CHAPITRE XVIII
Somnolence

Cette nuit-là, la petite armée fit halte dans le bourg de Vicari, à proximité du bassin de la rivière San Leonardo. Une forteresse qui avait appartenu aux Altavilla mais qui appartenait maintenant aux Chiaromonte dominait le pont de Sant’Angelo. C’était un édifice impressionnant, non pas tant par ses dimensions que par l’endroit où il était perché : un pic aux parois vertigineuses qui surplombait le village. Lors du soulèvement populaire qui avait chassé les Anjous, le ministre Charles de Saint-Rémy avait sauvé sa peau en s’y réfugiant. Dans le bourg, au milieu des étendues vertes qui entouraient la rivière, se dressait un bâtiment arabe surmonté d’une coupole, peut-être les vestiges d’un ancien aqueduc, et une grande église. Le reste était constitué de petites maisons en bois ou en briques au milieu desquelles ne se dressait aucune construction de plus de deux étages.

En haut de la côte, Manfredi Chiaromonte fut accueilli par un châtelain attentionné : un simple miles, non seulement chargé de surveiller la forteresse, mais également d’effectuer des missions d’intendance dans les régions appartenant aux seigneurs de Palerme. Manfredi et le châtelain discutèrent d’abord affaires : combien d’hectares de céréales comptait-il produire, la quantité de vin, d’huile, d’amandes…

Entre-temps, les palefreniers récupéraient les chevaux et les conduisaient aux écuries, où ils passeraient la nuit avec les lances. Seuls les hôtes, Eymerich, Guglielmo de Romagne, Simone dal Pozzo et Eleonora d’Arborea pénétrèrent dans la partie la plus haute du château. À la lumière des flambeaux, ils traversèrent un vestibule et trois portes successives le long d’un passage qui donnait sur les écuries, mais également sur les logements des serviteurs et des soldats, les prisons et une série de grands entrepôts.

Les appartements réservés aux Chiaromonte, sous les tours, n’étaient certes pas aussi luxueux que ceux du palais de Palerme. Il n’y avait ni tapis ni tapisseries, mais les pièces étaient dignes d’un prince guerrier : de nombreuses armes décoraient les murs nus et des armures se dressaient à chaque coin. Simples décorations en période de paix, mais à visée martiale en temps de guerre. Les armures cabossées et les taches sur le fil des épées indiquaient que cet arsenal avait déjà eu son baptême du sang.

— Monsieur, dit Eymerich au miles, tandis qu’ils pénétraient dans une salle à manger austère, j’imagine que le repas ne va pas être servi tout de suite. J’aimerais bien pouvoir discuter dans un endroit tranquille avec mon confrère le père Simone.

Le châtelain regarda Manfredi qui acquiesça.

— Certainement, père. Suivez-moi, je vais vous conduire dans une salle voisine où se retirent normalement les femmes après le souper, lorsqu’elles désirent rester entre elles.

Le salon était sobrement décoré mais doté d’une grande cheminée et d’une fenêtre. Les deux inquisiteurs s’assirent l’un en face de l’autre sur des sièges tapissés de velours jaune. De l’extérieur provenait une brise fraîche qui apportait des champs d’agréables effluves.

Eymerich croisa ses longs doigts osseux.

— Il est temps de faire le point. En Sicile, le dessein de Dieu est clairement mis à mal par une force maléfique. Horreurs, visions, prodiges monstrueux. Et pourtant, vous, inquisiteur principal de l’île, ne vous étiez rendu compte de rien jusqu’à mon arrivée. Comment est-ce possible ?

Dal Pozzo écarta les bras, l’air embarrassé.

— En fait, magister, comme vous avez pu le constater, la région est non seulement vaste mais divisée. Les nouvelles, il me semble vous l’avoir déjà dit, circulent difficilement. Et mon réseau d’observateurs et de serviteurs est très restreint.

— Cessez de me raconter des sornettes, ce n’est pas digne de vous. Eymerich leva l’index. – Il ne m’a fallu qu’un jour pour voir des objets lumineux traverser le ciel de Palerme. Deux jours de plus pour découvrir des villages abandonnés, des massacres, des traces du passage des monstres. Et pas à l’autre bout de la Trinacrie, mais à l’intérieur du fief des Chiaromonte. Qui est certes étendu, mais, vous l’admettrez, limité.

Le père Simone parut se recroqueviller.

— Je suis vieux, magister, je n’ai plus la force, pleurnicha-t-il, ni les moyens de quitter la ville où je vis. Qu’aurais-je pu faire ?

À cinquante-deux ans, Eymerich lui aussi se sentait vieux. Mais aucun signe de fatigue ne le détournerait jamais de sa ligne de conduite. Il changea une nouvelle fois d’avis sur l’inquisiteur sicilien et le méprisa de nouveau comme au début.

