Le docteur Myotis était grand, maigre, et affichait un visage austère. Il avait une barbe très courte et les cheveux coupés en brosse. Il accueillit Lesurme et Lilith d’un air contrarié qu’il n’essaya aucunement de masquer.
— Qu’est-ce que vous voulez ? Je suis en train de travailler.
— Explique-nous ton travail, répondit Lesurme. Pas pour moi, mais pour la jeune femme arrivée de la Terre. C’était une infirmière. Elle va rester avec nous. Elle ne sait presque rien de ce que nous faisons ici.
Lilith détailla les lieux. Sous le hublot ouvert sur l’éternelle nuit lunaire et la forêt de pylônes s’étalaient plein de cadrans, de panneaux hérissés de leviers, de boutons. De nombreux fauteuils laissaient supposer que le personnel avait été plus nombreux par le passé. Dans le laboratoire, l’odeur n’était pas très agréable : un mélange de produits désinfectants et d’un faible mais persistant relent d’urine.
— Ce n’est pas très difficile à comprendre, dit Myotis. Je concentre le VLF en un rayon orienté vers l’ionosphère terrestre. Avant de le lancer, j’envoie des traînées chimiques essentiellement composées de baryum. Elles préparent la route aux VLF, qui prennent de la vitesse entre les fragments de ce métal. Dès que les conditions sont optimales, je libère le rayon. Voilà tout.
— Ce qui n’arrive pas tous les jours, expliqua Lesurme, mais par intervalles de plusieurs mois. Le reste n’est que de la manutention.
Myotis confirma.
— Oui. Sans aucun technicien. Ceux qui restent sont des manœuvres chargés d’extraire l’eau du voile de glace qui subsiste au fond des volcans… J’espère que cette jeune femme sera affectée à mon service. Je ne peux pas continuer tout seul.
— On va y réfléchir.
— Alors réfléchissez vite si vous ne voulez pas que les erreurs qui se sont produites pendant la guerre, et même récemment, se reproduisent.
Essentiellement pour prendre le temps de réfléchir à ce qu’elle allait bien pouvoir faire, Lilith demanda :
— Quelles erreurs ?
Myotis regarda Lesurme. Le scientifique acquiesça.
— Elle va vivre avec nous et peut-être travailler avec toi. On peut la mettre au courant.
Non sans une certaine réticence, Myotis expliqua :
— Le problème c’est que les émissions électromagnétiques à très basse fréquence, les VLF, voyagent pratiquement à la vitesse de la lumière. Si leur réglage n’est pas parfait, elles peuvent provoquer une distorsion du temps et se perdre dans le passé. Selon le fameux principe de la relativité. Pendant la guerre, ça s’est produit des milliers de fois. Il s’agissait de provoquer des hallucinations collectives parmi les ennemis. Le cerveau humain est gouverné par des VLF…
— Je l’ai déjà expliqué à Lilith, dit Lesurme.
— OK. Les rayons perdus ont dû aboutir à je ne sais quelle époque, donnant naissance à des superstitions et à des légendes. Nous avons inondé de rêves hallucinés des jours anciens.
— C’est peut-être ainsi que sont nés certains mythes, dit Lesurme en riant.
— Il n’y a pas de quoi rire.
Myotis gardait son sérieux.
— Des fuites de VLF dans le temps ont encore lieu aujourd’hui. Pas à cause d’erreurs de calcul mais par manque de personnel.
Il fit avancer ses hôtes jusqu’aux sièges vides et aux tableaux de contrôle maculés de taches de rouille.
— Il est facile de se faire une idée de l’état de ces machines. Je ne voudrais pas que cette tragédie se reproduise encore pour la onzième ou douzième fois.
— Quelle tragédie ? demanda Lilith.
Elle cherchait le moyen d’anéantir tous les habitants de la base sans avoir besoin de les poignarder les uns après les autres. Ça la priverait du plaisir de les voir souffrir mais ça lui ferait gagner du temps.
