CHAPITRE XXXVII
L’embryon

Redescendu de la chapelle, Eymerich percuta presque aussitôt le ventre rebondi de Manfredi Chiaromonte. Le feudataire, hilare et à moitié ivre, voulut l’embrasser. L’inquisiteur l’esquiva.

Manfredi ne s’en formalisa point et éclata de rire.

— Magister, le repas va bientôt être servi. Vous serez notre invité d’honneur. Ils veulent tous vous connaître.

— Je viendrai au moment des sorbets et des liqueurs, répondit froidement l’inquisiteur. Je serai dans ma chambre. Vous n’aurez qu’à m’appeler. Seules les discussions sérieuses m’intéressent.

— Mais on discute pendant tout le repas !

— Je le sais, amiral. Mais je parlais de discussions sérieuses, pas de celles à laquelle assistent les chiens et les porcs pendant qu’ils s’empiffrent.

Manfredi eut un geste d’agacement.

— Je commence à ne plus supporter votre éternel mépris, magister. Bien que peu convaincu de sa culpabilité, j’ai fait mettre le père Simone dal Pozzo au cachot, où il s’est suicidé. Je continue à vous écouter en raison de la réputation dont vous jouissez et de l’habit que vous portez. Mais je me dis parfois que j’exagère un peu.

— Dites-vous ce que vous voulez. Je n’ai pas l’appétit de participer à d’autres festins. À l’heure dite, vous savez où me trouver.

Eymerich tourna le dos à l’aristocrate et traversa la cour encore bondée et bruyante. Il vit Nissim à quelques pas de là et lui dit :

— Fais ce que je t’ai demandé. Trouve-moi quelque chose à grignoter. Inutile de te presser, on a tout le temps.

Le serviteur leva les yeux vers le ciel.

— Vous avez vu là-haut, père ?

Eymerich regarda à son tour. Les stries blanches et curvilignes qu’il connaissait bien s’entrecoupaient dans les hauteurs. On aurait dit de la fumée mais elles persistaient même à côté du soleil. Ce dernier, pourtant déjà haut, conservait une teinte rouge peu naturelle.

— Il fallait s’y attendre, commenta Eymerich. Ce rassemblement est trop tentant. Ramón de Tárrega veut nous surprendre avec une nouvelle apparition de disques colorés. Et il n’est pas exclu qu’il fasse revenir les Lestrygons ou qui sait quels autres monstres pour ce nouveau public.

— J’aurai ainsi le loisir de m’amuser un peu. N’est-ce pas, père Nicolas ?

Eymerich sursauta. Il ne s’était pas rendu compte que le précepteur Avakum était à ses côtés. Ou en tout cas son corps. Son regard était en fait différent et n’avait rien de dément. Il s’exprimait d’une voix douce et calme. Il n’adoptait aucune posture gauche ou grotesque, malgré ses habits ridicules et l’absurde nœud rose qui pendait toujours de son chapeau. Son visage fripé s’était recomposé un masque sérieux, agrémenté d’une pointe d’ironie.

Le cœur d’Eymerich s’était emballé, mais il sut rapidement retrouver son calme.

— Vous voilà donc, Ramón, grogna-t-il. Vous avez enfin décidé de renoncer à vos fourberies ?

— Non. Elles n’ont pas d’influence sur les gens de votre trempe, mais elles déconcertent tous les autres… Vous ne vous sentez pas un peu effrayé ?

— Pas du tout, et vous ?

— Absolument pas.

Avakum sourit.

— Vous m’avez déjà tué de nombreuses fois, père Nicolas ! Je crois que vous commencez à comprendre que c’est inutile.

Eymerich se détendit. Son cœur avait retrouvé un rythme normal.

— Je sais ce qu’est l’ibbour. Je dois dire que vous le maîtrisez mieux que n’importe quel autre juif dans l’histoire.

Avakum fit une révérence.

— Il me semble que c’est un beau compliment. Maintenant je vous laisse. Vous avez bien plus important à faire.

— Pourquoi cette entrevue, Ramón ?

— Je voulais vous dire que ce n’est pas moi qui… Mais je me rends compte que ce n’est pas le moment. Je reviendrai vous voir bientôt.

Nissim avait suivi la conversation les yeux écarquillés en essayant de comprendre. Elle s’était déroulée dans un contexte grotesque, entre les exhibitions des jongleurs, de charmantes jeunes filles qui continuaient à servir du vin, les discussions des notables, les courses des enfants, les musiciens qui grattaient leurs instruments.