— Vous auriez dû avant tout m’envoyer un compte rendu détaillé, ou si vous ne me considériez pas comme votre supérieur direct, au pape, qui m’en aurait parlé. Dieu en soit remercié, Grégoire XI est le premier pape qui manifeste envers moi une réelle sympathie.

— Bien que nous soyons des sujets de la couronne d’Aragon, nous avons peu de contacts avec les Aragonais d’Espagne. Et nos rapports commencent seulement à s’améliorer avec les Avignonnais. Et puis quelles informations aurais-je dû vous transmettre, magister ?

— Votre rencontre avec un dominicain juif de Catalogne adepte de la nécromancie, par exemple.

Eymerich haussa les épaules et farfouilla dans son sac.

— N’en parlons plus. Je vous confie un petit livre que je vous prierai, comptant sur votre bonne foi, de lire cette nuit. Vous y trouverez tout ce que nous avons vu jusqu’à présent. Des cadavres qui reviennent à la vie, des manifestations effrayantes dans le ciel, des débarquements de prétendus géants. C’est une lecture qui constitue en soi un péché mortel. Je vous absous de façon préventive, en admettant que vous ayez le cœur pur. Votre arrêté contre les juifs, bien que platonique, inconsidéré et velléitaire, me le fait penser.

Simone dal Pozzo découvrit le titre du manuscrit.

— Liber Aneguemis, du pseudo-Platon. Je n’en ai jamais entendu parler.

— Il est plus connu sous le nom de Liber Vaccae. Vous ne l’avez pas dans votre bibliothèque ?

— Non. Je ne l’ai vraiment jamais vu, et le frère Ramón ne m’en a jamais parlé.

— Eh bien lisez-le entièrement. Vous comprendrez à quel ignoble personnage nous avons affaire.

Eymerich posa les mains sur ses genoux et se pencha vers son confrère.

— Père Simone, c’est la dernière chance que je vous offre avant d’être obligé de vous considérer comme un imbécile ou comme un traître à notre ordre. Vous avez certes quelques excuses : vous habitez loin du continent, et certaines notions vous parviennent confuses. Par exemple celle de l’Inquisition, sur laquelle vous n’avez que de vagues notions.

— Comment pouvez-vous dire ça ? protesta le père Simone. Je fais ce que je peux, compte tenu des circonstances.

— « Compte tenu des circonstances », répéta Eymerich en savourant chaque syllabe. Justement ce qu’un inquisiteur ne doit jamais faire : envisager les opportunités, s’abaisser à des accords avec le pouvoir politique, accepter de se taire ou de ne pas voir. Saint Dominique a forgé une épée dont nous sommes, nous ses humbles disciples, non pas la lame, mais la pointe. Notre charge nous impose de frapper et de blesser, et non de se battre en duel. Vous comprenez ?

— C’est ce que je fais, dans la limite de mes moyens.

Eymerich se dressa d’un bond.

— Vous ne le faites pas suffisamment ! J’ai dû extorquer tout ce que je sais à Manfredi, mot après mot. Pour des raisons personnelles, les Chiaromonte ne veulent pas que l’on divulgue ce qui se passe sur leurs terres. Ils redoutent peut-être des retombées économiques, vu que seul l’argent les intéresse. Vous avez joué le jeu et n’avez vu que ce qu’on vous demandait de voir.

Simone dal Pozzo se leva à son tour. Il n’affichait plus l’air soumis qu’il avait adopté jusque-là.

— Avec tout le respect que je vous dois, magister, vous vous méprenez ! cria-t-il. Vous avez pourtant lu mon arrêté contre les juifs !

— Resté lettre morte, de votre propre aveu.

Eymerich grimaça.

— Nous savons tous deux que les juifs sont un trésor vivant pour tout inquisiteur peu scrupuleux. Tout bien récupéré à un juif est aussitôt encaissé par celui qui dirige le saint tribunal. Ce qui signifie souvent de l’argent sonnant et des biens matériels confisqués dans un but lucratif.

Simone dal Pozzo pâlit.

— Vous ne me suspectez tout de même pas de…

— Je ne vous suspecte de rien. Je ne vous jugerai qu’en fonction de vos actes. Je vous révèle qui est notre ennemi, et j’exige de vous une obéissance aveugle. Vous me l’assurez ?

Le regard du père Simone flamboya un instant, puis la flamme de sa colère s’éteignit et il s’inclina.

— Je vous obéirai sans discuter, magister.

— Je prends acte de votre engagement. Maintenant allons à table, en espérant qu’ils ne nous serviront pas de nouveau leurs répugnantes sauces douceâtres.

