III. L’île des Jeunes

Ils sont arrivés par une matinée de printemps. Nous les attendions sur le pas de notre porte. Ségovèse était debout à gauche de ma mère, et moi, je me tenais sur sa droite.

L’air empestait le désastre. Remonté des bords du fleuve, au bas de la ville, un tonnerre de cuivres célébrait le meurtre en marche. Ces sonneries rauques ne suffisaient pas à couvrir les gémissements, les sanglots et les cris d’épouvante poussés dans tous les quartiers d’Ambatia. Le ciel était bouché de fumées. Des cendres dérivaient dans l’atmosphère aride, tels des flocons grisâtres. La cour était vide. La panique avait éparpillé çà et là, sur l’aire de terre battue, une jarre brisée, des roues récemment charronnées, une barrique renversée. Derrière nous, la grande maison béait, ses portes ouvertes sur une pénombre désertée.

Trois cavaliers sont entrés dans la cour. J’ai surtout vu leurs jambes, qui pendaient de part et d’autre de la panse des chevaux. Sous l’étoffe bariolée des braies, j’ai deviné les muscles des cuisses, barrés par la chaîne de suspension du fourreau. Ils portaient des épées. Il s’agissait de héros bituriges.

Trois cavaliers sont entrés dans la cour, en présentant le flanc droit. C’était étrange, ils honoraient la maison. Ils honoraient ma mère, dont je serrais la main de toutes mes forces d’enfant. Je devinais la présence de mon frère, de l’autre côté des jupes maternelles. Il était petit. Il pleurait. Il croyait que les Bituriges venaient nous tuer. Moi aussi, j’avais envie de pleurer. Ces trois guerriers ressemblaient à mon père quand il revenait du combat : ils avaient la même force, ils sentaient la sueur équine, la graisse dont ils enduisaient leurs lames, des effluves de cuir et de bière. Des torques d’or brillaient à leur cou. Des têtes coupées étaient accrochées au poitrail de leurs montures, avec les phalères de bronze ajouré.

Les montures celtes sont de petite taille ; les têtes tranchées se trouvaient à ma hauteur. Je les ai dévisagées, et certaines m’ont rendu un regard morne. Elles étaient déjà pleines de mouches, elles avaient saigné sur les genoux et les balzanes des chevaux. J’ai reconnu la plupart d’entre elles : des héros et des soldures de mon père, des gens pleins d’appétits et de joie, des familiers de la maison. D’un autre côté, ce n’étaient plus vraiment eux. Finalement, ces trophées ne paraissaient pas si horribles que ça ; ils ressemblaient un peu à la tête du cochon une fois qu’on l’avait tué.

Les cavaliers bituriges ont arrêté leurs chevaux à quelques pas. L’un d’eux était un vrai géant : ses pieds traînaient presque à terre. J’ai frissonné dans la brise torride soufflée par l’incendie.

« Bonjour, Dannissa », a dit l’un des héros.

Je lui ai trouvé un accent étrange et une voix rocailleuse. Je ne pratiquais encore que le dialecte des bords du Liger, je n’étais pas habitué au parler du Gué d’Avara. J’ai serré l’index et le majeur de ma mère aussi fort que j’ai pu : j’avais peur de ce qu’elle pouvait répondre.


La veille, quand était arrivée la nouvelle de la défaite de l’armée turone, ma mère nous avait fait amener dans sa chambre, Segillos et moi. Elle nous avait assis sur son lit, dans la pénombre douce de la pièce du haut ; elle nous avait caressé les cheveux avec une tendresse solennelle, ses yeux brillant d’une détermination âpre. J’avais vu le poignard nu, posé sur son coffre, et j’avais deviné. Mais mon frère, trop jeune, ne comprenait pas vraiment ce qui se passait. D’un ton plaintif, il avait demandé :

« C’est fini ? Papa va venir nous chercher ? »

Cette niaiserie avait fendu le cœur de ma mère. Elle avait pris Segillos dans ses bras, elle l’avait étreint à l’étouffer et sangloté dans son cou. À l’époque, je n’aimais pas trop Segillos : je le trouvais trop petit, bêlant et rapporteur, et j’en étais un peu jaloux. Mais ce jour-là, je lui avais été reconnaissant de sa bêtise. En le serrant sur son cœur, ma mère avait oublié le couteau.


Aussi je craignais fort ce qu’elle allait répondre aux champions bituriges. Ce qu’elle n’avait pas eu le sang-froid d’accomplir la veille, elle allait peut-être le chercher sous le fer de l’ennemi.

