CHAPITRE XXXXX
Eymerich contre Eymerich

Le lendemain, le ciel au-dessus de Naples n’avait pas changé. Il était toujours moucheté de lumières dansantes de toutes les couleurs et le dessin formé par les traînées blanches n’avait pas l’air de se dissoudre. Les habitants de la ville commençaient à s’habituer à cette étrangeté… comme on s’habitue aux éclipses, aux passages des comètes ou aux pluies d’étoiles filantes. Les étranges objets célestes n’avaient pas l’air réellement dangereux. La majorité des Napolitains était convaincue que, tôt ou tard, le vent allait faire le ménage, et que tout rentrerait dans l’ordre.

Eymerich grimpa vers les bastions du Castel de l’Œuf suivi par trois hommes : le forgeron du Maschio Angioino, le père Simone dal Pozzo et Guglielmo de Romagne. Ils portaient tous, empaquetés dans du tissu, des outils particulièrement lourds qui résonnaient quand ils heurtaient la pierre.

La chambre qu’occupait Eymerich était ouverte. Il y entra en premier et laissa tomber l’instrument qu’il portait : ce n’était pas le plus volumineux mais pas non plus le moins lourd. Les autres l’imitèrent. Il s’adressa à Guglielmo de Romagne.

— Il n’est pas nécessaire que vous restiez là. Il serait plus utile que vous soyez à l’extérieur, prêt à dégainer votre épée. La cérémonie sera probablement longue. Vous vous ennuieriez. Vous entrerez en jeu si nous courons un danger ou si quelque bête monstrueuse sort par la porte.

— Ma lame sera-t-elle efficace ?

— Oui. Toutes les créatures de l’enfer ne sont pas éthérées. Vous l’avez vu en personne dans le cas des larves.

C’était une allusion délibérée au manque de courage dont Guglielmo avait fait preuve à cette occasion, histoire de l’inciter à ne pas échouer de nouveau.

Le condottiere acquiesça sèchement.

— C’est compris, père. Je vous attendrai à l’ombre du porche. Aucun démon en fuite ne pourra m’échapper.

— J’en suis persuadé.

Resté seul avec le père Simone et le forgeron, Eymerich ferma la porte.

— Nous pouvons commencer, dit-il.

Il ouvrit son paquet,. Celui-ci contenait un simulacre métallique rudimentaire de forme vaguement humaine. Il avait deux jambes, deux bras et une tête, mais la facture en était imprécise, sans détails. L’objet était de couleur sombre, avec des zébrures.

— Notre forgeron, maître Zanobi, ne restera pas dans l’histoire comme sculpteur, observa Eymerich. Père Simone, ce métal, obtenu par la fusion de cuivre, plomb, fer et zinc, est ce que Marie la Juive appelle « cuivre philosophique ». Moïse de León l’appelle quadma’e, « les quatre primordiaux ». Vous savez ce que nous devons en faire.

— Vous pensez qu’il est en train de nous espionner ?

— Certainement. Ma volonté est cependant plus forte que la sienne. Impuissant, il va devoir se contenter d’observer.

Simone et Zanobi ouvrirent leurs paquets. Ils étalèrent sur le sol des objets disparates : deux récipients ovales, peut-être destinés à s’unir par l’embouchure. Une structure capable de maintenir une flamme allumée sous un vase, des tiges de métal, une ampoule en fer bien cachetée, des outils variés, des pinces à long manche, un bouffadou, un petit soufflet et une collection de tasses en terre cuite alignée de la plus large à la plus étroite.

— Je doute toujours de la légitimité de ce que nous sommes en train de faire, objecta Simone dal Pozzo, sans trop de conviction cependant. Nous prêtons foi aux délires d’un alchimiste juif, de quelques kabbalistes, de sorciers purs et simples. Une assemblée bien éloignée de l’authentique foi chrétienne.

Eymerich, qui était en train de dresser le trépied qui devait servir de fourneau, lui lança un regard de reproche.

— Combien de fois devrai-je vous l’expliquer, mon frère ? Là où règne le démon la réalité est pervertie, ce sont les lois du diable qui prévalent. Ce que nous sommes en train de faire serait insensé dans un monde soumis à la discipline de Dieu. Mais cette discipline a été bouleversée et c’est Satan en personne qui choisit les règles. Nous nous en remettons à des conventions mensongères, inventées par des mages et des juifs, uniquement pour sortir de la folie de l’enfer. Nous allons les broyer avec leurs propres règles absurdes.

— Mais nous nous livrons ainsi au mensonge !

— Non. C’est le mensonge qui se livre à nous.

