I. L’île des Vieilles

Quand commence l’histoire d’un homme ?

Les gens ordinaires se croient souvent l’initiale de leur propre récit. Ils délivrent leur nom, celui de leurs parents, le lieu de leur naissance, du moins quand ils savent tout cela. D’autres inventent, même sans chercher à mentir. En vérité, cela a-t-il le moindre sens ?

Sur le champ de bataille, les héros procèdent différemment. Ils clament le nom de leur père, celui du père de leur père et des aïeux plus anciens dont ils perpétuent le sang ; ils énumèrent aussi tous les vaincus qu’ils ont tués. Ainsi s’identifient-ils par ceux qui leur ont donné la vie et par ceux à qui ils l’ont ôtée. J’aime cette façon de faire, je l’ai beaucoup pratiquée : ce ne sont pas seulement des guerriers qui s’affrontent dans le tourbillon des armes, mais ce sont aussi des mémoires, des lignées de fantômes.

Les bardes, quant à eux, ont une autre manière. Ils content les métamorphoses, les morts et les incarnations nouvelles, les multiples naissances du héros. Parfois, ils remontent jusqu’à mille hivers, et ils montrent que l’homme, la femme ou l’androgyne étaient déjà présents dans le lustre sombre du corbeau, dans l’écaille du saumon, dans la ramure du cerf. Enfant, je raffolais de ces chants ramifiés et fantasques ; ces mutations sans frein me faisaient rire. Elles me grisaient aussi, elles me donnaient le sentiment que le monde tout entier faisait partie de moi. Plus tard, j’en ai saisi la sagesse. L’homme que tu achèves, l’animal que tu abats, ils ont le même regard.

Où commencer ma propre histoire ?

Je ne suis pas un individu ordinaire. Ma naissance n’est pas ma vraie naissance. D’ailleurs, je ne me souviens pas du jour où je suis venu au monde, cela n’a pas d’intérêt. Faut-il donner le nom de mes pères et celui de mes victimes ? Je peux les décliner facilement, en dansant avec mes armes, en roulant des yeux, en faisant d’horribles grimaces. Mais tu n’es pas mon ennemi : ce serait manquer aux lois sacrées de l’hospitalité que de défier ainsi mon invité. Il me faut donc écarter cette manière. Quant aux vies qui ont précédé ma vie, je m’en souviens parfois, à l’impromptu, dans le pas d’un cheval, en accrochant mon manteau sur l’épaule, en soupesant une poignée d’épée ou le sein d’une femme. J’en rêve aussi, de temps en temps, quand le sommeil me fait planer au-dessus des forêts, des fleuves et des prairies. Mais tout cela est si brouillé que la parole dissiperait les visions ; je ne maîtrise pas assez la musique pour traduire en mots ce qui, en moi, est plus vieux que moi.

Alors, puisque je ne peux adopter ni la voix de l’homme commun, ni celle du guerrier, ni celle du poète, je créerai ma propre manière. Ainsi, mon récit sera mien non seulement par l’histoire, mais aussi par la forme. Puissent les dieux me guider sur ces chemins-là, comme ils l’ont fait sur d’autres voies. J’aurai besoin de leur bienveillance dans cette entreprise ; car, à la vérité, mon histoire commence là où se terminent toutes choses.


Mon histoire commence au-delà du bout du monde. Là-bas, la terre s’effondre, hachée par des mâchoires divines. Des murailles de roche striée, crevassée, fendue et refendue, s’abîment dans des gouffres où mugit l’océan, celui qui borde les îles des morts. La mer se soulève, rage et gronde, agitée par les vents venus de l’au-delà. L’air cru, rempli d’embruns et de sel, possède la saveur de l’or. C’est là, à la vérité, que je sors de l’obscurité, parce que c’est là que j’ai tout joué. À l’époque, je suis encore jeune ; je porte les cheveux longs, mon visage est glabre, mon corps possède la vigueur flexible du baliveau. Et pourtant, je me crois déjà vieux. Je suis plein de la sottise ombrageuse des coquelets : parce que j’ai parcouru le monde, parce que j’ai tué, parce que j’ai connu la morsure du fer, je me considère d’ores et déjà comme un héros. Au vrai, je suis d’une bêtise à pleurer. Mais peu importe ! Dans ma vanité réside une part de vérité : je suis riche de passé comme d’avenir, et parce que je vacille au bord du monde, l’abîme tonne que je ne suis qu’une chrysalide, que la vraie grandeur reste à construire.

Je navigue vers le néant. J’ai embarqué sur la nef d’un marchand osisme, un de ces navires énormes qui affrontent les ouragans soulevés derrière les horizons. Le vent ulule dans le gréement de chaînes, les voiles de peau claquent en tambours assourdis. Je vois une lueur perplexe dans ton œil, et je la comprends bien : tu n’as pas voyagé aussi loin que moi. Les navires, tu les conçois comme ceux de ton peuple : sur l’embouchure du Lacydon, j’ai vu vos longs pentécontores. Ce ne sont que de grandes barques ; vos voiles de lin et vos cordages sont conçus pour la navigation sur une mer parfois capricieuse, mais souvent rieuse et calme. Les bâtiments osismes, ils ont été conçus pour frôler les maelströms, pour affronter le ressac que provoque le ciel quand il croule sur l’océan. Ventrus, la proue et la poupe haut dressées au-dessus des flots, on croirait des forteresses flottantes, et non les gracieuses nacelles avec lesquelles vous filez sur les eaux bleues.

Un froid vif balaie l’océan et notre navire. Le choc des vagues baratte la coque de chêne ; des bourrasques gonflent nos voiles de cuir comme les joues d’un monstre poussif, sifflent dans les cadènes des chansons fantômes ; des rafales nous cinglent parfois de gouttelettes aussi drues que des aiguilles. Sur la nef, l’atmosphère entre les hommes est pour le moins glaciale. Nauo, le patron, nous en veut, et ses marins ont peur. Notre destination les effraie, elle les a forcés à dérouter, et ils n’ont rien à gagner dans l’affaire sinon un peu de gloire et un grand péril. Seule l’autorité de Gudomaros, le roi de Vorgannon, a pu contraindre Nauo à nous embarquer ; mais nous sommes désormais loin de l’intérieur des terres, loin des côtes osismes, notre bâtiment roule sur une houle sans âge, et la main du souverain est sans force hors du monde. Nauo est marchand, mais tu es le premier à savoir qu’un marchand, en pleine mer, se transforme toujours en pirate. Aurais-je été seul, j’aurais pu craindre d’être dépouillé et jeté par-dessus bord. Fort heureusement, solitaire, je ne le suis point. Sumarios, fils de Sumotos, et Albios le Champion sont mes compagnons. Ils veillent sur moi comme sur la prunelle de leurs yeux, et je place en eux une foi aveugle. J’ai tort, du reste ; mais mon regard ne se dessillera que plus tard.

Indifférent à la fureur des flots, Sumarios est assis, adossé au bordage. Il retient sous son talon les hampes de ses deux lances, posées à plat sur le pont grossier. Sous ses mèches trempées, il promène un œil sombre sur l’équipage osisme. Quoiqu’il ait l’âge d’être mon père, les saisons que nous venons de traverser l’ont amaigri ; sans ses tempes mouchetées de gris, on le prendrait pour mon frère aîné. Les ans n’ont en rien altéré sa force ; au cours de l’été précédent, je l’ai vu tuer un héros ausque à trente pas, d’un seul jet de javelot.

Albios, quant à lui, se désintéresse du navire et des marins. Serrant les pans de son sayon, il contemple la tourmente rageuse sur laquelle nous roulons. L’homme paraît chiffonné et vieux ; ses cheveux clairsemés, qu’il continue à tresser avec une coquetterie un peu ridicule, sont blancs comme neige. Il semble frêle, mais sa silhouette sèche possède la robustesse du chemineau. Sumarios et moi, nous sommes des guerriers ; Albios n’a rien du combattant. Sa seule arme est un couteau à manche d’ivoire qui lui sert à couper sa viande dans les festins. Pour ce que j’en sais, ce compagnon est d’extraction obscure ; et pourtant, chez nos hôtes, Albios se voit plus honoré que Sumarios et moi, qui sommes de noble naissance. Albios a conquis le statut de champion ; dans une housse de cuir, il porte la lyre à six cordes, et il se révèle être un des bardes les plus fameux entre le Cemmène et la Sequana. Sa mémoire, vaste comme un royaume, recèle la tradition de plusieurs peuples ; quelques couplets improvisés lui suffisent pour élever ou abaisser la fortune des puissants ; ses tours lui ont permis de remporter, dit-on, plus de trente duels poétiques.

Je crois savoir pourquoi Sumarios m’accompagne dans ce périple : par loyauté envers mon oncle et envers ma mère, et peut-être par affection pour moi. Si ses motifs me paraissent clairs, les raisons d’Albios sont plus troubles. À la différence des rois et des chefs qu’il a coutume de visiter, je n’ai pas d’or à lui prodiguer. Je suis trop jeune et trop ignorant pour apprendre quoi que ce soit à un homme aussi savant. Dans ma vanité, je soupçonne l’enchanteur d’avoir pressenti le grand héros que je vais devenir, et d’avoir attaché ses pas aux miens pour entrelacer nos immortalités guerrière et poétique. Parfois, quand le doute s’insinue en moi, je me dis que c’est surtout ma destination qui le fascine. Pour un maître du savoir, toucher à l’île des Vieilles et à ses mystères doit représenter une perspective bien plus grisante que l’escorte de deux rustres héroïques.

Mais à propos de l’île des Vieilles, nous ne bavardons guère sur le navire de Nauo. Il est inutile de jeter de l’huile sur le feu, et puis nous avons eu largement le temps d’en parler au cours de la longue route parcourue depuis Argentate. Tout ce que nous pouvons en savoir, c’est-à-dire bien peu de choses à la vérité, nous en avons déjà débattu. Quand il prend la parole, Albios se contente de nous faire une leçon, confirmant à demi-mot qu’il a déjà sillonné les lisières du monde. Dressant la main vers la barre déchiquetée des falaises que nous abandonnons dans notre sillage, il dit d’abord :

« Voici le cap Kabaïon. C’est la terre la plus avancée de ceux qui vivent au bord de la mer ; le Kabaïon marque la limite entre les océans des hommes et ceux des dieux.»

Se tournant vers la droite, où des flots d’ardoise se soulèvent en armées infinies, il ajoute :

« Par là s’étend la mer Oestrymnique. Elle baigne les littoraux de nos nations et ceux des Ambrones. Ses confins sont bordés des montagnes de l’Orage, que doublent parfois les navires venus de la lointaine Tartessos. »

Puis, il porte son regard vers la gauche, où un grain enrobe dans des tourbillons pluvieux un archipel d’îlots et de récifs noirâtres, et il énonce :

« De l’autre côté se trouve la mer d’Ictis. Quand ils nous auront débarqués, Nauo et ses hommes la traverseront en direction du cap Belerion pour mouiller devant la Terre Blanche. Là-haut, ils échangeront leur cargaison contre des lingots d’étain. Si je ne t’avais pas accompagné, Bellovèse, je serais sans doute retourné dans ces territoires sacrés. Bien des secrets y sont enfouis sous les cercles de pierres bleues. »

Du menton, Sumarios désigne la direction qui n’a pas de nom, celle vers laquelle cingle pour le moment la nef de Nauo.

« Et par là, barde, il y a quoi ? »

Le vieux poète essuie son visage fouetté d’embruns. Il a les joues rougies de froid et la goutte au nez.

« Par là… »

Il laisse ses paroles en suspens, se contentant d’adresser un sourire incertain aux trombes venues du fond de l’horizon.


Cinq nuits plus tôt, quand nous avons fait étape à Vorgannon, nous avons pu parler plus librement de l’île des Vieilles. Vorgannon est située à peu près au centre du royaume osisme ; elle est loin des côtes, ce qui nous a permis d’y aborder le sujet de notre destination avec moins de retenue.

Nous sommes arrivés en traversant une contrée de monts et de hautes collines, et nous avons accordé une longue pause à nos chevaux après avoir gravi des versants aux pentes faussement douces. Depuis ce sommet, où une roche usée crevait çà et là une marée de bruyères, nous avons découvert la ville osisme. Retranchée derrière ses murs de terre, de bois et de pierre, elle occupait une hauteur contrôlant un vaste plateau, où alternaient des prairies et des lopins cultivés. Avec ses toits de chaume nichés dans un panorama verdoyant, Vorgannon paraissait petite et paisible ; mais le filet scintillant d’une rivière, qui venait sinuer au pied du plateau, en faisait une forteresse facile à défendre. Des fumées épaisses montaient d’un quartier où l’on travaillait le métal. Des troupeaux de vaches paissaient les prés qui descendaient jusqu’au cours d’eau. Albios, le seul d’entre nous à connaître la région, nous avait assurés qu’il s’agissait d’une place royale ; et à voir la situation et la richesse de la cité, nous ne pouvions que lui donner raison.

