CHAPITRE XXXXVI
Une enfance difficile – V

Cette fois-ci, ses ennemis étaient trop nombreux pour qu’il puisse leur échapper. Nicolas vit les gamins dans la montée qui débouchait sur le bastion romain après avoir fait le tour de la citerne. Ils étaient au moins trente. Ils avaient entre dix et quinze ans et étaient assis sur le muret. Certains avaient une matraque entre les jambes, d’autres avaient même une hache. Les couteaux cachés sous les chemises ne devaient pas manquer.

Il ne pouvait pas passer par là. Nicolas redescendit dans le cloître dominicain et emprunta une autre sortie. Il aurait pu prévenir Dalmau Moner, qu’il avait quitté peu de temps auparavant, ou bien tirer de sa sieste un frère quelconque. Mais ce n’était pas dans sa nature de demander de l’aide.

Il descendit les marches qui menaient de l’église Saint-Dominique à la rue principale. Il ne fut pas surpris de découvrir, sous l’un des porches, d’autres enfants armés de bâtons et de poignards. Il était victime d’un guet-apens.

Sa tentative de passer inaperçu échoua. Il les esquiva et courut à perdre haleine le long de la rue principale de Gérone, sautant par-dessus les paniers de fruits, les étals des marchands de vin, les animaux en liberté. La horde de gamins hargneux se rapprochait et pataugeait dans le purin charrié par le petit canal qui traversait la rue.

Sa maison était proche et lointaine à la fois.

Nicolas aperçut une rue en pente, interdite à tout chrétien. Il s’y engagea sans réfléchir. Derrière lui, soudain, ce fut le silence.

Il gravit le sentier qui passait entre des façades qui se touchaient presque, nues et sans balcon. La Judería de Gérone était une ville secrète, traversée par ce chemin pentu sur lequel s’ouvraient d’étroites fenêtres et des entrées d’ateliers. Nicolas ne le savait pas, mais si l’on empruntait les bons passages, on accédait à des terrasses fleuries, des petites cours agrémentées de fontaines, des lieux frais entourés d’arbres. Les juifs de Gérone vivaient une existence retirée mais intense. C’est là que se dressait la synagogue la plus prestigieuse de tout le royaume d’Aragon et que vivaient les plus illustres maîtres de la Kabbale, dont certains faisaient partie de l’aljama, le conseil qui entretenait des rapports politiques avec les autorités de la ville.

Les juifs préféraient rester invisibles pour se soustraire à l’explosion de violence de la part des chrétiens, comme celle qui, quelques années plus tôt, avait abouti au massacre de juifs sans distinction d’âge ni de sexe. Ils s’étaient résignés au silence et la nuit les portes principales du Call – c’est ainsi qu’était appelée la Judería – étaient fermées. Il s’agissait plus d’une protection que d’une réclusion imposée par le roi d’Aragon pour éviter de nouveaux massacres attisés par un prédicateur véhément. Le commerce et les échanges avec les chrétiens avaient donc lieu à l’abri de murs épais, laissant la rue principale du Call, la Força, déserte ou peu fréquentée.

Nicolas se retrouvait emprisonné. Les gamins qui voulaient lui infliger une correction l’attendaient certainement aux deux extrémités de la Força. Il n’avait pas excessivement peur – pas plus que lorsqu’il affrontait d’ordinaire une menace réelle ou imaginaire – mais son cœur battait très fort et il n’était pas prêt à se sacrifier comme les agneaux évoqués dans les textes sacrés. Cette fois, il risquait même d’être tué. Il se dit que le moment était venu de battre en retraite.

Ses persécuteurs pouvant vaincre leur retenue et envahir la Força, Nicolas essaya de se réfugier sous une voûte plus large que les autres, à la porte ouverte. Il entra et referma la porte derrière lui.