Après cet échange polémique, tous trois s’activèrent pendant près de deux heures. La flamme fut allumée sous les deux vases, unis par une sorte de colle. Ils contenaient le liquide de l’ampoule, qualifié par Eymerich d’« eau divine » : un abrasif puissant, à base de soufre et d’arsenic, qui avait déjà corrodé les parois internes du récipient. Zanobi ôta alors les deux vases du feu à l’aide de pinces. La chaleur les séparait et il fut facile de les ouvrir avec un tire-bouchon. Une odeur pestilentielle s’en dégagea, faite de mille effluves parmi lesquels dominait le cinabre. Une fumée dense flottait dans la pièce.

Entre deux raclements de gorge, le forgeron fit signe à Eymerich de commencer. L’inquisiteur saisit la statuette humanoïde en « cuivre philosophique » et la cala dans l’un des vases, se brûlant les doigts.

Zanobi souleva l’autre récipient sur le premier à l’aide des pinces. Simone badigeonna de colle la zone de contact. Le forgeron remit les deux récipients sur le feu. Il utilisa d’abord le bouffadou, puis le soufflet pour alimenter la flamme et raviver les braises.

— Et maintenant ? demanda Simone dal Pozzo.

— Il ne nous reste plus qu’à attendre. La statuette devrait changer quatre fois de couleur, passant du noir au blanc, au jaune, au rouge, jusqu’à se décomposer en une masse gazeuse.

— Comment pourrons-nous être certains que le processus est achevé ?

— Quelques bouffées de vapeur filtreront certainement à travers la colle.

L’attente fut longue, et les trois hommes la passèrent dans le plus profond silence, assis sur le bord du lit. De temps en temps Zanobi activait la flamme en soufflant dessus et en ajoutant du bois. La chaleur était à la limite du supportable. Le récipient vibrait, comme si quelque chose bougeait à l’intérieur. Il émettait de temps en temps un bruit semblable à celui d’un liquide porté à ébullition.

Un fin jet gazeux s’échappa enfin en sifflant d’entre les deux embouchures, liquéfiant la colle. Eymerich pressentit que ce qui allait se passer risquait de le troubler profondément. Il se mit à crier :

— Sortez ! Sortez immédiatement ! Ça va exploser !

Zanobi et Simone ne se firent pas prier. Ils se ruèrent vers la porte. Ils venaient juste de sortir lorsque les deux vases ovales volèrent en éclats. Tandis que le métal en fusion crépitait sur la flamme, une colonne de vapeur de couleur verdâtre s’enroula sur elle-même au centre de la pièce. Son extrémité gicla, fusant à travers la fenêtre, mais sa base se densifia sur le sol en une consistance plus marquée.

Simone dal Pozzo passa la tête par la porte et hurla, en grimaçant de terreur :

— Magister, dehors c’est l’apocalypse ! Un trou s’est ouvert dans le ciel !

— Allez-vous-en ! fulmina Eymerich. Tout va se passer très vite !

— Vous perdez du sang !

Des fragments brisés du double vase avaient en effet frappé le visage de l’inquisiteur, qui n’y avait pas prêté attention.

— Disparaissez, c’est un ordre !

Il ferma la porte et se retourna lentement.

Il vit en frissonnant le spectacle prévu. La vapeur se solidifiait progressivement et adoptait une forme humaine de plus en plus définie. Sa propre apparence. Il était en train de contempler un reflet brumeux de sa propre image, comme s’il se regardait dans un miroir terni. Mais son double ne prenait pas les poses obligées d’une copie conforme. Elle bougeait de façon parfaitement autonome et croisait les bras alors que ceux d’Eymerich pendaient le long du corps.

Le lémure essaya de parler, mais n’y parvint pas immédiatement. Il émettait des sons désagréables, gutturaux. Au bout de plusieurs tentatives, il parvint à dire :

— Je dois te féliciter, Nicolas. Tu as découvert comment vaincre l’ibbour. Ce n’était pas si simple.

La voix était identique à celle d’Eymerich avec cependant une intonation tourmentée. L’inquisiteur en connaissait la raison : l’être qui lui faisait face était en train de mourir. Son apparence corporelle tremblait, devenant par moments translucide. La conversation ne s’éterniserait pas.

— Prépare-toi à disparaître, Ramón. Tu as vécu trop longtemps en moi comme un parasite. L’enfer qui t’a vomi t’attend. Toute résistance provoquera de nouveaux spasmes.

Le double tenta un ricanement.