L’altitude faussait les distances, et il nous a fallu du temps pour gagner les abords de la ville. Nous ne nous y sommes présentés qu’au soir. Par prudence et par courtoisie, nous nous sommes avancés en présentant le flanc droit. Nous avons ainsi signifié que nous venions en paix, en toute confiance. Nos chevaux, nos armes, nos torques signalaient des voyageurs puissants, ce qui nous garantissait normalement un bon accueil. Toutefois, ce sont la lyre et le court manteau à capuchon d’Albios qui nous ont valu des mouvements de sympathie : au premier coup d’œil, les Osismes ont reconnu un barde, et ils l’ont salué avec une certaine déférence.

Nos montures ont été conduites dans un parc où s’ébattait le haras du roi, puis on nous a menés à son palais. Le crépuscule, qui assombrissait les façades de torchis et poudrait le ciel de quelques étoiles, avait rappelé pâtres et laboureurs dans les murs. En chemin, les femmes, les artisans, les bouviers nous interpellaient familièrement. Les Osismes pratiquent la même langue que nous, mais j’avais du mal à comprendre leur accent et certaines tournures locales ; Albios, quant à lui, les entendait sans peine et répondait par des plaisanteries et des demi-vérités. Comme à l’ordinaire, on nous demandait d’où nous venions et de quelles nouvelles nous étions porteurs. Sans les ambactes lourdement armés qui nous avaient escortés depuis les portes de la cité, nous aurions sans doute été retenus par des curieux tous les dix pas.

Le palais était une longue maison dont l’entrée donnait sur une esplanade empierrée, suffisamment large pour la manœuvre des cavaliers et des chars de guerre. L’édifice était presque le plus haut de Vorgannon ; seul le dominait une grande enceinte de pieux, décorée de trophées d’armes, qui délimitait l’espace sacré du nemeton. Les guerriers osismes nous ont invités à entrer dans la demeure royale ; le porche ressemblait aux portes de la ville, et aurait permis de pénétrer à cheval dans la bâtisse. Au-dessus du portail, une dizaine de crânes humains étaient cloués au chambranle. Notre hôte manifestait ainsi qu’il appartenait à une lignée de héros, et qu’il était périlleux de se présenter devant lui si on cherchait à lui porter tort.

La halle du roi ne comportait qu’une pièce, longue et vaste comme une futaie nocturne. Le jour enfui ne jetait plus ses rayons par les trous à fumée, et la seule lumière provenait de deux fosses à feu, au ras du sol, où rôtissaient des porcs. À la lueur des flammes, les rangées de poteaux dansaient comme les ombres d’une hêtraie et les charpentes se perdaient dans une obscurité sylvestre ; la maisonnée nombreuse du roi se devinait plus qu’elle ne se voyait, en silhouettes ébauchées que léchait parfois une lueur dorée.

On nous a menés jusqu’à une banquette de bois couverte de fourrures et de plaids doux, le long d’un mur. Nous étions dans l’ombre des poutres, à l’écart du cercle où s’installeraient le roi et ses familiers, mais on ne nous avait pas attribué la place près de la porte, au milieu des mendiants et des vagabonds. Nous partagerions notre repas avec des guerriers, des pâtres et des gens de l’art, ce qui représentait une hospitalité honorable pour des invités qui n’avaient pas été présentés.

J’ai reconnu l’arrivée du roi à l’irruption d’une bande. Il y avait là quelques héros, des porteurs de bouclier, des lanciers, un groupe de sages qu’escortait une meute de grands chiens. Dans l’animation et la pénombre, difficile pour moi de distinguer le monarque. Ils se sont disposés en cercle autour du foyer principal ; il s’agissait d’un repas familier, car des femmes, plutôt mûres, se sont jointes aux hommes. Ce n’est qu’au dernier moment que j’ai identifié Gudomaros : accompagné de son sacrificateur, il a répandu un peu de bière sur le sol, et il a tranché une portion de viande pour l’offrir aux dieux infernaux. Après le rite, les serviteurs et les pages ont commencé à servir. L’atmosphère était paisible et plutôt bon enfant. Il n’y a eu nul défi ou contestation pour le morceau du héros ; la meilleure part a été donnée à un guerrier vieillissant, qui ne paraissait pas très impressionnant, sans que personne ne la lui dispute. De notre côté, Albios nous a fait comprendre que ce n’était pas le moment de chercher à nous distinguer.

Nous avons mangé tranquillement, à notre faim, et on nous a offert de généreuses rasades de cervoise. Nos voisins bavardaient et nous lançaient parfois des regards curieux, mais à la différence du peuple, ils se sont abstenus de nous parler, par politesse, tant que nous n’étions pas repus. Du cercle royal provenait un mélange de conversations et de musique ; le barde attaché au souverain était un homme jeune qui, sans être beau, se trouvait habité par un esprit attirant. Ignorant que j’étais, j’ai trouvé sa voix plus prenante que celle d’Albios ; mais mon compagnon écoutait son rival avec un sourire goguenard, certain de sa supériorité.

Quand nos ventres ont été bien remplis, un blanc-bec est venu nous trouver. C’était un godelureau aux cheveux délavés et tressés, vêtu d’une tunique au tartan éclatant : sans doute un fils de noble famille placé en pagerie auprès de Gudomaros. À trois reprises, il nous a demandé si nous étions bien restaurés, si nous avions encore faim et soif. Une fois sûr qu’on était satisfaits, il nous a dit que le roi désirait nous voir.

Quand nous nous sommes levés, nous avons senti que nous étions le point de mire de toute la halle. On nous a fait un peu de place dans le cercle royal, de l’autre côté du feu, en face du maître de Vorgannon. Gudomaros m’a paru vieux, mais c’était surtout parce que j’étais un béjaune qui n’avais guère vécu ; en fait, c’était un homme entre deux âges, encore robuste, qui affectait la fausse tranquillité des vétérans. Chargés de bijoux, ses bras et son cou étaient ornés de tatouages bleus qui attestaient ses liens avec les familles nobles de la Terre Blanche. Il nous a observés en silence, assis en tailleur, les mains posées sur les cuisses. C’est un de ses voisins qui a pris la parole, un ancien à la barbe broussailleuse et au front tonsuré.

« Salut à toi, Albios le Champion, a-t-il lancé d’un timbre sonore. Tu réjouis les dieux, le roi et les héros de cette salle par ta venue et par celle de tes compagnons.

— Salut à toi, Cintusamos, Flot Brillant de Sagesse, a répondu le barde. Mes deux amis et moi, nous sommes honorés par l’hospitalité que nous prodigue le souverain des Osismes.

— Le roi te connaît, a repris le conseiller de Gudomaros, mais, bien qu’ils aient belle allure, il ignore qui sont tes compagnons. Sont-ils assez contents du repas pour satisfaire notre désir d’apprendre leur nom et leur lignage ?

— Ils sont plus que contents : par son accueil, le roi des Osismes leur a témoigné largesse et considération. Ils pourront s’en vanter désormais dans les banquets et sur les champs de bataille. Aussi est-ce avec reconnaissance qu’ils vont se présenter. Mais tout d’abord, je tiens à remercier le souverain en mon nom : surseoir à ma gratitude, ne fût-ce qu’un instant, serait manquer à tous mes devoirs. Voici donc pour le roi ! »

Reportant son attention sur le maître de Vorgannon, Albios s’est cambré, le buste bien droit pour que sa voix se déploie dans toute la halle. Il a scandé, avec une superbe de héraut :

Gudomaros, guerrier féroce,
Fut bien précoce en plaies et bosses :
Gloire tétée, têtes coupées
En cent mêlées ensanglantées !


Mais ce rude preux passe pour heureux
Tant il est généreux !


Le roi osisme, hôte sublime
Est magnanime en mets opimes,
Son opulence offre bombance
En abondance et bonne ambiance !

Les vers d’Albios ont été accueillis par quelques manifestations d’approbation, pognes claquées sur les cuisses, cris admiratifs mêlés de railleries et de grondements guerriers. J’ai vu l’œil gris de Gudomaros pétiller, et il a pris la parole.

« Voilà qui est bien tourné, champion, a-t-il souri en découvrant ses dents blanches. Jamais entendu jusqu’alors, et pourtant, c’est pas faute de flatteurs. Eluisso, ça te dit quelque chose ? »

Le jeune musicien a pincé les lèvres d’un air compassé.

« Je connais quatre fois vingt histoires avec les chansons qui s’y rapportent, mais ce chant-là, je ne le connais pas.

— Et toi, Cintusamos, tu as déjà entendu ça ? a repris le roi.

— Je connais trois fois cinquante histoires, a répondu le vieillard, et encore la moitié de cinquante, ainsi que tous les chants qui s’y rapportent. Mais ces strophes-là, je crois qu’Albios les a composées pour toi.

— Et l’harmonie, elle y est ? a demandé le roi.

— Elle est respectée, a condescendu le jeune barde.

— Je crois bien qu’elle est parfaite », a renchéri le vieux sage.

Gudomaros a pris une large inspiration. Il a ouvert les bras, exposant à la lueur du feu le cuir de ses paumes.

« Je veux qu’on apprenne ces vers, a-t-il proclamé. Eluisso, Cintusamos, retenez-les ; vous les chanterez pendant mes festins ! »

Et, plongeant son regard dans celui d’Albios, le roi a ajouté :

« Je t’ai offert un peu de cervoise, un peu de viande, une place au coin du feu ; en échange, toi, tu me donnes la poésie. C’est trop, champion. Je me retrouve ton obligé. Je te dois un cadeau bien plus fastueux pour te marquer ma gratitude. Que veux-tu ? Des vaches ? Des vêtements de lin ou de laine douce ? Des esclaves ? »

Mon compagnon a adressé son sourire le plus fin au maître de Vorgannon.

« Je t’entends bien, roi Gudomaros, et j’accepte de grand cœur ton présent. Tu témoignes ainsi que ma parole est vraie. Mais permets que je diffère un moment ma réponse : j’ai besoin de réfléchir à ce que je préfèrerais obtenir.

— Pèse bien ta décision. Quoi que tu me demandes, je te le donnerai !

— Je te le dirai avant que la nuit ne tire vers l’aurore. Mais pour l’heure, il est temps que ta curiosité soit satisfaite. Je vais te présenter mes compagnons. »

Le roi a hoché la tête, et Albios a d’abord désigné Sumarios.

« Voici Sumarios, fils de Sumotos, seigneur de Neriomagos, à la frontière des royaumes arverne et biturige. C’est l’un des héros les plus fidèles du haut roi Ambigat, un vétéran de la guerre des Sangliers, et il revient des combats qui se sont livrés avant l’Assemblée de Lug dans le pays de la Dornonia, contre les chiens ambrones. »

Sumarios et le roi osisme ont échangé un salut silencieux, de guerrier à guerrier. Mon ami, malgré sa noblesse, n’avait pas le rang de Gudomaros, mais le souverain reconnaissait en lui un homme de valeur. Albios s’est ensuite tourné vers moi :

« Quoiqu’il ne compte guère d’hivers, a-t-il dit en me montrant de la main, lui aussi a guerroyé contre les Ambrones. Et écoutez tous : c’est un invité de haute naissance, car il s’agit de Bellovèse, fils de Sacrovèse, le neveu du haut roi Ambigat ! »

Des murmures élogieux ont couru dans la salle chez les guerriers les plus jeunes, chez les marchands et les gens de l’art. Au sein de l’assemblée, ma parenté avec Ambigat impressionnait les hommes de peu d’expérience, même si à la vérité, le peuple osisme n’est point inféodé au pouvoir du haut roi. Toutefois, dans l’expression des sages, j’ai vu se peindre un étonnement intense, visiblement mâtiné d’inquiétude. Gudomaros m’a dévisagé avec une perplexité non dénuée d’intérêt.