— Les rayons VLF projetés par erreur dans le passé rebondissaient parfois et revenaient sur la Lune. Résultat d’un angle de projection mal calculé par des instruments peu fiables. Avec des effets délétères sur la psyché de certains individus… beaucoup d’entre nous sont devenus fous… mais surtout sur les données des L-Fields.
— De quoi s’agit-il ?
Lesurme intervint alors.
— Infirmière Lilith, il me semble que pour aujourd’hui on vous en a déjà trop dit. Je vais maintenant vous accompagner dans la salle des divertissements. Vous pourrez y passer la soirée en attendant d’aller vous coucher. On y sert d’excellentes poches de vin. Et également quelques liqueurs.
— Une dernière question, dit Lilith.
Elle pensait à cette abominable expérience des Éclairs qui l’avait profondément marquée.
— Comment se manifestent les émissions de VLF pour celui qui les reçoit ? Elles ont une apparence physique ?
Myotis haussa les épaules.
— Ça dépend. Pour ce que j’en sais, le rayonnement est en général précédé par de fines traînées gazeuses. C’est le baryum avec lequel nous préparons l’environnement. Tout de suite après, en fonction du climat et de la latitude, des lumières dansantes, sphériques, ovoïdales, discoïdales peuvent apparaître dans le ciel. Plus rarement il peut y avoir des éclairs ou des lumières qui fusionnent en spirale. La ionosphère se met à vibrer et réagit comme si on la chatouillait. Ses réactions sont imprévisibles. Nous l’avons d’ailleurs connue grâce à un phénomène caractéristique : l’aurore boréale.
Lilith repensa aux Éclairs qui frappaient Paradice. Ils étaient effectivement accompagnés de phénomènes météorologiques inconnus. Mais qui s’en souciait ? Tout le monde se préparait aux terribles maux de tête qui allaient survenir. Seuls quelques Dépressifs sortaient en courant de leurs alvéoles en indiquant le ciel, jusqu’à ce qu’un Schizo ne les intercepte.
— Venez, Lilith, intervint Lesurme. La salle des divertissements vous attend. Vous rencontrerez ainsi plusieurs d’entre nous avant d’aller dormir. Petit à petit, vous nous connaîtrez tous.
Elle le suivit dans le couloir sans rechigner. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’ascenseur, elle demanda :
— Qu’entendez-vous par « divertissements » ?
— Ce soir, par exemple, il y a un concert de Mozart. Enregistré il y a plusieurs siècles et retransmis sur un téléviseur en couleur. Il y a également des tables pour jouer aux dominos ou à la canasta. Pour les enfants, peu nombreux hélas, il y a de grands ballons colorés.
Lilith fit semblant de lasser une de ses chaussures. En réalité, elle prit son couteau. Elle se mit à côté de Lesurme devant l’ascenseur. Quand la cabine s’arrêta à l’étage, elle saisit le scientifique par le cou et lui pressa le couteau contre la gorge.
— Avance, lentement. Vers la première pièce libre.
Il essaya de se dégager, mais il avait moins de force que la jeune femme. Ils pénétrèrent ensemble dans une cabine après qu’elle en eut ouvert les portes d’un coup de pied. Elle était semblable en tous points à celle qu’on lui avait attribuée. Elle poussa le psychiatre jusqu’à la salle de bains. Elle l’obligea à se pencher au-dessus du lavabo.
— Tu sais ce que représentaient les Éclairs pour nous sur Paradice ?
C’était une question purement rhétorique, et elle y répondit elle-même.
— Ça ressemblait à ça.
Elle trancha la gorge de Lesurme. Le sang jaillit à flots, remplissant le lavabo. Elle attendit les derniers soubresauts du corps qu’elle tenait entre les mains puis ouvrit le robinet – un filet d’eau ténu – pour le nettoyer. Elle utilisa une éponge desséchée. Elle laissa alors tomber le cadavre. Il perdit encore un peu de sang.
