CHAPITRE XXXXII
Avant le départ

Le quartier juif de Palerme se dressait entre les murs sud du Cassaro, serré entre le Ponticello et la rue des Calderai. Il se divisait en deux bourgs, Mischita et Guzzetto, près du cours sinueux du torrent Kemonia. Il se terminait près de Saint-Dominique et Eymerich voyait cela comme une provocation délibérée. Il l’enregistra mais ne s’y attarda pas plus que ça. Avec la tombée de la nuit, il avait déjà assez de difficulté à éviter les obstacles qui entravaient ces ruelles : des tronçons de rue dépavées aux tas d’ordure que se disputaient des chats pelés et des rats en meilleure santé qu’eux.

— La mauvaise administration de la ville se mesure au nombre de couches d’immondices, remarqua Nissim Ficira. Les royaumes et les seigneuries se succèdent, mais ils ne s’occupent que de leurs palais et de leurs viridaria, leurs petits jardins. Le reste de Palerme peut bien étouffer sous les détritus.

— Les habitants ne font rien ?

— Oh, si. Ils mettent le feu aux tas d’ordures quand ceux-ci deviennent trop hauts. La crasse s’enrichit ainsi de cendres et de puanteur.

Ces réflexions n’intéressaient guère Eymerich. Il s’inquiétait plutôt de l’heure tardive. Il savait que les souverains de Palerme, et en particulier les Souabes et les Aragonais, avaient essayé de repousser les juifs hors des limites de la ville. L’entreprise s’était révélée impossible, et ils y avaient renoncé. Restait l’interdiction de se déplacer après minuit. Il redoutait que les rues soient barrées après cette heure. Il devait être au port à l’aube pour embarquer en direction de Naples.

Il exposa ses doutes à Nissim.

— On est encore loin de minuit, répondit le jeune homme. La sciurta, la ronde, passe rarement par ici. Ils cherchent surtout à empêcher les duels sauvages, à l’épée ou au couteau, entre les rejetons de la noblesse. En vain : presque toutes les nuits un jeune est gravement blessé, sinon tué. C’est leur passe-temps favori.

La juiverie de Palerme devenait de plus en plus sombre. Sur les portes, des extraits de la loi étaient glissés, bien enroulés, dans des petites cavités. Des rondelles rouges décoraient plusieurs entrées.

— Voilà la synagogue ! lança Nissim. C’est là que j’ai reçu ma première éducation.

Eymerich pressa le pas, provoquant la fuite d’un troupeau de rats. Ils pénétrèrent dans un espace étroit où il put respirer plus librement. La lune qui venait d’apparaître éclaira la synagogue. C’était un bâtiment petit et modeste, entouré de vieilles maisons à peine plus basses. Si elle ressemblait à une église, elle était toutefois beaucoup plus simple. Ornée seulement de beaux caractères hébraïques gravés sur la façade. Mais face à la putréfaction qui l’assiégeait, la synagogue avait des airs de basilique.

— Un instant, père ! Le rabbin doit sûrement être chez lui.

Nissim ne courut pas vers la synagogue, mais en direction d’une maison étroite, à deux étages, qui la jouxtait. Il fit sonner une clochette et attendit que la porte s’ouvre. Un rectangle de lumière apparut.

Nissim parla avec quelqu’un puis dit :

— Venez, père ! Le rabbin est réveillé et accepte de nous recevoir ! Si la sciurta venait à passer, il pourrait nous héberger jusqu’à demain matin.

Une demi-heure plus tard, Eymerich était assis sur un divan. Il avait accepté une tasse d’infusion de menthe que lui avait proposée le rabbin, Sufen de Gaudio. La pièce était étroite, comme le reste du bâtiment, et n’abritait aucun objet se rapportant à la religion de son propriétaire. Elle était éclairée par une lampe à deux becs, suspendue au plafond par une chaîne. Les murs suintaient d’humidité mais ils étaient propres. Il y flottait une légère odeur de salpêtre. Il était clair que le rabbin recevait dans cette pièce mais n’y travaillait pas.

Un vieux secrétaire le servait sans dire un mot.

— Je ne crois pas pouvoir vous compter parmi nos amis, lança le rabbin.

Il chaussa de grosses lentilles, fixées par une armature centrale, qui lui grossissaient les yeux. On en voyait depuis seulement quelques décennies et elles avaient été baptisées « lunettes ». Sa barbe était longue mais bien coupée, les moustaches plongeantes, le crâne chauve. Il était coiffé d’une calotte qui ressemblait à un petit bonnet noir. Difficile de lui donner un âge : il ressemblait à un vieillard et avait pourtant la peau lisse et colorée.

— Ne vous méprenez pas, rabbin. Je ne suis pas ici pour vous faire la guerre. Au contraire. Je viens vous demander des éclaircissements sur certains points doctrinaires peu connus.