Elle a pincé les lèvres, refusant de répondre au héros. Ses yeux glissaient sur les têtes coupées, et elle reconnaissait elle aussi ces visages amis, qu’elle avait coutume de nourrir dans la maison de mon père.

« Ambigat nous a chargés de nous occuper de toi et de tes fils, a repris le Biturige à la voix rocailleuse.

— Il est trop lâche pour le faire en personne ? a relevé ma mère.

— Avec Comargos, il traque le gutuater. Il cherche à tuer le mal à sa racine. »

Ma mère a ri avec dédain.

« Vraiment, Segomar ? C’est un meurtrier comme toi qui parles de chasser le mal ? »

Mon frère a redoublé ses pleurnicheries. L’arrogance maternelle l’effrayait dans ce climat de catastrophe. Moi, je luttais contre le désir de me blottir contre le flanc de ma mère et de la supplier de se taire. Alors, j’ai enfin levé les yeux vers les champions ennemis.

Celui qui parlait était lourdement armé. Son torse étincelait, couvert par une cuirasse de bronze ouvragé, dont le collet légèrement rehaussé lui protégeait également le cou ; son casque conique, étiré en une longue pointe de fer, sabrait les airs au moindre mouvement de tête. Ses yeux très clairs, braqués sur notre mère, n’exprimaient rien sinon le plus complet mépris pour les deux vermisseaux qui la flanquaient.

C’est le regard du géant qui a croisé le mien. Dans ce visage lourd, où la sueur avait fait couler la peinture autour des croûtes noirâtres, j’ai deviné un vide bestial, plus effrayant encore que son énorme carrure et ses armes ensanglantées. Cela m’a tellement glacé que j’ai baissé le nez, sans faire attention au troisième cavalier.

« Garde ton fiel, Dannissa, a dit le héros cuirassé. Tu n’as plus le pouvoir de persifler. »

Et il a ajouté quelque chose d’horrible, quelque chose de si monstrueux, prononcé avec une telle indifférence, que je n’ai pas compris d’entrée ce qui me tombait dans l’oreille.

Il m’a semblé entendre : « Bellovèse est mort. Un coup de lance l’a tué. »

C’est ce dont je me souviens, même si cela paraît absurde, parce que je me tenais là, à Ambatia, à côté de ma mère. Le héros biturige ne pouvait énoncer pareil propos, à moins d’un accès de prescience prêté par un dieu cruel. Il est possible, à la vérité, qu’il ait dit autre chose : dans ce cas, il s’agissait d’une nouvelle encore plus affreuse, et ma mémoire se refuse à la délivrer.

Pendant que ma mère se raidissait, le champion a enchaîné sur un ton dépourvu de compassion :

« J’ai une chose à te demander, Dannissa. Est-ce toi qui a poussé Sacrovèse à faire la guerre ? »

Au milieu de ses larmes, ma mère lui a décoché un sourire amer.

« Du fond du cœur, j’aurais aimé te répondre que oui, Segomar. Mais si tu cherches l’artisan réel de cette guerre, c’est la tête de ton maître que tu dois prendre. »

Le héros biturige n’a pas relevé le sarcasme. À l’époque, je ne comprenais pas vraiment l’enjeu de sa question ; il n’a pas insisté pour pousser ma mère à se dédire. Du pouce, il a désigné l’un de ses compagnons.

« Voici le seigneur de Neriomagos, a-t-il dit. C’est lui qui se chargera de toi et de tes fils. »

J’ai jeté un coup d’œil craintif au troisième cavalier. Torse nu, à la fois svelte et musculeux, il saignait par plusieurs blessures dont il se souciait comme d’une guigne. Il m’a paru très farouche, tandis qu’il adressait un regard ombrageux à ma mère.

C’est ainsi que j’ai fait la rencontre de Sumarios, fils de Sumotos.


Il s’agit d’une des deux seules choses dont je me rappelle de ma petite enfance. L’autre souvenir, c’est une chanson que fredonnait mon père quand il m’apprenait à monter. Il me hissait en croupe devant lui, et j’appuyais mon dos contre son ventre quand le cheval partait. Je sens encore sa main chaude sur ma tête et mes épaules, j’entends sa voix rassurante qui m’enveloppe. Mais j’ai beau me creuser la tête, je ne parviens pas à revoir son visage. Mon père est parti trop tôt. Il est le premier de ceux dont les traits se sont effacés de ma mémoire.

Je vois bien que tu me considères d’un œil perplexe. Je te parle de ma blessure à Uxellodunon, et le moment d’après, voici que je t’entretiens de mes souvenirs d’enfance. Tu dois te dire : ce Celte est fou, ce qu’il raconte n’a ni queue ni tête ! Détrompe-toi. Je ne divague pas. Ce que je te rapporte, c’est ce que j’ai vu à Uxellodunon.

