Bien qu’il fût préparé à n’importe quel événement exceptionnel, la vue de sœur Magdalena laissa Eymerich pantois. Il avait plusieurs fois pensé à elle, à son visage mûr et délicat, à ses charmants yeux de myope. Il ne jugeait pas cette image immorale mais qu’il l’évoquât si souvent le troublait.
L’effigie qu’il avait devant lui frôlait la perfection. Une légère luminosité sur les bords révélait une réplique particulièrement soignée.
— Pourquoi as-tu choisi ce corps, Myriam ? demanda Eymerich avec une pointe de tristesse dans la voix.
La réponse, encore une fois, parut provenir de profondeurs insondables et ne fit même pas vibrer les lèvres de la soi-disant Magdalena Rocaberti.
— Pour te faire plaisir, Nicolas. Je n’ai plus de véritable corps. Il est si loin d’ici que je peux à peine en projeter l’ombre, et seulement avec l’aide de mes trois sœurs.
— Je pensais que de siècle en siècle Lilith était de plus en plus forte.
— Non, elle s’est retirée dans une époque où plus personne ne croit qu’elle existe.
Ces derniers mots étaient très faibles, presque inaudibles. L’inquisiteur en comprit cependant le sens, la communication n’étant pas seulement verbale.
— Ne te sers pas des traits de sœur Magdalena. Utilise les tiens, murmura-t-il d’un ton mélancolique. Mieux vaut un spectre qu’une marionnette.
— Tu as raison, mais je ne serai pas seule. Tu dois désormais le savoir.
— Je le sais et je n’ai pas peur. Pas de vous.
Magdalena Rocaberti parut grandir tout en devenant transparente. Puis elle disparut. L’entité tripartite qu’Eymerich connaissait déjà prit sa place en un éclair vermillon : la femme nue au centre, silhouette nébuleuse, bandelettes de vide autour de rares îlots de chair, et les deux autres femmes, drapées de voiles impalpables, sanglotant, le visage enfoui dans leurs avant-bras.
— Pourquoi pleurent-elles, Myriam ?
— Tu le sais, répondit de loin le lémure de Lilith. Tu as tué nos enfants. Tu les as pris pour des monstres, et ils l’étaient bien sûr. Mais on ne s’attendait pas à ce que ce soit la main de leur père qui les condamne.
— Enfants ? hurla Eymerich scandalisé. Je n’ai jamais eu d’enfants ! De quoi es-tu en train de parler, démon juif ?
Le fantôme tripartite vibra, perdit ses contours puis les retrouva. La réponse vint, faible mais directe.
— Tu oublies avoir délivré ta semence, Nicolas ? Il y a treize ans, dans le château de Montiel. Avec une autre de mes consœurs, que tu as connue sous le nom de Léonore, nous avons réussi à la conserver. Nous l’avons utilisée plusieurs fois, goutte à goutte, pour te donner un héritier. Inutile, il ne naissait que des monstres sans bras ni jambes. De pauvres êtres innocents que tu t’es obstiné à assassiner.
Eymerich se redressa avec fureur.
— Va-t’en Myriam, Lilith ou qui que tu sois ! Je n’ai aucun enfant, et si c’était le cas, ce ne serait certainement pas un monstre !
— En effet, le dernier qui te reste n’est absolument pas monstrueux… Ce n’était pas prévu dans les Écritures, où on nous appelle « voleuses de sperme » et « génératrices de démons ».
La femme frémit.
— Le monde d’où je viens est en train de m’aspirer. Nous nous reverrons. En bas ou là-haut.
— Qu’entends-tu par « là-haut » ?
— Tu le découvriras. Tu auras toutes les réponses. Tu en connais déjà beaucoup.
— Je ne crois pas aux superstitions des juifs ! Je ne crois pas à vos livres maudits !
— Tu sais bien que certaines vérités n’appartiennent pas qu’aux juifs… Regarde en toi, Nicolas, observe ton passé. Une grande transformation est sur le point de s’accomplir. Je reviendrai te guider.
Les trois silhouettes féminines se serrèrent l’une contre l’autre en une étreinte sanglotante. Elles fusionnèrent. Eymerich crut voir deux ailes qui vibraient pour les faire décoller du sol. Une vision très fugitive, car les femmes enlacées prirent de nouveau l’apparence de sœur Magdalena. Elle ne souriait pas et avait la robe imbibée de sang. Elle indiquait quelque chose à ses pieds.
Quand l’inquisiteur baissa les yeux, il ne put retenir un cri d’horreur. Le carrelage était recouvert des créatures ignobles qu’il connaissait bien : des larves de nouveau-nés privées de membres. Elles étaient atrocement tailladées et perdaient des flots de sang. Certaines d’entre elles étaient mortes, d’autres remuaient encore. Il reconnut la dernière : celle, minuscule, qu’il avait fait tuer après l’avoir enfermée dans la cruche. La seule qui n’avait pas connu le fil de son épée.
