II. Les marches ambrones

Ils sont arrivés par une matinée de printemps. Nous les attendions sur le pas de notre porte. Ségovèse était debout à gauche de ma mère, et moi, je me tenais sur sa droite.

Ils formaient une forte bande de guerriers, sortis du bois de Senoceton. Peut-être y en avait-il trois douzaines, au total. Ils descendaient en file le chemin longeant nos champs et le parc à bétail. Par prudence, ma mère avait renvoyé les paysans dans leurs huttes ; seuls deux bouviers veillaient sur les vaches, armés de mauvaises lances. Les étrangers n’ont pas fait mine de s’attaquer au troupeau, même par plaisanterie. Ils marchaient vers la palissade, sous l’aboiement de nos chiens. Ils venaient à nous.

Au point du jour, nous avions été avertis par Suobnos. Le vieux fou, qui n’avait pas donné signe de vie depuis des mois, avait déboulé chez Dago avant le chant du coq. Il l’avait tiré de sa paillasse non sans lui coller une jolie frousse. Suobnos avait l’air épouvanté, il dansait d’une jambe sur l’autre, il s’arrachait la barbe, il roulait des yeux de chèvre affolée. Dago n’avait rien compris à son charabia, mais, comme nous, il éprouvait de la révérence pour les dons de voyance du vagabond. Jamais il n’avait vu Suobnos en proie à une telle frayeur. Au risque d’essuyer le courroux de ma mère, il avait jeté un sayon sur ses épaules et il avait entraîné le va-nu-pied tout droit chez nous.

Le vieux coureur de bois n’avait guère été plus clair avec ma mère qu’avec Dago ; il se contentait de bégayer : « Ils arrivent ! Ils arrivent ! » en tremblant de tous ses membres. Quoique surprise au saut du lit, ma mère avait témoigné d’une patience qui lui ressemblait peu. Certes, elle avait depuis longtemps pardonné le mauvais tour que le vagabond nous avait joué jadis ; mais elle ne goûtait guère être ainsi dérangée. Elle avait toutefois demandé à Taua de ranimer le feu, elle y avait mené le miséreux, lui avait offert une corne de cervoise, du pain et du miel. D’ordinaire, Suobnos se comportait en vrai goinfre, mais ce matin-là, il n’avait pas jeté un regard à ces douceurs. Il s’était pourtant calmé un peu, et il avait fini par livrer un renseignement plus clair : « Ils viennent pour la guerre. Sumarios est avec eux. » Et, dans un chevrotement effrayé, il avait ajouté : « Il y a aussi celui qui n’a qu’un œil. Comargos, il arrive, oui, il arrive. » Ma mère, alors, s’était rapidement composé un masque de froideur pour dissimuler son inquiétude. Quant à Suobnos, il s’était enfui aux premiers rayons du soleil.

Rien, pourtant, dans l’attitude des combattants sortant du bois, qui témoignât d’intentions hostiles. Les deux chars de guerre n’étaient menés que par des cochers ; leurs propriétaires préféraient monter à cheval, une façon de voyager plus confortable sur des chemins défoncés. Les fantassins avaient posé leurs lances sur l’épaule, les cavaliers n’avaient endossé ni casque, ni pectoral, ni cuirasse. Mais la troupe n’avait pas besoin de parader pour paraître menaçante. À Attegia, seuls mon frère Ségovèse et moi étions formés à la guerre. Dago et Ruscos nous auraient défendus, mais ce n’étaient qu’un artisan vieillissant et un homme de peine un peu lourd : ils seraient vite tombés. Acumis, quoique bon frondeur, n’avait pas de cœur au ventre et aurait fui l’affrontement. Ma mère, qui redoutait l’épreuve de force, nous avait imposé de nous présenter désarmés. Segillos et moi, nous avions regimbé ; toutefois, nous n’étions pas encore des hommes, et faute de père, nous étions soumis à son autorité. De plus, ma mère n’était pas de ces femmes auxquelles on peut tenir tête longtemps.

Cette bande armée en train de franchir notre palissade soufflait une haleine de mauvais rêve. Ce n’était pas la première fois que nous nous tenions sur notre seuil, ma mère, mon frère et moi, à attendre l’arrivée de guerriers. Toutefois, quand il s’était déjà produit, l’événement avait eu lieu ailleurs et en d’autres temps ; s’il demeurait douloureux pour ma mère, il était devenu nébuleux pour Segillos et moi.

Sumarios est sorti du rang, suivi par Cutio, son homme de confiance. Il a sauté à terre, il a avancé à grands pas pour être le premier à se présenter devant ma mère.

« Ne t’inquiète pas, a-t-il murmuré très vite. Ils ne viennent pas te faire du tort.

— Ils ne sont pas les bienvenus, a rétorqué ma mère à haute voix. Qu’ils s’en aillent.

— Tu ne peux pas les chasser, a objecté Sumarios. Ils demandent l’hospitalité.

— Je n’ai pas de quoi nourrir tant de guerriers. Et celui que tu amènes avec toi est mon ennemi.

— Tu ne peux pas les chasser, s’est obstiné Sumarios. C’est le haut roi qui les envoie. »

Ma mère lui a alors adressé un sourire dur, teinté de fiel et d’amertume ; ce rictus faisait mal parce qu’il la vieillissait, elle qui demeurait une très belle femme. J’ai vu de la tristesse et même un peu de honte dans le regard de Sumarios, car sa loyauté pour le roi le poussait à trahir la confiance que ma mère avait fini par lui accorder.

Les guerriers, qui s’étaient massés dans la cour, ont cédé le passage à un deuxième héros. Ses bijoux, ses armes, jusqu’au fourreau orné de longs dragons stylisés publiaient son pouvoir. Pourtant, ses vêtements de voyage assez ternes ne manifestaient nulle affectation, pas plus que sa chevelure et sa moustache, taillées plutôt rases. Il n’avait pas besoin d’excentricité pour affirmer sa présence ; sa paupière gauche, boursouflée par une cicatrice, demeurait entrouverte sur une orbite vide. Cette vieille blessure jetait autour de lui un puissant malaise, parce que ce qu’elle lui avait coûté était hors de prix, bien plus précieux qu’un œil ou la beauté.

« Bonjour, Dannissa, a-t-il dit simplement, en fixant sur ma mère son unique prunelle.

— Va-t-en ! Toi et tes hommes, je ne vous ai pas invités. Vous êtes indésirables. Que tu oses seulement paraître devant moi, c’est obscène ! »

Le borgne a hoché la tête avec calme.

« Oui, je te comprends, Dannissa. Moi non plus, je ne trouve pas très heureux d’être venu chez toi. J’aurais préféré que Sumarios s’en charge seul. Mais on n’y peut rien : c’est Ambigat qui veut que je te parle.

— Eh bien voilà : tu m’as parlé. Tu peux partir ! »

Le balafré a pris cette rebuffade d’un air impassible. Derrière lui, la tension était pourtant devenue palpable : ma mère avait déjà été trop loin, l’insulte avait enflammé le regard des guerriers. Les gens de Sumarios n’étaient qu’une poignée dans cette bande ; la plupart étaient des inconnus, des hommes au service du borgne. Seul son calme modérait leur colère.

« Si tu ne veux pas nous accueillir, on va s’en aller, a-t-il répondu lentement. Mais pas tout de suite. Je t’ai seulement saluée, Dannissa, je ne t’ai pas parlé. J’ai quelque chose à te dire de la part de ton frère.

— Invite-le sous ton toit, même un court moment, a insisté Sumarios. Ce qu’il doit dire, ça ne peut pas être discuté en plein vent.

— Non, a rétorqué ma mère. Si tu as un message à me délivrer de la part de ton maître, ne te fais pas prier, Comargos. Plus vite tu l’auras transmis, plus vite tu tourneras les talons. »

Le borgne a calé ses pouces dans son ceinturon, et a paru peser ses mots.

« En fait, c’est plus qu’un message », a-t-il précisé.

Pour la première fois, il a détourné l’attention de ma mère pour promener son œil sur mon frère et moi.

« Ce sont tes fils, Dannissa ?

— Ce sont les fils de Sacrovèse, a-t-elle rétorqué avec aigreur.

— Ce sont surtout les neveux du haut roi. Ils ont bien grandi, depuis que je ne les ai pas vus. Dix ans tout rond. Je m’en souviens bien, tu penses ; quand je vous ai quittés sur les bords du Liger, ça commençait tout juste à guérir… »

D’un geste négligent, il a montré son œil cave.

« Ils sont forts, a-t-il poursuivi. Ils te ressemblent, surtout le cadet. Il serait temps qu’on leur coupe les cheveux.

— Jamais tu ne porteras la main sur eux ! » a craché ma mère.

Comargos a ébauché une parodie de sourire.

« Pour l’instant, ce n’est pas possible, a-t-il dit. Ils n’ont encore servi nul héros, on ne peut pas les traiter en hommes. Mais il est déjà bien tard pour eux, et ça chagrine le roi. Ils ont le même sang, il ne peut pas les laisser se flétrir. Alors il a décidé qu’ils allaient faire leurs armes. Au-delà du Cemmène, Tigernomagle, le roi des Lémovices, reprend la guerre contre les Ambrones. Il a réclamé l’aide du haut roi, qui lui envoie des renforts. Je commanderai cette armée avec Ambimagetos. J’emmènerai tes fils. Ils serviront sous mes ordres. Ils feront leurs preuves ; ils gagneront le droit d’être honorés comme des guerriers et de faire des sacrifices. »

Le regard de ma mère a étincelé de haine.

« La faute à qui, s’ils n’ont pas reçu une éducation de princes ? a-t-elle sifflé. Toi et ton maître, vous croyez pouvoir raccommoder ce que vous avez détruit ? Tu l’as dit, Comargos, mes garçons ne sont encore que des enfants. Et puisqu’ils n’ont plus de père, c’est à moi de décider ce qu’ils feront. Or voici ce que je dis : jamais ils ne seront à toi. Cesse de perdre ton temps avec cette chimère. Emmène tes soudards au-delà du Cemmène, va donc te faire tuer chez les Ambrones. Mes fils restent avec moi. »

Le borgne a plissé les lèvres, avec un fatalisme résigné. Adressant un signe de tête à Sumarios, il lui a lancé :

« Parle-lui, toi. Moi, c’était couru d’avance qu’elle refuserait. »

Mais ma mère a devancé Sumarios. Toutes griffes dehors, elle lui a coupé la parole, l’a couvert de récriminations et de sarcasmes. Cela m’a pincé le cœur, parce que j’avais fini par éprouver de l’affection pour le seigneur de Neriomagos, et puis je savais que le fiel qui coulait dans les griefs de ma mère était empoisonné par les sentiments qu’elle avait pour lui. Sumarios a enduré la semonce en silence. Il était très pâle, cruellement mortifié ; car il n’essuyait pas seulement l’insulte devant des guerriers. Peu après, nous allions découvrir que ses deux fils étaient présents dans la troupe, et qu’ils ne pardonneraient jamais l’affront qu’ils venaient de subir. Même Comargos avait l’air un peu embarrassé pour son compagnon. Finalement, quand ma mère a épuisé sa bile, Sumarios a dit d’une voix blanche :

« Rentre. Il faut qu’on parle, toi et moi. »

Un instant auparavant, ma mère l’aurait rabroué avec hauteur. Mais peut-être était-elle étourdie par la violence de sa diatribe, peut-être réalisait-elle que sa vindicte avait dévié de son objet réel. Sans doute sentait-elle, comme nous, l’hostilité qui sourdait désormais dans la bande de guerriers, pourtant arrivée si paisiblement. Alors, elle a laissé Sumarios la devancer à l’intérieur de notre maison. En lui emboîtant le pas, elle nous a accrochés par le coude, Segillos et moi, et entraînés avec elle. D’indignation, de peur, de colère, elle a incrusté ses ongles dans ma chair. Dans la pénombre de l’entrée, Dago et Ruscos se tenaient en embuscade, une hache à la main. Ils ont refermé la porte derrière nous. À peine étions-nous dans la salle que s’est élevé, dehors, un grondement de voix mécontentes. Le borgne a crié un ordre cinglant, mais même son autorité n’a pas suffi à étouffer les grognements.

« Écoute-les ! s’est écrié Sumarios. Écoute-les ! Tu tiens vraiment à mourir ?

— Depuis dix ans, je n’ai plus qu’une ombre de vie, a répondu ma mère.

— Et les garçons ? Tu veux leur mort ? Quand tu m’as insulté devant mes hommes, moi, je pensais à eux ! Je me disais : calme-toi ! Calme-toi ! Si mes guerriers voient ma colère, c’en est fini, le sang va couler. Les dieux t’étouffent, Danna ! Où sont les lances de tes fils ? Ils ne sont même pas armés !

— Je savais que les présenter les mains vides vous désarmerait, a rétorqué ma mère.

— Tu es trop confiante en tes tours, a pesté Sumarios. Que tu haïsses Comargos, c’est normal, et il ne s’attendait pas à ce que tu lui fasses bon accueil. Mais tu lui as parlé comme une folle ! Tu lui as donné des ordres, tu te rends compte ! C’est l’un des héros les plus puissants du royaume ! Il est de lignée divine ! Il ne reçoit de commandement que du haut roi, et encore, parce qu’il lui a attaché son amitié.

— Comargos est de moindre rang que moi, a craché ma mère. Il a peut-être perdu un royaume le même jour que moi dans la bataille entre le Caros et le Liger, mais lui, il n’a jamais régné. C’est à lui de plier devant moi.

— Tu es insensée, femme ! À son appel, Comargos peut rassembler trois centaines de guerriers. Et toi, combien d’ambactes te défendent ? »

Ma mère ne lui a rien répondu, et pour le coup, un peu étonné de l’avoir mouchée, Sumarios s’est tu un moment. Il soufflait pesamment, peinant à maîtriser sa colère, tandis que la cour résonnait toujours de voix pleines de ressentiment et du grondement de nos chiens. Icia s’était recroquevillée dans le coin le plus sombre de la pièce et tremblait de tous ses membres, rattrapée par une enfance pleine de violences. Ruscos se dandinait, embarrassé de se trouver témoin de la querelle. Dago veillait toujours sur la porte, fidèle mais l’expression brouillée d’inquiétude, songeant sans doute à sa femme et à son fils enfermés dans leur chaumine.

« Tu es remplie de bravoure, Danna, mais il faut aussi que tu sois courageuse, a repris Sumarios. Tu ne pourras pas obtenir réparation des torts qu’on t’a faits. À sa façon, le haut roi a même été clément avec toi : il t’a laissé ton douaire et tes enfants. Maintenant, ils ont grandi. Si tu t’enfermes dans ta haine, ta descendance restera en friche, et tu tueras une deuxième fois leur père. Cela, le haut roi ne le veut pas. Il veut éteindre ce vieux brasier, il veut donner leur place à tes fils.

— La place de mes fils est à Ambatia ! a asséné ma mère.

— Cela, ils ne l’auront jamais. Du moins pas du vivant d’Ambigat et de Diovicos. Mais s’ils se montrent vaillants à la guerre et dans les festins, Bellovèse et Ségovèse pourront devenir des chefs bien plus puissants que moi. Aussi puissants que Comargos. »

Ma mère a gardé le silence. Elle pesait les mots de Sumarios, et j’ai saisi tout de suite ce qu’elle méditait. Si Ségovèse et moi nous gagnions une renommée et une clientèle, alors elle aurait de meilleures armes pour assouvir sa vengeance. Le prix à payer était toutefois élevé : il lui faudrait renier la reine qu’elle avait été, et se préparer à faire de nous des traîtres. Pour elle qui était restée droite si longtemps dans la défaite et le renoncement, voilà un revirement qui devait paraître difficile.

« Il y a autre chose qui montre bien que le haut roi veut donner leur chance aux garçons, a repris Sumarios. Il veut les attacher au service de Comargos. Ils porteront ses lances et son bouclier. C’est pour cela qu’il te l’a envoyé comme émissaire.

— Jamais ! Cela, jamais !

— Essaie de voir plus loin que ta rancune ! Tes fils serviront un chef de guerre : il n’y a pas de place plus glorieuse pour se faire un nom.

— Jamais ! Comargos n’est pas seulement mon ennemi. Il a trop perdu pendant la guerre des Sangliers. Je ne peux imaginer qu’il ne cherche pas à se venger. Il userait de son pouvoir sur les garçons pour les mener à leur perte.

— Mais on sait se battre, a clamé naïvement Ségovèse. On saura se défendre ! »

Un seul regard de ma mère a suffi à le rappeler à l’ordre.

« À qui le haut roi aurait-il pu confier tes fils ? reprenait Sumarios. À Bouos ? Segomar ? Eux, ils ont tout gagné pendant la guerre des Sangliers, mais crois-moi, ils seraient beaucoup plus dangereux pour les garçons.

— Je ne fais pas de différences, a craché ma mère. Ceux qui entourent mon frère forment un nœud de vipères ! Je n’admettrai pas que l’un d’eux exerce une autorité directe sur mes fils.

— Mais ce sont les champions du roi ! Qui reste-t-il ?

— Toi, Sumarios. Tu es celui qui me reste. »

Le seigneur de Neriomagos est demeuré coi un instant. Il a écarté l’idée d’un revers de la main.

« C’est absurde. Moi, je n’ai que douze guerriers. Dans les cercles, je suis loin à gauche du roi. Et puis, mes fils sont de retour. Ce sont eux qui me porteront mes armes pendant cette guerre…

— Toi, tu aimes mes garçons, même si tu les aimes mal. Comargos les hait.

— Tout le monde protégera Comargos sur le champ de bataille. Les garçons seront bien moins en danger avec lui qu’avec moi.

— Tout le monde protégeait Comargos au bord du Liger. Cela ne l’a pas empêché d’y perdre un œil et les siens.

— C’était différent. Comargos était plus jeune, il avait défié Remicos en première ligne.

— Qui te dit qu’il ne défiera pas un prince des Ambrones ?

— Il aura plus de retenue. C’est lui le vrai chef de guerre ; il est là pour veiller sur Ambimagetos, qui ne commande que parce qu’il est le fils du haut roi.

— Justement. Personne ne contestera ses ordres s’il décide d’exposer mes fils. Non, Sumarios, c’est non ! Jamais les enfants de Sacrovèse ne serviront l’un de ses meurtriers.

— Mais pourquoi moi ? Ce que je partage avec toi, Dannissa, ça ne compensera pas ce qu’ils gagneraient en servant un champion plus puissant.

— Parce que toi, tu pourras accomplir une chose que les chiens de mon frère ne feront jamais. Tu pourras me jurer que mes fils reviendront vivants. »


Ma mère a finalement offert le gîte à Comargos et à ses hommes. Elle ne l’a pas fait pour se plier au droit sacré de l’hospitalité : c’était le seul expédient qu’elle avait trouvé pour nous garder encore une nuit auprès d’elle. Accueillir une compagnie aussi nombreuse mettait au pillage nos celliers. Gêné, Sumarios a proposé de compenser la perte en envoyant un de ses bouviers nous livrer deux génisses. Ma mère a refusé avec hauteur. Elle voulait l’obliger, non bénéficier de sa générosité ou de ses scrupules.