Il se trouvait dans un espace hexagonal entouré de parterres de roses et de murs élevés. Trois portes s’ouvraient sous un petit porche aux colonnes élégantes. Près de chacune d’elles, une niche abritait la mezouza : un parchemin, c’est-à-dire un morceau de peau de chèvre, sur lequel était écrit des passages du Deutéronome et d’autres textes bibliques. D’après ce que lui avait dit le père Dalmau, les juifs la touchaient en sortant de chez eux, pour que la chance les accompagne.

Charmé par le silence qui l’entourait, Nicolas fut attiré vers la petite porte centrale. On y avait suspendu une amulette en cuivre. L’image d’une femme aux gros seins, nue et ailée y était gravée en bas-relief. Elle tenait quelque chose que le temps avait rendu méconnaissable, tout comme les animaux fantastiques représentés à ses côtés. Sa chevelure ressemblait à un serpent entortillé. Trois mots mystérieux se détachaient autour d’elle, écrits en caractères élégants semblables à certains codes destinés au chant.

Une des portes latérales s’ouvrit. Une petite fille basanée cria quelque chose dans une langue qui n’était pas du catalan. Elle disparut en un éclair. Aussitôt après sortit un homme d’une soixantaine d’années environ. Il était coiffé d’un haut chapeau rond et portait une houppelande brodée. Il avait une allure affable, presque paternelle, peut-être à cause de la barbe grise qui lui descendait jusqu’à la poitrine.

— Je vois que tu t’intéresses à Lilith, mon garçon, dit-il avec bonhomie. L’amulette que tu regardes la représente. Certains membres de mon peuple en ont peur quand une femme est sur le point d’accoucher. C’est pour ça qu’ils accrochent son effigie sur la porte de leur maison, avec les noms des trois anges qui peuvent la chasser. N’y crois pas trop, c’est une superstition.

Nicolas était peut-être plus intimidé par cet homme barbu que par les voyous qui l’attendaient pour le frapper ou par la représentation de Lilith avec son serpent entortillé sur la tête. L’inconnu s’en rendit compte et sourit.

— Tu n’as aucune raison d’avoir peur de moi. Quant à la femme représentée ici, ce n’est pas vrai qu’elle capture les nouveau-nés, comme de nombreuses personnes le croient. Elle en accouche plutôt un grand nombre. Elle et ses trois incarnations, Agrath, Mahalath et Na’amah, engendrent des créatures lorsque les hommes qu’elles saisissent dans un moment de faiblesse cèdent entre leurs bras. Elles sont des symboles de séduction. Mais je ne crois pas que tu sois faible, ni facile à séduire. N’est-ce pas, mon garçon ?

Nicolas se raidit. Le vieil homme qui lui faisait face enseignait un culte que tout bon chrétien considérait comme sordide et ignoble. Le père Dalmau aurait certes désapprouvé cette discussion. Mais que pouvait-il faire ? Retourner dans la rue et s’exposer au danger ?

— Ton regard et ton attitude dénotent une détermination inhabituelle pour ton âge, poursuivit l’homme sur un ton bienveillant. Tu dois être très seul, n’est-ce pas, petit ? Les enfants comme toi suscitent peu d’affection en général. Ils reçoivent peu de caresses et de nombreux reproches. En compensation de ce châtiment, une fois adultes ils sont en général promus à de brillantes tâches.

Le regard de Nicolas se posa de nouveau sur l’image féminine du bas-relief. Elle ressemblait un peu à la poupée brisée qu’il avait jetée dans la citerne, mis à part ses gros seins et sa chevelure enroulée. Ce pouvait être la même créature devenue adulte. Il se décida à parler.

— Elle s’appelle Lilith, demanda-t-il hésitant.

— Oui, et elle a beaucoup d’autres noms. Certains disent qu’elle est la première épouse d’Adam, ou bien celle de Samaël, l’ange rebelle. Il ne faut pas que tu en aies peur, mais ne te laisse pas ensorceler : elle essaierait d’avoir un enfant de toi. Elle ne peut accoucher que d’êtres imparfaits, mauvais ou malicieux. Il est rare qu’elle mette au monde une créature entièrement humaine.