Un druide m’a rapporté que vous autres Hellènes, la mort vous fait peur. Votre au-delà est un séjour de tristesse et d’oubli ; cela explique d’ailleurs votre façon de vous protéger quand vous combattez. Mais vous vous trompez. Le monde qui nous attend après la mort, nous l’appelons l’île Heureuse ou l’île des Jeunes. Quand je suis tombé sous une lance ambrone, j’ai compris pourquoi nous l’appelons ainsi. Car la première chose que j’ai vue quand mon esprit s’est échappé hors de mon corps, c’est ce que je viens de te raconter : mon plus vieux souvenir d’enfance.


Notre lien de parenté avec le haut roi Ambigat nous a valu la vie sauve. Mais il ne voulait pas de nous au Gué d’Avara, et encore moins à Ambatia. La valeur du douaire de ma mère, il l’a donnée à Sumarios ; en échange, le seigneur de Neriomagos a cédé à ma mère un de ses domaines, Attegia. Le pays de Neriomagos, proche du royaume arverne, se trouvait fort éloigné de la capitale biturige, et plus encore du territoire turon. Ambigat nous épargnait, mais il nous condamnait aussi à l’exil.

Lorsque je pense à mon enfance, c’est Attegia, bien plus que la ville turone, qui me revient à l’esprit. Je revois le talus vert et la grosse palissade, les longs toits de chaume de la maison et des communs, le terre-plein boueux, troué de flaques, labouré par les sabots de nos vaches. J’ai encore dans l’oreille l’aboi monotone de nos chiens, les soirs d’hiver, quand la silhouette encapuchonnée d’un visiteur apparaissait dans le chemin creux, à la lisière.

Je devrais taire mon enfance. Pour un guerrier celte, il est indigne de parler de l’âge de sa faiblesse. Pour l’homme libre, c’est une honte de croiser ses enfants lorsqu’il porte les armes ou lorsqu’il sacrifie aux dieux ; ces petits roses et fragiles lui rappellent qu’il fut un temps inachevé, qu’il fut un temps incapable de soutenir le regard de l’ennemi, qu’il ne fut un moment qu’une matière brute, minerai à brûler et à fondre. Comme tous mes compagnons, j’ai renié mon enfance, avant même d’avoir atteint l’âge adulte. J’ai lutté contre mon enfance. J’ai passé mon existence à la combattre.

Et voici qu’au détour de l’âge, je suis surpris par un sentiment étrange, une émotion assoupie. Souvent, je revois Attegia. Je revois l’écume dorée des lopins de millet et d’épeautre ; je revois l’agitation des porcs noirs, à moitié sauvages, vaguant dans les sous-bois ; je revois notre troupeau allant boire dans l’étang d’un pas paisible. Aujourd’hui encore, le feu qui réchauffe la grande salle de mes banquets me renvoie à la lueur chaude du foyer maternel ; la puanteur du purin sur le marché de ma capitale me ramène au parc à bétail blotti contre la palissade d’Attegia ; les effluves puissants de vieille urine et de métal brûlé du quartier des artisans restent associés à la pénombre du petit atelier de Dago, le bronzier de ma mère.

Chez nous, les vieux sont rares. Les gens de peu ne vivent guère, fauchés par la maladie ou usés précocement par le travail ; guerriers et nobles trouvent une fin rapide sous le fer ennemi ; les femmes meurent souvent en couches. Mais chez les quelques anciens qui nous restent, j’ai souvent observé cette complaisance étrange pour le passé, pour les souvenirs d’enfance. Comme si le regard de l’homme suivait la trajectoire d’un javelot : il s’élève loin du sol natal quand il affirme sa jeunesse et sa force, puis il fléchit insensiblement à mesure que l’élan vital s’épuise. Pour moi, l’élan s’épuise. Je suis encore très haut, tendu dans la trajectoire meurtrière qui me mènera au cœur de la phalange ennemie. Mais je ressens les premiers vertiges, l’inclinaison de la feuille de fer, la séduction de la terre grasse où je viendrai interrompre enfin ma course, mon ivresse, le lot contradictoire de mes appétits et de mes incertitudes.

