Un jour arriva ce que Nicolas redoutait le plus. Sa mère Llum descendit à la cave, précédée par le frère Mateu et suivie par un domestique. Son fils, assis à table, jouait comme à son habitude avec sa poupée préférée. Il la faisait en général parler avec d’autres poupons de plus petites dimensions sur toute une série de thèmes, et plus spécialement religieux : il lui faisait diriger des petites processions ou, depuis qu’il avait assisté au procès de Ramón de Tárrega, présider des cours imaginaires pour juger un insecte qui était entré dans la pièce, régulièrement condamné à mort.
La poupée, de fabrication grossière, n’avait pas de nom. Elle avait de grands yeux peints sur la terre cuite et portait une robe en toile grossière qui lui descendait jusqu’aux pieds. Nicolas ne s’était jamais préoccupé de son sexe : qu’elle soit un homme ou une femme importait peu, il s’identifiait à elle et c’est à travers sa bouche muette qu’il mettait en scène ses fictions dramatiques.
— Qu’est-ce que je vous disais, dame Llum ? s’exclama le frère Mateu en pénétrant dans la pièce. Il joue avec des poupées comme si c’était une fille !
— Je ne peux pas le croire !
Llum Marrell s’avança, indignée. Elle dévisagea son fils.
— Comment se fait-il, Nicolas, que tu te débrouilles toujours pour me faire honte ?
Une fois la surprise passée, le garçon se leva. Il ne savait pas ce qui se passait, mais il devait avoir fait quelque chose de grave. Il était surtout conscient d’une chose : son minuscule monde – qui était par ailleurs tout son monde – était en danger.
Il essaya de sauver ce qui pouvait l’être et dissimula naïvement la poupée derrière son dos. Malheureusement, sa mère s’intéressait justement à elle.
— Donne-moi ça tout de suite ! lui ordonna-t-elle.
— De quoi tu parles ? balbutia Nicolas en essayant de gagner du temps.
— Cette chose répugnante que tu tiens à la main ! Imagine que ton père soit encore en vie ! Que penserait-il d’un garçon qui se complaît à des jeux féminins ?
Elle tendit la main, paume ouverte.
— Donne-la moi. Ma patience a des limites.
Nicolas comprit qu’il était inutile de résister. Il tendit la poupée avec regret. Sa mère la saisit avec dégoût, sans même la regarder. Pendant ce temps, le frère Mateu examinait les autres jouets.
— Statuette en cire, figurines en argile. Tout ce qu’il faut pour perdre du temps et négliger les études sérieuses.
Le bénédictin balaya la table d’un geste rageur, non dénué de plaisir, et envoya le tout se briser sur le sol.
— Mais la faute la plus grave concerne ce poupon obscène.
Llum brandit la poupée qu’elle venait de lui confisquer.
— Si un garçon utilise des jouets pour les filles, il risque de développer des intentions ambiguës. Ce qui est interdit à un futur religieux destiné à perpétuer la dévotion des Marrell, et dans le fond également celle des Eymerich.
La femme jeta la poupée contre le mur. On entendit le bruit de la terre cuite qui se brisait. Aussitôt après, elle saisit le gamin par le col.
— Nicolas, tu m’en as fait voir de toutes les couleurs, et jusqu’à présent, j’ai tout supporté. J’ai accepté tes silences, tes fugues inexplicables, les moments de honte que tu m’as infligés en société. Tu es tout le temps ridicule : dans ton comportement, dans ta façon de bouger. Je traîne toujours derrière moi un gamin grotesque qui me fait honte. Mais maintenant, ça suffit, ma tolérance a des limites. Jordi ?
— À votre service, madame ! répondit le serviteur, un vieil homme légèrement bossu.
— Tu as apporté le nerf de bœuf ?
— Oui, madame.
Il lui montra le petit fouet qu’il serrait dans son poing.