Le banquet, au soir, a été très contraint. La salle de notre demeure, qui nous avait toujours paru spacieuse, est devenue étriquée quand il a fallu y entasser trente gaillards taillés en force. On manquait d’espace pour faire le cercle, certains roussissaient leurs galoches contre les chenets. Ma mère a pris la place du maître de maison, raide comme un trophée d’armes, et elle nous a installés à ses côtés, Ségovèse à sa gauche, moi à sa droite. Elle publiait ainsi la supériorité de notre rang sur ses visiteurs. Par le sang, elle en avait le droit : elle était la sœur du haut roi, et nous étions ses neveux. Mais dans les faits, imposer de la sorte ses deux garçons aux places d’honneur était un camouflet d’une dangereuse arrogance. Nous n’étions pas des hommes ; au mieux, aurions-nous dû servir. Comargos n’occupait que la quatrième position, juste sur ma droite ; sa relégation à cette place était infamante. Sa proximité, pour moi, était d’ailleurs glaçante. Comme nous étions entassés dans cette pièce trop petite, nous nous tenions épaule contre épaule. Je pouvais sentir la force du borgne dans la tension qu’il réprimait, et par-dessus tout, dans le calme qu’il affichait. Les guerriers accusaient des mines sinistres. L’affront aurait nécessité un combat en réparation, dans l’espace étroit entre tous les convives. Mais l’injure venait d’une femme et de deux enfants : il n’y avait personne à défier.

Aussi le malaise a-t-il été à son comble quand, pour remercier la maîtresse de maison, Comargos lui a offert des présents. Il s’agissait de deux épées, de leurs fourreaux et de leurs ceinturons, que le haut roi lui adressait pour que Ségovèse et moi, nous fussions équipés en cavaliers. Le cadeau était véritablement royal, car ces lames et leurs gaines possédaient la valeur d’un troupeau. Ma mère les a acceptées en notre nom, mais elle a derechef répondu à la largesse par l’offense, car elle a choisi ce moment pour annoncer que nous ne partirions que si nous servions Sumarios. Comargos a avalé la couleuvre en silence ; par ses vexations, peut-être ma mère lui facilitait-elle la tâche réelle qu’on lui avait confiée. Sumarios affichait une expression grave et triste. Il ne craignait pas la querelle où on l’entraînait, mais il redoutait, pour nous, l’inévitable.

Ma mère avait été fort chiche – à boire, elle n’avait servi que de la corma, et avec parcimonie - aussi le repas s’en est-il trouvé abrégé. Les guerriers de Comargos ont vidé les lieux pour bivouaquer dans la cour. Certains ont grommelé qu’ils préféraient dormir à la belle étoile pour garder un œil sur les chevaux. À l’insulte, ils répliquaient par l’insulte. Beaucoup sont allés pisser contre le mur de la maison.

C’est seulement à ce moment-là, parmi la poignée de gaillards restée à l’intérieur, que j’ai reconnu les fils de Sumarios. Segillos et moi, nous ne les avions pas vus depuis des années, et j’ai été stupéfait de les retrouver. Ils avaient à peu près notre âge, mais c’étaient désormais des hommes. Suagre avait été placé en pagerie auprès de Donn, un vieux champion qui avait servi dans les armées de mon grand-père Ambisagre avant de devenir un des conseillers de mon oncle ; Matunos avait été formé par un noble helvien du côté de Bergorate. Leurs armes, leurs épaules larges, leurs mèches décolorées à la chaux nous les rendaient presque méconnaissables. Quand nous étions morveux, nous avions fait les quatre cents coups avec eux dans les marais de Cambolate, sur les lisières de Senoceton ou dans le vallon du Nerios. Nous nous étions frottés les oreilles plus souvent qu’à notre tour ; mais il s’agissait là des chicaneries de poulains sauvages, et on aurait pu espérer qu’une fois un peu débourrés, nous en aurions gardé de la complicité. Hélas, ma mère s’était interposée entre les fils de Sumarios et nous. Ce soir-là, ils ont détourné les yeux. Chez eux, j’ai même cru flairer du mépris pour nos cheveux longs.

Ma mère a dormi seule. Sumarios est allé s’allonger devant le feu de la salle, en compagnie de ses fils et de Cutio, son soldure. Nous étions travaillés par des sentiments si contraires, Segillos et moi, que nous n’avons pas pu fermer l’œil avant longtemps. Nous nous tournions et nous retournions dans nos couvertures, en chuchotant des sottises et des rodomontades. J’aurais aimé me lever pour me glisser dans la couche d’Icia, mais il m’aurait fallu traverser la cour envahie par les guerriers de Comargos pour rejoindre l’appentis où elle logeait. Cela ne me faisait pas peur. Cette situation insolite m’excitait même un peu : me faufiler chez moi comme dans une place ennemie ! Mais il me semblait difficile d’abandonner mon frère la veille de notre départ. Et puis Icia était terrifiée ; je craignais qu’elle reste froide.

Travaillé par l’inquiétude, l’appel de l’aventure, la frustration de mes sens, je n’ai somnolé que d’un œil au cours de cette dernière nuit passée à Attegia. C’est sans doute la raison pour laquelle j’ai été réveillé avant l’aube par des murmures. Cela venait de l’alcôve de ma mère ; Sumarios l’avait rejointe, finalement, mais pas pour coucher avec elle. Du peu que je pouvais saisir au milieu des ronflements venus de la salle et de la cour, il cherchait à la rassurer. Même les paroles que j’ai pu attraper, je ne les ai pas vraiment comprises à l’époque. Mais plus tard, elles ont fait sens.

« Il y a des signes, ils sont favorables, chuchotait Sumarios. Cette décision, Ambigat ne l’a pas prise sans consulter.

— S’il suit l’avis des druides, ces augures sont néfastes, a soufflé ma mère. Le grand druide est le pire de tous.

— Oui, il a sans doute pris conseil auprès de Comrunos ; mais il a cherché d’autres oracles. Il ne voulait pas se risquer dans cette guerre sans avoir la certitude que les dieux lui seraient favorables.

— Ambigat ? Hésiter à se battre ?

— Cela fait des années que tu ne l’as pas vu. Rappelle-toi : même quand il était jeune et fougueux, il n’était pas dépourvu de ruse. Il a mûri. Il est devenu plus prudent. Il n’y a pas que les Ambrones qui sont une menace : on parle de troubles au fond de l’Orcynie, où des peuples puissants se mettent en marche. Et même chez nous, ça s’agite. Depuis que Prittuse est retournée chez les Éduens, Arctinos est ombrageux avec ton frère ; on se révolte toujours ici ou là chez les Turons. Alors le haut roi ne désirait pas engager ses forces avec les Lémovices s’il risquait d’être attaqué sur ses arrières. Il s’agissait d’avoir recours aux avis les plus sûrs. En matière de guerre, en dernier ressort, ce sont les femmes qu’on consulte. Tu connais la loi : si elles se trompent, elles y laissent la tête. C’est pourquoi ton frère a envoyé un émissaire vers l’île des Vieilles. Il les a consultées, elles. Et elles lui ont dit que les dieux seraient favorables. »

Après un moment de silence, ma mère s’est entêtée :

« Non, non, même ce présage ne me dit rien qui vaille.

— Alors écoute, j’en ai un autre à te donner. Il vaut ce qu’il vaut, et je ne suis pas sûr que ce soit les dieux qui me l’inspirent. Mais prends-le pour ce qu’il est : moi, Sumarios fils de Sumotos, je dis que tes fils reviendront sains et saufs. Je m’y engage. Je place sur ma propre tête cet interdit : jamais je ne repasserai le seuil de ta demeure ou de la mienne, si j’ai le malheur de perdre un de tes fils. »

Le serment de Sumarios m’a suffi. J’avais foi en lui, je n’imaginais pas qu’il puisse faillir. Alors, je me suis jeté dans cette guerre avec confiance, comme dans une aventure de chanson. Le petit matin nous a trouvés, Segillos et moi, piaffant d’impatience.

Le départ s’est pourtant révélé plus lent que ce que j’avais imaginé. Il a fallu du temps pour mettre la troupe en état de marche, et puis pour dissuader Taua de nous encombrer d’un bagage inutile. Nous n’emporterions qu’un léger baluchon avec nos lances de chasse et les épées offertes par Comargos. Les adieux ont été embarrassants. Ruscos avait bouchonné nos chevaux en témoignant d’un soin qui ne lui ressemblait guère et Acumis tenait leur bride avec un air de chien battu. Pour épingler nos manteaux, Dago nous a offert de belles fibules, à peine sorties de son atelier ; il les avait d’abord destinées au marché de Neriomagos. Taua, quoique toujours aussi avare de paroles, nous a serrés sur son sein maigre, la lippe tremblante, comme si nous étions ses fils. Même Icia avait surmonté sa peur ; à moitié cachée derrière le pilotis d’un grenier, elle nous mangeait des yeux en ravalant ses larmes. Les guerriers de Comargos, et jusqu’à Suagre et Matunos, considéraient cette émotion d’un air goguenard.

Heureusement, ma mère avait le sens des convenances. Demeurée maîtresse d’elle-même, elle est restée fière et nous a épargné les familiarités. Ayant appelé sur nous la bénédiction d’Ogmios, elle a lancé :

« Restez vivants et rapportez-moi des têtes. Cette maison en a besoin pour asseoir son autorité. »


Il ne m’a pas fallu une journée pour le comprendre : j’ai su d’emblée, en descendant le chemin de Neriomagos et d’Ivaonon, que la guerre serait toute ma vie.

Au cours de cette première étape, nous étions encore en pays connu. Mon frère et moi, nous avions passé notre enfance à battre cette campagne. Ses rivières, ses bois, ses prairies n’avaient plus de secret pour nous. Au moindre lopin, nous pouvions donner le nom de son propriétaire ; nous savions où se trouvaient les bosquets qu’il fallait contourner par la gauche, les sources où somnolait un dieu, les étangs voilant le monde du dessous. Et pourtant, tout ce terroir était transfiguré par notre départ. J’avais l’impression de m’être frotté les yeux : ils étaient plus ouverts, comme les horizons bleutés vers lesquels nous avancions.

Il y a des âmes que la guerre effraie. Certains la fuient, d’autres n’y vont qu’à reculons, contraints par l’honneur ou les circonstances. Segillos et moi, nous avons tout de suite humé son ivresse. Elle possède un parfum de liberté : elle t’enlève tout ce qui t’entrave, comme la sécurité, l’amour des petites gens ou l’autorité d’une mère. Elle te donne l’illusion de la force, accrue par l’incertitude qui t’entoure, avant de te dispenser les leçons les plus brutales. Je ne l’ai pas compris aussi clairement ce jour-là, mais je l’ai ressenti ; et c’était là l’essentiel.

Bien sûr, nous nous trouvions incorporés dans une troupe qui nous était hostile. Bien sûr, les brimades allaient s’accumuler sur nos épaules, et Sumarios, soucieux de son rôle de protecteur, ne se priverait pas d’y aller des siennes. Des garçons timorés auraient souffert ; pour Segillos et moi, ce n’était qu’un jeu. Entends-moi bien : nous n’étions que des blancs-becs, mais des blancs-becs riches de toute une enfance de maraudes et de mauvais coups. Les larcins, les braconnages, les pugilats, les chiens de ferme lancés à nos basques : tout cela nous avait forgé un tempérament de vauriens. La guerre, c’était ce qui pouvait nous arriver de mieux. Elle nous épargnerait l’ennui qui aurait fini par nous guetter ; restés à Attegia, nous serions devenus des brigands. Alors les coups, les insultes, les corvées, cela nous faisait rire. Cela flattait nos mauvaises têtes. On prenait plaisir à tout faire de travers, pour échauffer les guerriers. C’était une façon d’exister au milieu des vétérans ; ça nous rendait plus vivants.

Pourtant, les choses sérieuses ont commencé dès le premier soir. Nous avions passé au large de Neriomagos, ce qui avait peut-être soulagé Sumarios, et nous avions demandé l’hospitalité à Ivaonon. La place était un sanctuaire, et c’est le druide qui nous a accueillis, non loin de la source divine. Comme sa hutte était trop petite pour notre troupe, nous avons mangé dehors, sur l’aire où on bat l’épeautre. Puisque nous étions entre hommes, nous avons respecté les usages de guerre : les héros ont fait le cercle, Comargos à la place d’honneur. Chaque porteur de bouclier a pris place derrière son maître, chaque porteur de lance devant, pour le servir. Parce que nous étions attachés à Sumarios, Segillos et moi, nous nous sommes donc retrouvés avec lui ; Suagre et Matunos, qui devaient initialement seconder leur père, étaient placés sous l’autorité de Comargos. Pour eux, c’était un véritable honneur ; mais ils ne continuaient pas moins à nous considérer avec rancune.

Quand les viandes ont été cuites, les héros se sont d’abord servis. Personne n’a disputé la première part à Comargos. Ensuite, c’était le tour des valets d’armes. En tant que serviteurs du chef de guerre, Suagre et Matunos auraient dû se tailler leur part. Mais le borgne les a arrêtés d’un geste, et leur a murmuré quelques mots. Puis, de la tête, il nous a fait signe de passer devant, Ségovèse et moi. J’ai cru qu’il honorait ainsi les neveux du haut roi ; comme j’étais l’aîné, je me suis dirigé le premier vers la broche. Au moment où j’allais me servir, Suagre m’a rattrapé, et il a planté son couteau dans la viande. Je l’ai regardé, trop surpris pour en éprouver de la colère. Il m’a toisé avec dédain. Les guerriers ont ricané et poussé quelques cris ; Sumarios mastiquait, impassible, et Comargos nous observait d’un œil froid. J’ai alors réalisé qu’il s’agissait d’un défi ; comme c’était la première fois, il m’a fallu quelques instants pour saisir ce qui m’arrivait. Les hommes ont pris mon hésitation pour de la peur : ils m’ont raillé et sifflé. Cela m’a fouetté le sang, assez pour que j’oublie que j’allais affronter le fils de Sumarios devant Sumarios. Sans un mot, j’ai été chercher mes armes. J’étais encore novice. Suagre, qui connaissait les usages, a vanté son père et ses aïeux, et m’a copieusement injurié. Les hommes riaient aux éclats. Ils recommandaient à Suagre d’amortir ses coups, pour ne pas trop leur gâcher le plaisir.

Dans le duel qui allait s’ouvrir, je possédais un atout ; mais je le partageais avec mon adversaire. Suagre et moi, nous nous connaissions. Nous avions passé notre enfance à nous chercher des poux, à nous rouler par terre en échangeant des châtaignes. Je le savais teigneux, dur à l’encaisse ; mais, gamin, chaque fois que j’avais pu me colleter seul à seul avec lui, j’avais toujours eu l’avantage. Toutefois, cela remontait à plusieurs années, et nous n’avions alors que nos poings. Et puis je ne pouvais pas faire l’impasse, chez lui, sur une motivation puissante : la soif de revanche.

D’autant que j’étais sérieusement désavantagé sur un autre point : c’était la première fois que je combattais dans un cercle. Ce n’est pas à vous autres, Ioniens, que je vais apprendre que c’est une chose de s’engager sur un champ de bataille et une autre de livrer un combat singulier. Cependant, il y a aussi duel et duel. C’est une chose de combattre sur un champ ouvert, et une autre d’en découdre dans un espace étroit.

Rien de plus étriqué que l’arène formée par un cercle. Chaque duelliste peut au plus se déplacer d’un ou deux pas. Impossible d’employer des lances : on manque d’allonge. Idéalement, cette aire réduite se prêterait à la lutte ou au combat au couteau ; mais la tradition veut que les héros s’affrontent avec des armes nobles, et c’est pourquoi ils se mesurent à l’épée et au bouclier. Impossible de se dérober : il faut choquer l’adversaire avec la plus grande force possible. Celui qui recule trébuche dans les convives ; il est repoussé, il subit des crocs-en-jambe, ce qui scelle généralement sa perte.

Pour couper court aux provocations de Suagre, je l’ai attaqué aussitôt, du bouclier et de l’épée. Il ne s’est pas contenté de soutenir mon assaut : il a contre-attaqué avec un mélange de brutalité et de ruse qui m’a aussitôt mis en danger. C’était la première fois que je combattais en public : les sifflets et les cris, autour de nous, m’étourdissaient autant que les impacts amortis par mon bras gauche.

Tu connais nos boucliers : ils diffèrent des vôtres. Ils sont plus longs et ils ne sont pas accrochés à l’avant-bras par des sangles. Nous les tenons par un manipule, une solide poignée de bois, protégée par l’umbo, une coque de métal. Tout le pavois et tous les chocs sont supportés par le poignet gauche, ce qui exige beaucoup de force. Nous préférons toutefois combattre ainsi car cela donne une plus grande liberté de mouvement : cela permet d’employer le bouclier comme une arme offensive, en le faisant tournoyer ou en frappant à coups d’umbo. Suagre et moi, on se cognait donc du poing gauche comme des pugilistes, nos umbos sonnant comme des chaudrons, tandis que nos épées dansaient, garde haute, garde basse, pour passer la barrière des boucliers affrontés et fendre la tête ou le jarret de l’adversaire. J’ai tout de suite saisi que l’aîné de Sumarios avait acquis une solide pratique au Gué d’Avara, car la pointe de sa lame était souvent masquée derrière son pavois, ce qui m’empêchait de savoir d’où viendrait la prochaine estocade. Je me suis adapté comme j’ai pu. Faute de pouvoir reculer, je me suis mis à tourner. Mes premières attaques en pointe m’avaient dangereusement découvert, et j’avais failli avoir un genou tranché par un moulinet ; je me suis alors rabattu sur une tactique plus prudente. Du bras gauche, j’essayais d’engager le bord de mon bouclier sous le sien pour le découvrir d’un coup sec, tandis que je gardais mon épée en position défensive, prêt à exploiter la moindre ouverture. Nos efforts se sont équilibrés, et le duel a traîné en longueur. Au bout d’un moment, Comargos a frappé dans ses mains.

« Ça suffit, les filles, a-t-il lancé. On s’endort. On dirait que vous avez peur de vous faire mal. »

Les guerriers ont ricané et nous ont brocardés. Suagre a eu l’air frustré d’être ainsi interrompu avant d’avoir pris l’avantage. Moi, je n’étais pas mécontent de m’en être tiré à si bon compte ; toutefois, j’avais aussi conscience que je m’étais très vite adapté à une forme de combat que je n’avais jamais pratiquée, et que si l’affaire s’était prolongée, j’aurais peut-être eu mes chances.

Ensuite, les choses ont suivi leur cours. Après moi, c’est mon frère qui a été défié par Matunos. Mais parce qu’il arrivait en second, Segillos avait compris ce qui l’attendait. Il n’a pas été surpris ; mieux, en assistant à ma rencontre, il s’y était préparé. Quand il s’est retrouvé dans le cercle, il a rétorqué avec rage aux provocations de son adversaire. Matunos s’étant vanté d’être né de Sumarios, Ségovèse a répliqué que son père à lui était Sacrovèse, qui avait glané plus de trente têtes pendant la guerre des Sangliers. Une telle audace, clamée devant Comargos et ses hommes, a excité quelques cris hargneux, mais a aussi refroidi une partie de l’assistance. J’ai décelé quelque chose qui vacillait dans le regard de Matunos. Avant la première passe d’armes, Segillos avait pris l’avantage. Le combat a été rapide. Formé par un petit noble helvien, Matunos n’était pas aussi aguerri que son frère aîné ; Segillos, quant à lui, était aussi fort que moi, et il était impétueux. Il lui a fallu peu de temps pour déborder son adversaire, l’acculer dans le public. Les spectateurs ne se sont pas dérobés assez vite, Matunos a trébuché dans leurs jambes ; un heurt de bouclier a achevé de le déséquilibrer, et Segillos l’a assommé d’un coup qui lui a ouvert le cuir chevelu.