La vague de sang lui submergea les pieds. Il sursauta et faillit encore crier. Magdalena mit un doigt sur ses lèvres. Finalement elle parla, de sa voix profonde et harmonieuse.
— Le Rex tremendae maiestatis a également le droit d’exterminer sa famille. Il doit même le faire pour enclencher la métamorphose. L’Oméga et l’Alpha.
Elle sourit et il ne resta bientôt plus d’elle que ses lèvres, avant que tout disparaisse : les larves mortes ou agonisantes, le sang, Magdalena elle-même. Il n’y eut plus que le chant des oiseaux de l’autre côté de la fenêtre, et quelques bruits provenant des entrailles du château.
Eymerich resta prostré au bord du lit à contempler les murs dépouillés de la chambre. Il était nerveux mais pas au point de perdre le contrôle. Il écarta l’hypothèse d’un rêve : il n’avait même pas dormi une minute. Il exclut également que cela pût être une hallucination induite par fumigation ou d’autres expédients magiques. Ramón de Tárrega n’était pas concerné par ce qu’il venait de voir et d’entendre. Si son ennemi avait voulu le plonger dans le délire, il aurait provoqué des cauchemars d’une autre nature, comme les visions de l’enfer qui obsédaient de nombreux mystiques et hérétiques béguins. Mais Ramón ne l’aurait même pas tenté : il le connaissait trop bien pour espérer lui faire perdre la raison. Et encore moins la foi. Eymerich se signa et récita quelques prières. Pour se calmer et non pas en guise d’exorcisme, pratique courante chez les ignorants. Une simple prière ne pouvait repousser Satan et ses sbires, presque tous anciens combattants des armées de Dieu et initiés à la ruse par Dieu lui-même.
Eymerich s’étendit sur le lit, les mains sous la tête. Il ne ferma pas les yeux, il n’avait pas sommeil. Il se dit que parmi les forces qui s’employaient à entraîner le monde dans d’autres réalités, certaines étaient avec lui et d’autres contre lui. Le doute naissait d’une ambiguïté fondamentale. Ramón était indubitablement un serviteur du diable. Tout ce qui s’était passé jusque-là le démontrait et l’utilisation qu’il faisait des livres pervers, bien sûr, le confirmait. L’autre front, apparemment dirigé par Myriam/Lilith et ses mystérieuses compagnes, renvoyait à des croyances juives que l’inquisiteur ne pouvait accepter, même face à l’évidence. Ramón en partageait une partie et lui faisait prendre une mauvaise tournure en la combinant au satanisme chrétien. Il était impensable d’accepter le charabia doctrinaire juif conduisant au salut et au bien sans risquer de commettre des erreurs graves et peut-être mortelles.
Les cogitations d’Eymerich furent interrompues par l’arrivée de Nissim, qui lui apportait de la nourriture sur un plateau et semblait très inquiet.
— Père, au bas de l’escalier il y a un… homme qui désire vous voir.
— D’accord.
Eymerich était encore prisonnier de ses réflexions.
— Nissim, sais-tu s’il y a, à Mussomeli, un jeune d’environ treize ans ?
Le serviteur fut décontenancé par cette question.
— J’imagine que oui. Les enfants ne sont pas nombreux, mais il y en a de tous âges. Vous voulez que je me renseigne ?
— Oui. Déniche-moi tous les enfants de cet âge-là présents au château. Ou ceux de douze ans si l’accouchement s’est déroulé à terme… Qui est l’individu qui veut discuter avec moi ?
— J’ai presque peur de vous le dire.
Ce n’était pas un euphémisme. Les mains de Nissim tremblaient. Il laissa tomber plus qu’il ne posa le plateau qui fit quelques embardées avant de se stabiliser. Le quart de vin resta debout par miracle.
— Ma patience a des limites ! s’exclama Eymerich. Qui m’attend en bas ?
— Il vaut peut-être mieux que vous le découvriez vous-même.
Le dominicain avait déjà trop de soucis en tête. Il se leva, marcha vers la sortie et dit :
— Dans un coin, tu trouveras un sac avec quelques affaires. Mets-y les papiers éparpillés un peu partout et les objets qui m’appartiennent. Nous nous reverrons, mais n’oublie pas ce que tu as à faire : découvrir s’il y a à Mussomeli un gamin de douze ou treize ans et organiser à Palerme une rencontre avec un rabbin féru de balivernes théologiques.
— Je ferai de mon mieux, père.
