CHAPITRE XXXIX
La réunion

La salle des Barons, le cœur véritable du château de Mussomeli, était de nouveau digne de cette appellation. Les plus puissants seigneurs qui se partageaient l’île étaient assis autour de la longue table débarrassée des traces de ripaille des jours précédents. Latins et Catalans : les Ventimiglia, les Lancia, les Barresi, les Alagona, les Palizzi, les Peralta, les Rosso plus d’autres maisons mineures. L’hypothèse – inacceptable – de communes libres les avait unis, leurs prétentions hégémoniques les avaient divisés. Ils étaient de nouveau réunis après avoir constaté que, pour assurer leurs intérêts, ils avaient besoin d’un semblant de monarchie et la paix avec les Anjous, afin d’éloigner de l’île l’éternelle menace d’un retour en force des Français.

Un jour seulement était passé depuis l’attaque des disques lumineux. Ils n’en parlaient pas. Grâce au ciel serein peut-être, ou au vin blanc servi par les domestiques et à la honte d’avoir eu peur d’une hallucination. En bout de table siégeait Giovanni Chiaromonte, le plus riche, régent de Palerme et propriétaire de parcelles qui atteignaient les dimensions d’une principauté, ou même d’un royaume. Qui aurait été vice-roi s’il avait reconnu l’autorité de Frédéric IV d’Aragon. À sa droite siégeait Manfredi, moins vieux que lui et probablement héritier. À sa gauche, Eymerich s’amusait avec une coupe de vin qu’il n’avait nullement l’intention de boire.

L’inquisiteur écoutait les conversations qui se tenaient autour de lui et qu’il parvenait pour l’essentiel à comprendre. Le sicilien des seigneurs était un peu différent de celui du peuple. Il ressemblait au latin, avec des termes catalans, et il intégrait des expressions du continent ou même provençales.

Quand Giovanni prit la parole, le rector choisit de s’exprimer dans la langue de Barcelone, qu’ils comprenaient tous.

— Mes amis, je vous suis reconnaissant de m’avoir rejoint une fois de plus ici, en des temps où il est dangereux de voyager. Si je vous ai convoqués, c’est parce que nous devons faire un choix définitif. Le pape insiste, Pierre le Cérémonieux également. On nous impose un accord avec Jeanne d’Anjou, que cette hypothèse nous plaise ou non.

— À vous, par exemple, elle plaît, observa le vieux Blasco Alagona d’un ton sarcastique.

Essentiellement pour affirmer son caractère belliqueux, il avait gardé son armure malgré la chaleur. Il n’avait cependant pas son épée. Les barons avaient pour consigne de se rendre à la réunion désarmés et sans escorte.

L’allusion à ses fréquents changements de camp ne troubla pas Giovanni Chiaromonte.

— Pour régler nos problèmes nous avons parfois besoin de faire des choix différents. Quel but a la politique sinon celui de gagner ? Les libertés communales que la plèbe réclamait après avoir chassé les Français nous auraient réduits à la misère. Est-ce que cela aurait été à notre avantage ou à celui du peuple que nous défendons ?

Un des Palizzi se mit à applaudir. Mais on savait que les Palizzi, maison nobiliaire palermitaine, étaient les vassaux des Chiaromonte. Personne ne suivit son exemple.

Giovanni ne fit guère attention à cette ovation et poursuivit :

— Pour résoudre d’éventuels différends entre nous, est ici présent, en tant qu’invité d’honneur, le père Nicolas Eymerich de Gérone, dominicain, théologien, célèbre philosophe, inquisiteur général de la faute hérétique pour le royaume d’Aragon. Il nous a été envoyé par le pontife, et aucun choix ne fut plus judicieux. Nous avons vu comment il réussit à déjouer des illusions qui paraissent tangibles et à réduire en fumée les pires hallucinations. Par consentement unanime, ou en tout cas je le souhaite, le magister nous indiquera le chemin à prendre pour trouver la voie de la paix.

Cette fois-ci, les applaudissements furent unanimes et retentissants. Seul Blasco Alagona s’abstint, imité par ses héritiers. Un reste d’animosité après le combat inutile et la victoire éphémère de la veille.

Eymerich se leva. Il parcourut la salle du regard pour voir si Eleonora d’Arborea avait droit à un siège. Non, l’assemblée était exclusivement masculine.

— Messeigneurs, dit-il d’une voix vibrante et assurée, vous avez constaté vous-mêmes que le démon a choisi la Sicile comme future proie, et il multiplie les ruses pour l’asservir. Il n’y a à cela qu’une seule raison. Cette île a été pendant des décennies en guerre non seulement avec les Français, mais avec le Saint-Siège. Elle a subi l’excommunication et, malgré des rapports récents moins tendus, elle se retrouve avec un clergé faible et une Église très fragile. Entre les géants, les lumières étranges, les prodiges incontrôlables, elle va finir par sombrer directement en enfer. Pendant que vous vous enivrez de vin et vous goinfrez de douceurs.