— C’est ce que m’a dit Nissim.

De Gaudi sourit au jeune homme, assis comme lui sur un petit siège aux accoudoirs poussiéreux avec une infusion de menthe.

— Je peux vous donner sans problème les informations que vous désirez. Notre religion est moins secrète que ce qu’en pensent de nombreux goïm.

— Alors je vous pose une question préliminaire à laquelle je n’ai jamais trouvé de réponse. La Kabbale fait-elle partie du judaïsme orthodoxe ? Ou bien est-elle considérée comme hérétique ?

— Ni l’un ni l’autre, monsieur Eymerich. C’est une doctrine entretenue par une minorité. Un peu comme, si vous me permettez la comparaison, le mysticisme extrême de certains chrétiens. Ou le courant mahométan du soufisme. La suivre n’est pas un péché, puisqu’elle ne contredit pas les Écritures, mais aucun croyant n’est tenu d’y croire ou d’y adhérer.

La réponse ne satisfaisait pas vraiment Eymerich. Sa religion était un champ de bataille qui n’admettait aucune déviation. Quant aux mystiques chrétiens, le juif voulait probablement parler des franciscains, les « frères mineurs ». Ils étaient en effet tolérés. À ses yeux il s’agissait d’une faute qu’il faudrait tôt ou tard rectifier.

Il n’était cependant pas là pour ça et ne se laissa pas distraire.

— Rabbin, c’est justement sur des thèmes relatifs à la Kabbale que j’aimerais vous interroger.

— Ce n’était pas la peine de venir jusqu’ici.

Les manières de Gaudio étaient extrêmement courtoises, ce qui ne l’empêchait pas de manifester de temps en temps une certaine ironie.

— Vous êtes de Gérone, si j’ai bien compris. Eh bien à Gérone la Kabbale a eu ses adeptes les plus raffinés, à commencer par le savant Moïse de León.

— C’est lui-même qui m’en a inculqué quelques notions. Vous vous considérez comme un kabbaliste ?

— Non, même si j’ai lu le Zohar avec attention.

— Bien, alors venons-en tout de suite aux faits. D’après ce livre, quatre femmes seraient les « mères des démons ». Vous connaissez leurs noms ?

— Bien sûr. Il s’agit de Lilith, Agrath, Mahalath et Na’amah. Plus que des démons au sens strict, elles mettent au monde des banim shovavim, que je traduirais par « fils malicieux ». Des créatures hybrides, nées d’un homme et d’un esprit féminin luxurieux. Des êtres incomplets à la vie fragile, précaire.

Eymerich eut soudain la bouche sèche.

— Et comment se présenteraient ces « enfants malicieux » ?

— Une définition plus négative les qualifie de « plaies ». Vous allez maintenant l’entendre vous-même.

Le secrétaire muet, vieux et efflanqué sortit de la pièce sans avoir reçu d’ordre explicite. Il revint en tenant un fort volume et s’adossa contre le mur humide. Il tendit le livre à son maître.

— Le Zohar est une œuvre complexe. Un instant…

Le rabbin feuilleta les pages noircies d’une minuscule écriture, graphiquement très élégante.

— Voilà. Livre I, Bereshit III, paragraphe 55a. « Quand un homme est en train de rêver, des souffles féminins accourent et se réchauffent à son contact, donnant ainsi naissance à d’autres souffles. Ces derniers sont appelés “plaies des fils de l’homme”, ils revêtent toujours forme humaine et n’ont pas de cheveux sur la tête. » Ce passage vous dit quelque chose ?

— Peut-être, répondit Eymerich d’une voix enrouée.

Il sirota une gorgée de menthe pour s’éclaircir la gorge.

— Comment se passe l’insémination, d’après le Zohar ?

— Les quatre entités dont je vous ai parlé sont des « démons de midi ». Elles choisissent un homme qui se repose, l’entourent d’hallucinations et font naître en lui des pensées pécheresses. S’il émet du sperme, elles l’utilisent pour se féconder et donner vie à une lignée de souffles monstrueux.

— Une lignée ? Pourquoi une lignée ?

— L’explication est donnée dans le Zohar à la fin du même paragraphe. Adam, qui avait épousé Lilith avant Ève, ne cessa pas de procréer pendant cent trente ans. D’après Rabbi Shimon, « il mit au monde des souffles et des démons à cause du venin qu’il avait ingéré ». Le venin du serpent. Ce n’est que lorsque ce dernier s’épuisa qu’il put engendrer un enfant normal.

— Vous croyez à tout cela ? demanda Eymerich d’un ton provocateur.

— Non. Et vous ?

L’inquisiteur ne jugea pas opportun de répondre. Il changea de sujet de conversation.