Comargos a alors interrompu le combat. Il a envoyé ses ambactes s’occuper de Matunos. Se tournant vers Sumarios, il a observé :

« Tes fils auraient mieux profité à ton école. »

Sumarios n’a pas répondu ; il essayait manifestement d’étouffer sa colère, en détournant les yeux du groupe où son cadet ensanglanté reprenait ses esprits. Segillos, qui ne s’était pas privé de fanfaronner les bras levés en poussant des cris inarticulés, a réalisé un peu tard la situation fausse dans laquelle il était empêtré. En revenant vers Sumarios, il a bredouillé des excuses.

« Tu as fait ce que tu devais faire », a coupé le seigneur de Neriomagos.

Le lendemain, Sumarios devait me donner toutes les corvées qui nous étaient échues d’ordinaire, à mon frère et moi. Mais au cours de la nuit, Cutio, le soldure de Sumarios, est venu me secouer l’épaule.

« Tu as été plus malin que ton frère, m’a-t-il chuchoté. Un héros doit aussi savoir retenir sa force. »

Il se trompait ; ce soir-là, si j’avais pu terrasser Suagre, je l’aurais fait aussi sottement que Segillos. Toutefois, si immérité que fût l’éloge, j’ai quand même retenu la leçon.


Pour mon frère et pour moi, le jour suivant a été l’entrée en terre inconnue. Sur la droite d’Attegia, nous n’avions jamais été au-delà d’Ivaonon. Il s’en fallait de beaucoup que nous ne gagnions des territoires hostiles ; mais Attegia est située à la frontière biturige, et en poussant ainsi un peu plus loin, nous entrions dans les marches du royaume arverne.

Forêts, collines, méandres des rivières : rien ne différait vraiment du pays de Neriomagos. Cependant, pour Segillos et moi, tout prenait un cachet de nouveauté et de mystère. Désormais, nous ignorions le nom des cours d’eau que nous franchissions ; les toits de chaume nichés çà et là dans le paysage étaient anonymes ; chaque virage du chemin nous réservait ses secrets. Sur les lisières, les pieux sacrés portaient les effigies de dieux qui nous étaient inconnus. Par temps clair, quand nous franchissions la croupe d’une colline, on voyait se dresser au loin les contreforts bleu sombre d’une montagne. Il s’agissait du Cemmène. Les premières fois que nous l’avons vue, Segillos et moi, nous avons cru naïvement que nous toucherions ses pentes avec le soir. Mais la montagne a reculé au fur et à mesure que nous avancions. De jour en jour, elle a pris ses aises, elle a haussé ses murailles de nuages, étalé ses épaulements en travers de l’horizon. Elle se dérobait comme un ennemi qui refuse la bataille, mais se gonfle sans cesse de contingents. Elle commençait à nous enseigner la leçon universelle : le monde est mouvement.

Au contact de la troupe, nous avons rattrapé une éducation trop longtemps négligée. Brimades et moqueries nous enseignaient les insultes les plus crues, que tout héros doit maîtriser pour lancer un défi dans les règles. Outre l’éloquence, il nous fallait travailler notre prestance. Nous étions encore des chiens fous ; l’exemple de Comargos, de Sumarios, comme celui des ambactes les plus chevronnés, nous a peu à peu incité à discipliner notre maintien, à devenir économes en gestes et en paroles. C’est la sobriété qui fait l’allure ombrageuse ; c’est la réserve qui confère un effet décuplé à l’injure, la grimace ou la posture de combat.

Non seulement il fallait impressionner, mais il fallait aussi paraître. Nous avons été instruits à tous les mystères qui donnent son charisme au héros. Je vois bien que tu fais la moue ; je sais combien nos usages vous dégoûtent, vous autres Ioniens, comme ils répugnent aux Rasennas. Mais cela ne démontre-t-il pas les vertus viriles de nos coutumes ? Ce qui repousse les étrangers est une force. Ainsi, au cours de ce premier voyage, avons-nous été initiés à plusieurs secrets. Nous avons appris à préparer une mixture de saindoux et de cendres bouillies ; ce savon mou, appliqué sur une chevelure, lui confère un lustre de feu ! Pour paraître plus grands et plus terribles, nous avons commencé à sculpter nos cheveux avec un gel d’huile de cade et de résine de pin ; ainsi nous couronnions-nous du crin dur du sanglier ou des cornes recourbées de l’aurochs. Ou encore, on nous a inculqué les vertus de la guède. Frottées sur la peau, les coques de pastel lui donnent une teinte bleue qui protège le guerrier contre les poisons ; et pour les plus vaillants, qui sont toujours prêts à en découdre, on fixe la guède sous la peau, au moyen de tatouages investis de pouvoir. Enfin, nous nous sommes endurcis au tour qui donne aux guerriers celtes des dents blanches et une haleine de fauve : nous avons accoutumé à nous rincer la bouche avec notre pisse. Et plus l’urine est vieille, plus nos crocs s’affûtent !

Aussi ce départ pour la guerre était-il un vrai voyage. À mesure que le paysage changeait, Segovèse et moi, nous nous métamorphosions. Comme nous traversions les futaies que la reverdie gonflait de sève, nos tignasses flamboyaient des ardeurs de l’automne ; comme nous remontions des chemins inconnus, notre allure se parait d’un mépris indolent pour le danger ; comme nous chevauchions vers la montagne aux contreforts de brume et d’azur, notre peau prenait des nuances de ciel.

Le passé, toutefois, peinait à abandonner sa mue. Les hommes, en nous, avaient beau se substituer rapidement aux enfants, quelque chose nous rattachait toujours à Attegia, à la mélancolie maternelle, à l’absence du père. Un charme nous suivait, se faufilait dans les marches arvernes ; il s’attachait à nos pas à la façon furtive dont le loup trottine derrière le troupeau. Il prenait de la distance dans le milieu du jour, dans l’espace ouvert des prairies et des landes, mais il nous rattrapait dès que nous traversions un sous-bois, sitôt que montait le crépuscule. Dans la lumière grise de l’aube, dans les ombres du soir, on pouvait entendre l’écho primitif de sa présence : le choc cadencé d’une cognée qui ébrèche un arbre. Nous avions beau marcher à longues étapes, chaque jour, cette mélopée monotone rattrapait nos campements. Cutio le soldure a fini par faire la remarque qu’un bûcheron semblait nous suivre depuis le pays de Neriomagos. Comargos a donné des ordres pour tenter de le capturer ; trois de ses guerriers ont aperçu à quelques reprises un homme de haute taille qui cheminait derrière les lisières, la hache sur l’épaule et le capuchon baissé. Mais l’inconnu réussissait toujours à se fondre dans les bois avant d’être rattrapé. Comargos et Sumarios craignaient un espion, peut-être envoyé par le roi arverne Eluorix. Toutefois, Ségovèse et moi, nous savions qu’il n’en était rien. Nous avions reconnu le mystérieux marcheur, mais nous nous étions bien gardé d’en parler. Il venait du bois de Senoceton, près de chez nous ; pour conjurer le mauvais sort, on le surnommait le « Bon Maître ».

De tous ceux qui habitaient dans la forêt, c’était celui que nous redoutions le plus.


Un soir, après une maraude en quête d’une prairie pour nos chevaux, trois ambactes du borgne nous ont rejoints ventre à terre. Du haut d’une colline, ils avaient aperçu une troupe qui remontait une vallée voisine. L’autre bande était à bonne distance, mais il ne s’agissait pas d’un troupeau, ils en étaient certains ; la colonne était formée d’un mélange de piétons et de cavaliers, et celui des nôtres qui avait la vue la plus perçante avait même aperçu deux biges. Ces chars légers, comme ceux de Sumarios et de Comargos, étaient conçus pour le combat. Une vague d’excitation a couru nos rangs.

« Ce sont les Ambrones ? » a demandé naïvement Ségovèse.

Cutio, qui conduisait le char de Sumarios, s’est esclaffé. Quelques hommes de Comargos ont raillé mon frère.

« Pas de ce côté de la montagne, a répondu Sumarios. On n’a même pas atteint les terres lémovices, celles qu’on doit défendre. Cette troupe, c’est des Celtes, c’est sûr.

— C’est des Arvernes ?

— Possible. Peut-être des Bituriges, même. Ambimagetos et Bouos vont à Argentate, comme nous.

— Dans ce cas, il n’y a rien à craindre. »

Sumarios a esquissé un sourire sinistre.

« Quand deux ours se rencontrent, a-t-il marmonné, un jour ils pêchent ensemble, le lendemain ils se dévorent. »

Cette nuit-là, nous avons monté notre camp dans une combe cernée par la forêt, afin que nos feux ne brillent pas sur l’horizon. Il faisait encore noir quand une main ferme m’a tiré du sommeil.

« Lève-toi, m’a dit Sumarios, réveille Ségovèse et préparez-vous. »

J’étais encore gourd de rêves. J’ai frissonné hors de mes couvertures ; ma respiration soulevait des panaches dans l’air cru. Segillos a grogné quand je l’ai secoué, mais très vite, nous avons flairé un parfum d’aventure dans cette nuit coupante. Les feux brasillaient très bas sur le sol, poudroyant à peine les guerriers allongés. Quelques chevaux étaient couchés, la tête inclinée sur l’épaule ; la plupart se tenaient debout, serrés les uns contre les autres, mais leur lippe pendante et la rareté de leurs mouvements attestaient leur somnolence. Le ciel, au-dessus des falaises ténébreuses des lisières, était un gouffre d’améthyste où scintillaient des infinités d’astres.

« Prenez les lances et les boucliers, a ordonné Sumarios. Inutile de s’encombrer avec les épées ; on coupe à travers bois, on ne prend pas les chevaux. »

Ségovèse et moi, on s’est ébroués comme des chiens qui partent pour la promenade. Ce réveil à la brune, l’engourdissement transi qui précède l’aurore, la perspective d’une maraude à trois, cela nous ramenait au plaisir très vif de nos parties de chasse. À peine le temps d’avaler une pomme séchée, et nous filions déjà sur les talons de Sumarios. Nous n’avons même pas songé à demander où il nous entraînait.

Nous nous sommes enfoncés dans un sous-bois lourd d’obscurité, où les très vieux arbres avaient étouffé arbustes et broussailles. Le sol, traîtreusement moelleux, grimpait de façon rude, et nous nous aidions parfois du talon de nos lances pour éviter de glisser dans des paillots de feuilles mortes. Comme nous marchions, nous avons commencé à sortir de la nuit. Avec les grisailles de l’aube se sont dénouées de longues écharpes de brume, soufflées par les rus et les fondrières. Nous y avons vu un peu plus clair, mais bien court. Cette matinée de printemps avait des nostalgies d’hiver ; le brouillard effaçait les troncs à une portée de javelot, embuait nos silhouettes comme des souvenirs un peu fanés. Nos cheveux étaient perlés de rosée, et nos fers de lance se paraient de givre.

« C’est une brume de beau temps, a relevé Sumarios. Ça finira par se lever ; on verra bien, alors. »

En fait, on a commencé à voir avec nos oreilles. Les bruits portent très loin dans le brouillard, et on a entendu aboyer des chiens, et puis s’élever des voix d’hommes. Uniquement des voix d’hommes, ni cri d’enfant ni timbre de femme. « C’est eux », a dit Sumarios, et nous nous sommes dirigés vers ces rumeurs.

Il faisait jour, de cette belle lumière dure que le matin incline, quand nous nous sommes dégagés de la brume. Nous sommes sortis d’un nuage presque aussi net qu’une palissade, pour nous sentir pénétrés par la chaleur très douce du soleil. La forêt, devant, s’éclaircissait à peu de distance. Nous avons été jusqu’à la lisière, sans toutefois la franchir. Au-delà, à deux cents pas, des jachères, des champs récemment essouchés et des prés descendaient vers un vallon où fumaient quelques feux. C’était leur camp à eux, les autres.

J’ai éprouvé un sentiment insolite en les découvrant. Ils étaient en train de s’éveiller et de se préparer pour la route. Il y avait là une trentaine d’hommes, une douzaine de montures, quelques chiens. Ils avaient l’air paisible : ils s’étiraient, ils frissonnaient dans l’air piquant, ils mangeaient un morceau. Certains d’entre eux se rasaient, d’autres faisaient aller et venir tranquillement des chevaux vers un second ruban de brume, sans doute un point d’eau. On ne distinguait que quelques lances, abandonnées en faisceaux, et des boucliers posés contre la caisse de deux chars dételés. Nul ne semblait monter la garde. Et pourtant, j’ai ressenti d’emblée une sensation aiguë de danger, l’impression d’être confronté à une menace presque grisante.

« Ils ne sont pas des nôtres, a dit Sumarios. Ce sont des Arvernes. »

Il est resté un moment à les scruter, puis il a ajouté :

« J’en reconnais certains. Celui qui pisse contre un arbre, à gauche, je crois que c’est Bebrux, un soldure de Troxo. Il se bat avec une massue pour fracasser les boucliers et les bras des guerriers. Le vieux qui ramène deux chevaux s’appelle Eposognatos ; c’est un des trois meilleurs cochers du royaume d’Eluorix. Et le grand gars torse nu aux cheveux rouges, celui qui joue avec les chiens, vous le reconnaissez ? C’est Troxo. C’est le champion d’Eluorix.

— Ah oui, je me rappelle de lui, ai-je glissé. Il y a quelques années, on l’a reçu chez nous, quand il escortait Cassimara vers le Gué d’Avara.

— Moi aussi, j’ai des liens d’hospitalité avec lui, a renchéri Sumarios. Je l’ai accueilli chez moi, et il m’a régalé dans sa maison de Biliomagos. C’est un homme généreux.

— Alors, il n’y a rien à craindre ! » s’est réjoui Ségovèse.

Mais Sumarios est demeuré pensif quelques instants, avant de poursuivre :

« Troxo est généreux, mais c’est aussi un champion féroce. Il nous traitera avec amitié, mais qu’en est-il de ses relations avec Comargos ? Cela, je l’ignore. Si nous allons le saluer, nous devrons lui parler de Comargos. S’il y a une querelle entre eux que nous ignorons, cela pourrait nous placer dans une situation fausse. Il est plus sage d’en aviser les nôtres. »

Il a humé l’air matinal et conclu :

« Pour l’instant, nous sommes sous le vent. Cela empêche leurs bêtes de nous sentir. Profitons-en pour disparaître. »

Nous avons battu retraite dans les bois mais, comme nous étions déjà bien enfoncés dans les futaies, Segillos s’est retourné à plusieurs reprises. Il n’était pas tranquille, il avait le sentiment d’être suivi. Sumarios nous a demandé de poursuivre notre route en faisant du bruit, tandis qu’il se postait en embuscade pour surprendre le curieux. Au bout de quelque temps, il nous a rejoints en courant, et a juste hoché la tête de façon négative. Cela a apaisé l’inquiétude de mon frère, mais pas la mienne. Sur un tronc, je venais de découvrir une entaille fraîchement ouverte dans l’aubier : cette marque que les bûcherons laissent sur les arbres à abattre…

La brume se dissipait, le matin ensoleillait la forêt. Nous ne reconnaissions plus le paysage traversé à la brune, et nous nous sommes un peu égarés. Nous avons tourné un moment avant de retrouver la combe où nous avions campé. Les nôtres étaient partis, abandonnant une aire aux herbes couchées et aux foyers froids, enrichie de crottin. Seul Cutio nous attendait, avec le char attelé et trois chevaux de monte. Nous avons bondi en croupe et nous sommes partis au trot sur la piste de nos compagnons. Ils avaient de l’avance. Nous ne les avons rattrapés qu’au début de l’après-midi. Sumarios s’est aussitôt porté à hauteur de Comargos, et lui a rapporté ce que nous avions vu.

« Troxo, hein ? a commenté le borgne. Eluorix l’envoie, c’est sûr. Je ne vois que deux explications possibles à sa présence dans les environs : soit il va au même endroit que nous, soit il nous cherche. »

Sumarios a opiné.

« Dans les deux cas, ça pose problème. On a fait un détour pour prendre les fils de Dannissa. Ambimagetos et Bouos sont devant nous, à une ou deux étapes. Ça nous laisse seuls avec Troxo. Maintenant, c’est la course.

— C’est la course », a confirmé gravement Sumarios.

Alors, d’une seule voix, les deux seigneurs se sont mis à hurler. Ils ont commandé de serrer les sacs, de répartir les charges, et ils ont lancé tout le monde au trot, piétons et cavaliers, à petite foulée économe.

« Qu’est-ce qu’on fait ? ai-je demandé, un peu dépité. On s’enfuit ?

— Non, a rectifié Sumarios. C’est la course.

— C’est la course avec les Arvernes ?

— C’est la course pour tout le monde. On répond à un ban armé. Le dernier arrivé a perdu.

— C’est un jeu ?

— Oui. Un jeu guerrier. Le dernier arrivé perd la vie. »


Dans ta langue, marchand, le mot « guerrier » signifie « celui qui campe ». Cela en dit long sur votre façon de combattre, que vos ennemis Tyrrhéniens ont imitée : vous serrez les rangs, vous vous couvrez les uns les autres, vous vous accrochez au terrain. Dans ma langue, on emploie le même terme pour parler du héros et du marcheur. On ne fait pas la différence. Celui qui voyage finit toujours par se battre, et le guerrier, c’est donc celui qui va de l’avant. Cela t’éclaire sur notre art de la guerre. Nous méprisons les prudents et les tièdes, nous préférons la vitesse, la charge, le choc décisif. Nous n’avons que faire des traînards, des pleutres, des timorés. C’est pourquoi nous éliminons toujours le plus faible dans une troupe, parce qu’il est la pomme pourrie qui pourrait gâter tout le panier. On m’a raconté que vous avez des jeux où vous rivalisez dans une course en armes ; nous aussi, nous pratiquons ce déduit, mais l’exercice n’a rien à voir. Chez vous, il faut arriver le premier ; chez nous, il ne faut pas être le dernier.

En ce jour lointain de ma jeunesse, je faisais partie d’une bande qui répondait à l’appel aux armes de Tigernomagle, roi des Lémovices. Juste derrière nous cheminait une autre troupe, celle de Troxo l’Arverne. La course s’imposait : si nous maintenions notre avance, nous aurions la certitude que nul, parmi nous, ne serait sacrifié. Le mauvais sort tomberait sur le plus lent des Arvernes, à moins, bien sûr, qu’il n’y ait encore d’autres bandes attardées sur leurs talons.

Nous étions des guerriers, nous avons donc cinglé, à marche forcée. Nous ne filions pas comme le cerf, à grandes envolées gracieuses, en brûlant trop vite nos forces. Nous trottions opiniâtres, comme une harde de sangliers que rien n’arrête, ou plutôt comme une meute de loups qui a flairé une voie. Il s’agissait de livrer un effort mesuré, constant, de garder des réserves de souffle et de jarret. L’échine un peu courbe sous le bouclier, les lances dardées vers le ciel tels des épis poussés par la brise, les ambactes se hâtaient. Le sol claquait une chanson de souliers et de sabots. La course devenait belle à mesure que fuyait le jour : avec des appels brefs, avec des jurons, parfois en entonnant des couplets syncopés, on s’encourageait les uns les autres, on chassait la fatigue ainsi qu’une mouche importune, et nos semelles avalaient le pays.