Un murmure parcourut l’assemblée, mais aucune protestation ne s’éleva. Les barons n’étaient pas préparés à entendre un langage si menaçant. Les prêtres qu’ils connaissaient étaient beaucoup plus conciliants et respectueux.

— Si vous cherchez la damnation, reprit Eymerich, sachez qu’elle est à portée de main. Elle se rapproche à chacune de vos orgies quotidiennes. Vous pouvez vous saouler à loisir et essayer d’oublier les péchés que vous commettez. Il n’y aura pas de vin frais entre les flammes qui vous dévoreront pour l’éternité. Si vous avez, au contraire, un sursaut de dignité, l’espoir existe encore pour vous, même si vous en êtes indignes à tous points de vue. Le pape Grégoire XI, serviteur des serviteurs de Dieu, vous a demandé de signer un traité de paix avec les Anjous de Naples. Faites-le et son pardon sera complet. À cette condition seulement.

Blasco Alagona laissa éclater sa colère, au point que le couteau qu’il utilisait pour trancher une portion de porchetta lui échappa des mains et tomba en tintant sur le carrelage. Un serviteur lui remplaça aussitôt ses couverts.

— Prêtre, tu prétends parler au nom de l’Église, mais en réalité tu exprimes la volonté des Chiaromonte. Qui penses-tu berner ainsi ?

Giovanni Chiaromonte allait répliquer, mais Eymerich fut plus rapide et lui coupa son élan.

— Et toi, qui crois-tu berner, Blasco Alagona ? Tu pensais profiter de la gloire d’un combat éphémère. Tu es vieux et moralement aussi crasseux que ta barbe. Repens-toi, soumets-toi à l’Église. J’ai autorité pour pouvoir prononcer ton excommunication à tout instant. Tu veux mourir dans le péché et le mépris ?

Les Alagona se levèrent, indignés, imités par des Catalans. La plupart d’entre eux essayèrent d’empoigner une épée qu’ils n’avaient pas. Eymerich pointa son index sur ceux qui étaient restés assis. Quand il reprit la parole, son ton était dur et cinglant.

— Ces misérables tricheurs croient pouvoir me tuer. Vous êtes d’accord pour les laisser faire ? Une fois que je serai mort, que se passera-t-il ? Quel sera votre avenir ? Des cieux emplis de disques multicolores, des géants jaillis du sol, des bancs de brouillard que tout le monde ne voit pas. Sans compter l’excommunication pour avoir laissé faire les assassins. Le pape en colère, les Anjous de Naples avec une flotte en mer. Pierre le Cérémonieux irrité parce que vous aurez agressé un de ses compatriotes. Si vous souhaitez un commerce tranquille, pensez-vous que vous pourrez l’obtenir ?

Tous les Palizzi se levèrent et entourèrent les Alagona, l’air menaçant. Les Ventimiglia firent de même. Blasco se mit à tousser et se laissa retomber sur le banc. Il était sur le point de vomir. Ses proches, après quelques hésitations, firent de même.

Eymerich avait croisé les bras sur sa poitrine. Il paraissait encore plus grand. Son ton était autoritaire, tout comme son regard.

— Je vois que la raison reprend ses droits. Je m’en réjouis. Il s’agit de constituer une délégation qui devra aller du port de Palerme à Naples en quelques jours. Amiral Chiaromonte, avez-vous une galère qui convienne ?

Frappé de stupeur, Manfredi acquiesça.

— Bien sûr !

— Faites-la armer et équiper. D’ici demain nous quittons Mussomeli. Le parcours sera semé d’embûches, mais il y en aura tout de même moins qu’ici.

— Vous prévoyez de graves dangers ?

— Un seul, qui les comprend tous.

Eymerich prit un ton de voix le plus solennel possible.

« Que dit le prophète Michée dans l’Ancien Testament ? Il dit que Dieu était assis sur son trône entouré de l’armée des cieux. Il demanda qui était prêt à séduire Achab, roi d’Israël, pour le conduire à la défaite. Un esprit se présenta et dit :

— Moi je le séduirai.

— Comment ? demanda Dieu.

— Je sortirai et je serai un esprit de mensonge dans la bouche de tous ses prophètes ! »

— Amen ! dit machinalement un des barons.

— Amen ! répétèrent de nombreux autres.

— Oui, mais saisissez-vous bien le sens de cet exemple ?

Les yeux noirs d’Eymerich étaient perçants.

