Eymerich laissa éclater son exaspération.
— Ça suffit, cria-t-il. Que savez-vous sur cette statuette ? Qui vous en a parlé ?
Don Diego Garofalo joignit ses doigts squelettiques. Il parla d’une voix si basse qu’il fallait tendre l’oreille pour le comprendre.
— Manfridia n’est pas Palerme. Ici, tout finit par se savoir. Dans le cimetière sur la montagne vous avez trouvé une statue brisée représentant deux femmes. Vous croyiez qu’il en manquait une troisième, en fait il en manquait deux. Deux plus deux font quatre.
Eymerich se leva et renversa le banc.
Il posa les poings sur la table et bomba le torse, aussi menaçant qu’une gargouille sur un ciel de tempête.
— Comment pouvez-vous être au courant de ce que je croyais ou ne croyais pas ?
Le murmure de don Diego se transforma en un borborygme haché, incohérent, de moins en moins intelligible.
— En élaborant un monde, il a également prévu des pensées. Les miennes, les vôtres, et toutes les autres.
— Si vous voulez parler de Dieu, prenez garde, vous êtes en train de blasphémer ! À Saragosse ou à Barcelone, je fais défiler les blasphémateurs avec la langue clouée sur un soliveau ! Méfiez-vous, cela pourrait également devenir une coutume sicilienne !
— Mais non.
La voix de don Diego était de nouveau claire et audible.
— Je ne parlais pas de Dieu, mais de Ramón de Tárrega, votre confrère.
Eymerich fut si surpris qu’il perdit toute agressivité. Il n’avait plus de banc où s’asseoir et s’installa sur la table pour reprendre son souffle.
— Alors vous le connaissez ! Vous savez où il se cache !
— Où il se cache ?
Le curé éclata de rire. Il essaya de s’en empêcher en plaquant les mains sur sa bouche. Mais il était si amusé qu’il en pleurait. Il réussit enfin à parler entre deux sanglots.
— Il ne se cache absolument pas. Il est tantôt l’un, tantôt l’autre. Il a un plan. Le seul corps qu’il a jusqu’à présent respecté est celui de votre fils.
— De mon fils ? Mais qu’est-ce que vous racontez ?
La femme la plus vieille se détacha des fourneaux sur lesquels finissaient de cuire les oignons et se tapota la tempe de l’index.
— Ne faites pas attention à lui, père, dit-elle à Eymerich en bon catalan. Don Diego, comme vous l’avez compris, souffre de plusieurs années de démence. Il raconte n’importe quoi.
— Pas toujours, cependant.
— Presque toujours. Il est sur le point de s’évanouir. Vous allez voir.
Une fine écume bulla sur les lèvres du curé. Il hurla en gargouillant, les yeux exorbités.
— Les oignons ! Servez les oignons !
Aussitôt après, il s’écroula, comme mort.
Eymerich sauta de la table, particulièrement inquiet.
— Que lui arrive-t-il ? Une syncope ?
— Non, répondit la femme. Il s’est évanoui, comme je vous l’avais dit. Laissez-le où il est. Il se réveillera bientôt tout seul.
L’inquisiteur ne savait plus très bien quoi faire. Un grondement en provenance de la rue détourna alors son attention : bruits de sabots, sonneries de trompettes, fracas de ferraille. Il quitta la cuisine, traversa le presbytère et la nef, et sortit par la porte de l’église. Juste à temps pour voir arriver, du fond de la rue, un imposant cortège. Il était précédé par une bande de gamins des environs, nu-pieds et très alertes, qui marchaient devant un porte-drapeau en sueur sous une épaisse veste. Il tenait un étendard divisé en deux champs, rouge et or. Des couleurs que l’on retrouvait sur les manteaux de certains hommes à cheval, qui arboraient un grand béret et des plumes aux couleurs criardes. Ceux-ci étaient escortés par une quinzaine de fantassins et autant de cavaliers, tous casqués et la lance au poing, comme s’ils partaient au combat. Ils portaient des barbes mal coupées et parfois rouquines. À en juger par leur taille et la couleur de leur peau, ils étaient de nationalités diverses.
La femme voilée avait rejoint Eymerich sur les marches de San Giorgio.
— Les Ventimiglia, lui murmura-t-elle.
— Alliés des Chiaromonte, si je ne m’abuse.
— Non. Ils l’étaient mais ne le sont plus. Giovanni Chiaromonte a épousé une Ventimiglia pour conclure la paix mais son épouse ne lui a donné aucun enfant. Il l’a répudiée tout en la gardant près de lui. Depuis, les deux familles se font de nouveau la guerre.
— Les Ventimiglia sont très puissants ?