Bien sûr, pour les nobles et les champions, la chevauchée était plus facile. Il fallait même tenir la bride de nos chevaux pour ne pas épuiser les marcheurs. Au premier soir de ce galop, Ségovèse, sans doute frustré par l’avantage, s’en est ouvert à Sumarios.

« C’est injuste. À la fin, c’est toujours un piéton qui arrivera dernier. Nous, on ne peut pas perdre.

— C’est injuste mais c’est sage, a rétorqué le seigneur de Neriomagos. À la guerre, un cavalier vaut dix hommes de pied. Et puis que ta monture soit blessée, qu’elle tombe malade, et tu pourras perdre comme un autre. Alors place-toi dans la main d’Épona et prends soin de ton cheval. »

Nos nuits ont été courtes. Il fallait avancer ; la troupe se levait donc à la brune, et ne s’arrêtait que sous les étoiles. Nous n’avions plus le loisir de traîner : on dormait où on tombait, on se débarbouillait à peine, on mangeait léger. Les visages se creusaient, les joues se hérissaient de chaume, braies et galoches étaient raidies de glèbe. Sumarios s’entretenait parfois brièvement avec son cadet et avec Comargos. Matunos, pendant sa pagerie, avait un peu voyagé dans la région ; il affirmait que pour entrer dans le royaume lémovice, nous aurions à franchir une rivière, la Cruesa, qui était sans doute grosse au printemps. Il n’y avait guère qu’à Acitodunon que nous trouverions un gué sûr en cette saison ; mais si l’eau était haute, nous risquerions d’y perdre du temps. Il fallait à toute force y arriver avant les hommes de Troxo.

On filait donc, toujours plus loin dans le royaume arverne.

Dès le point du jour, on mêlait nos respirations déjà courtes au ramage des oiseaux ; on dégringolait les chemins creux comme un ru grossi de pluie ; on partait à l’assaut des coteaux en coupant au plus roide ; on froissait en longs sillons la reverdie tendre des prairies. Tout le monde grognait d’effort et de mauvaise humeur. On maugréait contre la brume qui nous privait de repères ; on maudissait les averses qui nous faisaient fumer ainsi que du bétail ; on pestait contre les brutalités du soleil. Les paroles échangées se faisaient brèves et dures, on se battait les flancs, les bouches écumaient. L’épuisement finissait par gagner les cavaliers, et l’éreintement des piétons se mesurait aux faux-pas, aux crachats et aux crampes. À la mi-journée, rares étaient les guerriers qui n’avaient pas brûlé toutes leurs forces. Peu importait : on persévérait sans mollir. Quand le corps n’en pouvait plus, l’esprit prenait le relais : la hargne, l’orgueil ou l’abrutissement donnaient un second souffle. Au bord de l’asphyxie et du renoncement, on s’imposait un dernier coup de jarret. Encore trois cents pas, il y en a bien un qui abandonnera avant moi. Mais tous faisaient le même calcul, alors chacun relançait de trois cents pas, encore et encore, et de sursaut en sursaut, on dévorait les horizons.

Au bout du harassement, on accédait à des éblouissements. À force de douleur, le corps s’effaçait, se transformait en pur mouvement. Soudain l’acharnement se faisait facile, nous devenions bourrasque dansant sur les pâtures, flux dévalant les cluses. L’air se précipitait dans nos poitrines dilatées, et nous inspirions plus que des hommes, saveur du vent, tanin des arbres, bleu du ciel. Alors, quand venait le soir, avec nos masques blanchis de bave, avec nos braies croûtées de boue et nos pieds saignants, nous étions presque déçus de devoir bivouaquer. Courir à mort aurait mené à l’extase ; la souffrance, elle, ne revenait qu’à l’arrêt, et avec elle toute notre humanité.

Le lendemain matin, tout recommençait.

La montagne ne se dressait plus devant nous ; au fil des jours, elle glissait peu à peu sur notre gauche. Nous contournions les hauts plateaux où, dans le petit matin, miroitaient des gelées blanches et, au-delà, les contreforts bleutés où s’accoudaient les nuages. Mais les régions que nous traversions, aux reliefs empreints d’une douceur trompeuse, avaient déjà des sévérités de piémont. Les vallées les plus accueillantes n’étaient que faux plats qui coupaient sournoisement les jambes ; dissimulés par les arbres, des ravins s’ouvraient çà et là, au fond desquels grondaient des rus vigoureux ; des falaises de pierre claire crevaient parfois le bouillonnement des forêts, ébauchaient des étraves qui dominaient le pays.

Au premier soir de la course, nous avons observé quelques lueurs qui brasillaient sur une hauteur, à environ une demi-lieue derrière nous. Nos fermes, nos villages et la plupart de nos sanctuaires sont nichés dans des vallons et des combes ; seules les forteresses sont construites sur les sommets. Or nous avions dépassé ces collines en fin d’après-midi, et nous n’y avions vu que des arbres. Il ne pouvait s’agir que du camp de Troxo.

Du haut de leur position, les Arvernes ont dû découvrir nos propres feux. À l’aube, comme nous étions déjà repartis, Suagre a aperçu deux cavaliers qui nous épiaient depuis une butte voisine. Les éclaireurs se sont fondus dans la brume sitôt que l’alerte a été donnée. Toutefois, il n’y avait plus d’équivoque : les Arvernes connaissaient notre présence, et nous ne pouvions plus espérer leur fausser compagnie.

Cette journée-là, on a brûlé nos forces dans une cavalcade forcenée. Le couvert forestier était dense et le sous-bois nous empêchait de voir la bande de Troxo ; cependant, l’écho de la poursuite se répercutait sous les ramures. Le hennissement d’un cheval, l’appel d’une voix rauque ou l’aboi des chiens nous rappelaient sans cesse que les autres étaient sur nos talons. Dix fois, on a eu l’impression qu’ils gagnaient sur nous ; dix fois, on a donné un coup de collier. Quand la nuit est tombée, on était toujours devant.

Le lendemain a été un jour pluvieux. Un dieu chagrin a épandu de lourdes ondées à travers le pays. Malgré le mauvais temps, on a poursuivi bille en tête. Nous avons perdu de vue la montagne dans la grisaille, nous avons pataugé avec entêtement dans les futaies pleureuses et sur les prairies couchées. L’effort a paru payant. Les échos de la poursuite se sont dissous dans le murmure morne des averses ; nous n’avons plus entendu que le crépitement des gouttes sur les feuillages et le clapot étouffé de nos pas dans les flaques. Nous avions creusé la distance. Matunos était optimiste ; il disait que nous n’étions plus très loin de la Cruesa, et que nous arriverions les premiers à la rivière.

Hélas, la pluie nous avait désorientés. Faute de pouvoir nous repérer sur le Cemmène ou d’après la position du soleil, nous avions dévié. Comme nous gagnions le fond d’une vallée, le chemin creux que nous suivions s’est éparpillé en pistes animales où s’attristaient de longues mares. Chênes et hêtres se sont espacés, ont cédé la place aux bouleaux et aux saules. Les herbes poussaient plus vertes et plus grasses, traversées parfois par l’envol précipité d’une poule d’eau. Le sol devenu spongieux aspirait sabots et galoches, les roues des chars arrachaient de gros cerceaux de crotte. Un moment, nous avons voulu croire que nous abordions la zone humide bordant le lit de la rivière ; cependant, nous n’entendions aucune eau vive, et ça et là, dans des trouées de verdure, nous découvrions le métal terne de quelques étangs.

« Si nous touchons à la rivière, il s’agit d’un bras mort, a dit sombrement Sumarios.

— Ça ressemble carrément à un marais », a grommelé Cutio.

De crainte de s’embourber, le cocher était descendu du char et menait l’attelage par la longe. Il avait l’air inquiet. Les trous d’eau et les marécages sont des lieux incertains, où l’on bascule facilement d’un monde à l’autre.

Matunos lui-même paraissait perplexe, et l’hésitation gagnait toute la troupe. Comargos affichait une mine contrariée, et il s’apprêtait sans doute à ordonner de rebrousser chemin quand un cri est venu des hommes de tête. L’un d’entre eux, un vieil ambacte nommé Oico, venait de découvrir un chemin. En fait, il s’agissait de bien mieux que cela : une large chaussée de bois fendait les roselières et partait droit devant, se perdre dans une brume brouillée de pluie. Oico prétendait avoir aperçu une silhouette encapuchonnée qui se fondait dans l’ondée, loin devant ; il avait fait quelques pas pour héler l’inconnu, et il avait alors foulé ce caillebotis.

La voie paraissait ancienne ; les planches, fendues dans des troncs de hêtre, étaient grises de vieillesse et de lichens. Des laîches et des reines des prés perçaient entre les ais disjoints. Le passage était désert : l’absence de trace et les herbes folles soufflaient une buée d’abandon sur cette étrange route. On en a tiré l’idée que nous étions toujours en tête. Sur un signe de Comargos, la troupe s’est engagée sur la voie, et le remblai a grincé de tous ses bardeaux.

La chaussée était légèrement surélevée au-dessus des étangs et des fondrières. Une odeur de vasière remontait des eaux sombres, portée par l’haleine nébuleuse du palud. Oico jurait que nous n’étions pas seuls, qu’il y avait un gaillard qui avait filé devant nous ; mais nous avons eu beau trotter, nous n’avons rattrapé nul capuchon. Au bout de cinq cent pas, une autre découverte nous attendait. De hautes formes sinistres sont sorties de la brume : des pieux sacrés, un peu penchés, où pourrissaient de vieux trophées d’armes et des grappes de crânes. À leur base, la voie s’interrompait net, comme un ponton, au-dessus d’une nappe d’eau stagnante. Nous nous sommes tous arrêtés, saisis de crainte. Certains hommes ont juré, d’autres ont ébauché des signes de conjuration.

« Merde ! a grondé Comargos. Ce n’est pas une route, c’est un nemeton ! »

Il a copieusement insulté Matunos, puis il a demandé à Suagre de lui apporter sa plus belle lance. S’étant avancé vers le bord de la chaussée, il a brandi l’arme à deux mains, non en signe de défi, mais en geste d’offrande. Dans la troupe, tout le monde s’est tu et a levé les bras, paumes tournées vers le sol. Avec un peu de retard, Ségovèse et moi, nous avons imité les guerriers.

« Écoute-moi, dieu d’en-dessous ! a clamé le champion borgne. Nous sommes venus à toi sans mauvaises intentions, nous ne désirions pas troubler la quiétude de ton sanctuaire. Les hommes qui se tiennent devant toi sont pieux. Ils respectent les mystères du monde souterrain. Si nous t’avons offensé par notre présence, nous te supplions de te montrer clément. Pour réparer notre faute, je te consacre cette lance. C’est mon arme la plus précieuse. Ambisagre du Gué d’Avara, haut roi des Bituriges, me l’a jadis offerte. Elle m’a servi avec gloire dans toutes mes guerres. Je te la donne, Seigneur d’en-dessous ! Puisse-t-elle t’honorer comme elle l’a fait pour moi. En échange, ne nous considère pas avec rancune, laisse-nous partir en paix. »

Comargos a rompu la lance sur sa cuisse, et il a jeté les deux tronçons dans le marais. Puis nous nous sommes hâtés de tourner les talons et nous sommes revenus sur nos pas. Oico avait du mal à réprimer ses tremblements ; il réalisait maintenant que la silhouette qu’il avait entrevue n’était pas celle d’un homme. Sa frayeur a entretenu le malaise au sein de la troupe ; plusieurs ambactes de Comargos nous ont coulé de méchants regards, à mon frère et à moi. Dans la confusion, nous avions assisté à la cérémonie, alors que nul ne nous avait encore coupé les cheveux. Le hasard ou la malveillance d’un dieu nous avaient joué un mauvais tour car par notre seule présence au cours d’un sacrifice, nous avions violé un interdit.

Pour diverses raisons, il est dangereux de s’égarer dans les lieux sacrés. L’un des périls que l’on y court, c’est d’en ressortir à une autre époque. À tout prendre, nous avions parcouru moins d’une lieue dans ce marais, et nous n’y avions pas flâné. Mais la journée était anormalement avancée quand nous sommes sortis de la gâtine et avons cherché à nous repérer dans une fragile éclaircie. Nous avions perdu un temps précieux.

Nous avons opéré un large détour, en contournant le lieu saint par la gauche, et nous avons fini par trouver la rivière. Mais il était trop tard. Les Arvernes nous avaient rattrapés, et même devancés. Postés le long de la berge, ils attendaient en armes. Ils nous barraient la route.


Dans une prairie ébouriffée où s’élançaient la valériane et le cirse des marais, la bande de Troxo faisait front. Peut-être aurions-nous pu la tourner pour rejoindre le rideau d’arbres qui trempait ses racines dans l’eau courante, mais cette dérobade aurait été indigne. Les Arvernes nous offraient le combat : on ne pouvait décliner cet honneur.

D’un seul mouvement, on s’est déployés face à eux. Comargos et Sumarios ont rapidement démonté pour bondir sur leurs chars ; Suagre tenait les rênes du champion borgne, et Cutio conduisait les chevaux de notre seigneur. Les deux héros ont poussé leurs attelages devant notre ligne. Les Arvernes ont accueilli la bravade par des sifflets et des railleries ; en face, le char de Troxo a jailli de sa troupe et paradé en cahotant sur toute la largeur du front. Le vieil Eposognatos, qui menait son équipage, ne commandait ses bêtes qu’à la voix.

Nous étions éreintés par la longue course des jours passés, ébranlés par la mésaventure néfaste du nemeton, ulcérés par la provocation des Arvernes. Alors la colère s’est embrasée au fond de nos cœurs. Nos poitrines gonflées par un second souffle, nous avons brandi nos armes, nous avons agité nos boucliers, et nous avons hurlé de frustration et de rage. En face, les Arvernes nous ont renvoyé nos clameurs ; les chevaux ont bronché ; les chiens de Troxo, qui couraient follement après son char, se sont mis à glapir. Toute la rivière a retenti de ce vacarme farouche.

Pour la première fois, j’ai été balayé par l’ivresse des batailles. La menace braillarde de l’ennemi, ces fers de lance et ces tranchants d’épées promis à ma chair, la sensation d’être exposé dans la proximité de la mort, la force brute dégagée par mes compagnons, cela m’a porté, cela m’a donné la chair de poule. J’ai été flambé par une extase plus violente qu’un coup de maillet. J’ai succombé à un transport de fureur, et mon frère avec moi, et Sumarios avec nous, et Cutio, et Comargos, et toute la troupe, et toutes les troupes, biturige comme arverne. Une houle de colère a secoué les guerriers, crevassé nos figures d’hommes, fracturé nos timbres. Javelots et lances ont balancé dans les airs le branle majestueux des bois du cerf ; les épées nues ont chatoyé de la robe des couleuvres ; les boucliers heurtés ont scandé un tintamarre de tôle et d’éboulis. Les grimaces obscènes, les gestes bravaches, le blanc des yeux fulminaient en un grotesque effarant.

L’inévitable paraissait en marche. Comargos a répondu aux crâneries de Troxo. D’un mot, il a ordonné à Suagre de lancer leur char au-devant du champion arverne. Le tumulte, déjà assourdissant, est encore monté d’un ton ; les lignes de combattants se sont ramassées, boucliers en avant, lames dardées, au bord de la ruée. Seul l’espace nécessaire aux manœuvres des attelages a suspendu la charge. Les deux équipages ont fauché les herbages en virant l’un autour de l’autre, libérant par bouffées une fragrance de menthe écrasée.

« Je suis Troxo, fils de Uossios le Porcher, fils du sacrificateur Brogitar ! a clamé le champion arverne, en se retenant d’une main à la ridelle d’osier. Et toi, qui es-tu ? Tu oses fouler les terres du roi Eluorix avec un ramassis de traînards ! Donne-moi ton nom, que je décide si tu es digne de mourir de ma main !

— Tu n’es qu’un gros lourdaud si tu ne m’as pas reconnu, fils de rien ! a craché le borgne. Je suis Comargos, fils de Combogiomar, roi des Séquanes, fils de Bonnoris, roi des Séquanes ! Écarte-toi avec tes larbins, maintenant que tu mesures ton erreur et que ton cœur frémit de peur ! »

Mais Troxo s’est contenté d’éclater d’un rire féroce, les narines plissées de dédain.

« Du vent, l’infirme ! a-t-il grondé. Ta gueule abîmée ne me fera qu’un demi-trophée. Elle déparera à côté de celle de Helasse le Tarbelle, que j’ai terrassé avant de rapporter aux Pétrocores les trente chevaux qu’il leur avait volés.

— Un voleur de bétail, tu n’as pas mieux, comme dépouille ? s’est esclaffé Comargos. Le héros qui m’a pris cet œil, il s’appelait Remicos, fils de Belinos, roi des Turons. Il est mort de ma main le même jour que son frère Sacrovèse, sur le champ de bataille !

— Et tu te crois fort ? Moi, au combat de Solonion, j’ai affronté seul les deux soldures du roi des Cavares. Leurs crânes ornent les montants de ma maison, et j’ai toujours mes deux yeux pour te toiser, roi raté ! »

Alors que les champions s’invectivaient ainsi, leurs chars continuaient à tourner l’un autour de l’autre en un tourbillon bringuebalant. Les roues cerclées de métal et les petits chevaux frôlaient tour à tour chacune des deux lignes d’ambactes, au risque de s’écharper sur les fers de lance. On était giflés par le souffle des cavalcades, mêlé d’herbes arrachées et de mottes de boue. Les chiens de Troxo, qui jappaient en bondissant au milieu de la sarabande, manquaient à chaque instant d’avoir les reins brisés sous les sabots des coursiers.

« Tu crois être le premier crétin à rire de ma balafre ? rugissait Comargos en montrant les dents. Quand je fourrerai ta tignasse de rouquin au fond de mon coffre, tu pourras en causer avec Matumar le Bellovaque, qui m’a demandé si j’y voyais clair aux portes de Brattuspantion.

— Je n’aurai pas à périr pour parler avec un mort, a fanfaronné Troxo. Je le fais chaque nuit avec Artahe, le magicien au casque d’or, celui que j’ai tué sur les berges de l’Olt au cours d’une guerre contre les Ambrones. Nuit après nuit, sa tête vient pleurer dans mes rêves pour que j’accepte de la réunir à ses restes.