Et le signe, il vient de mon passé. Me voici, comme les anciens, soudain entêté de la lumière fraîche, des saveurs intactes, des émotions simples de l’enfant que j’ai été. Parfois, au milieu du vacarme du festin ou du chahut de la chasse, à mon insu, j’attrape le regard fixe et l’expression lointaine du voyant. Mes ambactes et mes héros évitent alors de m’adresser la parole, imaginant sans doute que je contemple ce qui n’est pas accessible aux mortels, que je perçois une dimension cachée de ce monde, l’avenir des tribus ou le visage de ma propre mort. Ils ont raison. Je voyage vers l’île des Jeunes. Je rêve à mon enfance. Au fond de cette terre brûlée, mon cœur endurci à toutes les guerres, je retrouve un jeu du vent et du soleil dans le feuillage du noisetier d’Attegia ; je me réchauffe au sourire d’Icia, l’esclave qui fut mon premier amour ; je respire l’air coupant de givre des aubes d’hiver sur le vivier qui bordait la palissade. Par quelle magie tous ces instants enfouis me reviennent-ils, à l’improviste, au détour d’une gorgée de vin, du rire d’une fille, d’un matin froid ? Le temps, pour moi, suit la trajectoire du javelot et préfigure le corps que j’aurai demain : il se courbe.

Je suis comme tous les déplacés : j’apprends le délice amer de la nostalgie.

Certes, je suis roi, je suis victorieux, je suis bâtisseur. Certes, j’ai gagné de haute lutte les contrées occupées par mes tribus. Mais au fond de moi, je ressemble beaucoup aux peuples qui ont fui devant mes guerriers. Je ne suis pas de la terre où m’a mené ma course. Mon vrai pays, c’est celui qui m’a formé et que je porte dans le cœur. Ce royaume où j’exerce mon autorité n’est qu’un édifice taillé à la mesure de mon ambition. Ce n’est que le cadre de ma majesté. Mon vrai pays, c’est celui où j’ai été faible avant de devenir fort, c’est celui où j’ai rêvé avant de régner, c’est celui où j’ai vécu avant de gagner le royaume où je mourrai. Mon vrai pays, c’est ma jeunesse, perdue au détour d’un col ou d’un méandre, derrière moi. Quand je contemple les collines, les bois, les rivières de cette terre, d’autres images se superposent au paysage, et je ne puis reconnaître la nature de l’ivresse qui me grise. Orgueil, nostalgie ? La frontière n’est pas nette, en moi, entre le conquérant et l’exilé.

La terre que je porte dans mon cœur, c’est une région de champs étroits, où l’ivraie et le chardon se mêlent à l’épeautre et à l’engrain. C’est une région de rivières douces, qui s’alanguissent dans des lits de cailloux blancs en été, qui roulent des tourbillons sombres sur les berges et les prairies lors des crues d’hiver. C’est un pays de pâtures grasses, de fondrières fleuries, de ruisseaux vagabonds, de forêts enchevêtrées où le jour perce en ondées dorées.

J’ai toujours l’amour du pays d’où je viens. En ce sens, je suis comme tous les déplacés.

Sous un certain jour, ma coupe est même plus amère que celle du vaincu. Sauf à courir au-devant de sa mort, l’exilé ne peut retourner sur ses pas. Son chagrin est net : il est issu de la rupture, de l’interdit, de la perte. Il doit faire le deuil de son pays, et le deuil est une souffrance noble. Il sépare l’anecdotique de l’essentiel, le grossier du pur, la laideur de la beauté. Il permet l’épure des disparus, la reconstruction du passé. L’exilé pleure ainsi un pays qui gagne toujours plus en beauté et en simplicité à mesure que le temps file. Mais moi, je ne suis plus un réfugié. Je n’ai pas fui, j’ai pris. Je n’ai pas cédé, j’ai soumis. La terre de mon enfance ne m’est plus interdite. J’en conviens, elle m’est fermée, car mon retour et celui de mes héros provoqueraient un grand désordre ; mais je sais briser ceux qui s’opposent à moi. À la tête de mes ambactes, je pourrais franchir les montagnes, remonter le grand fleuve qui roule vers ta ville, couper dans le Cemmène, balayer les nouveaux maîtres du Gué d’Avara. La terre pour laquelle je soupire, je pourrais la retrouver, je pourrais même la reprendre. La savoir à ma portée, à quelques saisons de marche, à quelques étés de guerre, suffit à brouiller mes sentiments. La douceur d’Attegia, la richesse du Gué d’Avara, je les sais largement embellies par la distance. Y revenir ne serait qu’un nouvel exode, une autre chimère poursuivie dans le tumulte des festins et des mêlées, un simple refrain dans la banalité héroïque. Y revenir, ce serait retrouver des étrangers là où jouaient des enfants, des sépultures là où vivaient des amis. Y revenir, ce serait m’exposer à embrasser moins de lumière que dans la mélancolie ; ce serait me soumettre à la désillusion vulgaire du réel.

