avaient envahi son territoire. Il devait peut-être changer de perspective… considérer qu’il le faisait pour le bien des victimes. À condition qu’il ne les retrouve pas ainsi dans l’autre monde… Il refoula aussitôt cette pensée. Il ne faisait que divaguer. Les insectes n’ont pas d’âme.
— Ce n’est pas la peine qui est importante, mais le procès, poursuivit le père Dalmau. C’est lui qui assume un rôle éducatif ; l’exécution de la peine a quant à elle valeur d’exemple… L’inquisiteur général d’Aragon actuellement en place s’appelle Nicolau Rossell. Il a succédé au père Leonardo de Puycerda. Il est jeune et énergique… Il va soulever tout un tas d’objections lorsque je lui demanderai d’admettre à une audience un garçon de huit ans, mais tu es un cas spécial.
— Pourquoi spécial ?
— Parce que je n’ai jamais vu quiconque, même plus âgé que toi, faire preuve d’une telle volonté à poursuivre notre travail.
L’après-midi était bien avancé quand Nicolas quitta Saint-Dominique pour rentrer chez lui. La demeure des Marrell n’était pas très éloignée. Il parcourut un bout de chemin, il avait juste à descendre une enfilade de ruelles et d’escaliers jusqu’aux remparts. Mais c’est justement là que le danger le guettait. Des bandes de gamins de six à treize ans y jouaient aux soldats et se battaient avec des bâtons ou des branches taillées dans les arbres voisins.
Ils lui faisaient peur. Nicolas s’en voulait d’ailleurs d’avoir peur de tout. Sa mère lui avait raconté qu’il était né en pleurant et avait continué à pleurer pendant plusieurs jours, les empêchant de dormir, elle et son mari. Elle le lui reprochait : ce n’était pas ainsi qu’un enfant de la noblesse venait au monde, même s’il s’agissait d’une noblesse récemment acquise. Et sa manie de courir se cacher dès qu’un inconnu mettait un pied à la maison était encore plus blâmable. À quatre ans déjà, il se glissait sous les lits ou dans les armoires, craignant que quelqu’un puisse le découvrir. Comme si chaque visiteur était venu dans l’intention de lui faire du mal.
Nicolas savait que dame Llum avait raison, mais il ne pouvait réfréner ses impulsions. Il percevait tout ce qui l’entourait comme une menace : les insectes aussi bien que les adultes, les autres enfants et les estropiés qui demandaient l’aumône dans les rues de Gérone. La ville était sombre, les passants pouvaient l’attaquer. Et s’il ne le faisaient pas, ils riaient de lui : il était persuadé qu’ils se moquaient de sa gaucherie, de sa grande taille, des habits souvent grotesques que sa mère lui faisait porter dans l’intention d’afficher un luxe esthétiquement discutable.
Et puis il y avait les vrais dangers. Les gamins de son âge qui jouaient dans les allées, par exemple.
Nicolas s’avança dans leur direction en baissant la tête, espérant ainsi se rendre invisible. Naturellement, ça ne fonctionna pas. Les gamins s’arrêtèrent de jouer à l’épée en le voyant passer.
— Regarde-moi celui-là ! Il marche comme un canard ! s’exclama le plus vieux du groupe, qui avait peut-être quatorze ans. La tête penchée en avant et le dos rond !
— Mais on le connaît déjà ! lança un gamin plus jeune et corpulent. C’est celui qui s’habille et qui marche comme un bouffon. On l’a frappé il y a à peine quelques semaines. Et il ose déjà revenir !
— Eh bien il mérite une nouvelle leçon. Aujourd’hui, on va le punir une fois pour toutes. Pauvre crétin, tu as vraiment eu du courage pour passer ici. Tu crois que ta taille nous impressionne ? Tu marches comme un bossu parce que tu es bossu à l’intérieur. Tu es habillé comme un clown. Tu mérites une sacrée bastonnade.
Nicolas tremblait de peur, il avait cependant envisagé ce genre de confrontation. Par le passé il avait eu affaire à des situations bien pires et s’en était tiré en fuyant. Ensuite, il avait réfléchi. Ces enfants s’attendaient à une réaction normale et n’étaient pas préparés à une violence excessive, bien au-dessus de l’offense. Il avait alors caché dans sa manche le plus long couteau qu’il avait trouvé chez lui.
— Comment t’appelles-tu ? Nicolau, si je me souviens bien ! brailla le chef de bande.
— Montre-nous ton dos, si tu ne veux pas que les coups te brisent le crâne !
Le garçon s’avança, le bâton levé.
Nicolas sortit son couteau, l’empoigna à deux mains et le lui planta dans le bras. Les gamins lancèrent des cris d’effroi. Nicolas comprit que pour inspirer de la crainte, il devait y aller à fond. Comme lorsqu’il écrasait les insectes au réfectoire.
Son agresseur était tombé et gémissait. Nicolas Eymerich extirpa la lame du muscle de l’avant-bras. Puis il s’approcha des chevilles et les trancha profondément. Sa victime allait maintenant boiter pour toujours. Son hurlement le lui confirma.
Les autres gamins s’enfuirent, horrifiés, en hurlant :
— Il est fou ! Il est fou !
Nicolas les toisa, le couteau ensanglanté à la main.
— Peut-être, murmura-t-il. Mais vous ne m’ennuierez plus.