— Eh quoi ? Tu te crois fort parce que tu as raccourci un charlatan ambrone ? Moi, pendant trois jours et trois nuits, j’ai donné la chasse à Morigenos ! J’ai traqué le Gutuater en personne ! C’était dans la débâcle après la bataille d’Ambatia, avec mon œil crevé qui saignait encore ! Trois jours et trois nuits ! Et pour fuir mon courroux, l’invocateur s’est changé en sanglier afin de filer à travers les forêts turones ! Alors redoute ma colère, rousseau, fils de porcher ! »

Et d’un mouvement brusque, le champion borgne a jeté son javelot droit sur la poitrine du vieil Eposognatos. Par réflexe, Troxo a brandi son bouclier devant son cocher et détourné le trait. Dans le même élan, il a lancé son propre javelot ; le tir paraissait mal ajusté, trop bas, mais il était en fait vicieusement placé. L’arme est venue se ficher de biais entre les rayons d’une roue, et le char de Comargos s’est mis à chasser lorsque la hampe s’est bloquée contre l’essieu. Les chevaux ont bronché quand ils ont senti le timon et leur joug qui partaient de travers ; malgré toute son habileté, Suagre était en train de perdre le contrôle des bêtes. Eposognatos a fait virevolter son bige pour couper la route à l’attelage de Comargos et achever de l’immobiliser, sous les acclamations des Arvernes.

Alors, pour la première fois, j’ai vu Comargos réaliser un tour fabuleux. Nos chars de guerre sont des véhicules légers, conçus pour la mobilité ; ils n’ont des ridelles d’osier que sur les côtés, mais rien à l’avant. Quand il a senti que l’attelage s’affolait, le héros borgne s’est élancé. Saisissant sa pique, il a sauté sur la croupe d’un de ses chevaux, et d’une brusque détente, il s’est littéralement envolé, il a voltigé au-dessus des oreilles des coursiers, il est retombé comme la foudre sur la plate-forme du char adverse. Sous le choc, tout le véhicule a craqué, il a rebondi comme la bogue chue de l’arbre. Comargos a percuté de tout son poids Troxo et son cocher, et les trois hommes ont roulé dans l’herbe.

Eposognatos est resté sonné dans le chiendent. Troxo et Comargos se sont redressés, aussi vifs que des furets, mais dans la culbute, ils avaient perdu des armes. Le choc avait arraché son bouclier au borgne, qui a empoigné sa pique à deux mains ; le rouquin, après son lancer de javelot, n’avait pas eu le temps de s’emparer de sa lance, mais il avait conservé son pavois. De la main droite, il a tiré l’épée, une longue lame de cavalier, incommode malgré tout ; trop courte face à un lancier, trop peu équilibrée pour le combat à pied. Mais ses chiens, qui s’étaient égaillés au moment du choc, étaient en train de se rabattre sur Comargos, tous crocs dehors.

« Troxo ! Tes cabots ! a rugi Sumarios. Rappelle-les ou je les fais tuer ! »

Malgré le chahut étourdissant qui montait des deux troupes, le champion arverne a entendu l’avertissement. Il a crié : « Buro ! Melinos ! Sagement, chiens !» Les corniauds n’ont pas reculé, mais ils se sont tassés dans l’herbe, l’échine basse, tiraillés entre le désir de mordre et l’autorité de leur maître.

Les adversaires ont commencé à tourner lentement l’un autour de l’autre. Pour améliorer son allonge, Comargos tenait sa lance à l’horizontale, à hauteur de son oreille, afin de menacer directement le visage de Troxo. Celui-ci gardait l’épée en arrière, coup armé, conscient qu’il ne pourrait pas toucher le borgne tant qu’il n’aurait pas passé sous la pique. Comargos a lancé plusieurs feintes de la pointe, systématiquement déviées par le bouclier adverse. Ses estocades obliquaient selon des angles traîtres, avec un élan mesuré. Troxo les arrêtait toujours d’une parade réflexe. Le borgne retenait ses coups, et aux yeux d’un témoin inexpérimenté, il aurait paru ménager son adversaire. Rien n’était moins vrai : il veillait avant tout à ce que sa lance ne traverse pas le bouclier de l’Arverne ; cela aurait neutralisé les deux armes et rééquilibré le combat en le forçant à tirer l’épée. Les deux poings serrés sur sa pique, il ménageait ses forces et fatiguait le bras gauche de Troxo, contraint de manipuler son pavois d’une seule main et d’encaisser tous les chocs dans le poignet. Le rouquin, toutefois, ne se dérobait pas ; au contraire, quand Comargos le faisait un peu trop languir en variant ses angles d’attaques, il venait chercher la pointe de la lance de l’orle ou de l’umbo. Il comprenait très bien le petit jeu du borgne, il guettait simplement l’occasion de glisser la bordure de son bouclier sous l’arrondi du fer pour écarter l’arme et se faufiler sous la garde adverse. Mais Comargos avait trop de pratique pour se laisser leurrer par une feinte aussi simple.

Afin de renverser la situation, Troxo s’est mis à varier les assauts. D’une torsion de la main, il faisait tournoyer son bouclier pour écarter la lance du borgne ; puis, il se découvrait sans crier gare, tentant de bloquer la pointe de la pique entre son épée et son pavois. Soudain, il opérait une glissade, genoux pliés, tête rentrée, pour tromper la garde de Comargos et accrocher un de ses genoux d’un revers de lame. Un pas en arrière ou un écart nonchalant suffisaient toujours à dégager le champion séquane, et Troxo soufflait de plus en plus court, car il brûlait ses forces beaucoup plus vite.

Alors, tout à coup, jouant son va-tout, il a lancé son épée de toutes ses forces. La longue lame de fer a sifflé en tournoyant, mordant les airs vers la gorge du borgne. Celui-ci, par réflexe, a interposé le manche de la lance, ce qui a dévié le lancer, mais a aussi ouvert sa garde. Troxo s’est jeté sur lui, umbo en avant, l’a choqué rudement, puis a lâché le bouclier pour s’emparer de la pique. Les deux hommes, agrippés à la lance, ont lutté pour en garder la maîtrise. Plantant le talon de l’arme dans la terre grasse, Comargos a pris appui sur la hampe comme sur une perche, ce qui lui a donné élan pour balancer une bonne ruade dans le ventre du rouquin. Celui-ci a accompagné la talonnade plus qu’il ne l’a subie, opérant une rapide roulade arrière, qui l’a mené près du char abandonné de son adversaire. Avec un rire, il a plongé la main sous l’essieu et en a arraché son javelot. Le trait était plus court que la pique du borgne, mais il était aussi plus léger, plus facile à lancer. Le duel s’était rééquilibré.

À présent, c’était au tour du rouquin de se tenir hors d’atteinte, tournant lentement autour du borgne, jouant avec ses nerfs en faisant mine de jeter la javeline. Comargos gardait maintenant sa lance oblique, le talon relevé derrière lui, la pointe menaçant les pieds de l’adversaire. Cette posture lui permettrait de battre plus rapidement l’air pour dévier un nouveau tir. Les deux hommes ont recommencé à s’insulter, le borgne sur un ton hautain et cassant, le rouquin avec des inflexions gouailleuses. Chacun provoquait celui d’en face, cherchait à le pousser à la faute.

« Eh ! Troxo ! Encore un petit effort, et tu seras plus léger.

— Comme ça, Comargos, on sera à peu près de même force.

— Allez ! Vas-y ! Lance ton jouet, roussâtre.

— Je pourrais te faire mal. C’est lâche de frapper un estropié.

— C’est pour ça que tu restes si loin ? L’estropié, il te fait peur ?

— Il me faut un peu de champ pour supporter sa sale gueule. »

Ils continuaient à se déplacer en crabe l’un autour de l’autre, mais à force d’agaceries, ils guettaient de moins en moins la faille. La hampe du javelot de Troxo reposait de plus en plus sur son épaule, la pointe de la pique de Comargos s’inclinait de plus en plus vers le sol. Finalement, comme excédé, le borgne a fiché sa lance à côté de lui, et frappant son buste de ses deux mains, il s’est emporté :

« Allez, vas-y ! Finis-en ! Frappe ! J’en ai ma claque de ces palabres ! Je suis venu me battre et pas jacasser ! »

Le défi était téméraire. À quelques pas de distance, esquiver un trait jeté par un tireur de la trempe de Troxo nécessitait une sacrée vivacité. Le rouquin s’est esclaffé, a fait mine de lancer, mais s’est contenté de planter mollement son javelot devant lui.

« Ne crois pas t’en tirer comme ça, a-t-il goguenardé. Je n’ai pas besoin de fer pour en terminer avec toi. »

Alors, les mains vides, il a marché droit sur Comargos. Les deux champions se sont empoignés avec violence, leurs bras musculeux noués en de méchantes clefs. Ils ont tangué, éprouvant leur force par saccades, et puis ils se sont mis à rire, tout en continuant à s’étrangler un peu.

« Porc d’Arverne !

— Chien de Séquane !

— Un jour, je te tuerai.

— C’est moi qui te saignerai. »

Le borgne a frictionné les épis du rouquin, le rouquin a frotté les côtes du borgne. Finalement, ils sont restés bras dessus, bras dessous, leurs crânes cognés un peu rudement, à se regarder dans le blanc des yeux en grimaçant des sourires torves. Chez les ambactes, encouragements et cris de guerre se sont mués en acclamations plus ou moins grivoises.

C’est ainsi que les deux bandes ont fait leur jonction.


L’alliance n’a pas mis fin à la course. Bituriges et Arvernes se sont juste épaulés pour franchir la Cruesa. Les gués étaient noyés ; quelques cavaliers menés par Troxo se sont néanmoins jetés à l’eau pour gagner la rive lémovice. Le champion roux connaissait les gens d’Acitodunon ; il a obtenu leur concours, et à l’aide de deux bacs, les chars et les autres chevaux ont pu être transportés de l’autre côté de la rivière. Avant de reprendre la route, les deux troupes ont fait étape dans le village.

Acitodunon n’était guère qu’un poste frontière : une poignée de feux nichés dans un fortin. Nous n’y avons vu que des enfants, des femmes et quelques hommes âgés ; les combattants avaient quitté les lieux depuis une demi-lune, pour répondre à l’appel aux armes de Tigernomagle. Les bateliers ont fait part de bruits inquiétants ; les Ambrones avaient franchi la Dornonia, ils pillaient le pays lémovice, menaçaient parfois Argentate. Un de leurs princes, Mezukenn, s’était emparé d’un vieux fort sur un mont, du haut duquel il faisait régner la terreur dans les campagnes alentour.

Plus que jamais, il fallait se hâter. En secouant la lassitude logée dans nos os, nous avons repris la cavalcade. Les deux bandes trottaient désormais au coude à coude. C’était le dernier bout : en trois jours, nous serions à Argentate. Mais l’effort était plus dur pour les ambactes de Comargos que pour les guerriers de Troxo, car les Bituriges avaient abattu deux fois plus de chemin que les Arvernes. Oico, en particulier, était à la peine. Il suait beaucoup, il suffoquait sans régler son souffle.

Le premier jour, nous avons traversé une contrée trop paisible. Autour des fermes et des villages, nous arpentions des pâtures vides, des lopins bien entretenus mais déserts. Certains champs avaient été à moitié charrués pour les semailles de printemps ; en quelques occasions, on a même vu l’araire abandonnée à mi-sillon, sans laboureur ni attelage. Les populations disparaissaient à notre passage. Cela sentait le pays privé de ses guerriers, la peur du coup de main. Dans les forêts, à plusieurs reprises, nous avons fait déguerpir des hardes de chevreuils et de cerfs. La fréquence avec laquelle nous les croisions attestait l’abandon des chemins. De plus, ces bêtes ont toujours pris la fuite sur notre gauche, ce qui était mauvais présage.

Le second jour, l’oppression s’est accentuée. La région se révélait pourtant remplie de charme : il brillait un beau soleil, les bois avaient déjà d’épaisses frondaisons, une brise tiède murmurait dans les feuillages et nous rafraîchissait agréablement. Toutefois, l’herbe poussait trop haut sur le terre-plein des chemins ; les champs retournaient à la friche, et nous avons même vu quelques daguets paître dans le jardin d’une ferme muette. Oico, désormais, souffrait visiblement. Les traits ravinés par l’effort, il courait à petites foulées sans parvenir à trouver son rythme. Ses pieds traînaient par moments, et il s’appuyait parfois sur sa lance comme sur un bâton. Dans la matinée, il tâchait encore de combler l’espace qui se creusait entre lui et le reste des guerriers ; mais dans l’après-midi, il s’est laissé peu à peu distancer.

Au soir, il a mis un moment pour rejoindre notre campement. On s’était installés dans un hameau, récemment déserté si l’on en jugeait par la cendre encore tiède de quelques foyers. Oico est sorti des ombres alors que les chevaux avaient déjà été dételés et nourris, et que nous prenions un repas frugal autour de quelques feux. Il avait terminé l’étape en marchant, et la nuit dont il sortait restait lovée dans ses yeux caves. Il s’est jeté au sol sans manger, il a cherché un moment à recouvrer quelques forces. Puis, avec une lassitude visible, il s’est relevé, et il s’est présenté devant Comargos.

Le borgne, qui avalait les dernières bouchées, ne lui a pas adressé un regard ; il est resté assis en tailleur sur la terre battue de la hutte qu’il s’était attribuée, et ce sont ses ambactes qui ont adressé quelques saluts frustes à Oico. Malgré la lueur chaude des flammes, le guerrier avait le teint cireux. Il faisait peine à voir. Certains de ses compagnons avaient l’expression grave. Beaucoup pressentaient ce qui allait se nouer.

« Je me pose, a haleté Oico, je suis mort. »

Il s’est laissé choir face à Comargos, dans une posture relâchée : les jambes écartées, les poignets posés sur les genoux, la nuque basse. Il occupait le milieu du cercle. Une initiative incongrue : seuls des duellistes ou des bardes prennent cette place. Il signifiait ainsi qu’il avait quelque chose d’important à dire. Le champion a relevé un œil curieux sur son guerrier.

« Je ne vais pas y aller par quatre chemin, a repris Oico, je ne sais pas parler et puis je suis trop crevé pour faire un grand discours. J’ai tout donné, j’ai plus de forces. Ce sera moi, le dernier à Argentate. »

Le borgne a pris le temps de mâchonner son dernier quignon, de déglutir, et puis de boire une rasade de cervoise.

« Tu tiens encore debout, a-t-il remarqué. Je te connais, Oico, tu en as. Cravache encore un jour, et tu peux passer devant un lambin. Ensuite, tu auras sans doute quelques nuits pour te remettre. »

Mais l’ambacte a hoché la tête avec découragement.

« Non, cette fois, c’est cuit. Je n’y pourrai rien. C’est depuis le nemeton, quand je l’ai aperçu, l’autre. J’ai vu ce que j’aurais pas dû. J’ai attrapé la mort ; la fièvre me brûle. La nuit dernière, j’ai pas arrêté de claquer des dents. Et il m’a parlé, lui. »

Il a agité mollement une main autour de son oreille.

« Il m’appelait. Il m’a dit que je ne suis pas vraiment sorti du marais, que je suis malade parce que je ne suis plus complet. Mon âme est restée là-bas, c’est pour ça que je peux l’entendre. Dès que je ferme les yeux, je vois des eaux croupies. C’est ça qui me glace les os.»

L’épuisement lui conférait l’élocution chassieuse d’un ivrogne.

« Je ne pensais pas partir comme ça, a-t-il regretté. J’aurais préféré… En fait, je ne sais pas trop ce que j’aurais préféré… Mais bon, puisqu’il faut en finir, autant le faire au mieux. Je serai le dernier. C’est comme ça, je n’y peux plus rien, du coup je préfère le décider plutôt que le subir. Alors j’ai une offre à te faire, Comargos, fils de Combogiomar. Tu me connais, je t’ai servi assez longtemps pour ça : je suis un homme brave. J’ai combattu dans six guerres, j’en ai gardé neuf cicatrices. Sept de ces blessures, je les ai encaissées de face, et les deux autres, elles ne sont pas déshonorantes. Il y en a une que j’ai reçue dans l’embuscade que ces chiens de Turons nous ont tendue dans la forêt carnute, et la deuxième, c’est un des nôtres qui me l’a faite, en lançant son javelot de travers. En plus, j’ai tué mon compte d’ennemis, je n’ai pas à rougir de mon bras. J’en viens à mon marché : je me sacrifie, Comargos, si c’est toi qui prends ma tête. Je ferai un bon trophée, alors que j’aurais fait un mauvais compagnon pour la guerre qui vient. En échange, je veux que tu cèdes à ma famille autant de vaches que j’ai de cicatrices, et que tu armes mes fils quand ils seront en âge de se battre. Comme ça, je m’en irai plus tranquille. »

Son discours a soulevé une vague de protestations chez les guerriers. Beaucoup ont bondi sur pied et se sont mis à gesticuler. Certains l’apostrophaient avec une sollicitude coléreuse, lui criaient de se secouer, qu’il avait encore de belles années devant lui. D’autres prenaient Comargos à partie, menaçant de refuser de marcher s’il acceptait pareille proposition. Mon frère a voulu prendre la parole au milieu du tohu-bohu, mais Sumarios l’a rappelé au silence en lui posant une main sur l’épaule.

« Tu n’as pas encore rang de guerrier, a-t-il chuchoté. Si généreuses que soient tes intentions, ton intervention sera perçue comme une insulte. »

Pour ma part, j’ai deviné que le seigneur de Neriomagos en pensait plus qu’il ne le disait. Notre présence au cours du sacrifice avait été malheureuse, et avait créé le malaise dans la troupe biturige. La maladie qui avait frappé Oico confirmait le sacrilège ; le moment était donc très malvenu pour se mettre en avant. À regret, Ségovèse s’est rassis. Il bouillait visiblement. Au milieu des cris qui fusaient autour de nous, il n’entendait pas ce que, sans doute, il comptait proposer : le prêt de son cheval.

Comargos a attendu patiemment que les vociférations se calment.

« Vous êtes une sacrée bande de braves, les gars, a-t-il grondé, mais vous êtes aussi un beau tas d’abrutis. Vous vous rendez compte, les tripes qu’il faut avoir, pour sortir ce que vient de dire Oico ? Et vous lui répondez quoi ? Un chœur de conneries ? »

Une moue méprisante a durci son faciès.

« Vous tous, vous savez comment vous allez mourir ? a-t-il poursuivi. Tu le sais, Giamos ? Et toi, Orgete ? Non ? Alors fermez-la un peu ! Même moi, j’en sais foutre rien, de la façon dont je passerai. Là-dessus, je ne vaux pas mieux que vous. Je rêve d’une belle mort au champ d’honneur, quand je serai blanchi et que j’en aurai bien profité. Des foutaises ! On a toutes les chances de rater notre sortie. Il y a des jeunes qui se font buter avant d’être dépucelés, des vieux qui trépassent alors qu’ils sont impotents depuis des lustres, sans compter tous ces guerriers qui claquent bêtement, noyés pendant une saoulerie ou les reins brisés par une chute de cheval. Pensez à tout ça, et écoutez Oico ! Il est malade, il court le risque d’une mort infamante. Alors il choisit une belle fin. Sa vie, il l’a menée en homme ; sa mort, il la décide en homme. Et vous, vous criez comme des femmes ! Parce que c’est votre compagnon, vous refusez sa volonté ? Parce qu’il vous manquera, vous voulez le fourvoyer ? Le contraindre à partager vos illusions ? À périr quand même, demain, mais dans la honte ? »

Ces paroles, énoncées avec une rage rentrée, ont imposé le silence. L’agitation s’est apaisée par degrés. Les ambactes ont essuyé la semonce en se dandinant comme des enfants, ne sachant trop quoi faire de leurs grands corps.

« J’accepte ton offre, Oico, fils de Carerdo, a conclu le borgne. Et aux neuf vaches, j’en ajoute une dixième, pour ta dernière blessure. »

Le malade a hoché la tête.