Je sais donc que la terre où je suis né, où j’ai grandi, où je suis devenu Bellovèse, je sais que cette terre n’existe pas vraiment. C’est un monde un peu à côté, le produit d’une mémoire qui s’érode, de sens jadis aiguisés, maintenant fatigués. Mes racines ne sont guère plus solides que le rêve. Je sais que ma nostalgie est un mensonge. Mon pays d’enfance n’existe plus en ce monde ; mais il m’attend, de l’autre côté, dans l’île des Jeunes.


Du long voyage qui nous a menés d’Ambatia au pays de Neriomagos, je n’ai que quelques souvenirs. Ils se mélangent avec ceux d’autres périples, en particulier la grande migration vers les Montagnes Blanches. Au cours de notre départ en exil, nous sommes restés terrés dans un chariot, pour échapper aux brutalités des vainqueurs. Puis, quand nous avons quitté l’armée biturige, nous avons commencé à respirer.

Au pas lent des bœufs, il nous a probablement fallu une lune pour gagner Attegia. Pour mon frère et pour moi, c’était le plus grand voyage de notre courte vie. Nous étions des enfants : pour nous, ce périple a pris une autre pente que celle suivie par notre mère. À ses yeux, chaque lieue parcourue confirmait sa déchéance : aux nôtres, chaque journée éloignait un peu plus le chagrin et la peur éprouvés à Ambatia. Côte à côte, secoués par les mêmes cahots, nous suivions des parcours contraires. Ma mère sombrait dans le deuil et la rancune ; nous reprenions notre souffle.

À l’époque, Sumarios nous effrayait. Nous redoutions sa présence ; ses paroles, rares et brèves, nous faisaient trembler. Les têtes accrochées à l’encolure de son cheval pourrissaient et faisaient planer autour de lui une odeur de mort. Mais cet ennemi nous avait aussi gardé des violences de ses compagnons quand nous avions quitté Ambatia. Au cours du long voyage vers Attegia, il n’a jamais levé la main sur nous. Insensiblement, nous nous sommes accoutumés à cet étranger effrayant. Nous le craignions, il nous protégeait. Il était inévitable que, tôt ou tard, nos sentiments devinssent confus. Toutefois, cela s’est opéré lentement, selon un dessein qui nous échappait à tous, car ma mère a commencé par haïr Sumarios, et car Sumarios avait déjà une épouse et des enfants.

D’emblée, Attegia nous est apparu comme un havre un peu magique. Enclavé dans les grands bois de Senoceton, ses basses terres baignées par les étangs de Cambolate, le domaine somnolait, préservé des périls du monde. Le talus de son enceinte était envahi de fougères, du lierre s’entortillait sur la palissade. Si les communs étaient habités par quelques paysans et un couple d’artisans, la maison de maître, quant à elle, n’était jusqu’alors occupée que quelques jours par an, lorsque Sumarios venait inspecter les troupeaux ou percevoir ses fermages. Quand nous y sommes entrés pour la première fois, la grande hutte respirait une atmosphère de grenier. La porte résistait un peu, avant de délivrer une fraîcheur obscure. Des toiles d’araignée drapaient les poteaux ; le foyer sentait la cendre mouillée. Sous le trou à fumée, de vieux nids d’hirondelles s’accrochaient aux plus hautes charpentes. Aussitôt, Segillos et moi, nous avons deviné l’esprit de la maison, qui nous a effleurés de sa bienveillance assoupie.

Soucieuse d’afficher son rang, ma mère a vite donné du lustre à cette demeure vermoulue. Elle a d’abord réquisitionné Ruscos, un homme de peine, pour chauler les murs ; quelques mois plus tard, elle les a fait peindre par le vieux Suobnos, qui a décoré l’intérieur de couleurs vives et de figures improbables. Ayant attaché à son service Taua, une veuve du pays de Neriomagos, ainsi qu’Icia, une fillette qu’elle avait sauvée à Ambatia, elle a transformé une partie du logis en atelier. Un métier à tisser a été posé dans le coin éclairé par l’embrasure de la porte, et inlassablement, les femmes de la maison ont filé et tramé des étoffes aux armures variées. Selon nos ressources et selon les saisons, elles travaillaient le lin, l’ortie, la fougère et la laine. Avec du feutre et de beaux lés de laine, les femmes ont confectionné des matelas, des plaids et des couvertures ; Ruscos a façonné une table basse et des cadres de lits. Nous avons ainsi rapidement disposé de meubles qui servaient de banquettes le jour, de couches la nuit. Plus tard, ma mère et ses servantes ont tissé de grandes tentures qui ont fermé des alcôves au sein de la vaste pièce. Près du foyer, rapidement doté de chenets de fer, se trouvaient nos cuivres. Dans le coin le plus frais étaient alignés paniers et jarres, qui embaumaient la noisette, la pomme et le sureau.

