Les objets volants, bien que n’adoptant aucune attitude belliqueuse, dégageaient une chaleur insupportable, capable de provoquer des brûlures. Eymerich ne s’en rendit compte que lorsque sa peau commença à chauffer. Il se protégea d’un bras. Il réalisa qu’on l’appelait.
C’était Manfredi Chiaromonte, qui se tenait sur le seuil du bâtiment principal. Autour de lui, Guglielmo de Romagne et les lances repoussaient du plat de l’épée tous ceux qui essayaient de rentrer. Il lui faisait de grands gestes.
— Père Nicolas ! Venez vite ! Ou vous allez brûler vif !
Eymerich ne se le fit pas dire deux fois et Nissim lui emboîta le pas. Guglielmo essaya de bloquer le serviteur et de le repousser le long du petit escalier. L’inquisiteur lui saisit le poignet.
— Il est avec moi. Si j’entre, il entre aussi.
Le condottiere ne lui opposa aucune résistance. Eymerich se retrouva près du seigneur avec Nissim sur ses talons. Tous ceux qui étaient restés dans la cour et étaient en mesure de comprendre et d’agir se ruèrent sur l’escalier qui descendait dans les souterrains. Ceux qui paraissaient devenus fous ou possédés gigotaient sur le sol… alors qu’ils étaient tout simplement ivres. Lorsque les radiations les frappèrent ils se tordirent de douleur.
— Me voici, amiral.
— Que faisons-nous, magister ? demanda Manfredi, angoissé. Vous pensez que les Lestrygons vont débarquer ?
— Je l’ignore, mais j’ai de bonnes raisons de croire que ce ne sera pas le cas. Je ne prévois pas d’autres attaques imminentes.
— Ne soyez pas aussi réservé ! Faites-moi part de vos réflexions… Vous êtes en train de me manquer de respect !
Eymerich chercha les mots les plus adaptés pour expliquer ce qu’il croyait savoir sans trop en révéler.
— Je n’oserais jamais, amiral… vous pouvez me croire. Les disques ont le pouvoir d’évoquer collectivement chez ceux qui les voient des images déjà présentes quelque part dans leur mémoire. Je ne parle pas d’une mémoire ordinaire, mais commune à tous. Vous me comprenez ?
— Franchement non, répondit Manfredi, avec une sincérité presque enfantine. Vous voulez parler de l’Esprit ? De la partie de la conscience la plus proche de Dieu ? En communication avec Lui ?
Eymerich secoua la tête en un geste bienveillant.
— Ce n’est pas tout à fait ça, amiral, mais vous en êtes tout près. La distinction que font nos philosophes et nos théologiens entre le Corps, l’Âme et l’Esprit est irréprochable mais un peu trop réductrice. Entre l’âme, c’est-à-dire la psyché individuelle, et l’esprit, c’est-à-dire la communion avec Dieu, il existe une autre dimension faite de rêves partagés. Certains l’ont appelée le « huitième ciel », ou bien la « matière subtile ». Les alchimistes préfèrent parler de la « cinquième essence ».
— Venons-en au fait, je vous prie, grogna Manfredi. Quel rapport y a-t-il avec les disques ?
— Les disques ont le pouvoir mystérieux d’extraire de la quintessence les cauchemars communs et de leur donner une apparence concrète.
— Et pourquoi pensez-vous que cela ne va pas se produire maintenant ?
— Parce qu’avec vos repas et vos orgies interminables vous avez épuisé vos hôtes.
Eymerich n’essaya pas d’atténuer le ton de reproche avec lequel il avait prononcé ces mots.
— Il y a peu de chances qu’ils pensent aux Lestrygons. Les ivrognes frappés par les rayonnements de chaleur divaguent de douleur. Les plus alertes s’abritent dans les souterrains. Les assaillants n’ont pas de produits d’imagination à exploiter.
Manfredi ne sut d’abord pas quoi répondre. Au milieu des présents hébétés, Nissim Ficira dit à Eymerich :
— Père, vous devez faire allusion aux « archétypes » dont parle Philon d’Alexandrie : les allégories communes aux peuples de tout temps et de tout pays. Et à celles auxquelles les disques de lumière donneront une forme tangible, après les avoir extraites des esprits ?
L’inquisiteur le fixa en fronçant les sourcils et avec un degré de suspicion confinant à la haine.
— Regardez-moi ça. Un serviteur qui cite Philon d’Alexandrie ! Et juif, de surcroît ! D’où provient une connaissance aussi incroyable ?
— Facile de le deviner, père, répondit Nissim décontracté.
Il n’avait pas l’air très intimidé.