— Une créature céleste choisit à cette occasion de devenir un esprit malin pour se consacrer au mensonge, qui est l’essence même de ce qui est mauvais. Elle le fit avec le consentement de Dieu. Dieu n’interdit pas ce genre de choses, il laisse les croyants réagir. Achab fut séduit et battu car il ne se soumettait pas au Seigneur. Et l’entité qui s’était portée volontaire, sa tâche accomplie, alla grossir les rangs des hordes infernales et ne jouit jamais plus de la lumière divine.

— Que voulez-vous dire, magister ? demanda Manfredi, interdit. Je n’arrive pas à vous suivre.

— Vous m’avez demandé où était le danger. Un esprit de mensonge est à l’œuvre parmi nous. Il nous a suivi depuis Palerme et il est habilement à l’œuvre, ici, à Mussomeli. Il a réussi à perturber ce que nous voyons, à nous faire croire à l’inexistant, à nous habituer à une série d’enchantements. C’est cependant un esprit seul, qui ne peut rien contre des religieux qui font corps. Contre une Église.

L’inquisiteur abattit sa main droite sur la table.

— Le dernier tronçon de l’expédition, d’ici jusqu’à Naples, sera entièrement sous ma direction. Le diable m’est devenu si familier, après des années de guerre au corps à corps, que je suis non seulement capable de deviner ses intentions, mais également de prévenir ses déplacements. Un pouvoir partagé seulement par les papes, et encore pas tous. J’exige, pour votre salut, de jouir du même niveau d’obéissance.

Eymerich se rendit compte que son discours avait été spontané, fluide et agressif, bien au-delà de ses intentions. Il ne s’en inquiéta pas : il le savait profondément vrai. Il n’y avait aucun risque de conditionnement ou de possession. Il était bien plus fort que Ramón maintenant, et les autres esprits, Myriam en tête, ne lui étaient pas hostiles, mais plutôt alliés.

— Il cherche à imposer une sorte de dictature ! protesta l’aîné des Lanza.

— Je ne l’imposerai pas. C’est vous qui me l’accorderez. Chez qui allez-vous faire réparer vos chaussures ? Chez le cordonnier. Et faire ferrer un cheval ? Chez le maréchal-ferrant. Ce sont des experts dans leur art. Contesteriez-vous leur habileté ou les laisseriez-vous faire ? Ici, le seul expert dans le combat contre Satan et ses incubes, c’est moi.

Blasco Alagona se remettait de son malaise. Il toussait encore, mais parvenait à parler. Il attendait que ses serviteurs, brigands et domestiques, le libèrent des couches de fer qui le recouvraient, afin qu’il puisse respirer.

Dès qu’il eut repris son souffle, il fixa Eymerich de ses yeux fatigués et chargés de haine. Sa voix rauque était cependant plus conciliante, et empreinte d’un certain respect.

— Père, si un esprit malin est vraiment parmi nous, vous devriez savoir où il se trouve. Autrement, tout nous autoriserait à penser que vous nous avez exposé de pures inventions, uniquement pour accroître votre pouvoir à la table des négociations.

Eymerich se retint de lui rire au visage.

— Monsieur le comte, je ne sais pas où se trouve maintenant l’entité. Hier elle était en vous, et je vous en ai libéré. Peut-être qu’en y repensant vous constaterez un trou de mémoire. C’est un esprit désincarné qui peut posséder n’importe qui. Pendant plusieurs heures il a échangé son âme contre la vôtre. Ou, pour être plus précis, il les a fait cohabiter.

Blasco se tut. Il avait l’air bouleversé. Même Manfredi Chiaromonte, qui ruisselait de sueur, avait les yeux exorbités.

— Magister, vous avez bien dit « n’importe qui » ? Le démon auquel vous faites allusion peut envahir n’importe quelle créature humaine ?

— Oui, sauf si une foi solide envers le Christ est capable de dissiper les illusions. Sous ma conduite ce sera facile. Sans moi, la Sicile ne sera plus capable de distinguer la réalité du cauchemar.

— Que devons-nous faire ?

— Je vous l’ai déjà dit, amiral. Quitter le château et retourner à Palerme. Là, vous ferez embarquer une délégation et irez à Naples négocier avec les Anjous. Après un entretien avec Frédéric IV. Qu’il représente quelque chose ou pas, ce sera le souverain de l’île qui soutiendra votre requête. Sans roi pour le légitimer, le pouvoir des familles est éphémère.

— Il faudra du temps pour faire venir le roi de Catane à Palerme.

— Vous croyez cela ? Moi je crois qu’il n’attend rien d’autre depuis des années.

Eymerich fit un clin d’œil. Un geste malicieux qu’il n’aurait jamais fait s’il n’avait pas été de bonne humeur.

— Chaque fois qu’il a tenté de revenir dans l’ancienne capitale, c’est vous, les Chiaromonte, qui l’en avez empêché. Et là vous allez même l’inviter. Vous verrez : il se mettra immédiatement en route.

