CHAPITRE XXI
Lilith – III

La voix du docteur Lesurme possédait des intonations cordiales. Lilith se demanda s’il n’était pas Dépressif. Mais il y avait dans les yeux gris de l’homme un fond de froideur et d’étrangeté. Ou bien était-ce un Hystérique, bienveillant sans raison, ou un Schizo ou un Obsédé simulateur. En tout cas, la sympathie qu’il affichait était fausse.

— Nous allons d’abord aller au réfectoire. Vous devez être affamée, Lilith. Je pourrai ainsi vous poser quelques questions.

Ils descendirent de deux étages en ascenseur et entrèrent dans un grand salon aux murs tapissés de bleu et au parquet de métal. Pour une cafétéria, il y faisait un peu froid. Un couple en blouse assis à l’une des nombreuses tables rondes leur jeta un bref regard. Ils avaient des assiettes en carton et des bouteilles en plastique. Au fond de la pièce, un large hublot circulaire montrait les habituels hangars et les pylônes aux grands bras. Lilith remarqua que ceux-ci étaient reliés par un enchevêtrement de fils.

— Ce n’est pas vraiment l’hôtel Hilton, mais il faut s’en contenter, commenta Lesurme en riant.

Il passa derrière un comptoir aux vitrines vides et ouvrit le battant d’un petit monte-charge.

— Voyons ce que nous avons de bon aujourd’hui. J’ai l’impression que le menu est plus riche que d’habitude. Je vous déconseille le fromage : il est entre le vert et le bleu, moisi depuis longtemps. Il y a par contre d’excellentes galettes, des légumes à l’eau de vie et même des crevettes surgelées. Et un sachet de vin blanc.

Lilith comprit que le docteur plaisantait.

— Pour moi, c’est parfait, dit-elle.

Le monte-charge lui rappelait celui de son domicile, à Paradice. Il livrait chaque jour des aliments en provenance des usines automatisées encore en marche. Parfois avariés, le plus souvent mangeables. Jamais bons cependant. Sur la Lune ils devaient avoir le même genre de système alimentaire. Mais où trouvaient-ils la matière première ? Lesurme prit un plateau sur une pile et y posa des assiettes, des couverts et deux verres en plastique récupérés d’un tas derrière le comptoir. Il prit la nourriture comestible et la poche de vin, puis il referma le battant du monte-charge. On entendit comme un renvoi derrière le métal.

Quand ils se furent installés à une table, il lui dit :

— Nous avons fait une reconnaissance sur Kraepelin III. Le pauvre Kurada a été horriblement mutilé. Que s’est-il exactement passé sur Terre ?

— Ce à quoi il pouvait s’attendre, répondit Lilith, la bouche pleine de crevettes.

Elles n’étaient pas bonnes et avaient un goût étrange.

— On vit là-bas comme des bêtes féroces.

— Et ses assistants ?

— Ils ont eu une fin encore plus atroce. Je crois qu’ils ont été bouillis puis mangés. La fête du jour de l’an 3000 prévoyait ce genre de choses.

Lesurme acquiesça.

— Je sais, je sais. Ici nous faisons de notre mieux pour remédier au désordre.

Il indiqua les pylônes de l’autre côté du hublot.

— J’ai des doutes sur nos chances de succès, malgré les appareillages encore en marche. De temps en temps nous expédions sur la Terre des ES, mais ils ont un effet limité. Sans compter les erreurs commises dans le passé.

Lilith était intriguée.

— Ce sont ces pylônes qui provoquent les Éclairs ? C’est-à-dire les ES ?

— Oui. C’est une longue histoire. Vous voulez que je vous la résume ?

Lesurme déchira l’extrémité supérieure de la poche de vin. Il en versa dans son verre puis dans celui de Lilith.

— Ça va vous ennuyer, ajouta-t-il.

— Je m’ennuierai de toute façon.

Il sourit.

— Votre langage est très approprié. Je vois que grâce à la puce vous avez eu une bonne éducation. Un de nos petits succès.

— Ça ne m’intéresse pas. Racontez.

Lilith était en train de se demander si le couteau en plastique serait suffisant pour trancher la gorge de ce bâtard. Non, conclut-elle, et puis il y avait les deux curieux assis à quelques tables de là. Elle devait utiliser l’arme cachée sous sa ceinture. Mais elle voulait d’abord découvrir la nature des Éclairs qui l’avaient fait souffrir. Elle et tous les habitants de Paradice. Pour pouvoir mieux se venger.

— Les origines sont anciennes, commença Lesurme. Il y a plus de mille ans, les États-Unis, ignorant qu’ils allaient bientôt sombrer dans les guerres civiles, lancèrent un projet appelé HAARP.

Lilith ne saisit pas l’acronyme.

— La harpe… L’instrument de musique ?

— Non. HAARP signifie High-frequency Active Auroral Research Project. Une idée née d’une découverte de Nikola Tesla, un chercheur génial qui vécut au XIXe siècle. Elle consistait à modifier l’ionosphère – la couche qui entoure et protège la Terre – par l’intermédiaire de puissants émetteurs. Tesla, un physicien du nom d’Eastlund, et ceux qui mirent vraiment au point l’HAARP savaient que des émissions d’énergie électrique à très basse fréquence, les VLF, pouvaient traverser l’ionosphère à une vitesse proche de celle de la lumière, la faire vibrer et frapper une cible bien définie.