Eymerich se pencha en haut de l’escalier et regarda vers le bas. Il ne vit personne. Il descendit alors prudemment les marches. Lorsqu’il mit le pied à l’étage inférieur, devant la chambre des Trois Femmes, une silhouette inattendue et fantomatique émergea du cône d’ombre où elle se tenait cachée. L’inquisiteur en demeura effaré, mais l’homme qui lui faisait face affichait lui aussi les stigmates d’une terreur aveugle.
— Pardonnez mon outrecuidance, magister, le supplia Simone dal Pozzo, les mains jointes. Je vous assure que je n’abrite aucune âme étrangère. Le corps que vous voyez est réel.
Eymerich recula d’un pas.
— Impossible. Vous êtes mort. Je suis en train de parler avec quelqu’un d’autre. Ramón ?
— Non, magister, non ! J’ignore ce qui m’est arrivé !
Le père Simone fondit en larmes. Il paraissait absolument sincère.
— Je me suis retrouvé dans des corps extravagants, dessinés par les obsessions d’un fou. J’ai eu des traits de veau ou de porc, j’ai mugi et grogné. J’ai escaladé les contreforts de Mussomeli avec des membres de singe. Effrayé à l’idée de garder cet aspect indéfiniment.
Eymerich, bien que profondément bouleversé et, dans une certaine mesure, effrayé, haussa les épaules.
— Mensonges. L’ibbour fait passer les âmes d’un corps à un autre. Il n’influe pas sur l’apparence physique.
Simone dal Pozzo, qui continuait de pleurer, écarta les bras.
— Magister, que vous dire de plus ? Ramón ne se base pas seulement sur des textes juifs. Vous me fîtes lire vous-même le Liber Vaccae. On y parle d’hommes obligés de se transformer en singe, en porc, en veau ou d’autres animaux, à la suite de rites blasphématoires. Avant de retrouver mon apparence originelle, j’ai dû traverser cet enfer.
Eymerich était circonspect.
— Je ne peux pas faire grand-chose pour vous, père Simone. Vous êtes censé être mort. Ils en sont tous convaincus, barons compris.
— Certains m’ont aperçu, bien vivant, grimpant les escaliers du château !
— Une apparition intéressante, mais rien de plus. Le corps qui vous abrite est artificiel, votre âme est un simulacre. Vous voulez que je vous donne un conseil ? Allez sur les remparts et jetez-vous dans le vide. Vous souffrirez peu et jouirez de la lumière éternelle, parce que vous serez sans péchés. Je peux vous donner l’absolution.
Le père Simone s’emporta.
— Je pourrais résoudre des énigmes, vous révéler de nombreux mystères ! Si vous cherchez un enfant, il n’a pas forcément l’apparence d’un jeune de douze ans. Les avortons mis au monde par les quatre déesses de la luxure…
Eymerich ne l’écoutait plus. Il évaluait le diamètre, entre colonne et colonnette, d’une fenêtre géminée qui donnait sur la falaise sud. Il invita Simone dal Pozzo à s’y pencher avec lui.
— Regardez, la vue est magnifique ! Le lieu idéal pour s’offrir à la mort. Et ces paroles anciennes sont si belles : Ego te absolvo a peccatis tuis, in nomine Patris…
La rambarde était basse. Eymerich saisit le père Simone par la nuque et le poussa vers l’extérieur. Il le vit tomber en se débattant et en hurlant contre une arête de schiste faites d’écailles tranchantes.
Un peu fatigué, le dominicain essuya la sueur qui coulait sur son front et son cou.
— C’est la deuxième fois que je le tue, se dit-il à voix haute. Espérons que ce sera la dernière. Mais cela m’étonnerait. Je ne crois pas que le démon veuille garder avec lui un serviteur aussi incapable.
Penché au-dessus du ravin, il récita un Requiem aeternam. Il envisagea de remonter dans sa chambre, mais préféra se diriger vers la salle des Barons. Elle était presque déserte : les seigneurs étaient certainement en train de préparer leur départ pour le lendemain matin.
Il vit cependant à une extrémité de la table Giovanni Chiaromonte, le très jeune Ruggero Palizzi et l’arrogant Guglielmo Raimondo III Moncada. Deux Latins et un Catalan, en admettant que les vieux partis eussent encore un sens. Les trois hommes buvaient des verres de vin en profitant de la fraîcheur de la grande salle.
Quand il aperçut l’inquisiteur, le comte Giovanni lui adressa un signe amical.
— Venez avec nous, magister, accordez-nous votre compagnie ! Nous combattons la chaleur de l’après-midi en parlant de choses qui pourraient vous intéresser.