— Dès que je serai partie, tu donneras à ce pécheur en herbe quinze coups sur les fesses. C’est la première fois que je te le demande : mets-y toute ton énergie et ne te laisse pas attendrir. Dans les jours qui viennent tu feras déplacer le tonneau et condamner cette partie de la cave par un mur épais.
— Comme vous voudrez.
Nicolas s’efforçait de ne pas pleurer. Pas pour la punition à venir, mais pour le sort qui avait été réservé à ses misérables jouets. Il avait vécu si longtemps avec eux. Partagé avec eux tant d’aventures. Leur disparition lui provoquait une douleur lancinante et était à ses yeux la pire des injustices. S’il avait éclaté en larmes, il aurait eu l’impression de capituler.
Le frère Mateu intervint avec bienveillance.
— Dame Llum, je vous propose de réduire les coups de quinze à dix. Je pense que ce sera suffisant pour remettre ce garçon dans le droit chemin.
Elle accepta avec perplexité.
— Comme vous voulez… Jordi, dix coups seulement, le reste ne change pas… Mais pourquoi Nicolas ne pleure-t-il pas ? Il pleurait tellement lorsqu’il était petit.
Le bénédictin écarta les bras.
— Cet enfant a des problèmes mentaux. Rien de grave, on peut encore le corriger. Le traitement vient de commencer.
Le frère Mateu et dame Llum quittèrent la pièce. Le vieux Jordi fit claquer le nerf de bœuf.
— Nicolas, dit-il, relève ta chemise et baisse ton pantalon. Appuie tes coudes sur la table. Dix coups ce n’est pas grand-chose. Ça va vite passer.
Nicolas aurait peut-être accepté sa punition s’il n’avait pas été obligé d’adopter une pose aussi humiliante. Il vit rouge. Le couteau qu’il avait utilisé pour blesser son petit camarade était caché au pied du gros tonneau qui dominait la pièce. Il se libéra rapidement des mains de Jordi et s’empara de l’arme. Il la pointa sur la gorge du domestique.
— Lâche ce fouet !
— Nicolas, mais qu’est-ce qui te prend ? hurla Jordi.
Il n’était pas très grand et malgré la différence d’âge le gamin le dominait. Le domestique obéit. Le fouet tomba sur le plancher. Puis il murmura :
— Tu regretteras ton geste, jeune homme.
Nicolas sentit le sang lui monter à la tête. La violation de son repaire et la destruction de ses jouets risquaient de lui faire commettre un geste irréparable. Le père Dalmau avait cependant appris au jeune garçon à maîtriser ses actes, même dans les circonstances les plus difficiles. Seules la froideur et la lucidité pouvaient résister à toute menace.
— Je ne regretterai rien, dit Nicolas.
Il ajouta, en détachant bien chaque syllabe :
— Tu vas maintenant quitter cette pièce, serviteur, et tu diras à tout le monde que tu as exécuté ta tâche. Si tu laisses échapper une parole de trop, n’oublie jamais que ta femme et tes enfants vivent sous mon propre toit. Que pourrait me faire ma mère ? Me frapper, me chasser. Alors que moi, serviteur, je te laisse imaginer ce que je pourrais te faire…
Jordi fixait le garçon qui le défiait, comme s’il avait en face de lui le démon en personne.
— Oh mon Dieu, sauve-moi, c’est un possédé ! Seigneur, aide-moi !
— Sache que Dieu est de mon côté, répliqua Nicolas, moqueur. Pas auprès de celui qui veut faire du mal à quelqu’un de plus petit que lui. Maintenant, vieil homme, récupère ton instrument et va-t’en. Si tu racontes ce qui s’est passé, je viendrai te voir pendant ton sommeil, une de ces nuits.
Nicolas écarta son couteau et recula d’un pas. Il ne savait pas à quoi ressemblait son visage à cet instant précis, mais il devait avoir une expression plutôt convaincante. Le domestique récupéra son fouet et s’enfuit en grommelant des prières confuses.