« Je suis content, a-t-il dit d’une voix blanche. Même si je ne reviens pas de cette guerre, j’aurai quand même fait du butin.

— Demain, grâce à toi, nous n’aurons plus à courir. Pour te faire honneur, on t’escortera jusque dans le pays d’Argentate. Il n’y a que le dernier bout que tu devras faire seul.

— Le dernier bout, on doit toujours le faire seul, non ?

— Je suis fier de t’avoir compté dans ma bande. Quand je rentrerai au Gué d’Avara, je ne me contenterai pas d’armer tes fils. Je les prendrai à mon service. S’ils te ressemblent, je n’aurai pas à regretter ta décision. »


Le lendemain, nous sommes entrés dans une région contestée. Une contrée peuplée de corbeaux et de maraudes armées, sur fond de paysages gagnés par un relief d’inquiétude. Qu’est-ce que la guerre ? Vos rhapsodes et nos bardes commettent la même erreur : ils ne chantent que les armes, les corps vigoureux, le tourbillon des mêlées, les larmes, les bûchers funéraires. Ils ne retiennent que l’anecdote. Entrer en guerre, c’est comme passer de l’autre côté. C’est gagner un monde voisin, familier et pourtant différent. C’est une pomme surie au milieu de fruits frais. C’est un univers bruissant de rumeurs, d’agitation et d’erreurs ; c’est l’émergence de fraternités factices et de haines irraisonnées. C’est un face à face avec des fantômes inconnus et fuyants. Des greniers abandonnés, des champs livrés aux herbes folles, la peur à chaque détour du chemin, parfois la mort sous la lance d’un ami, parfois la compassion dans le regard de l’ennemi. La guerre, c’est le désordre. C’est le mouvement.

Et c’est pour cela que nous, les Celtes, nous sommes si friands de guerre. Vaincre, mourir, qu’importe ? L’essentiel, c’est de pénétrer dans un espace, dans un temps consacrés par les troubles. C’est dans ce monde qu’entrait Oico, en trébuchant avec hébétude, les yeux déjà fixés sur l’ailleurs. Pendant presque tout le jour, nous avons fait corps autour de lui pour qu’il se sente moins seul. Sumarios et Comargos ont mis un point d’honneur à se relayer à son côté. Ils chevauchaient au pas, en parlant peu pour éviter de lui fatiguer les oreilles, car le guerrier puisait visiblement dans ses dernières forces afin de mettre un pied devant l’autre. Personne n’osait proposer de lui porter sa lance et son bouclier, de crainte de l’offenser. Mais comme la fièvre lui asséchait la gorge, il y avait toujours quatre ou cinq gourdes qui lui étaient tendues. Certains accompagnaient ce geste de quelques paroles de réconfort :

« Accroche-toi, Oico, c’est plus bien loin

— Courage ! On y est presque. »

À leur manière, les Arvernes aussi honoraient le choix du malade. Ils ouvraient la route, malgré tout, afin qu’il n’y ait aucune équivoque sur celui qui arriverait le dernier. Cependant, Troxo faisait avancer ses ambactes à une allure de promenade, et quand les plus rapides commençaient à prendre du champ, il donnait de la voix pour qu’ils ralentissent.

On a descendu une vallée assez encaissée pendant une grande partie de la journée. Nous longions le cours d’une petite rivière, ici drue comme un torrent, là somnolente comme une mare. Dans ses bras endormis, l’onde était toute duveteuse de callitriche des marais ; elle invitait à la fraîcheur et à l’oubli. Troxo, qui connaissait la région, disait que ce cours d’eau s’appelait la Durna ; mais les Bituriges ont préféré l’appeler la Dubis, ce qui signifie la Noire dans notre langue, car la douceur de son lit sentait déjà l’autre monde. Plus bas, plus très loin selon le champion arverne, la rivière se jetait dans la Dornonia. Au confluent, nous arriverions en vue d’Argentate.

Autour de nous, le royaume lémovice haussait de vastes reliefs, assombris de forêts. Au bord de l’eau, la berge était parfois bouleversée ; des déblais signalaient l’activité des orpailleurs, mais loutres et hérons avaient récupéré la jouissance sans partage de la rivière. Les portes des cahutes que nous dépassions béaient, lugubres, sur des logis mis à sac. Sur les chemins défoncés par le piétinement des troupeaux, les bouses étaient décolorées et sèches ; la seule vache que nous avons croisée gisait sur un talus, charogne éventrée par les loups et les corbeaux.

Dans l’après-midi, nous sommes arrivés au confluent. La Dornonia, impétueuse et large, sinuait comme un long dragon de ciel entre les forêts et des gorges escarpées. D’Argentate, nous avons d’abord aperçu la vapeur, qui brouillait une portion d’horizon. Par-delà les bois et les collines s’élevaient des buées bistres, des bouffées crasseuses. Les panaches blancs des brûlis se trouvaient striés de filaments grisâtres que torsadait la brise ; les tremblotements bleutés des fourneaux vibraient non loin des bûchers aux bouillonnements de suie. On aurait cru que la ville tout entière partait en fumée. Puis le vent nous a apporté tout à la fois l’odeur et la rumeur : un charivari encore lointain et fermenté, des remugles lourds de bétail et de multitude.

« C’est pas trop tôt », a soupiré Oico.

Nous l’avons quitté juste avant d’être en vue de la ville. Certains lui ont fait leurs adieux comme s’ils n’allaient plus le revoir, alors qu’il ne tarderait pas à nous rejoindre. Il a profité de la pause pour souffler, les deux mains crispées sur sa lance. Il gardait la tête basse et il n’a pas dit grand chose. Les champions ont mis à profit cette séparation pour endosser leurs armures : cuirasses de bronze ou simples pectoraux, casques en cloche, et d’étranges jambières pour Troxo. Ils sont montés sur leurs chars afin de terminer la route en équipage de guerre.

Nous avons parcouru la dernière lieue au trot. Au détour de la vallée, Argentate s’est enfin dévoilée. Sur une colline gouvernant un nouveau confluent, la ville faisait le dos rond. De loin, on apercevait surtout la ligne trapue de ses fortifications, de larges terre-pleins adossés à des parements de pierres sèches ; par-delà se tassait le grouillis noirâtre des toits de chaume, qui expiraient cent brumasses tépides. L’appel aux armes du roi Tigernomagle avait attiré une foule de combattants et la cité était trop étroite pour absorber si copieuse affluence. Par-delà son rempart, la forteresse avait vomi des taudis pullulants, un foirail surpeuplé et fangeux. Il montait de ce fourmillement un tapage monotone où s’entremêlaient cris d’animaux et beugles d’hommes. Alors que nous nous profilions au détour de la rivière, le vacarme a cru de plusieurs tons car les voix d’airain de quelques carnyx ont mugi sur les murs. Une bande de cavaliers a jailli hors des campements et a galopé droit sur nous, tout hérissée de lances. Troxo et Comargos ont hurlé pour que nous présentions le flanc droit. L’escadron lémovice nous a contournés en obliquant sur notre droite. Troxo, qui avait reconnu le chef des cavaliers, a braillé :

« Salut, Taruac ! Eh ! Toujours à piaffer pour une bonne bagarre !

— Troxo ! Enfin ! a rétorqué un Lémovice sanglé dans une cuirasse de lin criard. C’est le Séquane qui est avec toi ? Qu’est-ce que vous avez branlé en route ? Ça fait trois nuits que les Bituriges d’Ambimagetos sont là ! Le roi n’attend plus que vous ! »

Flanqués par les cavaliers de Taruac, nous sommes entrés dans les quartiers extérieurs. Pour Ségovèse et moi, la découverte de l’armée était saisissante. Nos deux bandes, qui nous paraissaient si fortes jusqu’alors, ont été englouties en un instant dans une cohue assourdissante. Les troupeaux meuglaient en attendant le maillet du boucher ; des culs-terreux qui avaient fui les campagnes encombraient les jambes des chevaux ; une cacophonie d’enclumes retentissait sous le marteau des forgerons et des charrons. Nous cheminions dans une atmosphère épaisse où l’effluve suiffeux des troupeaux se mariait aux relents de sueur et aux escarbilles de fer chaud.

« Vous arrivez drôlement tard, criait Taruac dans le tohu-bohu. Il y en a un de chez vous qui va trinquer.

— C’est déjà décidé, a répondu Comargos. Le dernier arrive derrière nous. Il ne se défilera pas ; j’en réponds. »

Les cavaliers lémovices ne nous ont pas guidés vers le cœur de la ville ; ils ont obliqué vers un immense terrain vague, délimité par un fossé et une palissade. L’enceinte était récente : l’aubier clair des pieux pleurait encore sa résine. L’entrée se signalait par un porche grossièrement charpenté, mais monumental ; les têtes enclouées de plusieurs vaches y alléchaient des essaims de mouches. L’espace enclos, pourtant large comme une pâture, était plein à craquer. On ne faisait pas trois pas sans bousculer une croupe, frôler la ridelle d’une charrette, contourner des tonneaux. Un arôme de viande rôtie montait des broches en plein air et se mêlait aux esprits miellés de la cervoise ; nos yeux piquaient sous l’effet de la fumée et d’âcres pissats. Partout tanguait une horde braillarde, tassée autour des fûts éventrés et des foyers, à peine moins serrée autour des parcs à chevaux et des chariots. On n’y voyait que des hommes, débraillés sinon nus, le coutelas ou l’épée à la ceinture, la démarche flottante, les yeux injectés par la bière. Quinze chansons concurrentes, rugies par de rudes gosiers, nous insensibilisaient l’oreille à grands renforts d’obscénités.

Taruac nous a menés jusqu’à un cercle de champions ; ils se tenaient assemblés autour d’un trio que formaient deux gaillards et un bœuf. Dans le public, un jeune guerrier a tourné le visage vers nous ; j’ai été frappé par son charme, par l’éclat très vert de son regard. Il a adressé un léger signe de tête à Comargos, et le borgne a hoché du chef en réponse. Le beau garçon a esquissé un sourire équivoque, et reporté son attention le spectacle.

Dans l’espace libre, l’un des deux hommes était un bouvier qui n’en menait visiblement pas large au milieu des héros. Il tenait sa bête par une longe, un animal de cinq hivers, remarquablement gras. Le bœuf avait peur ; il roulait de gros yeux et s’oubliait à longs jets. Le troisième larron avait tout du guerrier. Autour de son cou brillait un torque massif ; des bavures bleutées s’enroulaient sur son torse nu, accentuant sa musculature et les bourrelets de vieilles cicatrices. Son visage était tordu par un rictus inquiétant : une balafre prolongeait la commissure de ses lèvres sur une seule joue, figée en une expression sardonique. Au bout de sa main gauche pendait une hache ; mais c’est son poing droit qu’il a élevé au-dessus du front de l’animal.

« Ogmios, Seigneur des Forts, écoute mes paroles ! a-t-il clamé. Ce bœuf, je te le consacre ! C’est le trentième depuis que j’ai lancé mon appel aux armes ! Je te l’offre pour te montrer ma gratitude, parce que mes compagnons Comargos et Troxo sont enfin arrivés, et que je vais pouvoir engager ma guerre ! »

Ouvrant la dextre, il a lâché une poignée d’orge sur le chanfrein de sa victime. Puis, dans un élan calculé, il a saisi la hache à deux mains, l’a brandie et abattue derrière les cornes de l’animal. Le coup a partiellement séparé la tête de l’encolure, et tous les guerriers alentour ont acclamé la fermeté du geste. La bête est tombée lourdement à genoux, en crachant sa langue, puis s’est affalée sur le côté, les pattes secouées de spasmes. Le sacrificateur a échangé sa hache contre le couteau du bouvier, et il a tranché la gorge du bovin juste sous l’auge. Les tremblements de l’animal se sont apaisés tandis que la terre buvait son sang. Alors, se redressant vers notre bande, le boucher s’est écrié :

« Putain ! Vous en avez mis du temps à vous ramener ! J’ai eu du mal à le garder pour vous, celui-là ! »

C’est ainsi que j’ai fait la rencontre de Tigernomagle fils de Conomagle, roi des Lémovices. Il faut bien que j’en convienne : cet homme qui devait par la suite jouer un grand rôle dans mon existence a commencé par m’ignorer purement et simplement. À ses yeux, j’étais au mieux un blanc-bec, au pis un problème. Il a salué avec effusion Comargos et Troxo, et a témoigné un respect bourru à Sumarios. Il était accompagné du jeune guerrier au visage avenant ; celui-ci n’a témoigné qu’une politesse assez formelle au champion arverne, mais a décoché un sourire éclatant aux deux chefs de notre bande.

« Je pensais bien que je vous coifferais au poteau, a-t-il lancé, mais je n’aurais jamais cru vous griller à ce point ! Qu’est-ce que vous avez trafiqué ? Si vous avez fait la ribote dans mon dos, ça se paiera ! »

Comargos s’est fendu d’un bref ricanement.

« Fais ton faraud, petit coq, a-t-il grogné. Je parie que tu as craché tes poumons tout le long du chemin, poussé aux fesses par Bouos. Le gros tas cherche toujours à montrer qu’il est meilleur que moi. Pendant ce temps, on a fait un crochet par Attegia, chez ta tante. Tu parles d’une fête ! Enfin, les deux fils de Dannissa sont là, c’est l’essentiel. »

Sumarios a posé ses mains sur nos épaules, à mon frère et à moi. Il agissait ainsi pour nous présenter, mais j’ai aussi senti quelque chose de paternel dans ce contact. Le jeune héros s’est tourné vers nous.

« Salut, cousins, a-t-il souri. Je suis Ambimagetos. Ravi de vous savoir de la partie. On va pouvoir se rebiffer ensemble contre toutes ces badernes qui se prennent pour des chefs. »

Situation étrange. Au seuil de l’âge d’homme, nous faisions connaissance avec un parent que nous n’avions jamais vu et qui appartenait à la branche honnie de la famille. Pourtant, le prince des Bituriges nous abordait avec un naturel tout amical.

« Je suis Bellovèse, ai-je dit, conscient de mes devoirs d’aîné. Et voici mon frère, Ségovèse. C’est un honneur de te rencontrer… cousin. »

Ambimagetos m’a répondu par un rire matois.

« Quelle courtoisie ! a-t-il relevé. On sent bien que vous avez reçu une éducation royale, tous les deux ! »

Et, attardant son regard émeraude sur Segillos, il a ajouté plus doucement :

« Vous en avez le sang, aussi. Quand on t’aura coupé ces cheveux, c’est fou ce que tu ressembleras à mon père. »

Ségovèse s’est rengorgé, un peu naïvement sans doute. Il est vrai que, venant d’Ambimagetos, le compliment était flatteur. Segillos était certes beau, nettement plus beau que moi. À l’époque, encore tenaillé par une jalousie fraternelle, je me disais que la différence d’âge jouait en ma défaveur : parce qu’il était mon cadet, Segillos conservait une grâce juvénile que j’avais déjà perdue. Naturellement, je me leurrais. Plus tard, quand il est devenu un homme fait, Ségovèse s’est épanoui, guerrier magnifique, prompt à s’attacher les sympathies ou à faire battre le cœur de filles que, du reste, il ne remarquait guère. Segillos, tout simplement, avait hérité la beauté de notre mère ; voilà les traits familiers qui avaient retenu l’attention d’Ambimagetos. Restait que l’hommage, de la part du prince biturige, n’était pas moins élogieux : car si Ségovèse était beau, Ambimagetos rayonnait, nimbé d’un charisme radieux. Peut-être son statut et son autorité naturelle lui conféraient-ils de la séduction ; sûrement l’harmonie de ses traits, son timbre chaud, l’étincelle estivale qui miroitait dans ses prunelles le rendaient-ils attirant. Cependant, ce n’est que bien des hivers plus tard, au cours de la nuit de défaite où j’ai défié l’enchanteresse Prittuse, que j’ai compris d’où venait le charme de son fils. Mais le jour où j’ai rencontré Ambimagetos, j’étais bien loin d’imaginer les circonstances dans lesquelles je découvrirais l’origine de son pouvoir. Je me suis contenté de pester intérieurement contre la bêtise de Segillos, si facile à embobiner.

Alors que mon frère se laissait ferrer et que je remâchais ma défiance, Ambimagetos se tournait vers les hommes qui avaient entrepris de découper le bœuf.

« Pas vrai, Bouos ? a-t-il hélé. Ils sont princiers, les cousins ! »

L’un des dépeceurs a relevé le nez. Armé d’une feuille de boucher, il tranchait déjà l’une des cuisses de la bête abattue. Il avait beau avoir un genou en terre, il impressionnait par son poitrail épais, son cou puissant, ses épaules charpentées en carène. Il nous a gratifié d’un coup d’œil glauque, et un poing de glace s’est refermé sur mon cœur. J’ai essayé de n’en rien montrer, mais ce front bas, ce masque bouffi, ce nez épaté ont brutalement effacé dix hivers. Le choc m’a presque donné la nausée. Soudain, ma jeune assurance volait en éclats. J’étais à nouveau le petit garçon qui serrait la main de sa mère, dans un matin de nuées et de cendres, le seul jour dont j’avais gardé souvenir à Ambatia. Au nombre des cavaliers qui avaient émergé des incendies et des pillages avait chevauché Bouos, en lieu et place du père que j’attendais. En dix ans, peut-être s’était-il empâté, peut-être avait-il vaguement grisonné ; mais je retrouvais, inchangée, la brutalité placide et la carrure colossale d’un de mes plus terribles fantômes.

Il savait bien sûr qui j’étais, mais il ne m’a pas reconnu. Je l’intéressais moins que la viande dont il comptait s’approprier le meilleur morceau. Son œil porcin s’est davantage attardé sur mon frère.

« Pour sûr, a-t-il acquiescé avec une voix bizarrement perchée. Jolis broutarts. »

Et d’un coup de son tranchoir, il a achevé de séparer la patte de l’animal.

Par bonheur, Tigernomagle a interrompu cette scène pénible. Il souhaitait ouvrir sur-le-champ le banquet qui célèbrerait l’arrivée de ses derniers champions, et il a bramé pour reformer le cercle autour du bœuf sacrifié. Les ambactes se sont retrouvé libres de se mêler à la foule des guerriers ; mais les héros sont demeurés dans la compagnie du roi des Lémovices. Sumarios était de la partie, et comme nous le servions, mon frère et moi, nous sommes restés avec les champions. Heureusement, Sumarios n’était pas le plus noble dans cette assemblée ; alors que Comargos, Bouos, Troxo et Ambimagetos occupaient des places proches du roi, nous avons été relégués assez loin. Cela m’a donné l’occasion de souffler et de me reprendre.