Le déjeuner, constitué de plats plutôt simples, fut agrémenté de conversations oiseuses sur le commerce, auxquelles participèrent Manfredi, Eleonora et le châtelain. Sans intérêt. Sauf lorsque Manfredi expliqua :

— En affaires il faut se méfier des frères pour les bonnes raisons. Ils ne volent pas autant que les Arabes et n’escroquent pas autant que les juifs, cependant… mais dites-moi, père Eymerich, comment s’appelle le frère dominicain que vous recherchez ?

— Ramón de Tárrega.

— Un personnage controversé, commenta Simone dal Pozzo.

— Un individu maudit, corrigea Eymerich, qui murmura à l’oreille de son confrère : Occupez-vous de votre assiette et taisez-vous.

Manfredi se tourna vers le châtelain.

— Monsieur Valguarnera, vous n’avez jamais entendu ce nom ? Ramón de Tárrega.

— Non, jamais.

— C’est l’exemple vivant d’un religieux malhonnête. Épris de magie noire, invocateur de démons…

Il y avait dans le ton du feudataire une incontestable pointe de scepticisme.

— Plus d’autres péchés que je ne connais pas. De quoi l’accusez-vous encore, père Nicolas ?

Eymerich ignora le ton légèrement moqueur.

— D’être un hérétique. Dans son De invocatione daemonum j’ai relevé au moins vingt propositions entachées d’hérésie et je n’ai pas encore eu le temps d’approfondir mes recherches.

— Vingt ? Ce n’est pas rien. Citez-m’en quelques-unes.

— Ramón soutient que l’adoration des démons est à mettre sur le même plan que la vénération des saints, elle doit donc être comprise et pardonnée. Que le dieu des musulmans est le même que celui des chrétiens, et donc qu’un bon mahométan peut aspirer au salut…

— C’est ce qu’affirmait également Raymond Lulle, me semble-t-il.

Aucun autre nom ne pouvait agresser autant les oreilles de l’inquisiteur, qui répliqua d’un ton glacial :

— Lulle a la chance d’être mort. Ramón a eu le même destin mais on dirait qu’il l’a refusé. Tant pis pour lui. Il aura droit à une seconde agonie, bien pire que la première. En espérant que ses spasmes affectent également son maître, Lulle, dans l’enfer où il se trouve.

La violence de cette diatribe perturba un instant Manfredi, qui se ressaisit aussitôt et reprit sa conversation avec le châtelain.

— Vous voyez, monsieur Valguarnera, combien de frères félons sont dans la nature ? J’ai eu des problèmes avec un monastère qui s’occupait d’une de mes oliveraies et qui cependant…

Eymerich se désintéressa de la conversation et retourna à la saucisse non épicée qui était dans son assiette. Seul le vin, douceâtre, lui paraissait imbuvable. Tout en avalant sa bouchée, il croisa le regard d’Eleonora. Elle avait l’air de s’inquiéter pour lui. L’inquisiteur repensa à certains regards désagréables de sa mère, même si celle-ci ne lui faisait aucun reproche. La jeune femme tourna la tête. Il refoula aussitôt ses souvenirs et finit son repas en silence.

Il dormit dans une chambre dépouillée mais propre, avec un bon grabat, une cruche d’eau et un seau pour les besoins corporels. Eymerich ôta sa soutane et son scapulaire, puis il se pencha pour souffler la flamme de la bougie posée sur une petite table. Ce faisant, il s’attarda sur sa poitrine nue. Elle n’avait jamais été poilue, mais fine, lisse et ferme. Il vit que par endroits sa peau était marquée de rides fines et serrées qui disparaissaient lorsqu’il bandait ses muscles. Il n’y avait pas de miroir dans la chambre et, pour la première fois, il le regretta. D’ordinaire, il les détestait. Il interrompit le cours de ses pensées et éteignit la bougie. Il chercha son lit à tâtons et s’y laissa tomber. Il n’eut pas besoin de se glisser sous les couvertures : bien qu’il fît nuit, les fenêtres ouvertes laissaient passer un air tiède.

En attendant d’être gagné par le sommeil, il chercha la bonne prière à réciter. Après quelques oraisons lui vint à l’esprit le chant solennel du Dies irae, son préféré, car le plus en phase avec sa conception de la religiosité. Il ne le chanta pas – il ne voulait pas qu’on le prenne pour un fou si quelqu’un l’entendait –, mais il en récita des versets à voix basse. Les premiers qui lui vinrent à l’esprit ne furent pas ceux du début, mais une strophe à laquelle il n’avait pas prêté grande attention jusque-là :

Rex tremendae maiestatis,

Qui salvandos salvas gratis,

Salva me, fons pietatis.