— Philon s’est intéressé aux Hébreux et en particulier à la Bible. Nos rabbins le savent aussi bien que vos philosophes.
Ce n’est qu’alors qu’il s’inclina, comme pour s’excuser.
Manfredi, qui n’avait rien compris, était écarlate.
— Magister, dès que le danger se sera éloigné, je ferai fouetter cet impudent comme il le mérite. Je peux même, si vous voulez, le faire précipiter du haut des remparts.
— Non, répondit fermement Eymerich. Il se pourrait bien que le jeune juif ait raison.
Il écouta un instant les cris des blessés qui provenaient toujours de l’extérieur.
— Vous voulez un conseil, amiral ? Inutile de lancer une nouvelle attaque contre les spectres. Faites porter à l’intérieur tous ceux qui sont restés à découvert et allez vous coucher. Demain matin, vous verrez que le ciel sera totalement dégagé, sans le moindre objet lumineux.
— Vraiment ? demanda Manfredi, peu convaincu.
— Vous pouvez me croire.
— Vous ne pratiquez même pas un exorcisme ? Récitez au moins une quelconque prière !
Eymerich secoua la tête.
— Non. Ceux qui provoquent ces sortilèges ne suivent pas notre religion. Et les chrétiens sont trop perturbés pour que je puisse, comme l’autre jour, les influencer.
Guglielmo de Romagne s’avança, l’air apparemment indigné.
— Nous allons céder ainsi, sans combattre ?
— Vous allez combattre en rêve, répondit Eymerich, d’un ton cinglant. Et sur ce terrain-là, vous pourrez même vaincre.
Il s’adressa de nouveau à Manfredi.
— Amiral, il y a quelques heures je devais parler avec Eleonora d’Arborea, mais elle a disparu.
— Après le déjeuner, elle s’est retirée avec mon frère Giovanni dans la salle d’armes pour s’entretenir de stratégie politique. Ils sont peut-être toujours là-bas en train de discuter.
— La salle d’armes ? Où se trouve-t-elle ?
— Dans les sous-sols, mais séparée des logements des domestiques et des prisonniers. Elle contient notre arsenal et maintenant également la baliste.
Eymerich jeta un coup d’œil inquiet à l’extérieur. Dans la cour, il n’y avait plus personne. Même les ivrognes avaient été traînés à l’abri. Les lumières rouges tournoyaient toujours, mais elles étaient moins brillantes. On n’entendait plus aucun cri, uniquement des gémissements lointains et étouffés. S’il n’y avait pas eu les disques, la nuit aurait été chaude, presque étouffante et silencieuse… hormis les hordes de grillons qui stridulaient dans la vallée.
Eymerich s’éloigna de la porte et demanda :
— Amiral, pour rejoindre la salle d’armes est-on contraint de passer par l’extérieur ?
— Non. Il existe un passage provisoire creusé par les maçons, répondit Manfredi. Il n’est pas facile à trouver, mais… Nous avons de la chance ! Voilà quelqu’un qui le connaît bien et pourra vous servir de guide !
Il indiquait maître Avakum qui rasait les murs de son corps disgracieux pour éviter d’être trop près des courtisans et des nobles. En se sentant désigné, le précepteur sursauta. Il se recroquevilla puis demanda d’un ton hésitant :
— Vous voulez parler de moi, seigneur ?
— De vous, oui. Le père Nicolas veut se rendre dans la salle d’armes sans avoir besoin de passer par la cour. Vous connaissez le passage secret et pourrez servir de guide au magister.
Avakum regarda Eymerich avec crainte.
— Ce religieux, que je révère, accompagne chacun de ses pas de visions terrifiantes.
— Et alors ? hurla Manfredi. Je vous ai donné un ordre, monsieur le maître de rue ! Exécutez-le ou je vous renvoie dans les rues de Palerme !
Avant de prendre congé, Eymerich dit :
— Suivez mon conseil, amiral. Allez dormir. Le combat attendra, je suis le seul à pouvoir le mener.
Il suivit Avakum qui, toujours aussi bizarrement accoutré – simarre noire, costume noir, un nœud rose sur le chapeau –, puait moins que lors de leur première rencontre.
Eymerich maintint une distance prudente et s’approcha ainsi de Nissim qui l’avait accompagné.
— Tu connais le mot hébreu guilgoul ?
— Non. Jamais entendu.
— Et ibbour ? Ou pour être plus précis, « ibbour malin » ?
— Non, père. Mon vocabulaire hébreu est très limité. Je connais peu d’expressions et souvent je ne sais pas ce qu’elles veulent dire.
— Dommage.
Eymerich fit une grimace qui ressemblait à un sourire.