Il fallait un moment pour faire rôtir la viande qui n’était pas consacrée au dieu. Mais Tigernomagle entendait honorer ses hôtes sans attendre ; il a ordonné qu’on serve le nectar qu’il destinait aux princes et aux héros. Deux échansons ont alors apporté un vase énorme, pansu, que chacun soulevait par une anse jumelle. L’objet m’était complètement étranger, car cette céramique pâle, cette finition tournée n’avaient rien à voir avec nos propres poteries, plus sombres et montées à la main. Ne ris pas de moi : je sortais d’une enfance obscure, j’ignorais ce qu’était une amphore. Les champions, quant à eux, connaissaient les vertus d’un présent aussi somptueux, et ils ont acclamé la générosité du souverain. L’ovation a roulé pleine d’une allégresse un peu inquiétante, qui a piqué ma curiosité. Les échansons ont déposé avec précaution l’amphore sur un trépied, devant Tigernomagle. Le vase attisait visiblement la convoitise des champions, et il est vrai que sa couleur chair, l’arrondi des hanches sur lesquelles s’appuyaient deux bras graciles évoquaient l’offre d’une femme nue. En rugissant, le roi a tiré sa longue épée de cavalier, et les héros ont braillé de plus belle. Alors, d’un moulinet puissant, il a sabré le col de terre cuite ; par le goulot décapité a jailli un sang noir. Aussitôt, le bouquet divin est entré en expansion, a embaumé l’atmosphère au milieu des senteurs et des miasmes. Pour la première fois, j’ai humé ce soleil balsamique, cette promesse d’opulence, de fleurs et d’épices.

Faute de grives, on mange des merles. Tu me considères comme un barbare, mais à tes yeux, Tigernomagle l’aurait paru bien plus que moi. Il n’avait pas de cratère, alors c’est dans un cuveau de bois qu’il a fait verser son vin. Sirupeux et sombre, le nectar s’est déversé en chantant. Au mépris de vos usages, sans couper le breuvage, les échansons y ont plongé des cruches de bronze et ont fait le service. Ils ont commencé par le roi, par Ambimagetos, par les héros les plus illustres. Tigernomagle brandissait avec orgueil une belle coupe à deux anses, qu’il a partagée avec le prince biturige. Pour les autres héros, il n’y avait que trois pots, qui circulaient de main en main. Quand il a étanché sa soif, Sumarios m’a tendu son bol.

« Goûte, m’a-t-il dit. C’est la porte des dieux. »

J’avais soif, j’ai bu à grands traits. Accoutumé à la corma et à la cervoise, j’ai été surpris par l’attaque sucrée, la rondeur grasse, la longueur un peu terreuse. C’était nouveau, plutôt râpeux, très déroutant. Et puis ces quelques gorgées avalées sur des jours d’éreintement et de soleil me sont montées à la tête, d’un seul coup. Le monde a un peu tourné, et j’ai eu envie de rire et de crier avec tous les autres. Je n’avais laissé qu’un fond à mon frère, qu’il a lapé goulûment.

« Ouais, a-t-il grommelé, je préfère la cervoise.

— Tu n’es qu’un crétin », a rétorqué Sumarios.

Le festin s’est ouvert en plein air, dans la liesse, chacun rivalisant de louanges à propos des largesses royales. Les quartiers de viande offerts au dieu ont brûlé dans le foyer central. Personne n’a disputé le morceau du héros à Bouos ; le colosse l’avait arraché sur la bête encore crue, et il le faisait griller par son valet d’armes. Autour de moi, j’entendais des accents et des parlers bizarres, sans démêler s’il s’agissait d’élocutions pâteuses ou de tournures propres à chaque tribu. Les héros de divers peuples avaient répondu à l’appel de Tigernomagle : pour épauler les Lémovices, outre les Bituriges et les Arvernes, étaient venus des champions pétrocores, santons et ségusiaves. La plupart d’entre eux se connaissaient de longue date. Certains évoquaient en riant les combats où ils s’étaient affrontés, d’autres s’injuriaient en disputant sur la richesse des banquets qu’ils avaient partagés. Une bonne humeur tumultueuse grondait autour de la bête en train de cuire, et nul ne s’intéressait à la guerre où il venait combattre.

Deux ambactes de la bande de Taruac ont semblé se joindre au cercle. En fait, ils étaient porteurs d’un message, qu’ils ont clamé à l’adresse de leur roi :

« Le dernier, on l’a choppé ! Il traînait tout seul au bord de la rivière ! »

Comargos s’est penché vers l’oreille de Tigernomagle et lui a adressé quelques mots. Le souverain lémovice a hoché la tête, puis, accompagnant ses paroles d’un geste impérieux, il a ordonné à ses hommes :

« Amenez-le ! Ne le maltraitez pas ! On s’en charge. »

Un remous dans la foule a accompagné l’approche du dernier. Il était accompagné d’injures, de rires et de sifflets. Finalement, Oico a paru devant nous, désarmé et bousculé. Il avait l’air hagard, une de ses lèvres était fendue, mais il tenait encore debout. Comargos a grommelé quelque chose que je n’ai pas entendu au milieu du vacarme, et Tigernomagle a crié :

« Lâchez-le ! Approche, guerrier ! »

Le malade a titubé vers le roi lémovice. Avec ses mains vides et sa tunique déchirée, il avait l’air plus nu que les héros qui exhibaient leurs torses velus.

« Et ses armes, elles sont où ? a rugi Tigernomagle. Putain ! C’est des trophées ! Elles doivent être consacrées !

— Je m’en charge », a lancé Taruac.

Le champion a rapidement quitté le cercle. Il soupçonnait sans doute ses hommes d’avoir trempé dans le vol et veillait à rattraper l’impair à temps.

Tigernomagle a posé ses grosses pattes sur les épaules d’Oico, avec une certaine sollicitude.

« Ne t’en fais pas, a-t-il dit, ça va être réglé. »

Et puis il a mugi pour qu’on resserve à boire, en entraînant le malade à une place de prestige, entre lui et Ambimagetos. Il tenait à honorer un homme brave. Oico a accepté avec reconnaissance le vin qu’on lui offrait, sans doute pour étancher sa fièvre dévorante. Mais Tigernomagle a ri aux éclats en le regardant boire le nectar à grands traits. Il y voyait peut-être le désir de jouir jusqu’au bout, à moins qu’il n’ait apprécié cette façon de conjurer la peur. Il a crié sur ses échansons pour que la coupe d’Oico ne désemplisse pas. Quand la viande a été cuite, il a veillé à ce que le dernier soit bien servi. Le malade, toutefois, n’avait pas d’appétit ; alors le roi a grondé parce qu’on ne faisait guère honneur à son hospitalité, et Oico s’est forcé à avaler quelques bouchées. Taruac a fini par revenir tranquillement ; avant de regagner sa place, il a déposé devant Oico sa lance et son bouclier. Les choses rentraient dans l’ordre, mais nul n’était pressé. On a continué à festoyer un moment. Tigernomagle se faisait scrupule de régaler ses hôtes, tout particulièrement celui qui allait mourir. Comargos, de son côté, a longuement passé sa pierre à aiguiser sur le fil de son épée.

Quand la journée a tiré vers le soir, c’est Oico qui a donné le signal du rite. Il voulait partir avec l’esprit encore clair, en gardant la lumière dans son œil. Comargos s’est levé et a pris place devant lui.

« Oico, fils de Carerdo, a-t-il clamé de façon à être entendu par toute l’assistance, je te donne dix vaches et je m’engage à armer tes fils quand ils seront en âge de se battre. Je prends à témoin Ogmios le chenu, le roi Tigernomagle, le prince Ambimagetos et toute l’assemblée des héros ! Si jamais je suis tué dans cette guerre, je veux qu’on prélève dans mes troupeaux dix vaches et que l’on prenne dans ma halle des armes qui seront apportées à la maison d’Oico. Et toi, Oico, fils de Carerdo, que me donnes-tu en contrepartie ?

— Je n’ai rien à te donner, a répondu faiblement le guerrier.

— Tu n’as rien pour me marquer ta gratitude ?

— Je n’ai rien à te donner dans ce monde. Je rembourserai ma dette plus tard, quand nous serons dans l’île des Jeunes tous les deux.

— Alors, il est temps que tu t’y rendes pour rassembler les biens que tu me dois. Je vais t’y envoyer. Comme gage, je garderai ta tête. Le reste de ta dépouille, j’en fais don au roi Tigernomagle. Elle consacrera l’entrée en guerre. »

Oico a mollement opiné du chef. Il s’est levé, il a pris son bouclier qu’il a posé au milieu du cercle, non loin du feu. Puis, il s’est allongé sur son pavois, la nuque appuyée contre l’umbo. Il frissonnait un peu, et ses yeux fiévreux ont contemplé l’azur pâle du soir, tout strié de fumées. Comargos s’est agenouillé derrière lui. Le sacrifié a marmonné quelque chose que je n’ai pas entendu, et le borgne a répondu : « Je t’offrirai à boire pendant les nuits de Samonios. » Puis le champion a posé son épée sur le cou de sa victime, et il s’en est servi comme d’un couteau pour l’égorger. De violents spasmes ont secoué Oico tandis que la vie le fuyait, en saccades aussi sombres que du vin. Le sol a bu son sang comme il avait pris celui du bœuf. Quand notre compagnon a rendu l’âme, le roi et les héros ont levé leurs coupes et leurs pots pour célébrer cette mort. Comargos a essuyé sa lame, l’a rengainée, puis, se penchant sur le corps, il l’a retourné sur le ventre. Tirant son bâtardeau, le couteau fixé au fourreau de son épée, il a fendu la nuque de la dépouille, puis il a attaqué une à une les jointures des cervicales. Quand le cou du mort a été rompu, il a achevé de couper les muscles et les chairs, et il a saisi la tête par les cheveux.

« Le corps et les armes, ils sont à toi », a-t-il lancé à Tigernomagle.

Sur un geste du souverain, deux ambactes s’en sont emparé et les ont traînés hors du cercle. J’ignorais ce qu’ils comptaient en faire, mais je devais le découvrir dès le lendemain. Ils ont fiché un pieu devant l’entrée du camp de fête, face aux bucranes des bœufs sacrifiés, et ils y ont ligoté le cadavre décapité, sa lance et son bouclier liés à ses mains sans vie. Il s’agissait du premier trophée de la guerre à venir.

Comargos a regagné sa place dans le cercle des héros pour reprendre le festin. Quand il s’est assis en tailleur, il a posé la tête sous son genou droit. Le visage du mort contemplait le banquet de ses yeux chavirés. Ainsi Oico, malgré tout, est-il resté avec nous.


Quand la nuit est tombée, la ripaille battait son plein. On dévorait à belles dents pour conjurer le souffle de la mort, pour reconstituer les forces brûlées sur la route. Dans le cercle des héros, la première amphore gisait, renversée et vide ; le roi en avait réclamé deux autres à grands cris. Tous, nous étions ivres, mais la fête ne faisait que commencer.

En levant la coupe qu’il partageait avec Tigernomagle, le prince Ambimagetos a versé un peu de vin au sol, une libation pour les dieux et pour Oico, puis il a braillé :

« À la guerre, compagnons ! À la guerre ! »

Un mugissement aviné lui a fait chorus, qui a été progressivement repris par tout le camp ; il a roulé le long des collines, descendu la vallée assombrie de la rivière et grondé sous les premières étoiles. Ambimagetos a bu à longs traits, et puis, dans le vacarme en décrue, il a apostrophé Tigernomagle :

« Tout le monde a répondu à ton appel, roi des Lémovices ! Les rites ont été respectés ! Tu nous a régalés comme les princes que nous sommes ! Alors ! Cette guerre ? Arrête de nous faire languir ! Donne-nous le nom des hommes que nous allons tuer et des villes que nous allons brûler ! »

Des rires, des acclamations et des rodomontades ont salué son exhortation. Le roi d’Argentate s’est levé et il a clamé :

« Je suis Tigernomagle, fils de Conomagle, et tous, vous savez combien ma main est lourde ! Mon père, après avoir été le champion du haut roi Ambisagre, a pris les terres qui sont à gauche de la Dornonia. Plus tard, avec mon aide, mon père a conquis cette vallée, et nous avons fondé ensemble cette ville ! Inlassablement, j’ai poursuivi son œuvre ! Depuis dix hivers, nous avons pris le contrôle de la rivière, et nous, les Lémovices, nous pouvons descendre son cours jusqu’au grand estuaire qui ouvre sur la mer Œstrymnique. Il ne se passe pas une année sans que je conduise mes guerriers sur l’autre rive pour ravager les terres des Ambrones, pour les refouler toujours plus loin vers la droite du monde. Vous êtes nombreux, ici, à avoir combattu avec moi, et certains d’entre vous, comme Troxo l’Arverne, m’ont accompagné jusqu’à l’Olt ! Mais voici que toutes nos victoires ont fini par offenser des dieux, peut-être ceux qui dorment dans les maisons de pierre du vieux peuple. Cet hiver, les choses ont changé… »

Une moue écœurée a parcouru son rude faciès. D’un geste brusque, il a désigné Taruac.

« Toi, raconte-leur ce qui s’est passé, a-t-il ordonné. Moi, ça me dégoûte trop ! »

Il s’est rassis en faisant remplir sa coupe par un échanson, tandis que son champion prenait la parole.

« Cet hiver, au cœur de la saison noire, Mezukenn, le prince des Ausques, nous a attaqués. Il a pris les fortins que nous avions construits sur l’autre rive, mais il ne s’est pas arrêté là : il a franchi le fleuve, il a conquis Uxellodunon par surprise. »

Cette nouvelle, même si elle était déjà connue de beaucoup, n’en a pas moins fait son effet chez les familiers de la cour lémovice. Ont fusé des jurons, des lamentations, des admonestations aux dieux. Mais pour des naïfs comme mon frère et moi ou pour la plupart des héros bituriges, l’information ne signifiait pas grand chose, aussi Taruac a-t-il pris le soin de nous apporter des précisions.

« Uxellodunon est une forteresse à une journée de marche d’Argentate. Elle est plus petite que la ville, mais elle est perchée sur un mont escarpé, une position imprenable. On ne sait pas comment Mezukenn s’est emparé de la place. Peut-être par traîtrise, peut-être par magie. Il y a des rumeurs, des bruits qui disent qu’un sorcier désireux de se venger des peuples celtes aurait assisté les chefs ambrones. Ce qui est sûr, c’est que nul parmi les nôtres n’a échappé à la prise de la forteresse. Soit ils ont été déportés en esclavage sur l’autre rive, soit ils sont tous morts. »

« Et il y a plus grave. Uxellodunon verrouille la vallée de la Dornonia : tant que les Ambrones tiennent la place, ils nous coupent l’aval de la rivière. On ne peut plus trafiquer avec l’estuaire : toutes les marchandises venues des terres au-delà des mers, de l’Aremorica, de l’île d’Ictis et de l’île Blanche, on n’y a plus accès. Dès qu’on s’est rendu compte que la forteresse était perdue, le roi a rassemblé ses héros et contre-attaqué. C’était en plein mois de dumanios, les jours étaient courts et il gelait à pierre fendre. On s’attendait à ce que les guerriers de Mezukenn soient retranchés à Uxellodunon, qu’on espérait reprendre à la faveur d’un coup de force. Il n’en était rien. »

« Des bandes d’Ambrones battaient toute la campagne, en particulier vers l’aval de la Dornonia. Ils prenaient nos fermes et nos villages. Jamais nous n’en avions vu autant. Nous avons quand même réussi à percer leurs lignes pour atteindre le pied de la forteresse, mais on a buté contre ses portes closes, avec l’ennemi sur les murs, l’ennemi sur nos arrières, et la neige qui s’est mise à tomber dans une ambiance de désastre. Il a fallu battre retraite pour défendre Argentate qui se trouvait menacée. On a dû livrer combat à deux reprises pour rejoindre la ville, et trois journées ont été nécessaires pour faire une seule étape. Notre propre royaume était devenu une terre ennemie. Parmi les guerriers que nous avons affrontés, peu étaient des Ausques : la plupart d’entre eux, nous ne les connaissions pas. Heureusement, au cours de la deuxième bataille, on a fait des prisonniers. Ces chiens, ils ne parlaient pas notre langue ; mais quand on est rentrés, grâce au truchement de nos esclaves ausques, on a pu les entendre. Et au moins, on a pu comprendre ce qui nous tombait dessus…

— On ne fait plus la guerre contre une tribu, a repris rageusement Tigernomagle. Mezukenn a fait alliance avec tous les peuples ambrones qui ont leurs royaumes entre la Dornonia et les Montagnes de l’Orage. Désormais, nous sommes en guerre contre les Tarbelles, les Sardons, les Bébrykes et les Elisykes. »

Il a secoué la tête avec colère, avant de poursuivre :

« J’ai voulu en savoir plus sur cette ligue. J’ai sacrifié aux dieux ; j’ai consulté des druides et des devins ; j’ai fait torturer des prisonniers ; j’ai invité des réfugiés et des trafiquants à ma table. Ainsi, j’ai entendu des bruits et des rumeurs, j’ai essayé de comprendre des oracles. Mezukenn n’est pas seul à l’origine de ce bouleversement. Oh ! Oui, ce chien est plein de vaillance, c’est un ennemi à ma taille et je loue les dieux d’avoir à le combattre. Mais à droite du monde se trament d’autres desseins qui éclairent l’union des Ambrones, leur force, leur offensive. Il se dit que des étrangers venus d’autres mondes abordent sur les côtes ambrones. Ils naviguent sur des nefs noires, et ils échangent des philtres et des tissus précieux contre du métal, du grain et des hommes. Arganthonios, le souverain de Tartessos, leur aurait offert protection et asile dans son royaume par-delà les Montagnes de l’Orage ; depuis cette base, ils se répandent comme des puces et ils attisent la cupidité des Ambrones. Pour leur trafic, il leur en faut toujours plus. C’est ce qui motive la guerre chez les tribus ambrones : elles ont besoin de reconquérir les terres perdues par leurs pères, de rafler des ressources en nourriture et en hommes pour les troquer avec les étrangers aux nefs noires. Alors, quand Mezukenn a demandé leur renfort, les Tarbelles, les Sardons, les Bébrykes et les Elisykes, ils ont accouru. Ils veulent piller nos richesses pour les échanger contre des trésors venus d’ailleurs. »

Se redressant, le torse bombé et les veines saillantes, le roi des Lémovices a rugi :

« Mais est-ce que j’ai une gueule à me laisser dépouiller ?

— Non ! Non ! Non ! » ont vociféré les héros – même si dans le tas, il y a eu un plaisantin, peut-être Troxo, pour beugler « Oui ! »

Les chefs, les champions et leurs soldures avaient bondi sur pied. Le poing levé, l’épée brandie ou le pot à la main, ils vomissaient un tonnerre haineux dans la nuit. La lueur rouge des flammes ensanglantait les mentons dressés, les mufles révulsés, les yeux glauques, miroitait sur les lames nues. Tigernomagle a ouvert largement ses bras musculeux pour embrasser cette fureur guerrière et il a ri, à gorge déployée. Sans même attendre que le vacarme s’apaise, il a poursuivi sa harangue, et il fallait un sacré coffre pour se faire entendre au milieu du tumulte.

« La racaille, elle se croit forte ? Elle imagine qu’elle peut me la mettre bien profond ? On va leur montrer, à ces bâtards ! On va leur tomber sur la tronche ! On va leur casser les reins ! Ils veulent jouer à la guerre ? On va les défoncer ! Et quand ce sera fini, je suspendrai leur viande sur mes frontières ! Ils serviront de perchoirs à corbeaux ! »

Chacune de ses imprécations soulevait de nouveaux hurlements ; le raffut étourdissait comme du vin pur et vous faisait frémir la moelle. La frénésie des héros semblait se nourrir d’elle-même, et bientôt, le roi des Lémovices n’avait plus qu’à contempler, hilare, les ivrognes forcenés qui juraient de dévaster tous les royaumes jusqu’aux Montagnes de l’Orage.