— Nicolas, tu sais aussi bien que moi que l’enfer n’existe pas. Nous sommes tous prisonniers de systèmes compliqués. Celui qui meurt ne meurt pas tout de suite. Celui qui vit le fait au-delà de ses désirs si…

— Je comprends ce que tu veux dire, Ramón. Ne te fais pas d’illusions. Tu es mort pour de bon. Ta cinquième essence est en train de s’évaporer. Tu chuchoteras encore un moment dans les ténèbres, puis tu ramperas dans le Cherudek comme un insecte ensanglanté.

— Tu te crois fort, n’est-ce pas ? gargouilla Ramón de Tárrega sur un ton de défi.

L’image qu’il avait adoptée perdait ses contours et se transformait en un brouillard grisâtre. Même sa voix s’affaiblissait.

— Tu sais ce que ça implique d’être le Rex supremae maiestatis ? Se condamner à la plus complète solitude ! Gouverner dans le noir un monde devenu fou ! Et ne jamais voir la Lumière, exactement comme un damné !

— Ich Eym Er, répondit Eymerich d’un ton apaisé. Je suis matière subtile, capable de m’élever. Toi, non. Tu es pattes, ailes qui ne volent pas et carapace qui saigne. Va dans le Cherudek. Va ramper.

En prononçant ces mots, l’inquisiteur se rendit compte qu’il n’en connaissait pas la signification. Il n’avait aucune idée de ce qu’était le Cherudek. Mais le résultat de son ordre fut cependant immédiat. Ce qui subsistait de son jumeau se contracta en une fine tresse de fumée tourbillonnante. Puis disparut. On entendit un hurlement lointain, chargé d’angoisse et de douleur. Un grondement le suivit.

Eymerich sortit de la pièce. Zanobi, Guglielmo de Romagne et Simone dal Pozzo fixaient le ciel, comme d’autres curieux appuyés sur les remparts. Il n’y avait plus trace de traînées blanchâtres, de disques multicolores ou de spirales. La chaleur était toujours présente, mais il n’y avait plus de soleil, juste une légère lueur. Une cavité effrayante s’était creusée au milieu de nuages annonciateurs de pluie. Son pourtour était constitué de cirrus lacérés. Ils évoquaient les bords d’une plaie suppurante ou un redoutable serpent qui se mordrait la queue. Le centre de l’ouverture révélait le cœur d’un vortex, traversé périodiquement par d’énormes éclairs silencieux.

— Quel est ce nouveau prodige, magister ? demanda Simone dal Pozzo, angoissé. Ce fut donc inutile ? Dieu nous a abandonnés pour toujours ?

Eymerich secoua la tête.

— Je crois que c’est plutôt le contraire, frère. Dieu a simplement rapproché les deux points dessinés sur la feuille.

— Que voulez-vous dire ? Que nous allons être aspirés par ce tourbillon ?

— Non. Un passage a été ouvert pour la matière subtile que nous avons libérée. D’ici peu, les fantômes bons et mauvais quitteront ce monde visible. Nous retournerons à une vie ordinaire.

Zanobi et Guglielmo, malgré ces paroles réconfortantes, étaient paralysés de terreur. Le père Simone, habitué aux visions de la religion et de la peinture sacrée, était lucide, bien qu’en proie à une peur insondable.

— Qu’y a-t-il au-delà de ce trou ? L’obscurité ? La lumière ?

— Quelque chose d’incompréhensible, répondit Eymerich. Un autre temps et un autre espace. La salle du trône du Rex tremendae maiestatis.

On entendit un nouveau grondement, mais cette fois-ci il s’agissait d’un véritable coup de tonnerre. Le trou dans le ciel disparut et une pluie violente mélangée à de la grêle commença à tomber des nuages alentours. Il y eut quelques éclairs, suivis par l’habituel fracas crépitant.

Les trois hommes se réfugièrent sous le porche, imités par quelques curieux. Une véritable tempête s’abattait sur la ville, obscurcissant la vue du Vésuve, l’eau écrasant le filet de fumée qui s’en échappait en permanence.

— Vous voyez, père Simone ? C’était juste l’annonce d’un orage, commenta Eymerich.

Sa soutane et son manteau étaient trempés.

— Je vais aller dans ma chambre m’essuyer un peu… Maître Zanobi, si vous me suivez, je vous rendrai vos instruments.

Le forgeron se signa.

— Gardez-les, père. Je ne veux rien qui me rappelle cette effroyable journée !

— Comme vous voulez… Capitaine Guglielmo !

— Dites-moi, magister.

Le condottiere retrouvait peu à peu son calme.