— Presque autant que les Chiaromonte. Ils possèdent le comté de Geraci, qui est très grand. Ils ont conquis les armes à la main une grande partie de la Sicile septentrionale. Il paraît qu’ils ont été féroces comme des bêtes en soumettant les villes l’une après l’autre : presque pire que des Français. Maintenant, après toutes ces déprédations, ils sont immensément riches.
Eymerich détailla avec curiosité la servante du curé – à moins que sa véritable servante ne fût la jeune, ce dont il doutait –, capable de s’exprimer aussi bien en catalan et de le renseigner aussi précisément sur les différends seigneuriaux. Ce n’était pas un grand mystère par ailleurs. Et don Diego, avant de devenir fou, avait peut-être été un prêtre cultivé et au courant des conflits entre les barons.
Il se rendit compte qu’un des Ventimiglia le saluait, et il répondit par une petite courbette. Il devait l’avoir pris pour le curé de la paroisse. Plusieurs mercenaires se signèrent. Eymerich leur adressa une timide bénédiction.
Le cortège était suivi par une dizaine de paysans, nu-pieds, comme les enfants qui le précédaient. Ils marchaient au pas, mais brisaient les rangs et s’amusaient entre eux. La chaleur torride ne paraissait pas les déranger. Ils se passaient une bouteille protégée par un emballage en osier et en biberonnaient de larges rasades.
Quand la voie fut libre, Eymerich demanda à la domestique :
— Don Garofalo possède-t-il une monture ?
— Un chariot tiré par un canasson. Pour l’instant, il n’est pas dans l’écurie mais derrière l’abside. Don Diego pensait l’utiliser dans l’après-midi. Il avait peut-être l’intention de monter au château.
— Vous ne voyez aucune objection à ce que je l’utilise ?
— Non, et je crois que son maître revient seulement maintenant à lui. En général, les crises dont il souffre durent une dizaine de minutes. Pour reprendre totalement ses esprits, il lui faut beaucoup plus de temps.
— Accompagnez-moi au chariot, alors.
— Oui. Mais il vaut peut-être mieux laisser passer l’armée qui est en train d’arriver.
La femme indiqua un nuage de poussière sur le flanc de la colline la plus proche de Manfridia. Quelques minutes plus tard, un étendard rouge et or comme celui des Ventimiglia, mais avec un lion noir rampant en son centre, se détacha du chemin.
— Les Lanza, murmura la domestique.
Un rang de tambours scandait le pas, accompagné par les flûtes et les cuivres. Le cortège qui suivait n’était pas très différent de celui qui l’avait précédé : gentilshommes à cheval, engoncés dans leurs armures brûlantes, et une trentaine de soldats à pied. Aucun des gens du peuple qui avaient suivi les Ventimiglia n’était là pour les recevoir. La troupe passa rapidement, droit sur la montée pour Mussomeli. Personne ne manifesta le moindre respect en direction de l’église. La troupe donna l’impression de ne même pas la remarquer.
— Ces Lanza sont puissants ? demanda Eymerich.
— Énormément. Je ne saurais pas vous dire avec précision à quel point. Ils ont des terres un peu partout. Très étendues.
— Amis ou ennemis des Chiaromonte ? Catalans ou Latins ?
— Je ne sais pas et je crois qu’ils ne le savent pas eux non plus. Dans cette île on passe quotidiennement d’un parti à l’autre.
Eymerich soupira.
— D’accord. Conduisez-moi au chariot.
Un peu plus tard, l’inquisiteur essayait de convaincre un cheval maigre et pelé, rongé par les maladies, de grimper la route qui conduisait au château de Mussomeli tandis que la petite charrette sur laquelle il s’était accroupi risquait à tout moment de verser. Eymerich utilisait son fouet sans retenue mais le canasson ne s’en laissait pas conter. Il avait l’air aussi fou que son maître et seul un obscur instinct de survie semblait l’obliger à rester sur la route. Mais toujours au bord du ravin.
Dans l’impossibilité de diriger son véhicule, Eymerich ne sut quoi faire lorsqu’il entendit crier derrière lui :
— Écartez-vous ! Laissez passer le comte Blasco Alagona !
Par chance, le cheval s’écarta de lui-même, peut-être attiré par un petit pré herbeux. Un grand nombre de soldats passa au galop dans un nuage de poussière. L’inquisiteur ne parvint pas à voir qui les commandait, ni à observer les armoiries sur les étendards. Il s’agissait sans conteste du groupe le plus martial qu’il avait croisé jusque-là. En comparaison de ces hommes cuirassés de la tête aux pieds et aux montures revêtues de caparaçons rutilants, les lances des Ventimiglia et des Lanza faisaient figure de pâles imitateurs.