Certains avaient peut-être redouté que des lances appartenant à des corps de gardes disparates s’affrontent. Mais il n’en était rien. Ils avaient tendance à se regrouper par nationalités : les Allemands avec les Allemands, les Toscans avec les Toscans, les Corses avec les Corses… Et il n’y avait pas plus d’inimitié entre les différents groupes nationaux et régionaux. Beaucoup avaient combattu ensemble lors des batailles entre la France et l’Angleterre et rasé en un même élan de cruauté les villes conquises. Les souvenirs ne les séparaient pas, le vin les unissait.

Nissim, un peu assommé par l’agitation environnante, saisit Avakum par les épaules.

— Je le tiens, père ! Qu’est-ce que je dois en faire ?

— Rien, répondit calmement Eymerich. Il redevient ce qu’il était.

Le précepteur battit en effet plusieurs fois des paupières. Son corps perdit de sa tonicité et se pencha en avant. Les traits de son visage fondirent, retrouvèrent leur habituelle asymétrie. Les pupilles s’éteignirent puis se rallumèrent sur un regard vide, égaré.

— Je suis très heureux de vous revoir, père ! s’exclama Avakum. Vous voulez me dire quelque chose ?

— Non, pas du tout. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Ce jeune homme qui me tient par les épaules.

— Nissim, laisse-le, ordonna Eymerich. Va faire ce que je t’ai dit.

Le serviteur obéit et se dirigea vers les cuisines. Resté seul avec Avakum, l’inquisiteur lui demanda :

— Qu’est-ce que vous enseignez exactement à vos élèves ?

— Aux enfants de Manfredi Chiaromonte ? À part le latin, ce que j’ai appris à Bologne. Philosophie, essentiellement, et des notions de jurisprudence, de théologie, de mathématiques et de médecine. Plus l’art de la rhétorique, évidemment.

— Également les sciences naturelles ?

— Non, il n’y a rien de nouveau à apprendre sur le sujet. Les maîtres latins ont déjà tout dit, et les Pères de l’Église ont ajouté ce qu’il y avait à savoir. C’est une matière qui ne peut intéresser que les architectes, aux prises avec les mesures de grandeur physiques.

Eymerich croisa les bras sur sa poitrine.

— J’en déduis que vous n’avez jamais entendu parler d’une discipline appelée « alchimie ».

Avakum subit une nouvelle transformation, comme si Ramón ou un autre démon l’avait envahi une seconde fois. Il rougit, pâlit, puis rougit encore. Il ne savait pas où poser son regard ni comment masquer le tremblement de ses mains.

— Ce n’était pas une matière que l’on enseignait à Bologne, bredouilla-t-il.

Il était peut-être sur le point de nier catégoriquement, mais il se rendit compte que ce n’était pas souhaitable.

— J’en ai bien sûr entendu parler plusieurs fois, mais je n’ai pas de connaissance détaillée sur le sujet. Juste quelques vagues notions.

Eymerich acquiesça avec bienveillance, ce qui chez lui ne laissait présager rien de bon.

— C’est étrange, seuls les alchimistes, et encore pas tous, appellent le cinabre « sang de dragon ». Vous vous souvenez l’avoir fait ?

— Le hasard ! protesta Avakum. Des définitions cueillies çà et là dans des bribes de conversation !

Eymerich se fit encore plus doucereux.

— Oh, je n’en doute pas un seul instant. Maintenant suivez-moi dans ma chambre. Je veux vous montrer un objet que vos « vagues notions » pourraient peut-être interpréter.

L’inquisiteur poussa Avakum en avant sans que celui-ci lui oppose aucune résistance. Il ne le fit pas avec plaisir : moite de sueur, l’ancien maître de rue avait recommencé à puer. Eymerich envisagea un instant de le laisser à l’extérieur de sa chambre mais cette alternative n’était guère praticable.

Le trajet ne leur posa aucun problème. Sous un soleil de plomb, la cour se vidait lentement. Les jongleurs et les jeunes filles qui distribuaient boissons et friandises avaient disparu. Les musiciens résistaient mais jouaient des airs de plus en plus lents et monotones. Les soldats et les civils se regroupaient dans les endroits ombragés. Personne ne faisait attention aux traînées blanches qui continuaient à se croiser dans le ciel.

Eymerich poussa Avakum le long de l’escalier jusqu’à sa chambre. Il redoutait que les objets qu’il avait récupérés aient disparu, mais ils étaient toujours là : la statuette brisée qu’il posa au bord du matelas, et les deux outres ovales collées par l’embouchure. Il les souleva.

— Vous savez comment un alchimiste appellerait ça ?

— Non, je l’ignore, répondit le précepteur.

