CHAPITRE XXVI
Une enfance difficile – III

Nicolas ne fut pas inquiété pour avoir estropié son jeune agresseur à coups de couteau. Il n’était qu’un enfant et sa victime était d’humble naissance. Par ailleurs le blessé, bien que n’étant pas juif, habitait juste à côté de l’escalier qui grimpait à la Judería de Gérone. Ce qui le reléguait à un rang inférieur. La justice – en la personne du veguer, contacté par la famille du blessé – se désintéressait donc de son cas.

Nicolas dut cependant supporter les reproches de sa mère (« Il y a des choses qu’on ne doit pas faire ! Ne m’approche pas ! ») et du frère Mateu (« Se défendre est juste, blesser est injuste ! »). Peu de chose au regard de la récompense. Depuis ce jour-là, à chaque fois que des gamins le voyaient traverser les chemins qui passaient au-dessus du cloître de Saint-Dominique, ils partaient en courant vers le village.

— C’est le fou ! C’est le fou !

« Il vaut mieux être fou que bouffon », se disait Nicolas. Il pouvait enfin humer tranquillement les senteurs des jardins et jouir du soleil qui surplombait Gérone.

L’histoire de cet événement arriva aux oreilles du père Dalmau Moner, mais il ne s’y arrêta pas. Il avait d’autres priorités.

— Ta mère a donné son accord, dit-il au gamin. Tu pourras assister à la dernière séance du procès instruit par Nicolau Rossell. L’inquisiteur est d’accord lui aussi. Il doit rentrer ensuite à Barcelone et les occasions de le revoir ne seront pas nombreuses.

— Qui est l’accusé ?

— Un dominicain qui a vingt-cinq ans de plus que toi. Ramón de Tárrega. On l’a surpris en train de lire des textes interdits. Le procès est mineur, la peine sera légère. Je t’y emmène pour que tu comprennes les procédures.

Le jour suivant, Nicolas et Dalmau prenaient place sur les bancs déserts d’une crypte, sous l’église du prieuré Saint-Dominique. Devant l’autel, on avait installé une longue table derrière laquelle siégeait Nicolau Rossell – un homme maigre aux cheveux blancs et aux yeux gris-bleu, ni avenants ni menaçants – accompagné de deux moines. Un peu à l’écart, un notaire avec une plume d’oie et des feuilles de papier de Fabriano était prêt à verbaliser. Il avait près de lui une pile de manuscrits : le plus gros était probablement une bible enluminée sur parchemin ; les autres, moins épais, devaient représenter le chef d’accusation.

L’accusé se tenait sur une étrange chaise triangulaire qui semblait très inconfortable et, sur la durée, insupportable. Il devait avoir l’âge de Dalmau, mais paraissait plus jeune. Des traits rudes, un nez crochu au-dessus de lèvres fines, des yeux brillants, noirs et vifs. Il ne semblait absolument pas inquiet. Il portait l’habit dominicain, tout comme l’inquisiteur et les frères qui lui faisaient face.

En dehors de l’accusé, des juges, du notaire et des deux témoins, il n’y avait dans la crypte qu’un serviteur armé d’une pique qui avait l’air de s’ennuyer. C’était l’énième séance d’un procès qui se déroulait depuis des semaines et ne conduisait – d’après ce que Nicolas pouvait conclure – nulle part.

Rossell bâilla presque en disant :

— La procédure exige que soient répétés le nom de l’accusé et le chef d’accusation. Maître notaire, procédez, sans perdre de temps.

Nicolas découvrit ainsi que le prisonnier était né à Tárrega d’une famille juive – la ville abritait l’une des plus nombreuses communautés hébraïques de la péninsule Ibérique ; qu’il avait passé son adolescence et ses années de jeune adulte en France mais surtout en Angleterre ; qu’il avait acquis parmi les siens le titre de rabbin et donc de maître. De retour en Catalogne et établi à Gérone, siège d’une Judería prestigieuse, il s’était approché de la foi véritable, au point d’être admis au sein de l’ordre des Prédicateurs. Il l’avait en apparence fidèlement servi jusqu’à ce qu’un confrère découvre les ouvrages qu’il lisait en cachette.

— Bien, dit Rossell. Je n’envisage aucune autre séance. Ramón de Tárrega, j’ai lu les textes responsables de votre mise en accusation. Ils sont juifs et se rapportent tous à la foi juive, sauf un. Ce qui soulève déjà des doutes sur votre conversion.

— Père, murmura l’accusé, il est évident que si nous ne connaissons pas nos ennemis, nous ne pouvons pas les combattre. Qui pourrait dénoncer le judaïsme sinon celui qui les a longuement étudiés ?

— Pourquoi pas… Mais un des manuscrits que nous avons récupérés dans votre cellule contient des représentations démoniaques. Notaire, qui en est l’auteur ?

— Un Parisien du nom de Nicolas Flamel, répondit le greffier. Il dit avoir reçu l’enseignement de maîtres juifs. En particulier un certain Abraham, « prince, curé, lévite, astrologue, philosophe ».

— Eh bien l’illustration montre un homme au visage de singe qui tient un serpent. Que pourrait-il être d’autre qu’un démon ?

— Avec tout le respect que je vous dois, vous faites erreur, répondit Ramón. Le visage de singe signifie que la philosophie « singe », dans le sens positif d’« imiter », la majesté de la Création. Le serpent est le symbole de la continuité, de la vie au-delà de la vie. Un reptile, à force de se contorsionner, finit par se mordre la queue. Moïse forgea un serpent d’airain, un épisode rappelé par Jésus-Christ dans l’Évangile de Jean. Il ne s’agit pas d’un blasphème mais au contraire d’un rappel des plus sombres recoins de notre religion.