« Salut à toi, jeune héros, a-t-il dit en pesant ses mots. Jusqu’à cette nuit, je n’avais pas entendu parler de toi, mais je ne doute pas que tu sois plein de vaillance. J’ai connu ton père, autrefois, et c’était un homme impétueux. J’ai connu ta mère, et je me rappelle une femme fière. Quant à ton oncle, qui ne louerait sa puissance ? »

Bien que mal dégauchi encore, j’avais perçu la circonspection que le souverain avait placée dans son compliment. Ce n’était pas la première fois que j’étais confronté à des nobles, et même à des rois, rendus chattemiteux par ma présence. Ce malaise m’avait confirmé tout jeune que j’étais un être à part ; on me traitait comme un étalon de belle race, mais un peu faux, qui aurait pu ruer par surprise. L’expérience était d’autant plus amère que je n’avais guère de souvenirs des deux hommes qui me valaient cette défiance ; mon père et mon oncle n’étaient que deux ombres, enfouies dans un recoin effrayant de mon enfance. Ravalant l’aigreur familière, j’ai remercié le maître de Vorgannon.

« Salut à toi, roi des Osismes. Merci pour l’honneur que tu nous accordes. »

Mes mots sonnaient un peu contraints, mais Gudomaros s’est contenté de cette courte politesse. Ma jeunesse pouvait excuser l’embarras de ma langue. Se tournant vers Albios, le roi des Osismes s’est enquis  :

« Raconte-nous, barde ! Qu’est-ce qui t’amène sur mes terres, flanqué de si nobles compagnons ?

— L’un de nous est frappé par un interdit. Nous devons l’aider à passer une épreuve qui l’en délivrera.

— Une épreuve ! Voilà qui est intriguant ! Si je peux vous apporter mon aide, je ne me déroberai pas !

— C’est généreux de ta part, a souri Albios.

— Sur qui a-t-on jeté un interdit ? a demandé Gudomaros.

— Sur moi ! » ai-je lancé, avec hargne, parce que je ne supportais pas qu’un autre le dise à ma place.

Le souverain osisme a eu l’air un peu décontenancé par ma sortie. Puis, un éclair de compréhension a parcouru son visage buriné.

« Pardonne ma question, Bellovèse, fils de Sacrovèse, a-t-il dit avec une mesure qui témoignait de sa sagesse. J’ai parlé sans réfléchir. Tu es le plus noble de mes trois invités ; c’est clair, c’est toi qui es concerné. »

Il continuait à pratiquer la double entente, mais j’ai été flatté par la considération qu’il me manifestait, et j’ai perdu un peu de mon humeur.

« Et je suis indiscret si je te demande ce qui te vaut ce tabou ? a poursuivi le roi.

— La raison ? ai-je grommelé. Je ne suis même pas mort. »

Mon marmottement a été diversement accueilli. La surprise ou la perplexité ont peint des grimaces comiques sur les museaux les plus grossiers. Chez Cintusamos et le jeune musicien, j’ai vu à nouveau affleurer l’inquiétude, car ils soupçonnaient peut-être une vérité qui échappait encore à mon faible jugement. Le visage de Gudomaros est resté de marbre, sans doute parce qu’il attendait que je sois plus clair. Mon grognement, par son laconisme renfrogné, risquait de passer pour de l’insolence. Sumarios a pris sur lui d’intervenir.

« Il dit la vérité, a-t-il lancé. Il a été tué, mais il a refusé la mort. Je le sais : je l’ai vu. »

Et comme l’étonnement se diffusait visiblement dans toute la salle, Albios a cru avisé de reprendre en main le cours de la discussion.

« Hélas, je n’y étais pas moi-même, mais de nombreux hommes illustres peuvent appuyer le témoignage de Sumarios. Cela s’est passé pendant les combats contre les Ambrones. Les grands héros Bouos et Comargos, le prince Ambimagetos fils d’Ambigat, jusqu’à Tigernomagle fils de Conomagle, roi des Lémovices : tous ont vu Bellovèse frappé à mort, et pourtant, vos yeux en attestent, Bellovèse est bien vivant parmi nous. »

Le barde a marqué une pause, le temps de laisser les esprits assimiler cette merveille. J’étais devenu pour tous un objet de saisissement, comme si on avait laissé entrer par mégarde un lémure dans la halle royale. J’ai été tenté de leur crier que j’étais bien vivant, que mon cœur battait plein de vigueur sous mon torse marqué, mais il était plus sage de laisser faire le barde.

« N’ayez nulle crainte, s’esclaffait-il devant les mines déconfites. Je n’aurais pas voyagé une lune entière en compagnie d’un fantôme. J’ai fait le chemin avec lui depuis Argentate chez les Lémovices : croyez-moi, je l’ai surveillé de près, et je peux jurer qu’il boit et qu’il pète comme n’importe lequel d’entre vous ! »

Sa plaisanterie a déridé quelques écervelés, mais la plupart des visages sont restés graves.

« J’ai connu quelques trompe-la-mort, a observé Gudomaros, mais c’est un tour bien rare, aussi admirable que redouté. On ne leurre pas impunément les puissances d’en-dessous.

— Oui, il y a nécessairement un dieu à l’œuvre, a confirmé Cintusamos en me jetant un regard circonspect. Peut-être le jeune homme a-t-il été touché par le bon bout de la massue, peut-être a-t-il plongé dans le chaudron du Grand Cornu. Il y a une volonté secrète à l’œuvre, mais il est difficile de savoir si c’est bon ou si c’est mauvais.

— C’est pourquoi le grand druide Comrunos a déclaré Bellovèse sacré, a enchaîné Albios. Il lui a interdit de paraître à la cour du haut roi tant qu’il n’aurait pas levé l’ambiguïté.

— Et quelle est la nature de l’épreuve que tu dois passer ? m’a demandé le roi osisme.

— Je dois aller sur l’île des Vieilles. »

Gudomaros a hoché la tête.

« Oui, c’est une sage décision, a-t-il approuvé. Les Gallicènes sont des devineresses sans pareilles : elles pourront sans doute éclairer le mystère qui te concerne. Je te donnerai une escorte jusqu’au cap Kabaïon, où tu attendras qu’il y en ait une qui débarque. Tu pourras la consulter.

— Tu m’as mal compris, ai-je rectifié. Je dois pas en attendre une ; je dois aller sur leur île. »

Le roi s’est permis un rictus un peu condescendant.

« C’est toi qui as dû entendre de travers, a-t-il rétorqué. On ne se rend pas sur l’île des Vieilles. C’est interdit, et puis c’est hors du monde. On attend que l’une d’elles nage ou vole jusqu’à la côte.

— Il dit la vérité, a objecté Sumarios à mon côté. Le grand druide a décrété : Bellovèse doit consulter les Gallicènes sur leur île. »

Malgré la conviction rugueuse de mon compagnon, Gudomaros n’a pas semblé accorder grand crédit à ce qu’il venait d’énoncer. Le roi des Osismes a lancé une œillade pleine de doute à Albios.

« Bellovèse et Sumarios ne se trompent point, a confirmé le barde. C’est moi qui ai été chargé du message du grand druide, et j’ai entendu l’arrêt de mes propres oreilles. Je suis la mémoire des peuples : comment aurais-je pu déformer le décret de Comrunos ? »

L’expression du roi est devenue grave. Il a échangé un regard avec Cintusamos, réfléchi un instant, puis repris la parole :

« Si Albios a entendu l’énoncé du tabou, je veux bien le croire, a-t-il concédé. Moi-même, je n’ai pas autorité pour discuter les décisions du grand druide, alors je n’y ferai pas obstacle. Mais en tant qu’hôte, j’ai un devoir de protection pour mes invités. C’est pourquoi je vais vous dire ce que je dois dire. Ne le prenez pas mal. Je n’ai pas participé à la guerre des Sangliers ; et même si j’honore vos exploits contre les Ambrones, je ne suis pas en guerre contre eux. Mes navires font du commerce avec eux, loin à droite du monde, au fond du Golfe Oestrymnique ; parfois, il y a de la piraterie, parfois des échanges d’hospitalité. Ce que je veux que vous compreniez, c’est que je suis le chef d’un peuple au bout du monde, loin des querelles et des entreprises des royaumes de l’intérieur. S’il n’est pas éclairé par la science des oiseaux et des sacrifices, mon avis vaut parce qu’il est distant et désintéressé. Et voici ce que j’ai à vous dire : on ne va pas sur l’île des Vieilles. C’est courir au-devant de la mort. C’est comme si le grand druide avait décidé de remettre les choses en ordre, de renvoyer Bellovèse dans le monde d’en-dessous.

— Ton souci est louable, a répondu doucement Albios. Mais pour ma part, on m’a rapporté que des navires osismes accostaient parfois sur l’île des Vieilles.

— C’est une demi-vérité, a rétorqué le roi. Quand des nefs s’y rendent, elles mouillent devant un îlot relié à l’île à marée basse. Mais ces navires n’y vont que sur la demande des Gallicènes : lorsqu’il faut apporter des charpentes pour l’entretien du nemeton, des animaux à immoler, des élues qui rejoignent le convent. Les marins laissent leur chargement sur la grève et se dépêchent de mettre les voiles. Jamais on ne gagne ces parages sans avoir l’assentiment des neuf immortelles.

— L’île est interdite aux hommes, a ajouté Cintusamos. Les Gallicènes sacrifient tous ceux qui foulent ce sol sacré. La mer, dans ces eaux, est hérissée de brisants ; de nombreux navires ont été drossés contre ces récifs. Or même les naufragés qui échouent sur leurs plages, les immortelles les tuent. On dit que leurs autels creux sont remplis des os de ces infortunés. »

Albios a opiné gravement.

« Ce que vous dites confirme des chants que j’ai déjà entendus, a-t-il convenu. Mais l’île n’est interdite qu’aux hommes ; or nul noble n’a encore coupé les cheveux de Bellovèse. Même s’il a déjà manié les armes, il n’est pas encore entré dans l’âge adulte. Cette coutume-là ne le concerne donc pas.

— Et toi ? Et ton ami Sumarios ? a répliqué le roi. Si vous l’accompagnez, les immortelles vous mettront en pièces.

— Eh bien, nous resterons sur l’îlot devant la terre sacrée. Nous attendrons que Bellovèse ait passé l’épreuve. »

Gudomaros a secoué sa tête grisonnante d’un air navré.

« Votre courage, votre loyauté à ce garçon vous honorent. Mais vous êtes fous. »

De façon inattendue, c’est alors Eluisso, le jeune barde, qui a pris la parole.

« Tu es un homme âgé, Albios, a-t-il dit. Peut-être veux-tu terminer une existence brillante par un coup d’éclat, en foulant une terre interdite. Mais tes compagnons connaissent-ils le péril auquel ils s’exposent ? Les Gallicènes vous repéreront de très loin. Elles connaissent l’art des métamorphoses : elles se parent de plumes et volent dans le ciel au milieu des grisards et des goélands ; elles revêtent la robe du saumon ou la fourrure du phoque et plongent sous la carène des navires. Ce sont des tempestaires : elles peuvent lever des ouragans puissants, engloutir leur île, jeter des flottilles entières contre les falaises de la côte. Si elles vous laissent aborder, elles se montreront impitoyables. Celles qui gagnent notre monde peuvent se montrer bienveillantes, car elles acceptent de mettre au service des suppliants leurs talents de divination ou de médecine sanglante ; mais hors du monde, elles sont féroces. Même entre elles, elles sont sanguinaires.

— Eluisso dit vrai, a murmuré sombrement le vieux Cintusamos. Elles ont un rite annuel où elles déchirent la première qui montre de la faiblesse.

— Elles sont d’une vieillesse inimaginable, a repris le jeune musicien. Toutefois, malgré leur force et leur magie guérisseuse, leurs corps portent l’empreinte des siècles. Or elles jugent indignes d’être frappées par des infirmités. Chaque année, elles suivent un rite où elles démontent le toit de leur nemeton pour exposer l’autel infernal aux rayons du soleil. Aucune pièce de charpente ne doit toucher le sol : pendant une journée entière, il leur faut porter madriers et solives de bois plein, dont le poids écraserait n’importe quel gaillard. Que l’une d’elles vienne à plier, et les autres se ruent sur elle et la dépècent des dents et des ongles, comme une sacrilège. C’est leur coutume pour éliminer les faibles.