Nicolas était perdu dans ses rêveries autour de la poupée perdue.

— Elle n’avait pas de nom. Je l’appellerai Lilith.

Le vieil homme afficha un air étonné.

— De qui parles-tu, mon garçon ? D’une future épouse ?

— Non. C’était plutôt ma fille.

La jeune fille brune apparut sur le pas de la porte et dit quelque chose dans sa langue gutturale avant de disparaître à nouveau.

— Je viens, je viens, répondit l’homme en catalan.

Il regarda Nicolas.

— Reste tout le temps que tu veux, petit. Reste dans le jardin et profite de l’ombre. Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Quelqu’un te poursuit ?

— Oui.

— Tu ne peux pas connaître ta propre expression, mais je t’assure qu’elle pourrait effrayer même un adulte… Tu n’as pas besoin de te défendre ou de te battre. Il suffit que tu sois toi-même, maître de tes facultés. Si l’on te hait tant, c’est parce que tu es le plus fort. Ne peuvent t’aimer que ceux qui partagent ta nature. Utilise ton pouvoir jusqu’au bout.

Le vieil homme plissa de nouveau les lèvres.

— Mais tu n’es peut-être pas le père de Lilith ?

Et il éclata de rire.

Une voix l’appela de nouveau de derrière la porte.

— Rabbi Moïse ! Rabbi Moïse de León !

L’homme fit un rapide salut de la main et disparut dans la maison. Nicolas resta dans la cour fleurie, mais qu’y faisait-il ? Après s’être promené un moment entre les arcades et les arbustes, il prit sa décision. Il allait sortir. La peur s’évanouissait. Ses persécuteurs feraient de lui ce qu’ils voudraient. Il ne prétendait pas être aimé et était prêt au sacrifice. Mais s’ils ne réussissaient pas à le tuer, alors ils sentiraient dans leur chair le feu de sa vengeance.

Il quitta la cour, traversa la voûte et descendit le long de la Força vers la rue principale de Gérone qui reliait de son parcours sinueux les lieux principaux de la ville. Dès qu’il sortit du Call, il se retrouva face à une bande de jeunes voyous. La plupart étaient plus grands que lui, certains devaient même avoir dix-sept ans. Les plus petits en avaient six ou sept et avaient suivi leurs grands frères pieds nus. La plupart étaient armés de bâtons, certains de couteaux.

L’apparition de Nicolas fut accueillie par un grondement enthousiaste et des rires sarcastiques.

Les passants, rares et pressés, ne faisaient pas attention à la scène. Escarmouches entre gamins.

Nicolas, qui jusqu’alors craignait même son ombre, sentit s’évanouir toute crainte. La haine de ceux qui voulaient le frapper ou le blesser était artificielle. La sienne était beaucoup plus concrète. Il fixa ses assaillants un à un, les poings serrés.

— Que le premier qui désire se battre s’avance ! cria-t-il de sa voix aiguë. En me frappant il frappera également l’ordre de Saint-Dominique qui est sur le point de m’accueillir. Vous savez ce que cela implique de faire du mal à un postulant ? Vous n’avez jamais eu l’occasion de voir quelqu’un mourir sur le bûcher pour avoir insulté des dominicains ?

Ces mots firent leur effet mais le ton sur lequel il les prononça fut encore plus efficace. La meute hésita, puis commença à se disperser. Les enfants laissèrent tomber leurs armes et s’éloignèrent l’un après l’autre.

Nicolas éprouva un sentiment de puissance. Mais ça n’avait rien d’étonnant. Comme le lui avait dit Moïse de León, il était peut-être le père de Lilith. Que cette poupée brisée flottât sur les eaux d’une citerne n’avait aucune importance.