Il voulut s’asseoir sur le lit.

Eymerich l’en empêcha d’un geste. Il s’y assit lui-même avec les deux vases sur les genoux. Il les manipulait avec précaution.

— Maître Avakum, la nomenclature des alchimistes est bien souvent obscure. Le nom que l’on donne à des récipients de ce style est cependant plutôt commun et absolument pas secret. Passez en revue vos notions lacunaires et vous finirez bien par le trouver.

Le Serbe réfléchit. Et finit par dire :

— Je crois que dans l’alchimie un vase de cette forme est appelé « œuf », ou même « œuf philosophal ».

— Exactement ! applaudit Eymerich, feignant la joie, en soulevant les jambes pour éviter que le double vase ne glisse de ses genoux.

— Pour quelqu’un qui n’y connaît rien en alchimie, vous êtes plutôt au point. Je suppose que vous avez lu les pages que La Tourbe des philosophes consacre à l’œuf.

Avakum ne tomba pas dans le piège.

— Je n’ai rien lu. Je vous relate des conversations entendues à Bologne entre étudiants.

— Je vous crois. L’hérésie est parfois liée au contenu éphémère de bavardages entendus par hasard, dit Eymerich comme s’il parlait de choses insignifiantes. Je m’adresse à vous comme à quelqu’un qui connaît le grec, par profession et par culture. Œuf au singulier se dit OON. Ici, nous en avons deux. Comment dit-on au pluriel ?

Avakum commençait à réaliser que la réserve était une arme qu’il devait manipuler savamment. Il avait devant lui quelqu’un capable de lui arracher les mots de la bouche, soit parce qu’il en savait plus que lui, soit parce qu’il devinait ce qu’il n’aurait pas dû savoir. Il bredouilla la bouche sèche :

— En grec, le pluriel de OON est OA. Oméga et Alpha.

— Exactement les lettres gravées dans la chapelle en haut du château ! s’exclama Eymerich, feignant l’étonnement. Là où est apparu pour la première fois le serpent qui sent le cinabre !

L’inquisiteur se pencha vers son interlocuteur, manifestement effrayé.

— Oméga et alpha. La fin et le commencement. Normalement représentés par un reptile qui se mord la queue… Maintenant, en tant que bon lecteur de textes alchimiques, vous allez satisfaire ma curiosité, maître Avakum.

Le précepteur tendit les mains, paumes ouvertes.

— Je ne…

— Allons, épargnez-moi cette fausse modestie. Vous venez juste de démontrer vos compétences. Par ailleurs, que redoutez-vous ? L’Inquisition persécute de temps en temps les alchimistes, c’est vrai. Nous sommes cependant ici loin de ma juridiction. La seule personne que j’ai réussi à faire emprisonner en Sicile, parmi tous ceux qui le méritaient, c’est un de mes collègues. Je ne suis même pas sûr qu’il soit mort pour de bon.

Avakum paraissait particulièrement fébrile.

— Que voulez-vous savoir ?

— Pourquoi la science alchimique qualifie d’« œuf » ce genre de vase.

— Vous le savez probablement déjà.

— Possible. Mais rafraîchissez-moi un peu la mémoire.

Le précepteur récupéra un peu de salive lui permettant enfin de déglutir.

— À l’intérieur de vases de cette nature se produit une naissance. Différents métaux et substances se marient entre eux pour donner vie à quelque chose de différent. Des fusions ont lieu. Le résultat varie en fonction de ce que le philosophe veut obtenir. Il revêt plusieurs dénominations.

— Par exemple ?

— La plus commune est « pierre », pierre philosophale. Mais également « or philosophal », « quintessence » et d’autres encore. Dans la plupart des cas, elle fait allusion à des transformations qui se produisent dans la matière brute contenue dans les vases, mais également dans la spiritualité de l’alchimiste. Qui renaît, donc, dans un œuf, ou mieux deux : l’oméga et l’alpha.

— Pourquoi les deux vases sont-ils aussi soigneusement scellés ?

— Dans la première phase de l’opération, la Nigredo, quand la matière est encore chaotique, il risque d’y avoir des émanations de fluides et de fumées dangereuses. Il est donc indispensable de bien les coller afin qu’ils ne se séparent pas accidentellement.

Eymerich réfléchit intensément. Il compara les confessions d’Avakum avec ce qu’il savait déjà. Le petit homme semblait dire la vérité, mais certaines choses ne correspondaient pas. Pour le rendre plus loquace, il abandonna la stratégie frontale et se fit plus évasif.