Ce qui se traduisait par : « Roi à la terrible majesté, qui sauve celui qui mérite d’être sauvé, sauve moi, objet de pitié ». Et même en s’endormant, ces mots sibyllins ne quittèrent pas sa pensée. Pendant la brève période de somnolence qui prélude au sommeil, il imagina, paradoxalement, que ce n’était pas lui qui lançait cette requête. Il y avait en fait une foule immense, désespérée, trépidante, qui faisait appel à son pouvoir salvateur. Mais des ténèbres sans rêves vinrent à propos effacer ce blasphème.

Eymerich se réveilla un peu après l’aube et c’était la bonne heure. Des hennissements provenaient des enclos : les hommes de Guglielmo de Romagne se préparaient à reprendre la route. L’inquisiteur descendit dans la salle à manger où Eleonora bâillait et Simone dal Pozzo avalait de délicates friandises, entre deux cuillerées de miel.

— Où est Manfredi ? demanda Eymerich.

— Il nous attend dehors, répondit le père Simone, mais nous avons tout notre temps. Il a décidé de transporter une baliste, et ils sont en train de la monter sur des roues.

— Une baliste ? Vraiment ?

— Oui. Ici nous l’appelons également oxybeles, comme dans les temps anciens. Il est clair que Manfredi s’attend à des combats de campagne et prend ses précautions.

Quand Eymerich sortit dans la cour après avoir mangé une demi-miche de pain et une tranche de fromage, la baliste – en fait une énorme arbalète – était déjà installée sur une plate-forme mobile tirée par des mules, qui accueillait également les flèches. Les lances se préparaient pour le départ.

— Belle journée, n’est-ce pas, père Eymerich ?

Sur son cheval noir, Manfredi Chiaromonte avait l’air en pleine forme.

— Hier vous boitiez et aujourd’hui, c’est terminé. Le climat sicilien fait des miracles.

— C’est vrai, répondit l’inquisiteur, qui se sentait effectivement ragaillardi. À quelle distance sommes-nous de Mussomeli ?

— Si nous partons tout de suite, nous y arriverons dans la soirée.

La colonne se remit rapidement en marche, un peu plus nombreuse qu’au départ. Monsieur Valguarnera avait fourni quatre soldats avec montures, trois serviteurs, un esclave sarrasin et deux mules pour tirer la baliste. Avant de s’installer dans le chariot à côté du père Simone, Eleonora d’Arborea, vêtue d’une simple robe sombre adaptée à la pénibilité du voyage, rejoignit Eymerich au pas de course. Il était en train de mettre le pied à l’étrier.

— Magister, lui dit-elle, je sais que le moment n’est guère opportun, mais je voulais vous dire une chose.

— Parlez, répondit-il distraitement. Il était concentré afin de monter sans se tordre la cheville, moins douloureuse mais toujours enflée.

— Vous savez que je commence à avoir confiance en vous ?

Eymerich n’était plus étonné par les réparties farfelues de la jeune femme. Il attendit d’être bien installé sur sa selle et lui répondit, non sans ironie :

— Je m’en réjouis et vous en remercie, ma dame.

Et il ajouta sur un ton plus sérieux :

— Et cette agréable déclaration de confiance change quoi ?

Eleonora écarta la frange sombre qui tombait sur ses sourcils.

— Maintenant, je peux vous dire des choses dont je ne voulais pas vous parler.

— Par exemple ?

— Non. Ce n’est pas le moment. Nous devons partir. On en discutera pendant le voyage… Mais loin du frère fanatique que nous traînons depuis Palerme et avec qui je partage le chariot… Simone dal Pozzo. Je pensais que vous l’aviez mis là pour m’espionner. C’est pour ça que j’étais méfiante. Hier soir, j’ai constaté que vous le traitiez comme un moins que rien et j’ai changé d’avis.

Eymerich soupira.

— Comme vous l’avez dit, nous allons partir. Ne pouvez-vous pas déjà m’en dire une petite partie ?

— Vous avez entendu parler du capitaine Walther Beneet ?

L’inquisiteur interrogea sa mémoire.

— Non, je ne crois pas. Le nom m’a l’air anglais.

— Oui, mais c’est également le soi-disant comte d’Arborea, nommé au début de cette année par Pierre le Cérémonieux pour contrarier mon père.

Eymerich essayait de comprendre.

— Quel rapport ai-je avec Beneet ? J’essaye en général d’éviter les Anglais.

— Le comte usurpateur est parti pour Oristano une semaine avant que vous ne preniez le large. Pas de Barcelone, mais de Toulon. Il avait avec lui six mille mercenaires et une flotte importante, peut-être capable de battre le Judicat. Arrivé en vue de la côte sarde, il a disparu dans le néant. Lui, ses hommes et tous les navires.

Eleonora agita la main en un geste peu protocolaire.

— On en parlera plus tard, magister !

Elle partit en courant en direction de son chariot, à l’instant même où Manfredi hurlait :

— Tout me paraît en ordre. Alors, en avant ! Nous devons atteindre Mussomeli avant la nuit !