— Tu voulais des explications. Ces deux mots, et surtout le second, ibbour, expliquent à moitié ce qui est en train de se passer, à commencer par la mort étrange de Simone dal Pozzo. À condition qu’il soit vraiment mort.
Avakum se retourna, l’air préoccupé.
— Le père Simone est mort ? Personne ne m’a rien dit ! cria-t-il comme à son habitude.
— Et qui aurait dû vous le dire ? demanda Eymerich d’un ton ironique. Allons, précepteur ! Parlez doucement. Ne faites pas peur aux braves gens qui nous entourent.
Il y avait effectivement du monde autour d’eux. Les courtisans et même quelques domestiques se pressaient aux fenêtres.
Ils observaient les flammèches dansantes de la nuit, attentifs à ne pas être touchés par les lumières rouges. Le bourdonnement continu était interrompu par des cris sporadiques. Ceux qui voyaient passer l’inquisiteur faisaient le signe de croix, comme s’il était lui-même la menace à repousser. Les plus effrayés étaient retournés à table pour se servir à nouveau du vin.
— Voilà, magister, dit Avakum.
Il s’était arrêté près de planches en bois qui, une fois poussées du pied, découvrirent un trou irrégulier. Ils n’étaient pas très loin de la chambre d’Eymerich.
— Par cette ouverture, les maçons et les menuisiers descendent directement dans la salle d’armes. Ça a l’air sombre, mais juste en dessous il y a assez de lumière.
— Comment descend-on ?
— Vous distinguez ces deux piquets sur les bords ? Ils retiennent une échelle. Elle craque mais elle est solide.
Eymerich regarda Nissim.
— Tu peux rester là, si tu préfères.
— Non, je viens avec vous.
— Comme tu veux… Maître Avakum, merci de nous avoir accompagnés. Vous pouvez retourner à vos occupations.
— Vous savez déjà, magister, ce qui va se passer demain matin, n’est-ce pas ? demanda le précepteur en tremblant.
— Non. Dites-le moi.
— Demain, le brouillard va de nouveau se lever… Du brouillard en Sicile, vous vous rendez compte ?
Avakum leva les bras, comme s’il prenait la voûte céleste pour témoin d’une telle incongruité.
— Sur cette île, on n’a jamais rien vu de semblable !
— Peu de gens ont vu les dernières nappes de brouillard, dit Eymerich d’un ton désinvolte. Je présume donc qu’ils devaient être prédisposés à les voir. Allez vous reposer vous aussi, précepteur… Nissim ?
— À vos ordres, père !
— Je descendrai en premier. Tu ne me suivras que lorsque je serai au pied de l’échelle et que je te le dirai. Tu as compris ?
— Bien sûr, père !
Eymerich descendit dans le trou. Bizarrement, ses articulations ne le faisaient plus souffrir. Il se sentait souple et plein d’entrain. Il se dit que ce devait être la chaleur. Tout petit, il avait souffert du froid. Il l’avait ensuite recherché au nom d’une pureté passée. Mais seule une forte chaleur parvenait à lui effacer les marques de l’âge. Le froid intense et la chaleur agissaient sur lui comme des médicaments, mais le second était le plus efficace. Un antidote puissant contre la fatigue et les douleurs articulaires.
Tandis qu’Eymerich descendait avec précaution en faisant grincer les barreaux, par ailleurs plutôt solides, de l’échelle rudimentaire construite par les ouvriers, il entendait toujours les cris d’Avakum.
— Le brouillard ! Le brouillard ! Demain nous allons être submergés par le brouillard !
— Nissim ! appela Eymerich.
— Dites-moi, père !
— Donne un coup de pied à ce fou, comme tu le ferais avec un chien qui n’arrêterait pas d’aboyer. Qu’il débarrasse le plancher.
— Avec plaisir.
Eymerich rata le reste de la scène. Sa descente fut éclairée par de nombreuses lumières. Il posa un pied sur le sol.
— Nissim, tu peux venir toi aussi. Ici, il n’y a aucun risque.
— J’arrive, père.
Le jeune homme le rejoignit très vite, mais ils étaient peut-être descendus pour rien. Dans la salle d’armes, il n’y avait ni Eleonora d’Arborea ni le comte de Modica. Les nombreuses torches n’éclairaient que des armes : épées, hallebardes, armures, haches, boucliers. Elles n’étaient pas bien rangées, mais posées contre le mur ou abandonnées sur le sol. Il y avait également la baliste, l’air plus inoffensive que jamais.
La salle était de forme allongée, avec de très beaux arcs en cintre qui soutenaient la basse voûte. Elle se terminait par une petite porte en plein cintre qui ne donnait pas sur l’extérieur, mais sur un petit atrium. Une autre porte, plus étroite et irrégulière, s’ouvrait sur un gouffre sombre, avec probablement un puits.