Comargos, toutefois, ne participait pas à l’ivresse générale. Au bout d’un moment, il a donné son sentiment, sans crier mais assez fort pour se faire entendre du roi.

« Une bonne guerre, j’aime ça. Mais ce serait ballot de foncer tête baissée. Imagine que les Ambrones se défilent. On aura beau jeu d’être nombreux et de saccager la rase campagne ; s’ils se terrent dans leurs forteresses, quand on rentrera chez nous, tu auras toujours un gros problème sur les bras. Ton Mezukenn, tu es sûr de le débusquer ? »

Tigernomagle a grimacé un rictus menaçant.

« Dis-moi, fils de Combogiomar, tu sous-entends que je m’y prends comme un manche ? »

Le borgne lui a renvoyé un sourire dur.

« Si je sous-entendais un truc pareil, ce serait moi le crétin.

— Ah, bien. Dans ce cas, on est des malins, toi et moi.

— Et puisqu’on est des malins, tu comprendras pourquoi le chef de guerre du haut-roi des Bituriges aimerait connaître le plan du roi des Lémovices.

— Ouais. Ça, c’est assez malin pour que je comprenne. »

J’ai eu de plus en plus de mal à entendre ce qu’ils disaient, car plusieurs guerriers tonitruaient autour de nous, et certains héros de l’entourage d’Ambimagetos venaient saluer Sumarios en lui claquant l’épaule. Toutefois, j’ai encore pu saisir quelques bribes de la conversation entre les chefs de guerre.

« Une grosse armée, ça demande beaucoup de fourrage, observait Tigernomagle. Vivre sur le pays, ça nous forcerait à disperser les troupes.

— Tu veux faire plusieurs razzias ? »

Le roi des Lémovices a opiné, avant de poursuivre :

« On va se diviser. Trogimar gardera Argentate avec ses hommes. Moi, avec Taruac, mes soldures et les bandes santones, pétrocores et ségusiaves, je franchis la Dornonia et je vais mettre à feu et à sang le cœur du pays ausque. Les Ambrones croiront que je fais comme les années passées. Je les amuse, quoi : j’espère que Mezukenn, avec ses renforts étrangers, va s’imaginer pouvoir me vaincre sur son terrain. Pendant ce temps, il sera moins attentif de ce côté-ci de la rivière. Ambimagetos et toi, avec vos hommes, vous foncez sur Uxellodunon et vous reprenez la place. Vous autres Bituriges, Mezukenn ne vous connaît pas. Il sera pris au dépourvu.

— Uxellodunon, nous, on n’y a jamais mis les pieds, a remarqué le borgne. Si la place est aussi forte que tu le dis, ça ne sera pas une mince affaire de l’emporter.

— Uxellodunon est un putain de nid d’aigle, a grondé le roi des Lémovices. Mais si les Ambrones l’ont prise, on doit pouvoir la récupérer. Je demanderai à Troxo de t’épauler. Lui, il est venu souvent combattre avec moi ; il connaît bien la région. Il vous servira de guide… »

La suite s’est perdue dans le tintamarre du banquet ; et du reste, assez vite, Comargos et le roi ont été distraits par les brutalités ou les pitreries des convives. Des chansons concurrentes s’élevaient un peu partout ; des guerriers prenaient plaisir à fracasser les amphores vides pendant que les échansons de Tigernomagle allaient en chercher de nouvelles ; les chiens de Troxo se disputaient des os avec ceux du roi, et Arvernes et Lémovices les excitaient au combat. Quelques duels ont éclaté entre héros pris de boisson ; s’ils ne sont pas allés au-delà du premier sang, versé parfois par des spectateurs imprudents, c’est parce que les adversaires n’étaient plus assez solides sur leurs jambes pour pousser très loin l’affrontement.

La nuit n’était plus que rugissements. Dans l’obscurité trouée de feux s’agitait une foule d’ombres chancelantes. Les flammes accrochaient çà et là l’or d’un bijou, la chaîne d’un ceinturon, des corps lustrés de sueur ; ces reflets saignaient en taches vineuses avant de se diluer dans les ténèbres. Tout le monde buvait, le sol éclaboussé, l’obscur chargé de vapeurs, les hommes accrochés à leurs godets ; tout le monde tanguait, tout se mélangeait. Le festin perdait toute bride, se transformait en épreuve : pas à pas, nous dévalions une pente obscure, charriés par un affolement joyeux, toujours plus loin dans le désordre, la confusion, une jovialité féroce.

Je crois que j’étais un peu malade. Mon attention flottait ; mes sens s’ouvraient aux réalités supérieures. Je me détachais des illusions des hommes : je ne percevais plus la fête, autour de moi, de façon continue. Je découvrais une succession d’instants, plus ou moins consécutifs, et je devinais qu’il s’agissait de la réalité cachée du monde, de l’univers enfanté et neuf à chacune des contractions de la Déesse.

Il m’a fallu du temps pour réaliser ce qui se nouait à côté de moi. Sumarios avait disparu. Sans doute avait-il été entraîné par de vieilles connaissances. Un guerrier énorme, un vrai colosse, avait pris sa place. Il s’était assis à côté de mon frère et lui avait enveloppé les épaules sous son bras charnu. Ségovèse était pourtant robuste, mais écrasé contre ce poitrail, à moitié englouti dans cette aisselle villeuse, il paraissait minuscule. La panse secouée de rire, le géant faisait boire mon frère. Sa pogne énorme, aux doigts ronds comme des rayons de roue, descendait parfois sur la taille de Segillos, lui accrochait la hanche avec convoitise. Secoué par un haut-le-cœur, j’ai reconnu le vieux porc. Il s’agissait de Bouos, le champion d’Ambimagetos.

J’ai dégrisé d’un seul coup. Du moins c’est le sentiment que j’ai eu, parce que mes actes n’ont guère témoigné en ma faveur. Je me suis levé d’un bond - j’ai failli m’étaler car mon assiette n’était pas très sûre – et, de toutes mes forces, j’ai écrasé mon poing sur l’oreille de Bouos. Le géant m’a regardé, l’air juste un peu surpris.

« Lâche mon frère ! ai-je braillé. Fumier ! Fils de chienne ! Lâche mon frère ! »

Tout en criant, je lui ai décoché un direct en plein visage. C’est à peine s’il a marqué le coup, comme s’il avait esquissé un hochement de tête. Il s’est frotté la joue, l’air plus perplexe que sonné.

« Bel ! Qu’est-ce que tu fais ? a balbutié mon frère. Bel ! Tu es fou !

— C’est Bouos ! ai-je hurlé. Merde ! Tu l’as pas reconnu ? C’est Bouos !

— Bel, arrête ! a supplié Ségovèse. Fais pas le con ! »

Le colosse avait beaucoup levé le coude. Il lui a fallu quelques instants pour sortir de sa stupeur.

« Putain, a-t-il grommelé. Le petit chiard ! »

Il a repoussé mon frère d’un geste presque doux, mais sa grosse patte était si lourde qu’il a quasiment couché Ségovèse. Puis il s’est dressé devant moi, et j’ai dû lever le nez pour ne pas faire face à ses pectoraux.

« Putain ! a-t-il repris avec sa bizarre voix de fausset. Tu m’as cogné !

— Touche pas à mon frère !

— Tu m’as cogné ! »

Notre numéro a fait rire des fêtards éméchés.

« Eh ! Bouos ! Je crois que t’as trouvé ton maître ! » s’est esclaffé Troxo.

Le colosse a soufflé par le nez, et j’ai compris que le grotesque de la situation commençait à l’échauffer bien plus que les coups. Mais une rage folle, mûrie par les ans et libérée par le vin, a balayé ma peur aussi bien que ma faible jugeote. J’ai posé la main sur la poignée de mon épée.

« Tu touches encore à mon frère et je te crève ! »

Des sifflets, des encouragements sarcastiques et des cris d’animaux ont salué ma bravade. Bouos a louché sur le poing que j’avais fermé sur mon arme.

« Morveux ! a-t-il ricassé. Tu me défies ?

— Touche plus à mon frère !

— Ton frangin, je le baise par tous les trous ! Mais d’abord, je vais m’occuper de toi. »

Et pour la première fois, j’ai vu son expression veule se transformer ; quelque chose de méchant a coulé dans ses traits grossiers.

« T’es aussi con que ton père, pas vrai ? a-t-il grommelé. Un vrai mariole. Je vais te corriger comme papa. »

J’ai tiré l’épée du fourreau, et aussitôt, j’ai failli mourir. Je n’ai pas eu le temps d’armer mon coup : Bouos m’est tombé dessus de toute sa masse, et j’ai eu l’impression d’être percuté par une montagne. Je me suis retrouvé sur le dos, la respiration coupée, au milieu des restes et des tessons. J’avais perdu mon arme, et la silhouette énorme de Bouos s’est dressée au-dessus de moi, haute comme un chêne. Il m’a maintenu au sol en appuyant son pied sur ma poitrine, et il pesait si lourd qu’une simple talonnade lui aurait permis de me défoncer le plexus. Ses mains étaient vides : il lui avait suffi d’une bourrade pour me terrasser. Il a refermé un poing massif comme un maillet, il a pris son élan, et j’ai cru qu’il allait me foudroyer là, à terre, comme un bœuf sacrifié.

Sumarios est apparu alors dans mon champ de vision. Il s’est dressé à côté de moi, il a saisi le poignet du colosse.

« Non, a-t-il dit. Laisse-le.

— Dégage, a grogné Bouos en le repoussant sans effort.

— Non, laisse-le. Ce n’est pas encore un guerrier.

— Ce petit merdeux ! Il m’a frappé !

— Ce n’est pas encore un guerrier. Si tu portes la main sur lui, tu te déshonores.

— Je vais pas le combattre, Sumarios. Je vais le dérouiller.

— Tu ne peux pas, il est sous mon autorité. S’il t’a cherché querelle, c’est à moi qu’il faut parler. »

Un sourire incrédule a déformé le mufle du géant.

« Oh ? J’ai bu un coup de trop ou bien tu es en train de me chercher, fils de Sumotos ?

— Je ne te cherche pas, a rétorqué Sumarios. Je dis simplement : si tu as des problèmes avec ce garçon, c’est avec moi que tu dois en causer. »

Bouos a laissé échapper un rire strident, et il a ouvert ses bras noueux pour prendre à témoin toute l’assistance.

« Vous avez entendu, vous tous ? a-t-il clamé. Sumarios, fils de Sumotos, il me défie ! »

Des ovations sauvages ont éclaté autour de lui. Le colosse s’est désintéressé de moi, et j’ai pu reprendre mon souffle, soudain libéré. Sumarios s’est penché vers moi, m’a remis brusquement debout.

« File ! » a-t-il sifflé, les dents serrées.

Soudain, Cutio et Ségovèse m’encadraient, me saisissaient par chaque bras, me tiraient hors du cercle. Avec un mélange de soulagement et de remords, j’ai vu Sumarios rester seul face au champion du prince, l’air anormalement chétif devant le monstre.

« Écoute-moi, Bouos, a-t-il temporisé. Ces garçons sont plus jeunes qu’ils n’en ont l’air. C’est leur première guerre. Ils ne maîtrisent pas encore tous les usages.

— J’en ai rien à foutre. C’est tes valets d’armes, tu dois les tenir. Ce petit con, il m’a frappé. Quelqu’un doit payer.

— Je ne tiens pas à te défier. Ça fait plus de dix ans qu’on est frères d’armes, et on n’a jamais eu de querelle, toi et moi.

— Tu te défiles, Sumarios ?

— Non. S’il faut me battre, je me battrai.

— Alors arrête de cacher ta joie ! Défends-toi ! »

Sous les acclamations, Bouos et Sumarios se sont fait apporter leurs boucliers. Normalement, c’était à Ségovèse de servir le seigneur de Neriomagos, mais Cutio l’a arrêté d’un geste pour ne pas envenimer la situation. Nous sommes restés hors du cercle, et c’est le cocher qui a donné ses armes à notre mentor.

Quand les deux adversaires se sont mis en garde, j’ai réalisé, le cœur serré, combien la différence de carrure était patente. Le pavois de Bouos paraissait deux fois plus lourd que celui de Sumarios, et dans le poing du colosse, l’épée avait l’air d’un jouet. Dans l’espace étroit où ils devaient s’affronter, Sumarios n’aurait que très peu de marge pour se dérober aux coups. S’il tentait de soutenir le choc, la différence de poids ne lui laissait aucune chance.

Les deux combattants se ramassaient sur eux-mêmes quand la situation a pris une tournure cocasse. Un énergumène à moitié nu a jailli hors du cercle des héros et bondi sur le dos de Bouos : d’une clef de bras, il a essayé d’étrangler le colosse, tandis qu’il l’étreignait des deux jambes. Je n’ai pas distingué son visage dans la confusion, mais il m’a semblé que le feu accrochait des reflets roussâtres sur sa tignasse.

« Vas-y, Sumarios ! a crié une voix pâteuse. Pète-lui la gueule tant que je le tiens, le gros tas ! »

Mais le seigneur de Neriomagos n’a pas esquissé un geste, déconcerté par cette impertinence. Bouos a grogné, il s’est ébroué comme un chien qui secoue ses puces, et après avoir été ainsi chahuté, le farceur a chu sur son séant. Il s’est dérobé à reculons sur les fesses et les talons, avec une vivacité plutôt comique, pour esquiver le coup de bouclier rageur que lui balançait le colosse. Des cris, des sifflets, des insultes ont fusé chez les spectateurs. L’olibrius s’est remis sur pied, dans un équilibre assez précaire. J’ai alors reconnu le champion des Arvernes. Tout le monde l’a pris à parti, dans un tollé mi-outré, mi-hilare.

« Troxo, dégage !

— Troxo, tu es vraiment trop con !

— Qu’est-ce que tu branles, Troxo ?

— Tu es complètement cuit, Troxo ! »

Avec une dignité d’ivrogne, le rouquin a répondu par un geste obscène, qui a fait redoubler les quolibets et les huées.

« Du vent, pochard ! a craché Bouos. Décampe avant de manger un mauvais coup. »

Troxo a pointé un doigt vindicatif sur le colosse.

« Pochard ? Tu m’as traité de pochard ? Eh ! Sac à vin ! Je suis pas plus rond que toi ! »

Le géant a montré les dents.

« Ouais, mais moi, je tiens debout. Tu veux te battre ? Tu veux épauler Sumarios ! Allez, viens ! Je vous prends tous les deux ! Je vais vous massacrer !

— Laisse le tranquille ! Sumarios, il t’a rien demandé, c’est toi qui lui cherches des poux ! »

Troxo a frappé sa poitrine nue des deux poings.

« Tandis que moi, je t’emmerde ! Je te défie ! Je vais te botter le train, gros tas ! »

Sa fanfaronnade a soulevé un vaste éclat de rire, ponctué de railleries et de sifflets. Tournant le dos à Bouos dans une embardée peu assurée, Troxo a pointé l’index sur l’assemblée des héros et a braillé :

« Et vous aussi, je vous emmerde ! Je vous emmerde tous ! Je vous prends tous, un par un ! »

Il a porté la main à son côté mais au cours de la fête, il s’était délesté de son ceinturon d’armes comme de sa tunique, et il n’a saisi que du vide.

« Merde ! Mon épée ! Quelqu’un m’a chouravé mon épée ! »

Tandis que la gaieté montait encore d’un ton dans l’assistance, le rouquin a haussé les épaules.

« Tant pis, le voleur, je me l’encadrerai plus tard. »

Et faisant face derechef au colosse, il a brandi ses poings nus.

« J’ai pas besoin d’autre chose pour te casser la gueule ! »

Bouos a tenté de le moucher d’un coup d’umbo, mais il n’a happé que du vent tandis que Troxo flageolait brusquement sur le côté. Tigernomagle a battu ses paumes épaisses en riant.

« Ça, c’est de la voltige ! a-t-il crié. Sumarios, retire-toi. Troxo a raison : tu ne voulais pas te battre, alors que Troxo, lui, il a la hargne ! Et je suis curieux de voir cette rencontre ! »

Mon mentor était visiblement décontenancé ; il échappait à un duel périlleux, mais il avait malgré tout l’air chagrin. Il est vrai que les événements dérogeaient aux usages et que cette sortie ne lui apparaissait pas forcément honorable. Toutefois, il s’est plié à l’ordre du souverain tandis que Troxo lui volait la vedette : le héros arverne se donnait en spectacle dans une pantomime bravache. Dès que Sumarios est sorti du cercle, le rouquin a frappé le bouclier de Bouos du plat de la main. Le colosse lui a rétorqué par un méchant coup de taille, qui n’a fendu que de l’air : Troxo avait fui en poussant des cris de fille effarouchée et s’était réfugié dans les bras de Tigernomagle et d’Ambimagetos. Le roi et le prince l’ont repoussé vers son adversaire en se gaussant.

S’est alors ouvert un combat grotesque. Troxo, qui vacillait sur ses jambes, semblait possédé par la chance des ivrognes. Dès que le colosse poussait un assaut, le rouquin était sauvé in extremis par un faux pas, une culbute, une glissade. Bouos grognait, plus perplexe que furieux, tandis que les rires cascadaient autour d’eux. À deux reprises, Troxo a saisi le bouclier de son adversaire par les bords et a fait mine de se cacher derrière, retirant ses mains juste avant qu’un coup d’épée ne le soulage de ses doigts. Conscient du ridicule de ce spectacle, Bouos a fini par lâcher ses armes pour essayer d’étreindre le champion arverne. Mais Troxo, plus que jamais, se muait en anguille. Feintes, roulades, entrechats : tout lui était bon pour se dérober. Quand les spectateurs essayaient de le pousser vers le géant, il leur crochait les jambes et les faisait basculer à sa place dans les pattes de Bouos.

À la fin, le colosse, essoufflé, a fini par consentir un rire. Appuyant ses deux mains sur ses genoux, il a éructé :

« Putain, Troxo, tu n’es qu’un pitre ! Tu m’as donné soif, avec tes gamineries. »

Le rouquin a bombé le torse, la lippe gourmande et l’air pas très assuré sur ses pieds.

« Ah oui ? C’est un défi ? Le dernier qui tient debout ? »

Bouos s’est esclaffé, a traité Troxo de tous les noms de soûlaud qu’il connaissait, et ils sont partis boire ensemble.

« Nous avons eu de la chance, a dit Sumarios, qui s’était écarté près de nous. Troxo s’est souvenu des liens d’hospitalité qui le lient à votre mère et à moi. C’est pour cela qu’il nous a sauvé la mise. Désormais, Bellovèse, toi et moi, nous lui sommes redevables. »

Et comme il craignait que notre vue ne ranime la colère de Bouos, il nous a ordonné de rester loin du cercle des champions jusqu’à la fin de la nuit. Cutio nous a entraînés, mon frère et moi, vers le feu où banquetaient les guerriers de Neriomagos. Pour oublier cette mésaventure peu glorieuse, j’ai continué à boire. Aux simples guerriers, les échansons de Tigernomagle servaient de la cervoise, et le mélange avec le vin m’a donné mal au cœur. J’étais vraiment imbibé jusqu’aux yeux. J’ai dû tituber dans un coin sombre pour vomir, contre la roue d’une charrette.

Cela n’a été qu’en me redressant que je me suis rendu compte que je n’étais pas seul.