— Dès que le mauvais temps cessera, trouvez-moi une place sur une des galères en partance pour la Catalogne. Ma mission est achevée et je n’ai aucune raison de rester plus longtemps dans les deux Siciles. Plus vite je partirai, et mieux ce sera.

— Ne vous inquiétez pas, père. Je me chargerai personnellement d’organiser votre voyage de retour.

Eymerich retourna dans sa chambre et en ferma la porte. Il n’y avait pas d’odeurs particulières, dispersées par celle, caractéristique, de la pluie. Il poussa du pied le brasero éteint, les débris des deux vases et tout ce qui restait encore sur le sol dans un coin de la pièce. Il arracha la couverture maculée de débris de sa paillasse et la lança dans le même coin. Il se déshabilla, s’essuya du mieux qu’il put avec un drap et, épuisé mais euphorique, s’étendit sur le lit.

Une somnolence sereine le gagna rapidement, envahit à demi sa pensée. Quand il se retourna pour écarter les bras et combattre la chaleur, il trouva à ses côtés Magdalena Rocaberti. S’il avait été totalement éveillé, il aurait bondi hors du lit, horrifié. Elle était nue comme lui et plus concrète que ce à quoi les autres apparitions mentales l’avaient habitué. Dans cet état de demi-sommeil, il trouva la présence de l’abbesse réconfortante.

Sans ouvrir la bouche, il demanda :

— Que faites-vous ici, Magdalena ?

Tout aussi muette, elle lui répondit :

— Vous le savez, Nicolas. Le rituel n’est pas complet si le Roi ne se fond pas avec la Reine. Si le masculin ne s’unit pas au féminin. Ce sont les deux principes qui gouvernent l’existence et en garantissent la perpétuation.

Bien que terrassé par une langueur grandissante, Eymerich objecta :

— Pourquoi vous, des trois femmes, ou quatre ?

— Les trois femmes dont vous parlez s’appellent Myriam, Marie, Madeleine. Chacune des trois vous a attiré, mais moi, je vous attire plus que les autres.

— Et les quatre ?

— Il s’agit de Lilith, moi-même et Esclarmonde, une hérétique qui vous a fasciné il y a longtemps. La quatrième est Léonore. Une autre mère de vos enfants.

Eymerich s’agita sur son lit, à moitié engourdi mais en proie à une agitation involontaire.

— Je ne veux pas mettre au monde d’autres monstres, ou une progéniture non désirée ! Allez-vous-en, démon de midi !

Magdalena s’exprimait avec douceur.

— Des trois ou des quatre, je suis la seule qui soit incapable d’engendrer.

Si dans cette conversation muette une voix avait pu résonner elle aurait été très triste.

— Mon rôle est différent. Je suis avec vous pour joindre les extrêmes et accomplir le miracle de l’Unification.

— Dans quel but ?

— Pour compléter l’identité du Rex tremendae maiestatis. Rien ne sert d’avoir extrait la cinquième essence, si l’on n’est pas capable de reconnaître l’autre moitié du cosmos.

Eymerich était maintenant profondément endormi, mais son rêve persistait.

— Je ne suis pas en mesure de faire ce que vous suggérez.

— Vous plaisantez ?

Le timbre mental de Madeleine se situait entre le moqueur et le malicieux.

— Jetez donc un coup d’œil à votre entrejambe. Je vous assure que vous êtes fin prêt.

Et il y eut des instants convulsifs, surprenants, marqués par un plaisir sidérant.

Dans un moment de relâchement, la Madeleine fantasmée chuchota, comme si elle pouvait parler :

— Nous nous reverrons à Barcelone, Nicolas. Nous n’oublierons rien de ce qui vient de se passer. Il est juste qu’il en soit ainsi.

Eymerich était quelque peu désemparé, perturbé par l’état onirique.

— Il ne restera vraiment aucune trace de ce qui s’est passé ?

— La trace visible est dans le liquide qui imprègne le matelas, entre tes jambes. La trace invisible est dans la conjonction établie entre souverains, mâle et femelle. Ta cinquième essence a sa raison d’être. Elle est prête à régner.

Eymerich se réveilla et se redressa sur sa paillasse. Il fit pivoter ses jambes pour éviter la tache humide sous ses fesses. Il courut à la fenêtre et regarda à l’extérieur. Plusieurs heures avaient dû passer : un nouveau matin était en train de se lever. Le ciel était dégagé, le soleil brillait. Les galères des barons siciliens et du nouveau roi de Trinacrie rejoignaient à coups de rames les limites du port de Naples. Une fois la chaîne passée, ils lèveraient leurs voiles triangulaires.

Il était temps de repartir.