Au fond de la cour, au-delà du noisetier, derrière les greniers et l’étable, se trouvait une autre hutte qui est devenue très vite une seconde maison pour Segillos et moi. Il s’agissait de la demeure de Dago et de Banna. Dago maîtrisait l’art du bronzier, et une large partie de son logis était consacrée au travail du métal. La hutte, assez longue, s’adossait au talus de la palissade ; l’arrière du bâtiment était donc à demi enterré. La construction comportait deux pièces. Celle de devant était plus lumineuse que notre propre halle, car elle était aérée par une porte à double battant que Dago laissait ouverte quand il travaillait le métal à froid. À gauche se trouvait l’atelier, avec ses outils et sa limaille éparpillés sur une table basse ; à droite se serraient les lits du couple et de leur dernier fils, Acumis. Une petite embrasure ouvrait sur la pénombre de la pièce du fond, mystérieuse comme une cave. Là se trouvaient les fours où Dago fondait la cire, cuisait les moules et coulait les alliages. Quand l’étain et le cuivre entraient en fusion, ce réduit obscur se parait d’éclats rougeoyants et soufflait une haleine de fournaise. Mon frère et moi, nous étions envoûtés par ce sortilège de feu et de ténèbres, et nous étions fourrés plus souvent qu’à notre tour chez le bronzier.

La petite communauté d’Attegia vivait retirée et paisible, et Segillos et moi, nous en étions les merveilles. Nous nous sommes coulés dans cette vie comme la truite dans son ruisseau. Certes, nous étions dépossédés, privés de père et d’avenir ; mais la perte nous avait rapprochés de notre mère. En tant que reine, elle avait eu peu de loisirs à nous consacrer ; désormais, nous vivions dans ses robes et elle cherchait une consolation dans nos tendresses. Sa tristesse nous dispensait des douceurs teintées d’amertume : nous en profitions avec un opportunisme insouciant. Les braves gens d’Attegia, qui plaignaient les pauvres orphelins, nous passaient la plupart de nos caprices. Notre malheur avait fait de nous le nombril d’un monde minuscule, d’un pays taillé à notre mesure. Vraiment, nous y avons été heureux comme des rois.


Quand nous étions encore très jeunes, nous passions notre temps fourrés dans les jambes des adultes. Nous jouions avec les pesons de terre cuite lorsque notre mère travaillait à son métier à tisser ; Taua partait-elle à la traite, nous chicanions dans ses jupes pour savoir qui goûterait le premier au lait tout chaud ; nous gâchions la cire de Dago en façonnant des bonshommes et des colombins. Quand nous devenions insupportables, on nous envoyait voir ailleurs, et de proche en proche, nous faisions cinq ou six fois le tour de la maisonnée.

Certains se montraient plus patients avec nous, comme Ruscos, Dago et Banna.

Ruscos ne nous cajolait guère, et nous parlait même rarement ; il tolérait notre compagnie comme celle de chiens un peu folâtres. Ce gaillard taillé en force, lent et simple, sortait souvent dans la campagne pour couper du bois, curer un fossé ou réparer une clôture. Le nez au vent, nous musardions autour de lui. Il œuvrait à de rudes besognes sans nous accorder d’attention, si dur à l’ouvrage que nous nous lassions de nos jeux avant qu’il ne manifeste le moindre signe de fatigue ; il ne se mettait à aboyer que si mettions du désordre dans ses outils. Quand il s’octroyait une pause, il partageait son pain, son fromage et sa corma avec nous. Il contemplait le parc à bétail réparé, les grumes prêtes au débardage, et il grommelait : « En voilà un fourbil ! On a bien buzoqué. » C’étaient parfois les seuls mots qu’il prononçait dans la journée. Quand nous rentrions à la maison, nous les répétions fièrement.

Dago et Banna nous accueillaient toujours à bras ouverts. Quoique leur fils, Acumis, ait eu à peu près notre âge, les artisans nous semblaient beaucoup plus vieux que notre mère, et nous les voyions un peu comme des grands-parents. Nous ne rations pas une coulée de métal ; si nous étions sages, Dago nous permettait même d’actionner un soufflet, mais cela ne durait jamais bien longtemps car nous nous chipotions la place. La fonte n’était toutefois qu’une étape dans la joaillerie ; la plupart du temps, le bronzier occupait son établi dans la pièce de devant. Il brisait les moules de terre cuite, ébarbait les coulures, frottait interminablement fibules et rouelles au polissoir. La percussion syncopée du marteau, la râpe stridente des limes tintait sa musique répétitive et familière, qui chantonnait dans la cour d’Attegia.