— Dans quel but ?

— En premier lieu, faciliter les communications. Un effet collatéral était de nature plus directement militaire. D’après Eastlund, les VLF étaient capables d’altérer le climat et de provoquer des tremblements de terre, des inondations et des ouragans dans les régions ciblées.

Tout cela ennuyait Lilith qui finit de mâcher une galette insipide puis but une gorgée de vin. Il avait un goût de vinaigre, mais il était bien frais et plutôt agréable. Mieux que les aliments solides.

— Je ne vois pas le rapport avec ce que vous faites sur la Lune.

Lesurme indiqua les champs de pylônes un peu déformés par le hublot.

— Infirmière, vous êtes en train d’observer les développements du projet HAARP. Quand les premiers psychiatres ont colonisé la Lune, il y a plusieurs siècles, ils se sont efforcés de donner vie à un système d’émetteurs plus importants que celui d’origine, situé en Alaska, multipliant sa puissance pour agir sur l’ionosphère terrestre.

— Pourquoi ? Pour provoquer des cataclysmes ?

— Pas seulement, répondit Lesurme, penché sur les restes peu appétissants qui traînaient dans son assiette en plastique. Le cerveau humain travaille lui aussi à très basse fréquence. Les VLF venues de l’espace pour altérer l’ionosphère pouvaient l’influencer. Quand la guerre entre la RACHE et l’Euroforce se déplaça sur le terrain des hallucinations, nous devînmes utiles. Nous pouvions influencer des zones prédéterminées, y créer des visions collectives. Un résultat inestimable d’un point de vue militaire. Des populations entières qui voyaient leurs fantasmes se matérialiser. Et qui n’opposaient plus aucune résistance.

— Ça n’a pas très bien marché. La guerre a encore duré des siècles, jusqu’à ce qu’ils deviennent tous fous.

Lesurme haussa les épaules.

— Nos tirs n’étaient pas belliqueux mais humanitaires.

Il dut remarquer la moue sardonique de Lilith, car il ajouta :

— Leur utilisation sur le champ des perturbations ionosphériques nous en a appris bien plus sur les champs électriques humains. Nous nous sommes donné pour mission de les rectifier, en éradiquant les tendances agressives. Voilà la raison d’être des Éclairs. Ils sont peut-être douloureux, tuent pas mal de cellules cérébrales et provoquent des maux de tête à la limite du supportable. Mais quelle importance ? Ils permettent de maintenir un certain calme et à l’humanité d’évoluer tant bien que mal.

Lilith fut suffoquée par une telle impudence.

— Mais on n’évolue pas du tout ! s’exclama-t-elle.

Elle se reprocha aussitôt son impulsivité. Elle devait se contrôler, éviter de manifester sa perplexité ou tout autre sentiment.

— Vous parlez à une femme qui sort tout droit de l’enfer, docteur.

— Je sais, je sais. Nous surveillons constamment les conditions de Paradice… Vous savez pourquoi on l’appelle comme ça ?

— Non.

— Ce nom provient en réalité des messages d’un assassin psychopathe du XXe siècle. Cet homme s’appelait Zodiac. Il prétendait tuer pour emmener les âmes dans son Paradice et en faire ses esclaves. Nous avons donc adopté ce nom comme nom de code lorsque nous nous sommes rendu compte de ce qui se passait sur Terre… Ce qui est sûr, c’est que sans les Éclairs, sans les émissions HAARP dans l’ionosphère, les humains auraient continué à se massacrer les uns les autres.

Le repas était terminé. Le vin aigre et la fatigue aidant, Lilith se sentait légèrement ivre. Le moment idéal pour démarrer le massacre ; en commençant par Lesurme. Elle réprima son élan. Elle en savait encore trop peu sur la station lunaire, sur les gens qui y habitaient, sur leurs activités. Il lui fallait encore d’autres informations, même si l’envie d’égorger ces dandies grotesques, habitant le vide dans une parodie de luxe, était pressante.

Lesurme se leva et lui dit :

— Venez, infirmière. Allons faire une petite promenade. Je vous ferai voir la salle de contrôle des antennes de transmission d’où nous projetons les Éclairs. Et si ça vous dit, vous pourrez visiter le dépôt des L-Fields. Et ça, c’est la vraie surprise.

Elle accepta aussitôt.

Ils saluèrent le couple qui finissait péniblement son triste repas et sortirent dans le couloir. Ils croisèrent d’autres habitants de la base, dont certains en blouse blanche.

La même question revenait sans cesse.

— Des navettes sont arrivées ?

Et la réponse, toujours aussi monocorde.

— Juste une pour l’instant. Kraepelin III. Mais sans Kurada.

Lesurme présentait alors Lilith. Elle avait droit à des regards vides et leur rendait la pareille. Le seul intérêt qu’elle portait à ces nouvelles connaissances concernait leur carrure. Les tuerait-elle avec facilité ? Elle concluait par l’affirmative. Ils avaient l’air émaciés, très pâles, parfois titubants, comme si leurs jambes avaient du mal à supporter leur poids. Tous dépressifs, se dit Lilith. Des victimes idéales.

L’ascenseur descendit. Quand les portes s’ouvrirent, Lesurme s’exclama :

— Bien, c’est au tour du professeur Myotis, l’un des techniciens les plus compétents. Il vous plaira, infirmière !