C’était le 4 janvier 1399. Nicolas Eymerich était en train de mourir. Tout le couvent Saint-Dominique à Gérone en était conscient. Les frères parlaient à voix basse et marchaient rapidement devant sa cellule. Pour ne pas le déranger, mais également par un reste de crainte que le magister suscitait lorsqu’il était plein de vigueur.
Il avait désormais soixante-neuf ans et en paraissait vingt de moins. Sœur Magdalena Rocaberti, qui était restée pendant près de trente ans sa fidèle assistante, changeait les linges plaqués sur son front à chaque fois que la sueur les imbibait.
Malgré la fièvre, Eymerich ne souffrait pas. Il endurait le froid, ça oui. Il se recroquevillait sous les couvertures. Ce qui ne l’empêchait pas de conserver un regard tranchant et vif, par moments pénétrant. Il reflétait une conscience tout intérieure. Le corps était peu de chose, l’âme peut-être pas.
Il s’était confessé au prieur et avait reçu l’extrême-onction. Il ressentait un grand calme, plus que dans les rares moments paisibles de sa vie.
— Ton successeur en magister philosophiae, le frère Bagueny, est venu plusieurs fois, dit Madeleine.
Eymerich parvint à bouger une main diaphane et osseuse.
— Je ne veux voir personne. Même pas mes amis. Je n’aime pas être vu en état de faiblesse.
Il chuchotait plus qu’il ne parlait, avec de fréquents sanglots. Il avait la gorge sèche et le palais douloureux, comme si on le perforait avec des épingles. Sa glotte était obstruée. Il s’agissait de tourments marginaux. Le véritable était le froid.
Madeleine caressa sa joue hérissée de poils blancs.
— Personne ne te verra. J’ai chassé un envoyé du roi Jacques qui demandait de tes nouvelles. Dors, maintenant. Tu te réveilleras reposé et tu te sentiras mieux.
— Je ne me réveillerai pas. Nous le savons tous les deux.
Eymerich esquissa un geste de négation. Il avala péniblement sa salive et ajouta :
— Tu sais ? Il y a quelque temps, alors que je dormais, j’ai de nouveau rêvé. Non seulement ma fille ressemble à sa mère, mais elle porte son nom. Même sa mère est emprisonnée-là haut. Dans une des boîtes. Je dois la libérer.
— Où ça, là-haut ?
— Je ne sais pas. Dans un endroit lointain.
Madeleine esquissa un sourire. Elle prit les mains d’Eymerich entre les siennes.
— Ferme les yeux, Nicolas. Le repos est ta seule médecine.
— Je ne suis pas sûr de me reposer. À chaque fois que je m’endors, je suis transporté ailleurs.
— Essaie, au moins.
Madeleine posa ses lèvres sur celles d’Eymerich. Elle se libéra doucement de son étreinte et se redressa.
Elle n’entendit pas le dernier râle de l’inquisiteur, distraite par un spectacle surprenant. De l’autre côté de la fenêtre géminée qui éclairait la pièce, un objet discoïdal, translucide, oscillait dans le ciel entre des traînées blanchâtres. Il s’immobilisa un moment puis partit comme une flèche. Les traînées disparurent.
Madeleine se pencha de nouveau sur Eymerich. Elle comprit tout de suite qu’il était mort. Elle fondit en larmes, l’embrassa. Elle resta longtemps près de son cadavre.