— Mais elles ne meurent pas, a ajouté sourdement Cintusamos. Elles ne font que se dépouiller de leur manteau de chair. Leur âme nue vole alors vers le monde, hurle dans les bourrasques et le grésil, tourbillonne avec les tempêtes qui gagnent l’intérieur des royaumes. Elles planent dans la tourmente, pâles comme des effraies ; elles cherchent les fermes, les villages ou les forteresses. Elles s’abattent sur les toits, se faufilent dans les demeures par les trous à fumée, se nichent dans les poutres faîtières, celles-là même qui leur ont valu le supplice. Perchées là-haut, dans les ombres des combles, elles espionnent les femmes de la maison. Elles élisent des filles qui peuvent enfanter, des folles qui ont un don de double vue, des vieilles dont la flamme vacille. Elles prennent alors la forme d’un courant d’air, d’une mouche, d’une goutte d’eau, et elles se laissent tomber dans la bouche ou dans la nourriture de leur proie. Aux unes, elles parasitent la matrice et conçoivent un corps d’enfant ; aux autres, elles dévorent l’esprit et s’emparent de leur personne. Lorsqu’elles sont prêtes, elles reviennent vers nos côtes, et leurs sœurs fratricides franchissent la mer pour les recueillir dans leur convent.

— Et c’est ainsi depuis la nuit des temps, a conclu Eluisso. On dit que leur île est jonchée d’ossements de femmes, mais elles ne sont que neuf. Elles ont toujours été neuf. »

Pendant que ses sages parlaient, Gudomaros s’est fait servir une corne de cervoise. Il l’a levée dans notre direction quand son poète s’est tu.

« Je bois au succès de ton épreuve, Bellovèse fils de Sacrovèse, a-t-il proféré. Puissent les dieux de l’autre côté entendre mon vœu et l’exaucer. Tu en auras grand besoin.»

Ayant bu quelques gorgées, il a confié le vaisseau à un échanson qui me l’a apporté. Alors que je portais le breuvage à mes lèvres, le roi a ajouté :

« Tu as entendu mes conseillers, jeune prince. Sur leur île, les Gallicènes sont des changeuses de peau, des naufrageuses, des victimaires. Je sais bien qu’à ton âge, on juge que tout cédera devant soi, mais crois-moi, ces neuf-là en ont dévoré des quantités, et des plus vaillants que toi, moi et tous les héros réunis dans cette salle. Attends ! Ne proteste pas encore ! Je te l’ai dit, je ne ferai pas obstacle à ton entreprise ; mais il me plairait de t’être utile. Tempère ta bravoure non de prudence, mais de révérence pour le mystère que représentent les immortelles. Présente-toi au cap Kabaïon, attends au moins un peu que l’une d’elles se manifeste. Peut-être te donnera-t-elle l’autorisation de gagner leur île ; dès lors, tu pourras les consulter sans risquer leur colère. »

J’ai éprouvé un instant d’hésitation, car les paroles du roi me semblaient sensées et bienveillantes.

« La question, c’est de savoir quand l’une d’elles daignera faire la traversée, a remarqué Albios.

— Cela, nul ne peut le dire avec certitude, a répondu Gudomaros.

— L’année tire à sa fin, a repris mon compagnon. Dans un peu plus d’un mois, nous célébrerons les trois nuits de Samonios.

— C’est le moment où les tertres s’ouvrent, où les morts reviennent, a dit Cintusamos. Ce serait l’occasion idéale pour attendre la visite d’une Gallicène.

— Certes, a convenu Albios. Mais ces fêtes sont suivies par l’an nouveau et la morte saison. Ne pratiquez-vous pas l’hivernage ? Si nous avons l’autorisation de gagner l’île des Vieilles, trouverons-nous seulement un navire qui nous y emmènera avant la reverdie ?

— Non, a répondu le roi. Vous devrez attendre le retour des beaux jours.

— Voilà qui est bien long. Le grand druide s’interrogera : pourquoi mettons-nous tant de temps à remplir sa volonté ? Cela piquera sa méfiance, et cela contrariera le haut roi.

— Oui, tu parles en homme avisé, a admis Gudomaros.

— Alors je pense, moi, qu’il faut affronter le péril et respecter les arrêts du grand druide. Nous te sommes profondément reconnaissants pour tes conseils et ta sollicitude, roi des Osismes. Mais, à moins que tu ne t’y opposes, nous embarquerons pour l’île des Vieilles dès que nous aurons gagné la côte.

— Je ne reviendrai pas sur ma parole, champion, a rétorqué le roi. Je ne mettrai pas d’obstacle à votre voyage, et je vous offre à nouveau une escorte jusqu’à l’océan. Mais… »

Il a secoué sa tête grisonnante, avec une expression un peu madrée.

« Mais vous serez bien en peine pour accomplir la dernière étape du périple. Aucun patron de navire n’acceptera de vous mener là-bas. Tous, ils auront bien trop peur de la colère des immortelles.

— En es-tu sûr ? a rétorqué Albios, dont l’œil s’était aussi allumé d’un éclat de ruse.

— J’en suis convaincu. Plus vous approcherez de la côte, plus la crainte des Gallicènes sera grande.

— Et moi, je suis prêt à parier que je trouverai un bateau, a badiné Albios.

— Tu es un magicien puissant, champion, mais tu présumes de tes forces si tu crois que tes chants peuvent l’emporter sur ceux des immortelles.

— Oh, je n’aurai pas cette folie, s’est esclaffé mon compagnon. Je ne fais pas le poids, c’est certain. Aussi n’est-ce pas mon pouvoir que j’emploierai, mais le tien. Car maintenant, Gudomaros des Osismes, j’ai décidé quel sera le présent que tu m’as promis. Contre ma poésie, je veux que tu contraignes un de tes capitaines à nous embarquer pour l’île des Vieilles. »


Voilà pourquoi, après un bref voyage vers la fin des terres, je me retrouve sur le navire de Nauo, secoué par la tourmente. Alors que nous tanguons dans la direction qui n’a pas de nom, les nuées se colorent d’étrange, courent en spirales de limaille et d’ardoise, que percent ça et là un rayon d’or, une lumière tombée d’autres époques. Je n’y vois guère, car la proue embarque des paquets de mer qui balaient la nef de bourrasques rageuses, et mes longs cheveux, tout poissés d’embruns et de saumure, me cinglent le visage. J’ai pourtant l’impression que le ventre des nuages se bombe de plus en plus bas, se gonfle de rafales et de tourbillons, s’enroule en guivres pelues qui accrochent parfois notre mât. C’est à croire que la courbe du ciel s’affaisse à mesure que nous approchons des confins, là où l’océan croule dans le monde d’en-dessous.

Quand plusieurs marins crient que la terre est en vue, moi, je ne distingue rien. Rien, sinon une mer baveuse, où mugissent des flots verdâtres et des reflets de métal ; à moins que l’écume qui bouillonne en longs bancs mousseux, loin devant la proue, ne signale le surgissement de je ne sais quel territoire englouti. À côté de moi, Albios garde le nez en l’air ; il regarde les oiseaux, et je réalise alors qu’ils planent en nuées tourbillonnantes au-dessus des eaux où nous sommes en train d’entrer. Dans le ballet des mouettes et des goélands, je cherche l’apparition incongrue de grandes corneilles ou de faucons, mais je suis étourdi par le vacarme du vent et de l’océan, par les criailleries perçantes des volatiles ; je ne parviens pas à discerner, au milieu de la sarabande, si une menace ailée a pris son essor.

Bien que nous soyons toujours en pleine mer, Nauo ordonne d’amener les voiles. Il ne veut pas courir le risque d’approcher trop de l’île, d’être affalé sur un rivage où guette une menace pire que le naufrage. Sumarios, qui cherche aussi la terre des yeux, se met à invectiver le patron. Nous sommes trop loin, crie-t-il, nous ne savons même pas où débarquer. Alors que les deux hommes s’insultent, j’entrevois enfin notre destination. À peine plus hauts que des récifs, des reliefs sombres s’étirent devant nous, au milieu des flots et des brisants. Cela paraît encore très loin, peut-être à une demi-lieue, et cela ne ressemble guère à une île ; cette terre est allongée et plane, comme un isthme ou une digue, elle affleure à peine à la surface de l’océan. Parfois, quand notre navire roule au fond d’un creux, je la perds des yeux ; quand la nef chevauche la crête d’une vague, j’ai alors l’impression que c’est un archipel d’îlots qui s’étire, comme si les dos noirâtres d’un troupeau de monstres émergeaient devant nous.

Le ton est en train de monter entre Nauo et Sumarios. Le capitaine veut nous débarquer avec un coracle que des matelots s’apprêtent à jeter à l’eau, mais Sumarios s’emporte, l’accuse ouvertement de vouloir nous noyer. Les marins osismes se montrent de plus en plus menaçants. Ils sont armés de couteaux et de quelques haches de charpentier, des armes sans grand danger devant nos épées et les lances de mon compagnon. Toutefois, le nombre pourrait jouer contre nous ; et puis Sumarios et moi, nous ne sommes pas habitués à combattre avec du roulis, et les os dans ma poitrine me font encore un peu mal. Sumarios vocifère, le flanc gauche tourné devant le capitaine et ses gars dans une attitude de défi ; il serre maintenant une lance dans chaque main, la plus légère dans la droite, pointe tournée vers le bas. Il ne lui faudrait qu’une détente pour la brandir et en traverser le corps d’un des imprudents qui lui tiennent tête.

C’est Albios qui calme la situation. Il s’interpose entre mon ami et les Osismes, et sa seule présence apaise un peu la tension. Personne ne souhaite blesser un barde, à qui la tradition confère le pouvoir d’imposer une trêve jusque sur un champ de bataille.

« Calme-toi, lance le vieil homme à Sumarios. Des navigateurs franchissent la mer d’Ictis à bord de coracles ; Nauo ne cherche pas notre perte, il a juste peur pour son bateau. »

Puis, se tournant vers le patron, il ajoute :

« Nous allons prendre ta coquille de noix, mais j’y mets deux conditions. D’abord, je veux que ce soient tes meilleurs hommes qui nous débarquent. Ensuite, quand tu auras fait commerce avec les marchands de la Terre Blanche, je veux que tu reviennes nous chercher ici, et que tu nous ramènes sur la côte. »

Le capitaine grommelle que le roi lui a seulement ordonné de voguer jusqu’à l’île des Vieilles.

« Tu sais comme moi que Gudomaros nous a accordé sa protection, rétorque Albios. Cela signifie que tu dois aussi nous ramener à bon port. Cependant, la peur pourrait te conseiller de travers, te pousser à nous abandonner en te disant que les Gallicènes se chargeront de nous. Alors écoute-moi bien : les Gallicènes, je les connais, et je sais comment me garder d’elles. Elles ne me toucheront pas. Et si d’ici neuf nuits, tu n’es pas revenu nous chercher, j’accorderai ma lyre et je chanterai dans le vent la Satire de Nauo. Tu sais ce que cela signifie ! Trois pustules te pousseront sur le visage : honte, tache et laideur ! Tout le monde te fuira, tu deviendras un paria. Et si personne ne te tue comme un chien afin de conjurer le mauvais sort, la cervelle te coulera par les oreilles, la moelle caillera dans ton échine, des chancres te rongeront la bite et tu pourriras à en crever. Tu m’as bien entendu, Nauo ? Neuf nuits, pas une de plus ! »

Le patron recule d’un pas, devenu très pâle. Il roule sur Albios les prunelles d’un chien que la peur pousse à mordre, et je me demande un moment si la menace du champion n’est pas une arme qui va se retourner contre nous. Je saisis la poignée de mon épée ; mais porter la main sur un barde qui n’est pas en guerre est un sacrilège, et Nauo, vaincu, baisse les yeux.

« Je reviendrai aussi vite que le temps me le permettra, grogne-t-il.

— J’ai dit neuf nuits, insiste cruellement Albios. Toi et moi, nous sommes désormais tenus par mes paroles. »

Après quoi, le vieux musicien pose ses doigts effilés sur l’épaule de Sumarios.

« Voilà, tu peux être tranquille, dit-il avec assurance. Nauo et moi, nous sommes maintenant liés. Nous allons descendre dans son canot, et gagner ce rivage. »

Le coracle est si léger qu’il est lancé par-dessus bord par deux marins. Une fois à l’eau, il paraît minuscule sous la carène du navire ; il gigue et gire sur la houle, rond comme une coque, à peine plus large qu’une barrique. Un des marins s’y laisse tomber ; j’ai l’impression que sa chute va crever le bordé de cuir, et l’esquif rebondit comme un chevreau fou sous l’impact. Des hommes d’équipage lancent des pagaies au matelot, et il se sert de l’une d’elles comme d’une gaffe dérisoire, pour amortir les chocs contre le navire. C’est alors à nous de descendre.