— Rabbin, une partie du judaïsme parle de l’invasion d’autres corps ou de la création de nouveaux corps. D’hommes qui deviennent des animaux, ou d’animaux qui deviennent des hommes. Qu’en dites-vous ?

Sufen de Gaudio esquissa un sourire.

— Il s’agit de fantasmes. Ils ont leur équivalent chez l’un des plus illustres penseurs chrétiens, Origène. Il croyait lui aussi à la transmigration d’un esprit d’un corps physique à un autre, après la mort.

— Ces pages des Principia ont été supprimées !

— Si elles ont été supprimées, c’est qu’elles ont d’abord existé.

De Gaudi perdit brusquement toute attitude agressive. Il posa le Zohar sur le sol et ses mains sur les genoux.

— Qu’attendez-vous exactement de moi, monsieur Eymerich ? Vous m’interrogez sur un sujet qui sort du cadre de la Torah, sans parler des Écritures. Comme je vous l’ai déjà dit, je ne suis pas un kabbaliste. Je lis votre compatriote de León par pure curiosité. Je n’ai pas encore bien compris ce que vous vouliez vraiment savoir.

Eymerich était satisfait. Si quelqu’un le trouvait stupide, c’est qu’il ne l’avait tout simplement pas compris. C’était précisément son but : ne pas se faire comprendre.

— Rabbin de Gaudio, j’essaie de saisir un aspect secondaire, certes, mais qui revêt pour moi une importance capitale. Existe-t-il un domaine de la culture juive qui soit consacré à la création d’animaux rationnels, ou même d’hommes ? Ne me parlez pas du golem, j’en ai déjà fait l’expérience il y a treize ans, à Montiel. Je veux comprendre comment un confrère dominicain passe d’un esprit à un autre et crée des simulacres de corps humains comme s’il s’agissait de vêtements à enfiler. L’ibbour explique beaucoup de choses, mais pas tout.

La question mit de Gaudio de mauvaise humeur.

— Monsieur Eymerich, le problème de la création ou de l’animation d’êtres pensants à partir de matières indignes ne concerne pas que le judaïsme.

— Je le sais. Je parle de manipulations effectuées non par Dieu, ni même un démon, mais par quelqu’un comme vous et moi.

— Ça n’a rien à voir avec la doctrine juive.

— Pourtant l’un de vous a étudié ce genre d’hypothèses, n’est-ce pas ?

De Gaudio se tut, le temps de finir les dernières gouttes de menthe et de confier la tasse à son secrétaire. Il exhala un profond soupir.

— Avez-vous déjà entendu parler de Marie la juive ?

Eymerich tressaillit.

— Bien sûr. Une alchimiste qui vécut il y a plusieurs siècles. Celle qui inventa le Bagnum Mariae, dans lequel un récipient plein d’eau en ébullition en contient un second, et le premier chauffe le contenu de l’autre.

— C’est bien elle.

Le rabbin aurait voulu se montrer plus réticent, mais il s’était laissé entraîner.

— Elle vécut dans l’ambiance culturelle de l’Alexandrie d’Égypte, mais certains auteurs l’appellent Maria Sicula. Elle a peut-être vécu ici, comme, après elle, Michael Scot et Arnaud de Villeneuve. La Sicile était en contact avec l’ensemble du monde méditerranéen, y compris l’Égypte.

— Qu’est-ce que cette Maria a à voir avec mon problème ? J’ai lu quelques lignes sur elle dans Zosime et dans Olympiodore, mais rien de très détaillé.

— Elle conçut des instruments encore utilisés aujourd’hui par les alchimistes, comme le kerotakis, l’œuf philosophique.

— L’œuf !

— Oui, et les deux vases ovales réunis par l’embouchure, dits OA, Oméga et Alpha. Ils donnent une vitalité éternelle à ce qu’ils contiennent. Mais elle élabora surtout une doctrine un peu folle que personne ne suit plus. Selon elle, toute matière animée ou inanimée contiendrait à la base une même substance impalpable, différente de l’eau, de la terre, du feu et de l’air, comprenant les caractéristiques des autres éléments. Cette cinquième essence pourrait provoquer des transmutations en chaîne. Par exemple, un métal introduit dans le ventre d’une vache, même morte, serait en mesure de se transformer en quelque chose d’animé ou d’inanimé. Animaux rationnels compris. Marie la Juive aurait obtenu, par ses expériences, des résultats ahurissants. Des êtres pensants nés de la pierre, du liquide ou du métal, ou de petites créatures de fer ou de roche. Zosime l’affirme dans ses élucubrations.

Le rabbin tendit alors les mains en avant, comme pour se protéger.

— Soyons clairs, tout cela n’a rien à voir avec la religion de mon peuple. Ni même avec la Kabbale, qui pour la création du golem fournit des recettes plus ou moins acceptables. Que Maria Sicula fût juive est purement fortuit. Elle aurait pu naître n’importe où et professer d’autres croyances.