Banna nous choyait avec des tendresses de mère-grand. Cette femme chenue ne passait pas une journée sans nous distribuer des douceurs – un peu de miel sur une galette, une poignée de prunelles, du sirop de sureau. Nous aimions ses mains usées, toute rêches de cals, sa voix chevrotante, son odeur de limaille et de baies. Enfants que nous étions, nous trouvions normal d’être ainsi gâtés, et nous ne percevions guère la tristesse nichée dans les sourires de la brave femme.

Banna sortait souvent du clos d’Attegia. Les fours de son mari dévoraient beaucoup de bois, et elle allait quotidiennement fagoter ses cotrets sur les lisières. Quand ma mère et Taua avaient du fil à teindre, elle se chargeait également de la cueillette des herbes tinctoriales. Elle arrachait des fougères et des orties sur notre talus, ou vagabondait le long des haies en quête de gaillets et de pousses de sureau. Nous aimions à l’accompagner dans ces promenades, et nous en revenions chargés de larges brassées. Parfois, quand elle faisait du petit bois, elle apportait une jatte de lait et quelques épis d’épeautre qu’elle abandonnait à l’orée. Elle se recueillait un moment devant cette offrande, en fouillant les sous-bois du regard. Nous devinions alors chez elle un chagrin profond et informulé. Quand nous lui demandions à qui elle abandonnait ces provisions, elle restait évasive. Elle laissait entendre qu’il y avait des habitants dans la forêt et qu’il valait mieux vivre en bon voisinage avec eux. Si nous manifestions de la curiosité, elle nous gourmandait et nous faisait jurer de ne pas nous aventurer seuls sous les arbres. Elle murmurait qu’au fond des futaies se trouvait un bosquet horrible, où les branches ployaient sous le poids des pendus. Le gardien, à ses dires, était un forestier sournois et cruel.

Nous connaissions pourtant un habitant du bois de Senoceton, et nous lui faisions fête quand il se présentait à notre porte. En fait, il arrivait toujours à l’improviste : nous le retrouvions endormi dans la chaleur des bêtes de l’étable, ou nous entendions sa voix sonore plaisanter avec Banna dans la cour, à moins qu’il ne se trouvât au matin accroupi devant notre feu, à l’intérieur même de notre maison. Il avait le jarret maigre, les ongles noirs et la peau boucanée des coureurs de chemin. Sa tignasse emmêlée de brindilles, sa barbe broussailleuse et ses nippes malpropres dégageaient un fumet douteux, où se mariaient des suées refroidies et des respirations d’humus. Ses visites étaient intéressées : il venait poussé par la faim et il dévorait avec un appétit prodigieux. Cependant, nous accueillions toujours avec joie ce va-nu-pied, parce qu’il s’agissait de Suobnos.

L’homme était un peu fou, mais nous le considérions avec déférence car c’était un don de double vue qui rendait son comportement fantasque. Parfois, nous le voyions chasser l’esprit du grain en battant des bras dans nos lopins ; il ne manquait jamais de témoigner de grandes marques de respect au noisetier de la cour et devisait souvent avec des fantômes. Quoiqu’il vînt surtout pour s’empiffrer et lézarder au coin du feu, il lui arrivait de trahir des savoirs mystérieux. Il retrouvait à coup sûr les objets égarés ; il suffisait de lui offrir un quignon de pain, et avec un rire, il révélait l’endroit où tu avais oublié ton sayon ou égaré tes outils. S’il se trompait parfois sur l’identité de ses hôtes, c’était toujours suivant la même pente : il confondait le nom de son interlocuteur avec celui d’un de ses parents, parfois d’un grand-parent, voire d’un aïeul plus ancien. En revanche, il ne perdait jamais la notion du temps. De façon étonnante, il connaissait toujours avec précision le jour et le mois courant, souvent mieux que nous. Cela peut te paraître bizarre, mais sache que notre calendrier est complexe, les druides ayant institué des années aux durées variables, entre douze et treize mois, fixées selon les lustres et les siècles. Comment s’y prenait-il pour ne jamais se tromper d’un jour, dans sa vie de sauvageon ? J’imagine que son lien avec la lune et les comptines obsédantes qu’il fredonnait lui fournissaient des repères.