Sumarios passe le premier. Il nous prend tous de court, il saute une lance dans chaque poing, au grand effroi du marin qui le voit arriver sur lui. Des bordées de jurons l’accompagnent, car tout le monde redoute qu’il ne perce la nacelle avec ses armes. Mais il se reçoit sans mal, roule en riant dans le fond du coracle. Albios et moi, nous descendons plus prudemment en nous accrochant à une chaîne, le barde pour préserver l’étui de sa lyre, moi parce que je crains d’avoir le souffle coupé par la culbute… Et parce que je redoute de me remettre à cracher du sang. Quand nous sommes rejoints par un second matelot, le fragile canot se retrouve plein comme un œuf.

Lesté par le poids de cinq hommes, le coracle se montre plus docile, mais nous enfonçons dangereusement dans ces flots brutaux. Les matelots se mettent à pagayer, et nous nous écartons avec une lenteur désespérante de la panse noirâtre que hausse la nef. Il n’y a pas vraiment de proue ni de poupe dans ce batelet, nous tourbillonnons parfois sur nous-mêmes au fond des remous que cernent des murailles liquides. Quand nous rebondissons sur le faîte d’un crêt, balancés comme une balle de fronde, le canot s’ébroue aux limites du chavirage. Des membrures craquent, des coutures cèdent, des clapots embarquent des vagues mousseuses. Nous barbotons jusqu’à mi-mollet dans une eau de cuveau, à croire que nous commençons à couler ; Sumarios et moi, nous écopons comme nous pouvons, avec nos mains bleuies de froid. Cramponnés à leurs pagaies, les marins pèsent de tout leur poids sur la mer pour avancer vers ce rivage que nous ne voyons plus. Quant à Albios, il crie dans les rafales un chant syncopé, peut-être pour encourager l’effort des rameurs, peut-être pour apaiser les flots. Autour de nous, l’onde limoneuse est parfois crevée par la tête de quelques phoques ; ils nous regardent, perplexes, lutter contre l’océan qui les berce.

Et puis voici que les lames se transforment en rouleaux, l’écume jaillit en éclaboussures sur des roches gluantes, un long talus de galets et de caillasse s’étire en travers de nos cabrioles. Sumarios saute hors de l’embarcation, enfonce jusqu’à mi-poitrine, dérape parfois quand une vague le bouscule. D’une main, il fiche le talon de ses lances dans le fond, de l’autre il accroche le bord du coracle, il aide à le diriger. Quand la mer ne le lave plus qu’à hauteur de ceinture, nous raclons la grève. Albios et moi, nous abandonnons l’embarcation ; et le coracle, libéré, se remet à danser, me heurte assez rudement la hanche, puis s’enfuit, emporté par un reflux. Nous pataugeons jusqu’au rivage, les jambes mordues de froidure. Quand nous nous retournons, les deux marins, ballottés par une gavotte presque comique, souquent avec frénésie vers la masse du navire.

« Les dieux fassent que Nauo t’ait entendu », grogne Sumarios à l’adresse du barde.

Celui-ci éternue à deux reprises, mouche plutôt piteusement.

« S’il nous oublie, il en crèvera, plaisante-t-il. Et nous, nous serons bons pour une sacrée baignade ! »

Ses lèvres tremblent de froid comme il badine ainsi.

Moi, je regarde autour de nous, les poumons traversés d’aiguilles aussi aigres qu’une bise d’hiver. Je crains presque de voir surgir de vieilles géantes ; ou des ourses au mufle vicieux ; ou de longues guivres aux écailles de couleuvre et aux cornes de bouc. Mais ce que je découvre, en un sens, est encore plus effrayant.

Nous sommes perdus au milieu d’une mer mauvaise, un vertige d’horizon plus large que la vue, où l’écume bouillonne, rageuse, sur un déferlement de grisaille. On nous a échoués sur un rivage qui n’en est pas un, à peine un îlot, un banc de rocs et de gravats où trois cavaliers manœuvreraient avec peine. Partout, autour de nous, l’océan gronde et frappe, claque en longs bras d’embruns, nous flagelle de ses haleines bruineuses. Pas une pierre sèche sur ce caillou ; une eau chargée de bulles s’insinue entre les galets, gargouille une chanson de silex jusque sous nos pieds. Certes, parfois voilée par des bourrasques, on aperçoit le flanc sombre d’une île plus vaste, derrière un bras de mer. Mais cette terre paraît morne et désolée. Et hostile, car il monte de sa rive la cacophonie criarde des oiseaux, les coups de trompe des lions de mer.

« Oui, là-bas, c’est bien l’île des Vieilles, me dit Albios. À marée basse, tu pourras la rejoindre à pied sec. »

En attendant, nous tentons de nous réchauffer. Sumarios commence à ramasser du bois flotté, grogne pour que je le seconde. Dans la laisse de mer, nous trouvons des paquets d’algues, des branches décapées comme des os, mais aussi des débris plus sinistres : quelques espars, quelques planches arrachées et grattées par le sable, quantité de tessons de poterie. Tout cela confirme les contes des Osismes ; cette grève est un lieu de mort et de naufrages. Du reste, notre fagot est trop humide : nous ne parvenons pas à faire du feu, et nous nous serrons finalement l’un contre l’autre, à croupetons contre une roche.

On attend, un long moment, sans un mot. Albios s’est enrhumé, il grelotte et boude un peu ces deux héros qui bravent le sacré et ne sont pas capables d’allumer un pauvre foyer. Sumarios supporte avec la même placidité le mauvais temps que l’humeur chagrine du barde ; il affiche le flegme que je lui connais depuis longtemps, que j’ai pu admirer la veille du combat contre les Ambrones. Quant à moi, je suis charrué de sentiments divers. J’ai la gorge nouée de peur devant la ligne floue de l’île des Vieilles, qui m’attend, distante seulement de trois cents brasses. Cette angoisse, toutefois, est grisante, parce qu’elle est le destin qui m’est échu et parce que je ne peux m’empêcher d’espérer que l’horreur y est mâtinée de merveille ; sur ce récif perdu dans la tourmente, je sens contre mes flancs le corps de mes deux amis, leur chaleur douce à travers la laine mouillée, la force de ce compagnonnage qui m’a conduit jusque-là, sur les dernières des îles des dernières des mers, au bout du bout du monde. Alors, je crois bien que c’est dans une grâce inquiète que je laisse filer une partie de cette journée. Le sel sur mes lèvres, le dossier de roc qui me pétrit les reins, les ongles vifs de la pluie, tout cela possède une saveur d’éternité menacée, ce parfum de vie crue que je n’ai pas arrêté de poursuivre, je crois, dans tous mes voyages et dans toutes mes guerres.

Et devant mes yeux, le monde bouge. De l’écume bave çà et là le long de la grève, des dents noirâtres crèvent les flots, le rivage se bombe doucement sur des talus pelucheux de goémon, sur des éboulis luisants comme du cuivre poli. Albios marmonne que c’est le jusant, mais moi je vois bien que ce sont les îles qui montent, que c’est la terre qui inspire sous l’onde, qu’il y a là une magie séculaire ourdie par les dieux d’en-dessous. Déjà, devant l’île des Vieilles, des bancs de sable affleurent entre les eaux qui ruissellent, et des volées de mouettes les couvrent.

« Prépare-toi, me dit Albios. Il sera bientôt temps de terminer ton voyage. »

Comme je me lève et comme je m’étire pour rétablir le sang dans mes jambes engourdies, Sumarios s’apprête lui aussi au départ.

« Pas toi, objecte alors le musicien. Nous avons mené notre tâche à bien. Désormais, c’est à Bellovèse seul d’affronter l’arrêt du grand druide.

— Ce garçon, c’est comme mon fils, gronde le guerrier. Je l’ai presque élevé. Je l’ai tiré des griffes des Ambrones. Je ne l’ai pas laissé mourir quand tous les autres l’abandonnaient. Là où il va, je vais. »

Albios renifle avec dédain.

« Alors, tu lui joues un bien vilain tour, rétorque-t-il. Quand elles te verront avec lui, les Gallicènes ne chercheront pas à l’entendre. Elles vous tueront tous les deux, voilà tout. »

L’argument porte visiblement, car Sumarios balance, plein d’une indécision qui ne lui ressemble guère.

« Et si tu viens avec nous, finit-il par répondre, si tu leur parles ? Tu es un enchanteur puissant, elles écouteront tes paroles. Tu n’auras qu’à leur dire que nous venons en paix. Ça ne te tente pas, de les consulter, toi ? »

Le barde s’esclaffe, mais je crois deviner un éclair de peur sous ses paupières narquoises.

« À mon âge, il n’y a qu’une chose que pourraient me prédire des prophétesses. Et cela, Sumarios, je n’ai pas envie de l’apprendre. »

Le guerrier jette un coup d’œil méprisant au poète. Puis il jauge la ligne sombre de l’île des Vieilles, vers laquelle s’étire maintenant une flèche de sable. Il arbore un air farouche, et je devine qu’Albios vient de chuter dans son estime en trahissant ses craintes. Sumarios va sans doute passer outre ses mises en garde et m’accompagner. Le barde, cependant, mesure son erreur. Alors il reprend la parole, si doucement que ses mots sont presque emportés par le vent de mer.

« Le garçon n’aura vraiment pas besoin d’un guerrier, dit-il. L’épreuve qui l’attend est d’une autre nature.

— Alors c’est toi qui devrais l’escorter, s’obstine le seigneur de Neriomagos. Comme ça, j’oublierai plus facilement ce que tu viens de me montrer. »

Mais le vieux poète esquisse un geste de refus.

« Si je l’accompagnais, ce serait encore pire, objecte-t-il. Je suis trop rempli de mémoire ; cela ne serait bon qu’à ranimer des fantômes dangereux.

— Arrête de parler par énigmes, gronde Sumarios. Explique. »

Le barde semble contrarié par l’entêtement du guerrier ; il pince les lèvres, peut-être est-il tenté d’employer un de ses tours pour leurrer notre compagnon. Mais cela fait trop longtemps que nous cheminons ensemble, alors il se résout à accepter la discussion.

« Les hommes sont interdits sur l’île, espèce de benêt ! Elles nous immoleront ! Et même si par extraordinaire, elles nous épargnaient, notre présence serait néfaste.

— Pourquoi, néfaste ?

— Parce que mes yeux, comme les tiens, Sumarios, sont des vasques pleines de passé. Et quand le passé se tourne vers le passé, cela ne peut apporter que du malheur.

–Ça veut dire quoi, ces devinettes ? »

Albios grimace un rictus exaspéré.

« Tu me fatigues, avec ta tête de bourricot, s’emporte-t-il. Ça veut dire que parmi les immortelles, il y en a une qui s’appelle Saxena ! »

Pendant un instant, Sumarios demeure de marbre. Et puis, comme s’il lui avait fallu du temps pour réaliser une révélation qui, pour ma part, m’échappe complètement, ses yeux s’arrondissent, ses sourcils s’arquent en une expression presque cocasse.

« Saxena ? s’exclame-t-il.

— Je n’aurais pas dû te le dire, grommelle Albios.

— Saxena ? bégaye Sumarios. Tu veux dire… Saxena ? Du Gué d’Avara ?

— Bien sûr ! rétorque le barde avec humeur. Pourquoi crois-tu que j’aurais fait tant de manières, s’il s’agissait d’une autre ? »

Le guerrier reste interdit un moment, puis il murmure :

« Je la croyais morte.

— Évidemment, elle est morte, rétorque Albios. C’est une Gallicène, à présent. Son corps et sa mémoire ont été envahis par un esprit millénaire, qui a dévoré l’âme de la femme que nous avons connue.

— Mais comment sais-tu qu’elle fait partie des immortelles ?

— Ma fonction, c’est de savoir, grommelle le barde. Et puis il s’est passé autre chose… Voici un peu plus d’un hiver, le haut roi a voulu consulter les Gallicènes, et c’est moi qu’il a envoyé sur le cap Kabaïon. C’est pour ça que je connais Gudomaros et ses gens. Je ne comprenais pas trop pourquoi le haut roi m’adressait à un sanctuaire aussi lointain, alors qu’il lui suffisait de dépêcher des émissaires chez son voisin Secorix pour solliciter le conseil du grand druide. Tout est devenu clair lorsqu’une Gallicène est venue à moi. Car c’était elle, Saxena.

— Mais alors, tu l’as vue ! s’écrie Sumarios.

— Crois-moi, je m’en serais bien passé.