Eymerich ne l’écoutait plus. Il essayait de démêler les fils d’un tissage particulièrement compliqué. Il posa seulement à de Gaudio la question la plus évidente d’une voix nonchalante.

— Vous connaissez le Liber Aneguemis, ou Liber Vaccae ?

— Non. Ce titre ne me dit rien.

On entendit alors les coups d’un clocher proche, peut-être celui de San Michele Arcangelo.

Nissim se leva.

— Il est minuit ! Il faut quitter le quartier, père, si nous ne voulons pas avoir de problème avec la sciurta !

— Des problèmes ? Je ne crois pas que j’en aurai vu l’habit que je porte.

— Vous non, moi oui.

Eymerich se leva à son tour.

— Je vous remercie pour cet entretien. Puis-je vous montrer de quelque manière ma reconnaissance ?

— Oui ! En demandant au roi ou bien au rector qu’ils fassent abolir la jucularia ! C’est la taxe indécente que chaque juif doit payer quand il se marie ou a un enfant ! Aucune autre juiverie sicilienne ne la paie. Qu’elle soit uniquement appliquée à Palerme est insensé !

L’inquisiteur fit une grimace.

— J’essaierai d’intervenir.

— En échange, j’ai quelque chose pour vous.

Le rabbin regarda son secrétaire qui, sans demander d’instructions ou d’éclaircissements, quitta rapidement la pièce. Il revint une minute plus tard et tendit à de Gaudio un manuscrit relié en cuir et peu épais. Une cinquantaine de pages en tout.

Le rabbin le tendit à Eymerich avec précaution.

— On croit que tous les ouvrages de Maria Sicula ont été perdus. On ne les connaît qu’à travers les citations de Zosime de Panopolis et d’Olympiodore. Mais voici une copie du Discours de Marie l’érudite sur la Pierre des Philosophes. Il existe une édition latine abrégée et christianisée, et d’autres en grec et en arabe, encore moins fiables. Celle-ci est l’originale en hébreu.

— Une langue que je ne connais pas.

— Nissim pourra vous aider.

— Lui-même ne la maîtrise pas parfaitement.

De Gaudio plissa les lèvres en un sourire énigmatique.

— Il en sait suffisamment. Fiez-vous à son ancien tuteur.

Nissim n’entendit peut-être pas.

— Dépêchons-nous, père, lança-t-il à Eymerich. En dehors de la ronde, nous devons embarquer demain matin aux premiers rayons du soleil.

— Tu as raison, j’arrive.

Eymerich glissa le livre sous son bras. Il éprouvait une certaine reconnaissance envers le rabbin mais il ne pouvait l’admettre. Il dit seulement d’un ton expéditif :

— J’intercéderai pour l’abolition de la jucularia, mais je ne peux rien vous garantir.

— Je sais que vous ferez de votre mieux, et ça me suffit. J’insiste juste sur le fait que le livre que je vous ai donné n’a rien à voir avec la religion juive. Il a été écrit par une Juive qui ne représente ni les juifs, ni notre foi.

La rue était déserte, tout comme les ruelles voisines.

— Le Palazzo Steri est très loin ? demanda Eymerich à Nissim.

— Plutôt, père.

— Il nous reste peu d’heures de sommeil. Je propose de nous faire héberger à Saint-Dominique, dont j’aperçois le sommet du clocher. Nous pourrions nous reposer un peu, avant de chercher la galère pour Naples. Qu’en dis-tu ?

— Je suis d’accord, père. La demeure des Chiaromonte doit être très agitée, avec tous les barons qui y logent. Sans parler des soldats, des serviteurs, des courtisans. Mieux vaut s’arrêter chez les dominicains qu’au Palazzo Steri. On dormira au moins deux heures de plus.

La nuit s’épaississait, mais la lune, dans son troisième quartier, éclairait bien les ruelles. Un petit vent saumâtre éloignait les effluves des ordures, qui s’accumulaient même sur les bords du Kemonia. Il n’y avait ni sciurta ni badauds. La façade de Saint Dominique était agréablement bercée par le balancement des palmiers et le parfum des fleurs.

Grâce à la clarté lunaire, Eymerich trouva la chaîne de la clochette et tira d’un coup sec. Il s’attendait à voir apparaître un frère gardien ou à n’obtenir aucune réponse. Au bout d’un moment, la trappe aménagée dans la porte d’entrée s’ouvrit. Et le père Simone dal Pozzo apparut, une bougie à la main.

— Quel plaisir de vous revoir, magister ! Après tout ce temps ! Entrez, vous et votre serviteur. Que Dieu vous bénisse. Vous allez pouvoir me raconter où vous êtes allé ces dernières semaines ! J’ai demandé de vos nouvelles, mais personne ne semblait en avoir.