— Ce que vous appelez les « phases » sont, si je ne me trompe pas, au nombre de quatre. Nigredo, Albedo, Citrinitas et Rubedo. C’est exact ?

— Oui. Certains auteurs ne tiennent pas compte de la Citrinitas.

— Elles correspondent à certains états mentaux ?

— Tout à fait. De la confusion totale à la connaissance lucide, en passant par tous les niveaux de conscience.

C’était ce qu’Eymerich voulait savoir. Il se redressa en tenant le double récipient.

— Je me félicite de votre compétence, maître Avakum. Si je brise maintenant ces vases soudés, je trouverai quoi ?

— Je ne sais pas, répondit le Serbe en chancelant légèrement. Il faudrait savoir ce qu’avait à l’esprit l’artisan qui les a cuits, et encore plus celui qui lui a ordonné de les fabriquer. S’il s’agit vraiment d’un alchimiste, ça peut être n’importe quoi. Métaux fondus, liquides purulents, acides ou poisons.

— La seule façon de le savoir, c’est de regarder.

Eymerich leva le récipient à bout de bras et le projeta violemment contre le parquet. Il se brisa en gros fragments de terre cuite. Une petite forme blanchâtre, semblable à un animal, gigotait entre les débris en gémissant. L’inquisiteur éprouva un si fort dégoût qu’il en eut la nausée. Et pourtant il n’avait pas le choix. Il se pencha et écarta les éclats du pouce et de l’index, un à un, pour dégager le petit être. Ils ruisselaient d’humeurs filamenteuses.

Quand la créature fut libérée, l’horreur envahit Eymerich. Le monstre avait forme humaine malgré l’absence de bras et de jambes. Remplacés par des moignons à peine esquissés. Il avait une petite tête chauve de nouveau-né, des traits déjà bien formés. Les yeux, grands et saillants, étaient emmaillotés dans les paupières. Il se contractait, comme s’il cherchait le liquide dans lequel il avait été immergé. De sa bouche sortait une plainte ininterrompue.

Eymerich se recula, horrifié. Il transféra sa colère sur Avakum.

— Et comment appelez-vous cette obscénité, seigneur alchimiste ? hurla-t-il. Quelle est cette horreur ?

— Je ne sais pas, magister ! Je ne le sais vraiment pas !

Le précepteur, terrorisé, était sur le point de pleurer.

Une exclamation de stupéfaction leur parvint du seuil de la pièce. Ils n’avaient pas entendu Nissim arriver en haut des escaliers. Il tenait un plateau avec une assiette couverte, quelques tranches de pain, un verre et un quart de vin blanc. Il tremblait tellement qu’il faillit tout laisser tomber.

— Il ressemble aux monstres de la Miknas que nous avons tués, père Nicolas ! Il est juste plus petit !

Avakum profita de cet instant de distraction pour sortir en courant de la pièce. On entendit ses pas dévaler rapidement les escaliers en bois. Peut-être trop rapidement : des sons confus, un bruit sourd et un cri de douleur firent comprendre qu’il avait achevé sa descente cul par-dessus tête. De nouveaux bruits de pas rapides s’éloignant dans les couloirs indiquèrent qu’il s’en était tiré sans trop de mal.

Eymerich ne se préoccupa pas de la fuite du précepteur. Il observait toujours le monstre blanchâtre qui haletait au milieu de ses humeurs visqueuses.

— Qu’est-ce que j’en fais maintenant ? demanda-t-il à Nissim.

Le serviteur, pétrifié d’horreur, ne put qu’écarter les bras en signe d’impuissance.

— Ceux de Feudo Michinese étaient certes plus gros, mais nous les avons tués, murmura-t-il.

— Celui-ci est très petit. Si je m’en débarrasse, je perds une preuve de ce qui vient de se passer.

— Trouvez un récipient où vous pourrez le conserver.

Eymerich, qui ne suivait habituellement aucun conseil, fit une exception. Il aperçut une cruche pour les ablutions corporelles déjà vidée. Il réussit à vaincre sa répulsion, saisit la larve humide par la nuque et la libéra des derniers débris. Elle s’agitait entre ses doigts. Il la laissa tomber dans le récipient en un geste de dégoût. Il perçut des couinements confus.

— On dirait qu’il veut dire quelque chose, fit-il observer.

Nissim essuyait son front en sueur du dos de son avant-bras.

— Oui, magister… Excusez-moi : père !

— Mais que hurle-t-il ?

— On dirait « pa… pa… ».

Nissim déglutit.

— Cela peut vouloir tout dire et rien dire. Puis-je avancer une hypothèse ?

— Vas-y.

— L’embryon vous prend pour son père.