Eymerich, qui n’y voyait aucun inconvénient, prit place sur une chaise vide à côté des trois puissants. Deux, à vrai dire : depuis que, vingt ans plus tôt, une révolte populaire avait renversé Matteo Palizzi et ses proches à Messine, le clan dépérissait. Seuls survivaient les Palizzi de Palerme, dans leur imposante demeure, dite des Esclaves, quasiment en ruine. Confisquée un moment à Matteo, reconnu coupable de félonie envers les Aragonais, elle ne lui avait été rendue que récemment. Ils faisaient office de chiens de garde des Chiaromonte, qui en avaient par ailleurs bien d’autres. Ruggero était à la tête d’une dynastie en voie de disparition.
Un esclave arabe apporta aussitôt une nouvelle carafe, ruisselante d’humidité, et une coupe pour Eymerich. Le vin coupé était bon, malgré un parfum de résine. Le fond n’était pas douceâtre.
— Magister, dit Giovanni Chiaromonte sur un ton très cordial, avec mes amis nous nous interrogions sur les finalités de notre imminent voyage à Naples. La paix avec les Anjous est claire. La paix est toujours sacro-sainte. Mais impliquer Frédéric le Simple ne veut-il pas dire qu’une fois un accord conclu entre Français et Aragonais, nos pouvoirs se trouveront limités ?
— Je m’attends à un principe que vous connaissez, comte, répondit Eymerich. Donner à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Je ne m’occupe pas de vos intérêts particuliers, de la classe dominante.
— Une idée, cependant, vous devez bien en avoir une. Juste une question d’opinion.
— Oui, et je vais vous la résumer.
Eymerich but encore, s’essuya les lèvres d’un revers de manche et reposa sa coupe.
— Ni Frédéric IV ni Jeanne d’Anjou ne peuvent renverser le pouvoir des barons en Sicile. Nous allons à Naples pour obtenir uniquement des reconnaissances formelles, qui valident le statu quo. Le seul danger pourrait venir de Pierre le Cérémonieux. Mais tant qu’il rencontrera une résistance en Sardaigne, la menace est purement théorique.
Le comte de Modica acquiesça.
— Exact. J’imagine que c’est pour cette raison que vous avez emmené avec vous Eleonora d’Arborea.
— En vérité, c’est elle qui a voulu me suivre. Mais au-delà de ses motivations, le résultat reste inchangé. La Sicile est aux barons et le restera pendant des décennies. La société va moins changer qu’à l’époque des Sicanes ou des Lestrygons. Vous aurez les mains libres pendant encore très longtemps.
Giovanni leva sa tasse, plein d’enthousiasme.
— Mes amis, ces belles paroles méritent un hommage !
Ils levèrent tous leurs coupes et burent ensemble. Guglielmo Raimondo Moncada lâcha un rot, qu’il n’essaya aucunement de retenir, suivant la coutume arabe. Il demanda dans un catalan approximatif :
— Ami prêtre, le voyage est-il vraiment sans risques ? Je n’ai pas vu beaucoup de gens, mais je sais que depuis des mois les événements exceptionnels s’enchaînent. Jusqu’à présent, personne n’a réussi à les éviter. Apparemment, vous ne les redoutez pas. Vous êtes capable de les maîtriser ?
Eymerich baissa les yeux pour faire montre d’une humilité qu’il n’éprouvait pas en réalité.
— La plupart du temps, oui. Celui qui combat quotidiennement la souillure diabolique sait également comment l’empêcher de se répandre.
— Vous avez dit « la plupart du temps ». Et les autres fois ? Quel danger encourons-nous, entourés par des hallucinations récurrentes ?
— Celui de ne plus faire la différence entre le monde réel et l’autre. Satan essaie de vous pousser contre une paroi fragile, facile à déchirer comme du parchemin. Une fois entraînés là-bas vous ne saurez plus faire la différence entre rêve et réalité. Un univers brumeux dont vous aurez du mal à apprécier les contours. Et la pire des surprises : vous serez en enfer.
Eymerich avait parlé sur un ton tout à fait normal et c’est peut-être ce qui fit frissonner les barons.
Giovanni Chiaromonte demanda une carafe d’eau et ce n’est qu’après en avoir bu un verre ou deux qu’il put s’exprimer d’une voix limpide, juste rouillée par l’âge.
— Je compte sur vous, magister, pour nous préserver d’un destin aussi funeste.
— Je serai à la hauteur, seigneur comte de Modica. Je prends déjà en charge les cauchemars de tout le monde.
Giovanni se leva.
— Messieurs, le moment est venu de penser au voyage vers Palerme puis à la traversée qui nous conduira à Naples. Vous avez besoin de quelque chose, père Nicolas ?
— Oui ! Je cherche un enfant de douze ou treize ans qui se trouverait à Mussomeli.
— Un des enfants de mon frère Manfredi a cet âge-là.
— Ça ne peut pas être lui.
Eymerich s’inclina.
— Au revoir, à demain, mes nobles. De retour à Palerme.