L’assemblée était totalement subjuguée. L’instant idéal pour quitter les lieux. Tandis qu’il s’éloignait, il eut droit à une dernière question, surprenante puisqu’elle émanait de Giovanni Chiaromonte. Le baron en théorie le plus puissant.

— Vous avez d’autres ordres, magister ?

— Non, rector. Il faut envoyer rapidement un messager pour convoquer le roi Frédéric. Il faudrait également avertir Eleonora d’Arborea, si elle a l’intention de nous accompagner. Quant à nous, mieux vaut partir à l’aube. Je vais moi-même préparer mon misérable bagage.

Au pied de l’escalier qui conduisait à sa chambre, Eymerich tomba sur Nissim, le dos appuyé contre la rampe. Il fut content de le voir.

— Si je ne t’avais pas trouvé là, j’aurais envoyé quelqu’un te chercher. Tu as éliminé le monstre enfermé dans la cruche ?

— Oui, père. Il ne se décidait pas à mourir et couinait désespérément. Quand il s’est arrêté de bouger, je l’ai jeté par la fenêtre dans le ravin. S’il existe un au-delà pour les monstres, c’est maintenant là-bas qu’il doit se trouver.

— Parfait ! Demain, nous repartons pour Palerme, avant le lever du soleil. Tu peux me trouver un cheval acceptable, ni boiteux, ni bigleux, ni enclin au suicide ?

Nissim sourit.

— Je crois que oui. Sinon je prends celui d’un officier et je le repeins. De blanc j’en fais un noir, ou l’inverse. Je l’ai fait plusieurs fois et ça a toujours marché. Tous les garçons d’écurie sont mes amis.

Eymerich fronça les lèvres.

— Je te fais confiance. Autre chose. Nous ne resterons pas longtemps à Palerme. Tu dois m’obtenir une rencontre avec un des rabbins du Cassaro, ou avec un juif suffisamment cultivé pour connaître en détail la religion qu’il enseigne. Formé non seulement à la Torah, mais également au Zohar et aux Midrash. Tu peux faire ça ?

— Je crois, oui. Vous voulez vous convertir ?

Le regard qu’Eymerich décocha à Nissim aurait pu tuer un petit animal.

— Prends garde, tu risques de te retrouver avec la langue clouée à un bout de bois. Disparais et suis mes instructions, si tu tiens à poursuivre ta misérable existence de circoncis.

Dès que Nissim fut parti, Eymerich monta dans sa chambre. Il fut surpris par l’aisance avec laquelle il gravissait les marches, inconcevable quelques jours plus tôt. Il n’avait même pas besoin de se tenir à la rampe en se hissant à la force des bras. Un regain d’énergie qu’il était incapable d’expliquer.

Une ambiance paisible régnait dans la pièce. La cruche n’était plus là et ils ne l’avaient pas remplacée. Les rayons orangés du soleil de l’après-midi pénétraient par la fenêtre. Il faisait chaud, mais c’était supportable. Le bout de ciel qu’il apercevait était d’un bleu profond, sans nuages ni traînées.

Il se regarda dans le miroir. Il s’était trop négligé ces derniers temps. Un duvet court et doux poussait sur son crâne. La barbe réclamait ses droits. Il devait avoir un rasoir dans son sac. Il se mit à le chercher mais s’interrompit presque aussitôt. Il y avait quelque chose qu’il devait faire avec une priorité absolue.

Il récupéra la statuette brisée qui était restée sur le sol et la serra entre ses mains. Assis sur le bord du lit, évitant l’ombre du baldaquin, il attendit que la lumière rouge le frappe puis s’exclama à voix haute :

— Myriam, Lilith, je sais que vous m’entendez. Venez à moi, je veux vous parler !

S’ensuivit un profond silence. Sur la vallée un léger vent se leva qui fit grincer le battant de la fenêtre. Le flot du courant aérien s’intensifia rapidement, adoptant la furie d’un cyclone. Les murs robustes de Mussomeli craquèrent en différents endroits, trop solides cependant pour s’écrouler ou se fissurer. Seules quelques pierres accompagnées de mottes herbeuses roulèrent de la base du château.

Eymerich n’avait pas peur de déclencher un cataclysme. Il n’essaya pas de bloquer la fenêtre qui battait. Le souffle d’air, par ailleurs invisible, s’évanouit rapidement. Un calme profond s’installa et prit le dessus.

Assis sur le bord du lit, les mains sur les genoux, l’inquisiteur murmura :

— Sois la bienvenue, Myriam. Maintenant tu peux m’apparaître. Seule, si possible. Je n’ai rien à dire à tes extensions spirites.

— Attends.

Après une brève attente, un corps prit forme devant Eymerich. Ce n’était ni un fantôme ni un quelconque simulacre. C’était sœur Magdalena Rocaberti, la prieure du Mont de Sion.