— Pourtant, elle ne t’a rien fait de mal !

— Qu’est-ce que tu en sais ? » grimace le musicien.

Ils sont tellement occupés, tous les deux, qu’ils m’ont quasiment oublié. J’interviens alors :

« Qui c’est, cette Saxena ? »

Sumarios se tourne vers moi, et me considère presque comme s’il me découvrait. Je vois bien qu’il cherche ses mots, ce qui est étrange chez ce héros peu loquace, mais plein d’assurance. Le plus frappant, toutefois, c’est le regard qu’il pose sur moi. J’y distingue de la tristesse, et comme une ombre de remords. Mais quand il s’apprête à parler, Albios le coupe.

« Que vas-tu lui dire, seigneur de Neriomagos ? Des souvenirs qui remontent avant la naissance de ce garçon ? Tu étais tellement saoul à Lucca, te rappelles-tu bien de ce qui s’est passé là-bas ? Lui parleras-tu de l’époque où son père et son oncle burent à la même corne, avant de s’affronter pour le morceau du héros ? Mesures-tu bien ce que cela va signifier pour lui, tout à l’heure, quand il va fouler l’île des Vieilles ? »

Sumarios ébauche un geste rapide, comme pour chasser un insecte importun, mais le barde insiste.

« Entre l’oncle et la mère du garçon, j’ignore à qui va réellement ta loyauté, poursuit-il sur un ton insinuant. Mais cela ne change rien à ce qui va se passer ici et maintenant. Car Saxena leur est liée de la même manière, et tu le sais aussi bien que moi. Tu ne peux t’interposer dans l’épreuve de Bellovèse. »

Le guerrier incline la tête, et je le devine déchiré par un dilemme qui me reste incompréhensible. Quand il relève les yeux sur moi, son expression s’est durcie. Avec brusquerie, il me tend ses deux lances.

« Tiens, gronde-t-il, prends-les. Je n’en aurai pas besoin pour tenir la main du radoteur. Et sur l’île, prends garde. Le danger ne viendra pas d’où tu l’attends. C’est tout ce que je te dirai. »


Dans le jour finissant, sur un isthme de sable et de galets fraîchement lavés, j’avance vers l’île des Vieilles. Je marche seul, pour la première fois depuis des mois, des années, sinon depuis ma naissance.

Le péril, je l’ai déjà affronté, à plusieurs reprises. Mais c’est une chose de voir la mort rôder en tenant la main de ta mère, en se serrant les coudes dans une bande de guerriers, en t’accrochant au compagnon impuissant qui te regarde perdre ton souffle et ton sang. C’en est une tout autre d’avancer seul à la surface du monde, dans le grondement de l’océan et les railleries du vent. Avec moi, il n’y a même plus le halètement d’un chien, le souffle d’un cheval. Je n’ai plus que le chahut des oiseaux et le trottinement des crabes, sur un sol mouvant où s’étalent des fragments de ciel. Sans doute Albios a-t-il eu raison de dissuader Sumarios de m’accompagner ; car en me libérant ainsi de la bienveillance du guerrier, il a rompu la dernière amarre, et me voici prêt à partir à la dérive, si près du bord du monde. Malgré mon manteau court et mes vêtements alourdis d’eau, malgré le poids familier du torque et de l’épée, malgré les deux lances que je porte sur l’épaule, je me sens terriblement nu. Parce que privé de compagnie, mon corps gagne en densité et mes yeux se dessillent sur l’immensité qui m’entoure, sur la fragilité de mon existence. La terre vers laquelle je foule l’estran pourrait être vide, j’aurais déjà mûri, sur une distance de deux cents pas. Mais l’île dont j’aborde les premières pentes est loin d’être déserte.

Au premier regard, elle paraît pourtant désolée, et pauvre. Au-delà de la plage, la côte n’est qu’un talus herbeux, où le vent fait courir une houle verte. Je l’escalade en quelques pas, et me voici sur une lande rase, creusée de criques et d’anses, cernée par l’océan. L’île s’élonge, étroite et méandreuse, comme ces ornements fluides que les bronziers entortillent sur des bracelets. La mer s’interpose partout où porte le regard, mais le ruban d’herbes et de bruyères baguenaude très loin au milieu des flots, s’étrécit comme un chemin posé sur les vagues. Il n’y a âme qui vive sur cette terre ; personne pour m’accueillir ou pour me menacer. Un peu plus loin, j’avise une faible butte qui essuie les embruns. Je me dirige vers elle.

Grimper sur ce mamelon est l’affaire de quelques enjambées. Si modeste soit-il, il permet de dominer le paysage ; perdues sur un récif, j’aperçois les petites silhouettes d’Albios et de Sumarios. Je leur adresse un signe du bras. En me retournant, je découvre plusieurs choses. L’île est plus longue que je ne le croyais : elle serpente en traçant des esses vers le bout de l’océan. À mes pieds, accolée contre le versant opposé de la butte, se niche une construction. Cela ressemble au toit d’un cabanon, entouré d’une palissade délabrée. Plus loin, sur la plage abandonnée par le jusant, j’aperçois une forme humaine au milieu des oiseaux. Amenuisée par la distance, elle ne paraît guère impressionnante : c’est une femme plutôt vieille, la robe troussée sur des jambes blanchâtres ; elle porte un panier contre la hanche et retourne des galets. Je me sens partagé en découvrant cette inconnue ; j’éprouve un accès d’inquiétude, même si rien ne la motive dans cette créature solitaire. Je suis tenté de la héler, mais j’ai peur que mon cri ne soit sacrilège. Alors je reprends ma marche vers elle.

En descendant de la butte, je réalise que je me suis trompé sur la nature de la cabane. Sa clôture, faite d’un bric-à-brac d’épaves et de bois flotté, est ornée de trophées : des crânes humains sont cloués sur les montants de l’entrée. Certains portent encore des toupets jaunis ; les os sont décapés par le vent de mer et les orbites caves voient à travers moi. Nulle porte, ni dans la palissade, ni dans la construction. C’est une hutte d’un aspect plutôt misérable ; mais le seuil exhale une buée de noirceur et de silence, une froidure de vieille pierre. Le fond de la cahute s’appuie sur la pente, mais j’ai l’impression qu’il abrite un trou s’enfonçant dans les profondeurs du tertre. Je me garde bien de franchir l’enclos ; je ne tiens pas à éveiller ce qui sommeille au fond de ce terrier.

Je me dirige vers la femme solitaire sur la grève. Il s’agit du rivage opposé à celui par lequel je suis arrivé, et je suis désormais hors de vue de mes compagnons. J’avance en présentant le flanc droit, et je me sens un peu encombré par les deux lances de Sumarios. Elles me prêtent une allure trop menaçante, même si je les garde posées sur l’épaule. Je n’ai rien à faire sur cette île, je me détache bien visible sur cet horizon plat, et pourtant la femme ne m’accorde aucune attention. Sa robe, qui a peut-être été blanche, a pris une teinte écrue et me paraît usée. Mais il est des signes qui ne trompent pas, comme le torque qui ceint son cou fripé ou ses bracelets à gros cabochons. Le châle qui la coiffe a glissé sur ses épaules, et révèle une disgrâce vénérable. De longues mèches grises volettent sur sa nuque et sur ses épaules, mais la vieille paraît à moitié chauve. En fait, seul l’avant de son crâne est rasé, d’une oreille à l’autre, à l’exception d’un toupet au milieu du front : elle porte la tonsure druidique.

Bientôt, les galets crissent sous mon pas. Quand je ne suis plus qu’à un demi-jet de javelot, je m’arrête et j’apostrophe la magicienne qui persiste à m’ignorer.

« Je te salue, Mère ! »

Elle consent seulement à se redresser, les reins un peu raides. Au fond de son panier miroite une maigre provende de coquillages. Sous des paupières rusées, elle me lance un long regard décoloré.

« Tu m’as l’air plutôt perdu, mon garçon, répond-elle.

— Au contraire ! J’ai fait un long voyage, et j’ai dû surmonter les réticences du roi Gudomaros pour me rendre sur ton île ! »

Elle hoche la tête d’un air entendu, et ses joues émaciées sont creusées par les sillons d’un sourire.

« Oui, oui, opine-t-elle. C’est bien ce que je disais. »

Elle s’exprime avec un accent étrange, qui diffère aussi bien de mon propre parler que de celui des Osismes. Elle est tassée par l’âge, mais vue de près, elle demeure assez grande.

« Es-tu Saxena ?

— Non, ce n’est pas moi.

— Tu la connais ?

— Bien sûr, je la connais. Qu’est-ce que tu lui veux, à Saxena ?

— Eh bien… Je ne sais pas trop, en fait… »

Elle émet une quinte de rire.

« Toi, tu es vraiment perdu, mon joli ! s’esclaffe-t-elle.

— On m’a dit qu’elle m’était liée, mais ce n’est pas forcément elle que je dois voir, pour ce que j’en sais…

— Qu’est-ce que tu fais ici ?

— C’est le grand druide qui m’envoie.

Le grand druide ? Quel grand druide ? »

Je reste un moment interloqué. S’agit-il vraiment de l’une des prophétesses pour lesquelles j’ai fait un périple immense ?

«  Le grand druide Comrunos ! Celui qui siège dans la forêt du peuple cornu !

— Ah ! Le petit Comrunos… Alors, comme ça, il est grand druide, maintenant ? »

Elle médite ce renseignement un instant.

« Écoute, tout cela me semble bien embrouillé, poursuit la vieille. Nous le tirerons au clair tout à l’heure, avec mes sœurs. En attendant, rends-toi utile. Aide-moi à pêcher. Plus tôt nous aurons rempli ma manne, plus tôt nous jetterons les bois. »

Et la voici qui se désintéresse de moi, qui repart fureter dans des flaques. Alors que je la contemple, un peu stupide, elle se met à me houspiller comme un enfant. « Et débarrasse-toi de tes piques, ricane-t-elle en me tournant le dos. Tu vas faire peur aux patelles avec ces engins. »

Encore un peu indécis, je fiche mes deux lances dans le sol. Puis, comme elle me fait signe d’approcher, je gagne son côté, partagé entre la crainte et la circonspection. Elle retourne les pierres et les galets avec des gestes économes, utilise un petit couteau pour en détacher des coquillages. Sans même se donner la peine de se relever, elle me demande :

« Tu as déjà pêché à pied ?

— J’ai un peu pêché en rivière, mais jamais comme ça.

— Tu n’es pas du pays, toi.

— Non, je suis d’Attegia.

— Attegia ? C’est où, ça ?

— C’est loin d’ici, à droite du royaume biturige, à la frontière des terres arvernes. »

Elle siffle entre ses dents.

« Eh bien ! Ça fait une trotte !

— En fait, je viens de plus loin encore, des marches ambrones.

— Du coup, tu n’es bon à rien pour la pêche. »

Je suis tenté de me récrier, de protester que je suis un guerrier et un chasseur, mais je ne sais pas trop sur quel pied danser avec la magicienne, alors je garde ma colère sous le boisseau.

« Ce n’est pas grave, poursuit la vieille pie, je vais t’apprendre. »

Toujours penchée, elle désigne des mollusques, me donne leur nom. Je retiens que les bulots et les bigorneaux ressemblent à des escargots, mais je m’y perds dans les praires, les moules, les palourdes et les ormeaux. La vieille raconte que certains coquillages sont enfouis et que d’autres vivent en surface, mais elle jette une partie de ceux que je trouve sur le sable en bougonnant que je veux la rendre malade. Je ne comprends pas grand chose à ce qui m’arrive : je m’attendais à affronter des mystères et des périls, et me voici à patauger sur l’estran, gourmandé comme un gamin. Peut-être est-ce la magie du tour qu’on me joue : je suis si décontenancé que je ne sais même pas si je dois m’emporter ou me soumettre. Alors je suis, docilement.

Si dérouté que je sois, je ne perds pas mes yeux. Au bout d’un moment, je me rends compte que des vêtements sont abandonnés sur le rivage, où ils sont lestés par une pierre. Je lève un peu le nez vers l’océan, en me demandant qui peut plonger dans une eau si froide. Ma curiosité n’échappe pas à la vieille.

« Tu te demandes où est passée ma sœur, observe-t-elle, sans arrêter sa collecte.

— J’ai vu sa robe sur un rocher.

— Eh oui, elle n’en a pas besoin pour ce qu’elle a à faire. »

Bien que lancés sur un ton léger, ces mots raniment chez moi une pointe d’inquiétude, et je regarde maintenant le ciel.