— Vous avez réponse à tout, observa Rossell, contrarié. Dans ce Livre des figures hiéroglyphiques on parle également d’un roi au pouvoir incroyable, « couronné et ressuscité », qui est censé venir gouverner la terre. De qui s’agit-il ? Du Messie des juifs ? De notre Seigneur Jésus ? De quelqu’un d’autre ?

Ramón baissa encore plus la tête.

— Je vous ferais remarquer en toute humilité, père, que je ne suis pas Nicolas Flamel. Je me suis contenté de lire son livre, et il s’agit peut-être d’une faute, dont je me repens sincèrement. Je ne suis cependant pas capable d’en interpréter chaque passage.

— Vous devez bien en avoir une petite idée. Personne ne lirait un texte totalement incompréhensible.

Ramón de Tárrega se tortilla péniblement sur son inconfortable siège. Il se redressa un peu.

— Je crois que ce livre, s’il n’est pas que pure divagation fantastique, ne parle ni du Messie juif, ni du Sauveur chrétien. Il mélange la chair avec les métaux, les mécanismes spirituels avec ceux que l’on peut obtenir en traitant les quatre essences par le feu ou avec des solvants. Il parle de l’extraction d’une cinquième essence, impalpable, à partir de substances qui sont présentes dans la nature.

— Vous ne m’avez pas répondu. Qui serait ce roi ?

— Une sorte de maître du métal. Une entité immatérielle comme la vapeur… plus que la vapeur… et capable de dominer les événements humains par la dimension cosmique qui le contient. Proche mais non coïncidante de la dimension divine.

Nicolau Rossell bondit, en manquant de renverser le fauteuil sur lequel il était assis. Il pointa son index osseux.

— Vous rendez-vous compte des blasphèmes que vous proférez, misérable ? Vous énoncez une doctrine qui n’est mentionnée dans aucun texte reconnu, ni par les chrétiens, ni par les juifs ! Un roi métallique capable d’orienter le destin de l’humanité ! Comme si les hommes étaient des marionnettes de fer !

Tout en conservant une attitude humble, Ramón ne parut pas impressionné.

— Dois-je vous répéter, père, que j’essaie d’interpréter la pensée de Flamel. Je ne suis pas en train de vous énoncer la mienne !

Un des autres juges toucha la soutane de Rossell.

— Je crois que l’accusé dit la vérité, père. Il n’expose pas ses propres considérations, mais dit ce qu’il a retenu du livre. Et il admet sa faute : l’avoir lu.

Au bout d’un certain temps, l’inquisiteur tempéra sa colère. Nicolau Rossel retourna s’asseoir et s’adressa à l’assemblée.

— Posséder des textes contraires à la foi est un péché grave. Quel châtiment mérite-t-il ?

— Une période prolongée de méditation et de prière, répondit l’un des frères.

— La réclusion dans un couvent pendant au moins un an, ajouta l’autre.

L’inquisiteur général resta longuement silencieux tout en feuilletant le manuel établi par Bernard Guy, le seul précis concernant ce genre de procès. Il dit enfin :

— Eh bien, soit. Je n’en suis pas totalement convaincu, mais il est vrai que je n’ai pas constaté de faute plus grave que la possession de livres interdits. J’ajouterai seulement le port du cilice pendant le premier mois de réclusion. Certains volumes saisis font état d’accouplements maudits entre le soi-disant roi et une supposée reine. Ce ne sont pas des lectures opportunes pour un religieux.

— Je verbalise la sentence, père ? demanda le notaire.

— Oui. Ensuite vous me la ferez lire.

Ramón de Tárrega se redressa péniblement. Il se tourna légèrement et lança un bref regard noir à Nicolas. Le garçon en fut très affecté mais ne dit rien. Dalmau Moner n’avait rien remarqué et il ne voulait pas paraître ridicule.

Le père Dalmau prit Nicolas par la main et salua ses confrères. Il sortit de la crypte, franchit la nef et s’engagea sur la placette ensoleillée. Un concert assourdissant de piaillements d’oiseaux s’élevait des arbres qui bordaient le chemin piétonnier romain.

Dalmau accompagna le garçon jusqu’à l’escalier qui descendait en ville.

— Tu sais rentrer chez toi tout seul ?

— Oui, bien sûr.

— J’aurais aimé te faire assister à une séance plus éducative. Nicolau Rossell est quelqu’un de bien, mais il est un peu faible en tant qu’inquisiteur général. En admettant que lire des livres interdits soit un délit mineur, il n’a pas cherché à savoir comment Ramón se les était procurés. S’il ne les a pas écrits, ce qui est toujours possible, il les a forcément reçus de quelqu’un.

Dalmau soupira.

— Oublie ce que tu as vu, Nicolas. Il y aura un jour une Inquisition sérieuse, qui ne sera pas affaiblie par un préjudiciable sentiment d’indulgence. Nous devons être les hommes de fer dont parlait le juif converti, pour éviter que les autres le soient.

Nicolas avait hâte de filer chez lui et descendre à la cave tant qu’il y avait du soleil.

— Oui, bien sûr.

— Vas-y, petit. Je sens que tu as besoin de solitude. Excellente préparation pour un âge adulte voué au conflit.