— Il me semble que nous pouvons remonter, père, dit Nissim. Les gens que vous cherchez étaient ici il y a déjà plusieurs heures. Ils ont dû rentrer dans leurs chambres.
— Probablement… Tu ne sens pas une drôle d’odeur ?
Le jeune homme acquiesça.
— Oui, père. Elle rappelle vaguement l’odeur du sang. Un peu moins forte et désagréable.
— Exact… C’est du cinabre ! Voyons d’où elle provient. De la citerne, il me semble.
— Cinabre ? répéta Nissim. De quoi s’agit-il ?
— Une variété particulière de roche, qui ne devrait même pas exister ici.
Eymerich détacha une torche de son piédestal en fer.
— Une fois mouillée, cette pierre dégage une odeur semblable à celle qui flotte ici. Il vaut mieux jeter un coup d’œil.
Il se pencha au bord du puits et l’éclaira. Le parfum écœurant venait en effet de là et des pierres presque écarlates qui tapissaient les parois de la cavité. Le haut de la citerne était coiffé d’une grille. En bas, l’étroite embouchure était remplie jusqu’au bord. Il n’y avait ni poulie, ni corde, ni seau.
— De l’eau jusqu’à cette hauteur, murmura Eymerich. Il doit y avoir une raison. C’est de l’eau stagnante, croupie. Elle ne vient sûrement pas du sol.
Il fit brusquement un pas en arrière en s’exclamant :
— Nissim, tu vois cette masse blanchâtre qui flotte juste sous la surface ?
Le jeune homme prit la torche des mains de l’inquisiteur.
— Oui, il y a quelque chose. On dirait un corps qui flotte sur le ventre.
Eymerich pensa aussitôt à l’un des crocodiles que Giovanni Chiaromonte faisait venir de Raguse. Après tout, ils étaient dans la salle d’armes, et le rector utilisait ces reptiles comme des instruments de guerre. Mais le corps qu’ils venaient de découvrir n’était pas celui d’un animal.
— Il faudrait faire monter le cadavre jusqu’au bord du puits pour découvrir de quoi il s’agit.
— Ce n’est pas difficile, père, répondit Nissim. Il y a ici une quantité d’instruments adaptés à cette tâche.
Il rendit la torche à Eymerich et se mit à fouiller dans les armes entassées. Il revint en tenant à deux mains une longue hallebarde.
— Voilà ce qu’il nous faut, lança-t-il gaiement.
Il plongea plusieurs fois la pointe jusqu’à ce qu’il accroche le corps noyé. Il le fit remonter à la surface en lui infligeant des blessures qui ne saignaient pas. Au bout de plusieurs tentatives, Nissim parvint à remonter le cadavre et à le retourner. Quand il put enfin le voir en entier, il lança un hurlement étranglé.
— C’est l’un des enfants sans membres tués dans la Miknas de Feudo Michinese ! Quelqu’un l’a emmené ici et plongé dans le puits !
Il allait le laisser couler, lorsque Eymerich interrompit son geste :
— Tiens-le !
Il essaya d’éclairer la dépouille à l’aide de la torche.
C’était un bébé beaucoup trop grand, à la peau laiteuse, au visage grossier et aux yeux bouffis. Des petites lèvres fines et roses saillaient sous son nez. Il n’avait ni bras ni jambes, uniquement de courts moignons. Il ressemblait à un cocon géant ou un gros ver blanchâtre insupportable à regarder.
Le cœur d’Eymerich cognait dans sa poitrine, sans raison véritable. Il ordonna à Nissim :
— Détache-le de la hallebarde ! Laisse-le couler !
Le serviteur obéit et arracha l’arme sans libérer une goutte de sang. Avant de couler, le cadavre larvaire ouvrit les yeux. Il fixa Eymerich de ses pupilles pleines et rondes. Sa bouche charnue et infantile se ferma. Avant que l’eau ne lui bloque les lèvres, il lança un cri qui ressemblait à une phrase mal articulée.
— Mais que me fais-tu, père ? Ne sais-tu pas que je suis ton fi…
Le reste se perdit dans un gargouillis.
— Il a dit quelque chose, releva Nissim. Un mort qui parle.
— Il n’a rien dit, répondit Eymerich, essayant de se convaincre lui-même. Il ne s’agit que d’illusions et de pièges diaboliques. Comme les disques qui volent dans le ciel, s’ils y sont encore.
— Cependant…
— Cependant, rien du tout. Il est temps d’aller se coucher. On discutera demain du pouvoir des hallucinations.