CHAPITRE XXXXI
Lilith – V

— Quel est votre numéro de cage de Faraday ? Vous vous en souvenez ? demanda Myotis.

— Oui, répondit Lilith. C’est le 325. Identique au numéro de L-F.

Le technicien examina les boîtes.

— On va trouver votre cage, infirmière. Elle sera certainement vide. Un peu de patience.

Lilith le saisit par le col et le percuta contre les pseudo-fours à micro-ondes. Le technicien ne s’attendait pas à une telle force venant d’une femme et ne put réagir.

— Ça suffit comme ça, docteur, professeur, psychiatre ou qui que tu sois, siffla Lilith. Explique-moi tout de suite et simplement de quoi tu es en train de parler ou bien je te tue.

Elle n’avait pas encore sorti son couteau, mais c’était tout comme. Myotis n’était pas habitué aux accès de violence, et il pâlit aussitôt.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Les L-F. C’est quoi ?

Il déglutit péniblement.

— Tu le sais déjà. Les champs vitaux électromagnétiques. Chaque être vivant a le sien, formé par les émissions à très basse fréquence du cerveau. Il résiste même à la mort du corps physique. Il modèle un homme avant même sa naissance et survit à la décomposition de son enveloppe charnelle.

— Je n’en ai jamais entendu parler. C’est une découverte récente ?

— Non. Depuis un millénaire, on ne découvre rien. À la rigueur on redécouvre. La théorie des L-Fields fut établie autour de 1930 par Harold Saxton Burr puis oubliée. Les Soul Catchers servent à les capturer.

— Dans quel but ?

— Pour avoir, dans un monde rendu fou et halluciné, mille quatre cents personnalités libérées de la folie. On en espérait plus. En fait il y en a moins.

Lilith lâcha Myotis, mais elle empoigna le couteau et le pointa contre son ventre.

— Conduis-moi à la cellule 325. La mienne.

— Elle est vide. La matrice électromagnétique est en toi. Et également le Soul Catcher qu’ils t’ont implanté.

— Ça ne fait rien, je veux voir ma petite cage.

Myotis parcourut docilement l’alignement des portes. Il trouva la 325.

— La voilà. Comme je le pensais, elle ne contient pas l’habituelle ampoule luminescente. On ne voit pas l’auréole.

Il se pencha sur la cellule. Il sursauta puis fit un pas en arrière.

— Je ne m’attendais pas à ça.

— À quoi ? demanda Lilith.

Myotis indiqua une étiquette collée sur la porte.

— C’est l’un des champs vitaux endommagés. Altérés par les rayons HAARP envoyés par erreur dans le passé avant de rebondir en arrière. Avec une charge de L-Field qui ne devrait pas être là.

Lilith se pencha à son tour.

— Je ne vois rien là-dedans. Il n’y a rien du tout.

— Forcément. Le champ vital, c’est toi qui l’as. C’est lui qui modèle ta personnalité.

— Sur l’étiquette on a écrit 629.

— C’est le champ envahisseur venu du passé. Celui qui a altéré le tien. Nous l’avons isolé et enfermé dans la cage de Faraday 629. Je pense qu’il a le même numéro de L-Field que toi. 325.

— Nous serions donc la même personne.

— Pas du tout. Lui, c’est le père, toi la fille. Le champ vital électromagnétique comprend celui, plus petit, émis par l’ADN.

Une série de hurlements détourna l’attention de Lilith. Myotis essaya de la désarmer. Il lui saisit le poignet, le tordit derrière son dos pour lui faire lâcher le couteau. Mais les agressions étaient monnaie courante sur Paradice et les Schizos, mieux que quiconque, savaient les contrer.

Lilith piétina plusieurs fois le pied de Myotis, puis le frappa au genou d’un violent coup de pied vers l’arrière. L’homme lâcha prise et tomba à terre. Il se retrouva bloqué sous la jeune femme, la lame contre la gorge. Il haleta.

— Tu n’es pas fait pour ce jeu-là, bâtard, grimaça Lilith. Maintenant dis-moi la vérité. Tu n’es pas né sur la Lune. Moi non plus. Ni même ce porc de Lesurme. Comment et où sommes-nous venus au monde ?

Elle lui taillada la peau avec la pointe du couteau.

Myotis libéra un gémissement. Il déglutit et dit en chuchotant :

— Nous sommes des corps volés. Chaque fois qu’un Lunien est sur le point de mourir, il s’empare d’un habitant de la Terre. Il lui greffe le Soul Catcher et transfère son âme électromagnétique. Une sorte de matrice.

— Que devient l’esprit originel ?

— Je ne sais pas. Il est archivé dans un coin du cerveau, peut-être.

— La dernière expédition sur Paradice avait pour but de voler des corps ?

— En partie. Mais nous voulions retrouver les éléments sains que nous avions disséminés parmi les malades mentaux. Les « infirmiers ».

— Dont je fais partie ?

— Oui. Personne n’a cependant fait attention à la contamination de ton champ vital par des L-Fields, arrivés là à cause d’erreurs de calcul relativiste.

Lilith retint un sanglot.

— Je n’ai donc jamais eu d’enfance ?

— Si, mais avec une autre personnalité, dans une version enfantine de ton corps.

Myotis s’était curieusement mis à pleurer.

— C’est la même chose pour moi. Et pour tous ceux qui sont ici. Qui sait où est allé notre esprit. La Terre est un enfer, mais la Lune aussi. Psychiatres et militaires ont pu s’amuser pendant des millénaires à nos dépens.