Quand la poussière fut retombée, Eymerich descendit du chariot. Le sommet était maintenant proche et accessible à pied. Le canasson broutait placidement l’herbe rase. Il le détacha de la charrette et le conduisit au bord du précipice tout en lui caressant la crinière.
— Tu as fait ton devoir, mon brave cheval, lui murmura-t-il comme si l’animal pouvait le comprendre. Je n’ai plus besoin de toi. Il est temps maintenant que tu paisses dans des champs plus riches que ceux-ci.
Il récupéra une branche noueuse qui traînait par terre et frappa violemment l’arrière-train du cheval, qui se cambra aussitôt comme il l’avait prévu sur ses pattes postérieures. Eymerich le poussa. Le cheval dégringola dans le précipice.
Eymerich suivit du regard sa chute parmi les rochers, accompagnée un moment par des hennissements désespérés et le battement des sabots dans le vide. Il attendit que le silence revienne puis se dit à voix haute :
— Le maître de cette auberge pour puces devrait m’en être reconnaissant.
Il grimpa à pied vers le château. Malgré la chaleur, il se sentait en pleine forme, stable et sûr de son pas sur le sol accidenté. Le soleil était petit et presque à la verticale, mais sa tonalité principale restait rougeâtre. Peut-être à cause de la poussière de brique répandue un peu partout, ou des coquelicots qui étalaient leurs pétales le long du chemin et dans la vallée.
Nissim Ficira paraissait l’attendre à l’entrée de la forteresse.
— Les barons convoqués arrivent au château, lui dit le jeune homme. Les Ventimiglia, les Lanza et les Alagona sont déjà là.
— Je sais. J’ai croisé leurs cortèges.
— Ils sont venus avec tellement de soldats que je ne sais pas où ils vont pouvoir les loger.
— C’est le problème des Chiaromonte, pas le mien. Ça ne m’intéresse pas.
Eymerich fixa Nissim.
— Quel âge as-tu, mon ami ?
— Vingt-cinq, vingt-six. En l’absence de baptême, la date de naissance n’est enregistrée nulle part.
— Les rabbins ne tiennent pas de registres ?
— S’ils le font, ils les gardent bien à l’abri du regard des « gentils »… Ah, voilà d’autres barons qui arrivent !
De nouvelles troupes armées grimpaient la colline. Aucune d’entre elles ne pouvait rivaliser de puissance avec celles des Alagona. Nissim identifiait les armoiries et égrenait les noms des arrivants.
— Il y a également les Palizzi… Autrefois les maîtres de la Sicile, mais aujourd’hui vassaux des Chiaromonte… quant aux Moncada, je ne sais pas comment ils ont réussi à réunir dix soldats. Ils ont des terres, mais depuis l’époque de la Mort noire, elles sont quasiment inhabitées. Plus personne ne les cultive.
Eymerich ne s’intéressait pas à cette énumération mais plutôt à la cérémonie d’accueil, identique pour tous les barons. À l’entrée, serviteurs et palefreniers prenaient en charge les chevaux et les conduisaient aux écuries. D’autres serviteurs accompagnaient les soldats dans leurs quartiers. Les seigneurs montaient les escaliers qui conduisaient au niveau supérieur d’où provenaient des musiques et des exclamations. L’inquisiteur discernait mal ce qui se passait plus haut. Il vit des jeunes filles qui tendaient aux nouveaux venus des paniers remplis de fruits. Il se dit que les Chiaromonte étaient restés à l’intérieur du donjon pour leur faire les honneurs de la maison. Il ne faisait aucun doute en voyant les embrassades que les barons se haïssaient et n’étaient amis que par convenance.
— Je suppose qu’il y aura l’habituel repas somptueux à l’heure Sixte.
— Je pense que oui.
Nissim sourit.
— Je ne veux pas m’y retrouver. Tu me chercheras quelque chose à manger.
Le jeune homme fit une révérence.
— À vos ordres, père. Mais à vrai dire, je ne vois pas comment vous allez pouvoir vous soustraire à vos obligations… institutionnelles. Les Chiaromonte vous ont nommé médiateur.
— Un banquet, c’est une chose, une réunion c’en est une autre.
— Pas en Sicile. Ici les deux événements coïncident souvent et les accords se concluent à table.
— Je ferai une entorse aux rites insulaires. Je ne veux pas me gaver de douceurs, m’abrutir de vin et discuter avec des gentilshommes qui ressemblent à des bandits et s’intéressent à la politique uniquement si elle sert leurs intérêts.
Nissim sourit et haussa les épaules.
— Par ici, vous ne trouverez rien de mieux en ce qui concerne les puissants.
— Eh bien ils n’ont qu’à m’oublier. Je…
Eymerich cessa brusquement de parler. Il avait la gorge nouée. Quand il réussit à récupérer un peu de salive, il indiqua le haut des remparts et l’escalier de pierre qui y conduisait. Unique partie visible de l’étage supérieur.