Elle nettoya le couteau et le glissa sous sa combinaison. Un de moins, se dit-elle. Elle se refit une beauté face au miroir et se recoiffa à l’aide d’une brosse pleine de cheveux. Elle referma la porte de la salle de bains, traversa la chambre à coucher et sortit dans le couloir. Elle revint discrètement au laboratoire dirigé par Myotis.
Elle n’eut même pas besoin de s’expliquer.
— La salle des divertissements n’est pas si marrante que ça, n’est-ce pas ? demanda le technicien, amusé. Je suis d’accord. Ici, en ce qui concerne la vie sociale, nous célébrons des rites d’un monde qui n’existe plus.
— Vous parlez… en fait, vous parlez tous comme si vous viviez ici depuis toujours.
— C’est d’une certaine manière le cas. Pas depuis toujours, mais depuis longtemps. C’est aussi vrai pour vous, infirmière, même si vous étiez déplacée sur Paradice. J’imagine qu’on vous a attribué un numéro de L-Field, n’est-ce pas ? Et que vous avez une puce émettrice implantée quelque part dans le corps.
— Oui, en effet. Mais c’est quoi au juste, un L-Field ?
Myotis hésita.
— Lesurme ne désire pas que je vous en parle.
Lilith était bien consciente de son pouvoir de séduction. Sur Paradice elle avait été violée plusieurs fois. Elle battit des paupières et mima une expression légèrement boudeuse.
— Lesurme est en bas ; il dort à moitié sur un divan en écoutant un concert.
— Vous voulez dire le concert. Nous n’en avons qu’un seul !
Myotis se mit à rire.
— Personne ne se souvient du nom du chef d’orchestre, et encore moins du titre du morceau. C’est le Rex tremendae maiestatis de Mozart, qui fait partie d’un Requiem perdu.
Il plia l’index en signe d’attention.
— Venez, Lilith. Je vais vous montrer les fameux champs vitaux. Ne dites cependant pas à Lesurme que j’ai transgressé ses instructions. Ici, c’est le numéro deux, derrière Kurada. Et donc le chef.
Il conduisit la jeune femme devant un bouton-poussoir et le pressa. Un pan de la paroi métallique commença à s’ouvrir lentement. Elle regardait les cadrans disposés en cercle tout autour de la salle.
— À quoi servent ces manettes ?
— Elles manœuvrent les antennes que vous avez vues à l’extérieur. Elles déplacent les bras jusqu’au repérage précis, ou théoriquement précis, de la cible.
Myotis fit un geste agacé.
— Il fut un temps où chaque tableau avait son opérateur. Maintenant, c’est moi qui gère quasiment seul l’ensemble du système. C’est normal qu’il y ait des erreurs, comme si on était en guerre.
Le pan de mur s’ouvrit entièrement, dévoilant une succession de minuscules boîtes, semblables à des petits fours à micro-ondes rigoureusement scellés, chichement éclairés par des petites lampes bleues.
— Voilà les L-Fields, chacun dans sa cage de Faraday, expliqua Myotis avec une pointe d’orgueil. On en a actuellement environ mille quatre cents, en comptant ceux qui marchent et ceux qui sont en panne.
— Mais qu’est-ce que ça signifie ?
Myotis ne répondit pas directement.
— Vous êtes au courant pour la micro-puce implantée dans votre corps ?
— Oui, même s’il y a quelques jours je n’en savais rien.
— Elle fut inventée à la fin du XXe siècle par un scientifique du nom de Chris Winter qui travaillait pour une société appelée British Telecom, à Ipswich, dans un pays qu’on appelait la Grande-Bretagne. Il la baptisa « Soul Catcher » : une sorte de boîte noire capable d’enregistrer les expériences d’un individu pendant toute sa vie. Vous savez ce qu’est une boîte noire ?
— Non.
— Je ne vais pas vous l’expliquer. Les L-Fields naissent des Soul Catchers et inversement.
— Je ne comprends rien, murmura Lilith, contrariée et impatiente de passer à l’action.
— Je vais essayer d’être plus clair. En attendant, il suffit que vous sachiez que les boîtes contiennent plus d’un millier de personnalités humaines prêtes à l’emploi ou à la transplantation.