Pour une fois, Lilith ne se sentit pas de tuer sa victime. Elle se redressa tout en gardant le couteau en main. Attendit que Myotis se relève à son tour.

— Conduis-moi à la cellule 629.

Le technicien se ressaisit un peu. Il s’avança dans la lumière bleutée.

— La voilà. Le filament est encore actif. Il émet de la lumière et de la chaleur.

— Ce verre brillant serait mon père ?

— En théorie, oui. Quelque chose d’approchant. Le L-Field est mentionné comme étant le 325.

— Ouvre la cellule et brise l’éprouvette.

Myotis recula d’un pas.

— Impossible ! C’est un champ mental actif ! Capable d’infiltrer n’importe qui !

— Alors, écarte-toi. Je vais m’en occuper.

— Je ne peux pas te laisser faire ! C’est trop dangereux !

Lilith brandit son couteau, les dents serrées.

— Tu préfères mourir ? Tu n’as qu’à le dire. J’ai envie de te tuer depuis au moins une heure, te torturer jusqu’à ce que tu agonises. Si tu veux éviter ce supplice, écarte-toi.

Terrorisé, Myotis recula. Lilith ouvrit la porte facilement. Elle se retrouva nimbée d’une lumière rougeâtre de très grande intensité, sans être aveuglante. Elle frappa l’éprouvette avec le manche du couteau. Le verre était épais, mais il finit par se briser. Un éclair crépita. Pas de fumée ni de vibrations, ni aucun événement particulier. Juste une petite explosion, puis tout redevint normal.

— Tes craintes étaient infondées, dit Lilith à Myotis.

Le technicien affichait une expression hébétée.

— Votre science, c’est de la blague. Maintenant, tu vas m’aider à tuer tes compères. Ils ont torturé mon peuple, pour le guérir de maladies qu’ils avaient eux-mêmes provoquées. Corps après corps après corps, l’âme de ces psychiatres restait diabolique. La Terre ne doit plus connaître d’Éclairs. Tôt ou tard, elle retrouvera un certain équilibre. Tu m’aideras à accomplir cette tâche. Nous détruirons tout.

Myotis restait silencieux. Ses yeux étaient voilés par une étrange opacité, comme si leur surface liquide et flasque s’était congelée. Son visage affichait une expression figée, aux muscles totalement tétanisés. Il évoquait quelqu’un qui vient d’affronter le regard de Méduse, ou la femme de Lot transformée en statue de sel après la destruction de Sodome et Gomorrhe.

Un peu décontenancée, Lilith secoua Myotis en le tirant par la manche. Elle lui remit le couteau sous la gorge.

— Réveille-toi, l’ami. Sinon je t’égorge.

Pendant une bonne minute, il n’eut aucune réaction. Puis il se ressaisit. Un peu trop. Ses yeux se firent vifs, chargés de méfiance. L’iris devint entièrement noir. Sa musculature se contracta, stimulée par un frisson qui parcourut tout son corps. En retrouvant sa mobilité, son visage n’exprimait plus la mollesse d’avant sa paralysie. Il était dur et viril. Sa bouche se déforma en une moue sarcastique et cruelle.

Devant cette transformation, Lilith recula d’un pas, sur ses gardes.

Les premiers mots du pseudo-Myotis ne furent cependant pas hostiles.

— Tu ressembles beaucoup à ta mère. D’ailleurs, tu as le même nom.

Lilith était bouleversée. Elle connaissait cette voix sèche et métallique.

— Ne t’approche pas ! Tu as déjà eu une idée de ce qui pourrait t’arriver ! Je n’hésiterai pas un instant, Myotis !

— Je ne suis pas ce couard. Lâche ton couteau : avec moi il ne servirait à rien. Je suis déjà mort en 1399. On a d’autres choses à faire, ma fille.

Presque malgré elle, Lilith écarta les doigts et laissa tomber son arme sur le sol. Le nouveau Myotis, avec une majesté de mouvement que la vieille enveloppe ne connaissait pas, alla dans la pièce qui abritait les commandes du système HAARP. Il observa les pupitres de contrôle.

— D’ici, je peux diriger aussi bien le passé que le présent, n’est-ce pas, Lilith ? Prendre possession des âmes humaines, les mettre en conflit, les punir de leurs péchés envers Dieu. C’est bien ça ? Dominer l’histoire, les époques, le futur.

— Oui, murmura Lilith, encore incertaine. Mais qui es-tu ? Le 629 ?

— Peut-être. J’ai différents noms. On m’a parfois appelé « Ialdabaôth ». Ou également « Rex », c’est plus facile à prononcer. Toi, et toi seulement, peux m’appeler simplement « père ».

Myotis prit place dans un fauteuil face à un des pupitres. Ils paraissaient le fasciner. Il déplaça quelques leviers pour en constater les effets.

Lilith essayait de reprendre ses esprits.

— Et moi, je fais quoi ?

— N’avais-tu pas l’intention de tuer tous les habitants du laboratoire ? Va exécuter ton projet. Aucun d’entre eux n’est pur.

Myotis grimaça.

— Un de mes prédécesseurs disait : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Cette maxime est toujours valable.

Lilith serra le manche du couteau.

— Je vais le faire, père. Mais ensuite nous resterons dans le noir. Complètement seuls.

— La solitude est une récompense, l’obscurité son cadre. Ne crains rien. En honorant Dieu, nous aurons l’occasion de nous amuser. Avec des millénaires d’histoire de l’humanité pour passer le temps.