— Qui vois-tu grimper les escaliers à toute vitesse ? demanda-t-il à Nissim, dès qu’il fut capable de parler. Qui est ce dominicain qui retrousse sa soutane pour aller plus vite ?
Le jeune homme écarquilla les yeux.
— On dirait… C’est… J’ai du mal à le croire !
— Dis-moi son nom, cria Eymerich. Je dois savoir si nous voyons la même chose !
Nissim obtempéra.
— C’est impossible, et cependant… ce frère ressemble beaucoup à Simone dal Pozzo. Bien vivant, comme s’il ne s’était jamais suicidé.
Eymerich serra le poignet du serviteur sans céder à une certaine panique intérieure.
— Allons-y ! Il n’est pas si loin ! Attrapons ce fantôme et soutirons-lui la vérité !
Il n’avait cependant pas tenu compte des festivités de la cour principale. Dès qu’il y pénétra, il fut entouré par une bande de jeunes filles qui lui offrirent des fruits et des coupes de vin glacé. Les tambours et les flûtes jouaient, les jongleurs de drapeaux lançaient les étendards des différentes maisons. Les mercenaires arrivés en premier se tenaient à l’ombre des remparts et sirotaient des flots de piquette servie en abondance. Ils mangeaient des fruits de mer et des petits poissons frits servis dans des cornets de papier huilé. Ils lâchaient de temps en temps des rots tonitruants.
Suivi de Nissim, Eymerich se faufila dans la cohue en refusant boissons et friandises. Il ignora Manfredi Chiaromonte, qui l’indiquait du doigt aux autres barons. Il grimpa les escaliers au pas de course en direction des remparts : la fatigue des jours passés s’était évanouie, ses pieds volaient sur les marches. Arrivé aux créneaux, il se rendit compte que Nissim n’avait pas réussi à le suivre. Il essaya de le repérer, mais le halo jaune-écarlate qui surchauffait les remparts l’empêchait de voir clairement. Il aperçut cependant le prétendu père Simone contournant la chapelle comme s’il voulait escalader la roche encore brute qui l’entourait.
Il allait se lancer à sa poursuite quand une silhouette féminine s’interposa sur son chemin, les bras écartés. L’inquisiteur reconnut tout de suite la femme qui se tenait au centre du trio dans ses précédentes hallucinations. Elle était cependant habillée et avait une apparence matérielle plus marquée. Seuls ses contours tremblotaient dans la lumière. Des moignons d’ailes pointaient de ses épaules.
La femme avait une voix grave et affectueuse qui ne provenait d’aucun endroit précis. Certainement pas de ses lèvres qui pourtant remuaient.
— Arrête-toi, Nicolas. C’est un piège. Là où grimpe le corps animé par Ramón, le terrain est friable. Tu dégringolerais.
Étonné mais pas effrayé, Eymerich demanda :
— Myriam… Lilith… dans quel monde suis-je ?
— Dans celui qui t’est familier. C’est ta perception intérieure qui a changé. Tu es en train de te métamorphoser. De l’alpha à l’oméga, puis de nouveau à l’alpha.
Eymerich était désorienté, mais il ne se sentait toujours pas bouleversé. Il décida qu’un fantôme n’était pas de nature à interrompre sa traque. Ce pouvait être une nouvelle ruse de celui qui manipulait le simulacre de dal Pozzo.
Quand il se jeta contre la silhouette floue pour reprendre son ascension, la femme disparut. Mais pas sa voix.
— Nicolas, laisse-toi guider par moi. Ou plutôt par nous. Tu le dois non seulement à toi-même, mais également à notre fils. Le mien et le tien.
Eymerich s’arrêta de nouveau.
— Quel fils ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Il n’obtint aucune réponse. Nissim apparut en haut de l’escalier, à bout de souffle.
— Excusez-moi, père. Ils m’ont tous empêché de monter pour avoir de vos nouvelles… Mais où est le père Simone ?
Eymerich observa les hauteurs, la roche nue qui surplombait la chapelle.
— Il n’est plus là. Mais oublie-le, ce n’est pas mon principal problème. Cette histoire est pleine de morts qui marchent.
— On devrait peut-être aller voir.
L’inquisiteur lui fit un signe de dénégation.
— Non, ce pourrait être dangereux. La roche est friable. Retournons à la fête. J’ai besoin d’une coupe de vin frais. Comment dit-on cela en sicilien ?
— Mi vivissi nu bucaleddu di vinu beddu friscu.
— Voilà, c’est exactement ça, répondit Eymerich en affichant l’un de ses rarissimes sourires.