« Qu’est-ce qu’elle fait ?

— Comme nous : elle pêche. »

La vieille se redresse un peu, une main posée sur les lombaires. Et me désignant les vagues du menton :

« Tiens, la voilà », dit-elle.

J’aperçois une tête dans les rouleaux ; elle vient sans doute de crever la surface, car elle est proche de la rive et, jusqu’à présent, je ne l’avais pas vue. La nageuse prend pied ; ses épaules et son buste émergent, puis ses hanches. Elle est nue, très mince, avec la gracilité trompeuse des gabarits rompus aux longs efforts. Quelque chose me frappe d’entrée en elle ; peut-être le poisson interminable qu’elle rapporte, les doigts crochés dans une branchie, et qui bat furieusement l’eau de son corps reptilien. C’est un grand congre grisâtre, aussi long qu’une de mes jambes, qui ouvre une gueule plantée de dents vénéneuses. La nageuse n’a ni harpon, ni crochet : elle l’a pêché et remonté à mains nues. Voilà une prouesse qui a de quoi piquer l’admiration… Mais, à la vérité, c’est tout autre chose qui me sidère.

Quand la baigneuse patauge dans les dernières mares, l’évidence me cueille au creux de l’estomac. Certes, il faut user de magie pour chasser à la main des poissons aussi dangereux ; certes, la pêcheuse a le front trop haut d’une druidesse. Mais ce corps musclé, cette taille étroite, ces seins petits et fermes appartiennent à une fille jeune. Bleue de froid, elle affiche sa nudité avec une superbe pleine de défi. Elle marche droit sur nous, sans hésitation, et je crois bien qu’elle me toise d’un air narquois. L’ovale de son visage paraîtrait gracieux si ce front rasé n’en déséquilibrait l’harmonie, grossissant le crâne, amenuisant la bouche et le menton. Plus troublant encore : alors que cette fille m’est une parfaite inconnue, j’ai le sentiment de l’avoir déjà vue. Quelque chose de mon passé affleure dans cette figure, pourtant trop juvénile pour que cela ait un sens quelconque.

Une fois sortie de l’eau, elle jette son énorme poisson sur le rivage. Le congre se contorsionne, les ouïes palpitantes et la gueule ouverte, abandonné à une lente asphyxie. Quelques mouettes se posent alentour, attirées par l’agonie du monstre. La fille s’arrête juste devant nous. Elle incline le buste, tord une chevelure lascive comme un nœud de vipères. Sa peau est grenue de froid, sa poitrine pointe de provocante manière, et un filet d’eau parti de sa toison ruisselle sur sa cuisse. Sans me quitter des yeux, elle lance :

« Tu as pêché un drôle d’oiseau, Memantusa.

— Il a été apporté par un vent de terre, répond la vieille.

— Il n’a pas l’air d’un naufragé.

— Il est rudement fourvoyé.

— Et comment t’appelles-tu, l’étourneau ? »

En me posant cette question, la fille plante ses prunelles fumées au fond de mon regard. Sous l’effet des rafales, sa lèvre tremble, mais sa voix ne sonne pas moins avec autorité.

« Je suis Bellovèse, fils de Sacrovèse. Je suis le neveu du haut roi.

— Voyez-vous ça », commente l’insolente.

Mon cœur bondit sous l’outrage. Je suis encore bien jeune, mais je suis de haute naissance, j’ai festoyé avec des rois et des héros, j’ai versé mon sang et celui de l’ennemi sur le champ de bataille. Fût-elle une magicienne, j’ai du mal à me faire ainsi chicaner par une effrontée qui use de son indécence pour me brouiller les idées. Je cherche une réplique cinglante, mais je n’ai pas la repartie d’Albios, et je reste bêtement coi. Alors, pour couper court au rire qui pétille déjà dans les yeux des rouées, je me résous à rendre sa politesse à l’impudique. Je veux lui demander son nom avec hauteur. Mais les mots ne franchissent pas mes lèvres : car soudain, je reconnais cette fille bizarrement familière, et la stupéfaction doit accentuer mon air niais. Je l’ai déjà rencontrée, très loin d’ici, à Attegia. Cela ne fait que quelques années, mais pour un freluquet, cela représente une éternité. Avec toute son escorte de nobles et de héros, elle avait fait étape dans le domaine de ma mère, en route pour ses noces. Tout à mon saisissement, je bredouille :

« Toi, tu… tu es Cassimara ! »

Les deux créatures s’esclaffent.

« Il te prend pour la haute reine ! se gausse la vieille Memantusa.

— Es-tu sot au point d’ignorer que les Gallicènes prennent la forme qui leur chante ? » me daube celle qui a les traits de Cassimara.

Elle pose les mains sur ses hanches, des mains fortes et calleuses, aux ongles cassés, bizarrement accordées à sa féminité sauvage.

« Et comment as-tu échoué sur l’île des Vieilles ? enchaîne-t-elle aussitôt.

— C’est le grand druide qui l’envoie, me coupe Memantusa. Il dit qu’il cherche Saxena.

— Eh bien, menons-le à elle », répond la fausse Cassimara.

Elle se détourne de nous, mais contre toute attente, ne se dirige pas vers ses vêtements. Elle marche vers les hampes verticales de mes lances.

« Ce sont tes armes ? demande-t-elle.

— Ce sont celles d’un ami.

— Tu permets ? »

Sans même attendre ma réponse, elle arrache une lance du sol, s’en empare avec naturel. Elle esquisse quelques positions de combat, avec une grâce si fluide que c’en est presque une danse. Ses mouvements la ramènent près de nous, et à l’improviste, elle me feinte, termine un enchaînement en me pointant brusquement. Je n’ai pas le temps de réagir : le fer me pique soudain la gorge.

« Ton ami a de belles armes, apprécie-t-elle. Légères, équilibrées, et tranchantes. »

Elle ne dit que trop vrai. Le fil aiguisé pèse sur mon artère. Avec un sourire de louve, la Gallicène ajoute :

« Je ne suis pas Cassimara. Je m’appelle Cassibodua. Je suis corneille dans les batailles, et toi, petit imbécile, tu es mon prisonnier. »

Je ris d’abord, un peu jaune peut-être. Je crois que c’est une facétie, car il n’y a eu ni défi, ni duel. Mais la fille nue n’abaisse pas l’arme qu’elle m’a volée.

« Déboucle ton ceinturon », ajoute-t-elle uniment.

Elle a l’air on ne peut plus sérieux. Alors, je me mets à protester. Après tout, je suis venu en paix. Je leur ai témoigné du respect, je les ai même aidées dans leur pêche…

« À ta place, je laisserais tomber cette épée en vitesse, intervient la vieille Memantusa. Sinon, Cassibodua va te traiter comme un congre. »

La pointe de la lance accentue sa pression sous ma mâchoire. Alors, à regret, je me déleste de ma dernière arme, pour éviter l’indignité d’être tué de la main d’une femme.

« Tu aurais pu t’en occuper, quand même, lance la fille nue à sa compagne.

— Ça me fatigue, ces simagrées, rétorque Memantusa en ramassant ma lame. Et puis j’avais déjà fait le gros du travail : quand tu es revenue, il me mangeait dans la main. »


Je me retrouve bientôt poussé sur un sentier à peine tracé, vers l’extrémité fuyante de l’île. Memantusa a récupéré ma deuxième lance et m’a tenu en respect pendant que sa compagne s’habillait. Puis, les deux Gallicènes m’ont ordonné de ramasser le panier de fruits de mer, d’y enrouler le congre, et de le porter devant elles. Piqué aux reins, je marche donc ; dans son berceau d’osier, le grand poisson meurt en me fixant d’un œil glauque. Il pèse aussi lourd qu’un chevreau, et me confirme dans la crainte de ces magiciennes.

Bien sûr, j’aurais pu me rebeller, bondir, arracher une arme pour livrer combat ; mais ils sont si nombreux à m’avoir mis en garde contre la férocité des Gallicènes que j’estime plus sage de me soumettre. De plus, Albios a dit que l’épreuve qui m’attend n’est pas de nature guerrière ; peut-être le recours à la force scellerait-il non seulement ma défaite, mais aussi mon échec. Et puis, même si je peine à le dire, il existe une autre raison à ma docilité. Les magiciennes m’aiguillonnent avec des lances ; la pression des pointes, dans mon dos, me parcourt l’échine de sueurs froides. Ma blessure est trop récente, ma chair convalescente en conserve une mémoire trop vive. Les coups ne me font pas peur : plus ils sont mortels et plus ils sont indolores. Ce qui motive mon angoisse, c’est la malédiction qui m’a empêché de périr. Je sens encore le poids du frêne dans mon cœur, mon corps aussi mou qu’une guenille, mes poumons crevés et la panique de la noyade à l’air libre… À tout prendre, peut-être le grand druide a-t-il eu raison de m’envoyer sur cette terre interdite. Si mon courage me fuit devant des lances, si je suis sorti plus faible de l’épreuve, à quoi bon me défendre ? À quoi bon rester encore en vie ?

L’atmosphère s’affadit dans la morosité où monte le soir. Après des détours sinueux le long de ce rivage creusé par l’océan, nous arrivons à la pointe de l’île. La lande s’étrécit comme une feuille de saule, ses grèves de galets rongées d’écume. Sur un terre-plein exigu, battu de bourrasques, de petites constructions forment un cercle irrégulier. Il ne s’agit pas de huttes, mais de burons de pierres sèches, trapus et moussus, à peine hauts comme un homme. Cela ne ressemble guère à nos maisons de chaume et de torchis, mais évoque plutôt les tombeaux du Vieux Peuple. Çà et là apparaissent néanmoins des traces de vie : maigres feux de tourbe, filets mis à sécher, fumoirs à poisson. Toutefois, ce hameau n’a pas l’aspect d’un village de pêcheurs ; on n’y découvre ni coracles retournés, ni marins brûlés de soleil, ni marmaille bruyante. Sur la placette centrale s’étale la cendre charbonneuse d’un foyer. Suspendu à un trépied par une crémaillère, un gros chaudron le domine, grinçant doucement sous le boutoir des rafales. Malgré son cul brûlé et les coulures recuites qui le souillent, je devine sa panse gondolée de figures mystérieuses, où se détachent peut-être des roues, des bois de cerf et des serpents.

Comme nous arrivons, la vieille Memantusa pousse un appel aigu. Des soupiraux noirâtres qui ouvrent les sépulcres émergent de grandes apparitions blanches. Une fois franchi le porche trop bas, elles se déploient, robes et voiles plissés par le vent. Leurs faciès inexpressifs ou hostiles se tournent vers moi. Deux d’entre elles ont l’apparence de femmes mûres, les autres sont ridées et sèches comme des aïeules. Cependant, malgré ces figures ravinées et ces mains tavelées, toutes se redressent avec le port très droit et la tête raide, pleines d’une majesté menaçante. Une seule est armée. Elle est si émaciée que les tendons saillent dans son cou rachitique et dans ses poignets osseux, mais sa fermeté m’incite à me méfier de cette fragilité trompeuse. Posée sur l’épaule, elle tient une longue épée de bronze ; sa lame est rangée dans un fourreau de tôle repoussée, tout entortillé de monstres anguipèdes. Je frémis en réalisant la fonction de cette Gallicène car, quoique je n’aie jamais assisté à cette cérémonie, j’ai entendu parler du rite de divination auquel les druides se livrent à l’aide d’une épée.

Ce n’est pas elle, toutefois, qui prend la parole la première. Comme je dépose le panier :

« Eh bien, mes sœurs, lance une aïeule d’orgueilleuse prestance, vous avez fait une pêche miraculeuse. L’oblation sera agréable aux Dieux d’en-dessous.

— Il est venu tout seul se prendre dans la nasse, s’esclaffe Cassibodua, même si dans un certain sens, on pourrait dire que Memantusa a servi d’appât et que je me suis faite hameçon.

— Ainsi donc, jeune homme, tu as déjà assez de goût pour préférer une pomme surie au fruit vert », me lance l’arrogante vieillarde.