Nicolas posa son arme sur la table et se sentit gagné par une fatigue infinie. Il ne restait plus une seule statue intacte. Certaines avaient perdu la tête ou des membres, d’autres – celles qu’il avait façonnées avec de l’argile – s’étaient littéralement pulvérisées. Il se souvint d’un récit dans lequel le petit Jésus modelait un oiseau avec de la boue et lui donnait vie en le faisant voler. Il n’avait pas un tel pouvoir. Ses amis étaient morts, pour toujours.
Il se sentit victime d’une injustice aux dimensions cosmiques. Il n’osait même pas regarder le coin où gisait sa poupée préférée. Il fit enfin un effort et la ramassa. Il fut étonné de constater qu’elle était presque intacte. Elle avait juste une fêlure en forme d’étoile au niveau de la joue, là où elle avait percuté le mur. Le choc avait décollé le vernis de ses yeux et elle avait maintenant le regard éteint.
Pour la première fois, après avoir résisté si longtemps, Nicolas fondit en larmes. Mais il ne le devait pas, c’était un péché. Il s’essuya les yeux d’un geste rageur et tenta de refouler son émotion. Au bout d’un certain temps il y parvint. Il se concentra sur l’unique but qu’il jugeait digne. Offrir une sépulture à sa poupée. Il pensa aussitôt au cloître des dominicains. C’était le seul endroit, en dehors de la cave, qu’il sentait sien. Il y avait déjà par ailleurs tellement de tombes…
Il cacha la poupée sous sa chemise, glissant cette dernière à moitié dans son pantalon, de telle sorte qu’on ne puisse pas la remarquer. Son repaire était condamné et il ne voulait pas l’abandonner entre d’autres mains. Il glissa la lame de son couteau entre deux lattes du grand tonneau jusqu’à ce qu’il s’en échappe un filet de vin rouge, très parfumé. La fissure allait s’agrandir dans les heures à venir, renforçant le jet. Toute la pièce allait être noyée.
Il monta à l’étage. Il n’entendit pas la voix de sa mère ni celle du frère Mateu. Quelques domestiques lui jetèrent un coup d’œil distrait, sans rien dire. Jordi avait l’air d’avoir respecté la loi du silence.
Nicolas ne pouvait pas cacher la poupée dans sa chambre car on la nettoyait tous les jours. C’était presque l’heure du repas et il ne pouvait pas trop s’éloigner de la maison. Il descendit dans la rue et la cacha dans un des petits jardins qui longeaient le fleuve, en faisant bien attention à ne pas se faire remarquer.
Il ne put effectuer la cérémonie de l’enterrement que quatre jours plus tard. Il récupéra la poupée dans le buisson où il l’avait glissée, la débarrassa des feuilles qui s’y étaient collées et l’emmena au couvent des dominicains. Il faisait très chaud et tout paraissait désert et silencieux. Il avait remarqué un jardinet accueillant sous une tour circulaire, à la limite du cloître, qui abritait une citerne. Il se dit que c’était l’endroit idéal pour une sépulture.
Il commença à creuser. Il avait déjà bien avancé lorsqu’une voix, toute proche, le fit tressaillir.
— Mais regardez-moi ce beau garçon ! Nous nous connaissons déjà, me semble-t-il. Que fais-tu, mon petit ?
Nicolas en fut effrayé. Le frère qui s’avançait vers lui était Ramón de Tárrega. Il souriait, mais il avait une allure spectrale. À hauteur de ceinture, sa soutane blanche était tachée de sang, probablement à cause du cilice.
Gagné par la panique, Nicolas grimpa en courant le fragile escalier en bois qui conduisait en haut de la tour au niveau des remparts romains. Une fois arrivé, il jeta la poupée à travers la petite porte qui s’ouvrait sur la citerne, puis s’enfuit à perdre haleine le long du chemin de ronde.