Des rictus cruels froissent les faces de ses compagnes. Plus que l’insulte, c’est quelque chose dans la physionomie de l’aïeule qui me trouble. Comme chez Cassibodua, elle semble nimbée par un sortilège diffus, une incompréhensible aura de familiarité. C’est pourtant la première fois que je découvre cette figure tirée, cette morgue érodée par les ans et par le savoir, mais j’ai le sentiment qu’elle ne m’est pas étrangère. Ce masque hautain paraît modelé par une âme mystérieuse ; j’y devine un charme qui hésite, flotte entre deux eaux, se dérobe comme la lumière incertaine de l’aube. Non seulement il émane de la magicienne ce rayonnement brumeux, mais ses bijoux confirment sa puissance. Le torque de la vieillarde est plus massif que celui d’un prince ; ses bracelets saignent des larmes de corail ; ses colliers miroitent en larges pendeloques d’ambre. Et leur métal réfléchit des éclats plus précieux que ceux de l’or, car ils ont été orfévrés dans un argent très pur.

« Je ne crois pas qu’il ait le béguin pour moi, ricasse Memantusa. Je n’en dirais pas autant pour toi : il connaît ton nom. Tu es la première personne dont il m’a parlé. »

Ainsi donc, la sorcière richement parée est Saxena. Cette découverte paraît couler de source : je sens jusqu’au fond de ma moelle l’empire incompréhensible qu’elle exerce sur moi. Face à elle, j’ai l’impression de rapetisser, de tendre l’échine comme un morveux craintif. Son regard, plissé de malice, me sonde avec une autorité brutale.

« Tu dois donc être biturige, petit page, pour avoir connaissance de ce vieux nom, énonce-t-elle avec lenteur. Et je vois bien qu’Albios, ce fanfaron, n’a pas su tenir sa langue. »

Elle fronce les sourcils, et sans que j’en comprenne la raison, cette expression me plonge dans un désarroi terriblement enfantin, comme si on m’avait fait les gros yeux.

« Tu es bien jeune, ajoute-t-elle, mais je distingue un esprit du passé en toi. Qui es-tu ?

— Je suis Bellovèse, fils de Sacrovèse, et neveu du haut roi Ambigat. »

Le mouvement est imperceptible, mais j’ai bien cru la voir tressaillir. De la main gauche, n’a-t-elle pas ébauché un geste de conjuration ? Mais elle se reprend immédiatement, elle se drape dans ses robes, me toise avec hauteur.

« Et moi, ajoute-t-elle, sais-tu qui je suis ?

— Tu es Saxena.

— Et qui est Saxena ?

— Tu es la Gallicène qu’Albios a consultée l’an passé.

— Et quoi d’autre ?

— Je l’ignore. Albios ne m’a donné que ton nom, et Sumarios m’a mis en garde contre un danger imprévu. »

Le visage flétri de la magicienne se teinte de condescendance.

« Pauvre petit, lâche-t-elle. Tu dois avoir des ennemis bien puissants, et trop de candeur pour les reconnaître. Qui t’envoie ici ?

— Le grand druide Comrunos.

— Comme c’est délicat de sa part, ironise-t-elle. Je vois que, selon son habitude, Comrunos laisse à d’autres le soin de décrotter les bêtes rousses. Quel prétexte a-t-il invoqué pour t’adresser à moi ? »

Je me récrie !

« Ce n’est pas un prétexte ! J’ai été tué sur le champ de bataille, mais la mort s’est refusée à moi ! Je suis devenu tabou ! Le grand druide a décrété que seule la sagesse des Gallicènes pourrait délier le mauvais sort et me rendre à la communauté des vivants ! »

L’expression de Saxena respire plus que jamais la dérision, nuancée peut-être d’une once de pitié.

« Es-tu conscient qu’en t’envoyant ici, Comrunos t’a fait marcher au-devant de ta mort ? lance-t-elle avec détachement.

— On m’en a rebattu les oreilles. Mais on m’a dit aussi que l’île est interdite uniquement aux hommes. Or nul parent, nul noble ne m’a coupé les cheveux. »

Un soupçon de gaieté semble parcourir les Gallicènes.

« Voyez-vous cela ! moque Saxena. Le chiot veut faire assaut de subtilité ! Est-ce Albios qui t’a appris ce tour ? »

Plutôt que de subtilité, je voudrais faire assaut de sarcasme, jeter à la figure de cette terrible vieille que je suis bien trop sot pour inventer cela tout seul, que j’aurais préféré venir le défi à la bouche pour l’affronter les armes à la main. Mais les prunelles de Saxena me transpercent avec l’âpreté aveugle d’une idole, et je devine dans ce regard le fantôme d’un autre esprit, qui m’épie derrière les yeux de chair. J’ai la gorge qui se serre, je ne peux rien faire contre cette âme impérieuse sinon baisser un nez dépité, comme un gamin pris en faute. Je m’aperçois à peine que les lances de Sumarios ne me piquent plus le dos. Cassibodua et Memantusa ont relevé les armes et s’appuient négligemment sur elles.

« Ce qu’il raconte n’en a pas moins valeur de loi, relève Memantusa. Le petit mâle n’a pas encore été accepté dans la communauté des hommes. L’interdit ne s’applique pas à lui.

— S’il est toujours un enfant, rétorque Saxena, sa seule présence est une souillure pour un sanctuaire, et les rites doivent lui être cachés. Il n’a que faire parmi nous. Mais il n’a pas l’allure d’un enfant.

— Alors Comrunos a peut-être été avisé de nous soumettre ce problème, reprend Memantusa. Ce blanc-bec n’est ni un garçon, ni un homme ; il n’est ni vivant, ni mort. Il n’a pas plus sa place ici, hors du monde, que dans les royaumes derrière la mer. N’est-ce pas un motif intéressant à soumettre aux dieux ?

— Les dieux, il les distraira peut-être, intervient alors Cassibodua. Mais toi, Saxena, il doit te fasciner. »

L’atmosphère crépusculaire, autour de moi, s’obscurcit de tensions et de menaces, sans que je saisisse bien ce qui se passe. J’ai l’impression que la curiosité dont je suis l’objet s’est brièvement allégée, que les Gallicènes reportent leur attention sur le nuage qui vient de se lever entre Saxena et Cassibodua. L’atmosphère s’est chargée entre les deux magiciennes, l’air a gagné cette épaisseur qui tombe au milieu des festins, quand les mots ont été trop loin et que deux héros cessent de rire, la main posée sur leurs armes.

C’est la Gallicène à l’épée qui dénoue la situation. Elle intervient avec le timbre âcre d’un vieux moyeu.

« Il faut laisser parler les dieux, dit-elle.

— Oui, reprend lentement Saxena, sans lâcher des yeux la jeune Cassibodua, il faut laisser la parole aux dieux. »

Un grain brusque balaie la grève, me cingle au milieu des grandes figures blanches. L’éclaircie court au milieu de la pluie. Dans les dernières lueurs du jour, les tourbillons de bruine scintillent en une poudre d’or, et les galets du rivage chatoient aussi vifs qu’un songe. Mêlés au puissant souffle de mer, je sens les parfums d’herbe et de pierre mouillées, comme si le sol entrebâillait ses tanières pour exhaler une ivresse de terreau ; sur la panse du chaudron, quelques reflets accrochent trois oiseaux en train de becquer une pomme.

« Puisque tu es venu pour cela, nous allons consulter les oracles, reprend Saxena. Qu’as-tu à offrir en contrepartie de la sagesse divine ?

— Les bijoux que je porte. Ils sont princiers ; ils me viennent de ma mère. »

La vieille magicienne laisse errer ses yeux sur mon torque et mes bracelets.

« Ils ne viennent pas de ta mère, mais de sa propre mère, énonce-t-elle avec sécheresse. Mais cela ne suffit pas. Cette île n’est pas consacrée aux Mères et à leur magie bienveillante. Tu foules le sol de Rigantona, celle qui est ourse, laie et jument, celle qui devise avec les oiseaux. Ces babioles n’ont pas de valeur pour la Grande Reine.

— Alors, je peux lui sacrifier mon épée, celle que m’a prise Cassibodua. C’est sans doute plus précieux pour une déesse souveraine. »

Un sourire froid erre sur les lèvres de la Gallicène.

« Une arme est une offrande agréable aux dieux quand il s’agit d’un trophée. Mais cette épée est tienne, elle n’a pas été prise sur la dépouille d’un ennemi. Et elle ne t’appartient déjà plus. Elle n’a pas plus de valeur que tes colifichets.

— Que puis-je donner, alors ?

— Il faut une vie pleine de force. Pour les questions majeures, seuls les rituels sanglants apportent des réponses. Pour toi, nous devrons consulter les baguettes. Cela nécessite de remplir le chaudron de sang, d’y tremper les baguettes divinatoires, de laisser la Grande Reine guider notre main pour dessiner l’écheveau mystérieux de sa volonté. Tu dois offrir une victime. »

J’entrouvre les mains en secouant la tête, et je dis :

« J’ai laissé mon cheval sur la côte.

— Un cheval ! crache Saxena. Désires-tu que la Déesse hennisse ou bronche ? Ou bien désires-tu qu’elle parle ?

— Si tu veux que la Grande Reine s’exprime dans la langue des hommes, alors tu dois lui sacrifier un homme », explique doucement Memantusa.

Derechef, j’esquisse un signe d’impuissance.

« Je suis venu sans esclave, sans prisonnier.

— Mais tu n’as pas fait le voyage seul, objecte Saxena. N’es-tu pas escorté par des compagnons, Albios et Sumarios ? Ne se terrent-ils pas en ce moment à l’autre bout de l’île ?

— Non ! Ils ne sont pas sur l’île, juste sur un écueil au large. Ils n’ont pas transgressé l’interdit, et je refuse de leur faire du mal !

— Ici, ce que tu veux importe moins que ce qui agrée à la Déesse. »

Avec la traîne de l’averse s’éteignent les dernières lueurs du soir. Dans l’atmosphère qui sombre, les paquets de mer claquent plus sonores sur la grève. Je me retrouve entre chien et loup, et je réalise que ce moment incertain fait peut-être sens : cerné par les magiciennes, soumis à un problème insoluble, échoué au bord du monde, je me retrouve à tout prendre là où j’ai toujours vécu, entre l’ombre et la lumière, entre le pouvoir et l’exil, entre la mémoire et l’ignorance. Si un homme doit être immolé pour éclairer ma propre destinée, je ne vois qu’une victime qui puisse m’éclairer sur moi-même. Alors, parce que le bon sens me l’impose, je le dis aux Gallicènes.

« En fait, il n’y a que moi.

— Oui, approuve Saxena, et tu es venu pour cela.

— Je n’ai pas peur de verser mon sang, mais peut-être cela ne sera-t-il pas utile. En fait, le sacrifice, il a déjà eu lieu, et je suis déjà mort. J’ai vu beaucoup de choses qui n’appartiennent pas au monde des hommes. Mais comme je ne sais pas interpréter les visions et les signes, je suis resté dans l’entre-deux.

— Il y a un conte qui enseigne que les guerriers qui sont plongés dans le chaudron de résurrection reviennent à la vie, mais restent muets, intervient Memantusa. Tu es revenu, mais tu es muet.

— Et c’est vous qui allez délivrer ma parole.

— Pas seulement la tienne, murmure Cassibodua. Aussi celle des morts qui sont revenus avec toi. »

La nuit gagne maintenant sur l’océan ; les Gallicènes se fondent dans l’obscurité bleuâtre, se réduisent insensiblement aux esprits ancestraux qui animent leurs défroques de chair. Je commence seulement à comprendre pourquoi le grand druide m’a envoyé sur cette terre perdue : il y a chez moi, comme chez elles, une part de revenant. Leur sagesse immémoriale, leur longue pratique des chemins de vie et de mort sauront débrouiller l’écheveau de mon existence, et m’assigner ma place. L’offrande à faire, maintenant, m’apparaît très clairement.

« Assieds-toi devant le chaudron, dit rudement la Gallicène à l’épée, et raconte. »

Comme j’obtempère, j’aperçois, par-dessous, le profil busqué de Saxena qui se détache sur un ciel de pénombres. C’est dans le clair-obscur que je saisis enfin le charme qui lui confère son rayonnement. La nuit tombante a gommé les rides les plus cruelles, a voilé les tempes creuses et les taches brunâtres du crâne, a estompé les plis flasques du cou. De la magicienne, il ne reste qu’une épure d’autorité et d’orgueil, une rémanence de beauté tournée en amertume. Je réalise enfin quel fantôme elle a invoqué pour me réduire à l’impuissance. Alors, une fois que les Gallicènes se sont assises en tailleur, formant un cercle où elles m’ont intégré, je n’ai plus d’incertitude. Je sais exactement comment je dois ouvrir mon récit :

« Ils sont arrivés par une matinée de printemps. Nous les attendions sur le pas de notre porte. Ségovèse était debout à gauche de ma mère, et moi, je me tenais sur sa droite… »