S’il se montrait souvent goinfre et paresseux, à l’occasion, Suobnos pouvait aussi faire montre d’un grand talent. Comme je te le disais, c’est lui qui avait peint l’intérieur de notre maison. Sur un enduit de chaux et de paille pilée, il avait représenté de longues figures fluides, en constante métamorphose. Ses couleurs, obtenues à partir de sang de bœuf, de terres argileuses et de charbon de bois, se déployaient en un flot rubéfié dans la pénombre des recoins ; le feu leur donnait une vie vacillante, et l’on entrevoyait des rangées de guerriers en marche, des chars aux roues solaires, le flux sinueux de serpents-béliers ondoyant comme des rivières, des géants hiératiques aux têtes alourdies de bois de cerfs. Comme il aimait notre compagnie, à Segillos et moi, il nous suivait souvent chez Dago. Parfois, la fantaisie lui prenait de seconder le bronzier. L’artisan acceptait son aide avec gratitude : si Suobnos entretenait le feu du fourneau, le bronze qui y était fondu prenait ensuite l’éclat de l’or ; si le vagabond frottait une fibule avec un polissoir, l’épingle gagnait la délicatesse d’une ramille ou d’une étamine.

Toutefois, le vieux paresseux ne faisait que rarement étalage de ses qualités. Quand il descendait chez nous, il vivait quelque temps à nos crochets ; il mangeait comme quatre, vidait nos tonneaux de corma, lutinait la vieille Taua par taquinerie et partageait nos jeux les plus turbulents. Pourtant, tous l’aimaient bien, y compris les travailleurs durs à la tâche. Ses pattes d’oie plissées de rire, ses facéties, son charme pouilleux, tout chez lui excitait la sympathie avec une inexplicable facilité. Même ma mère lui passait tout. Il faut dire que, de tous nos visiteurs, il était le seul à l’appeler «Grande Reine». Il le faisait sans ironie ; au contraire, quand il employait ces mots, il prenait un ton moins narquois qu’à l’ordinaire, et un soupçon de dignité affleurait sous les hardes du crève-la-faim.


Sans se montrer aussi cérémonieux que le vagabond, un autre visiteur témoignait du respect à ma mère. Il s’agissait de Sumarios.

Le seigneur de Neriomagos passait de temps à autre. Au début de notre vie à Attegia, mon frère et moi, nous filions nous cacher derrière une haie ou au fond de la maison dès que nous apercevions sa silhouette et celle de Cutio se profiler dans le chemin creux. Quant à ma mère, elle le recevait avec froideur.

Sumarios ne s’en formalisait pas. Ses visites, la plupart du temps, étaient courtes. Il s’assurait que ma mère ne rencontrait pas de difficultés dans l’exploitation du domaine ; il la renseignait sur les filouteries que pratiquaient certains pâtres, lui offrait les services de ses reproducteurs pour la saillie de ses vaches ou de ses juments, l’avertissait du passage de ferronniers à Neriomagos si elle voulait se procurer du métal. Pendant que ma mère se montrait distante, les gens du cru accueillaient avec plaisir le héros biturige. La plupart d’entre eux avaient été au service de sa famille ; Dago et Banna avaient longtemps vécu à Neriomagos, et leur fils aîné possédait son atelier dans les communs de Sumarios. Même s’ils dépendaient désormais de ma mère, ils étaient restés en bons termes avec leur ancien maître. Ils disaient que Sumarios, comme le vieux seigneur Sumotos, s’était montré juste avec eux, et ils continuaient à lui témoigner une grande loyauté. L’affection que ces braves gens portaient au héros a progressivement émoussé nos réserves. Au bout d’un an, Segillos et moi, nous allions l’accueillir comme une vieille connaissance. En retour, il nous traitait avec bienveillance ; il nous installait sur son cheval, il nous offrait des javelines pour nous entraîner à la chasse, et même, un printemps, il nous a apporté un couple de chiots pour garder la maison. Au bout de quelques années, à nos yeux d’enfants, il était devenu une sorte d’oncle.

Ma mère a d’abord considéré d’un mauvais œil cette familiarité croissante. À peine Sumarios avait-il le dos tourné, elle nous reprenait. Elle rappelait que cet homme était un valet du haut roi : ses visites étaient moins motivées par les convenances que par l’ordre qu’on lui avait donné de nous surveiller. Mais comme nous avions fini par nous attacher à lui, Segillos et moi, nous ne voyions pas vraiment où était le mal.

Sumarios partait plusieurs mois, pendant la belle saison. Il montait alors au Gué d’Avara, en particulier pour l’Assemblée de Lug ; mais il marchait aussi dans les expéditions guerrières du haut roi, et ses longues absences éveillaient chez nous de vagues inquiétudes. C’était en partant au combat que notre père était sorti de notre vie ; confusément, nous redoutions que Sumarios ne s’évanouisse de la même façon. Dans les bourrasques du mois de samonios, quand un jour sombre pesait sur les forêts roussies par l’automne, il finissait par réapparaître au fond de nos prés, flanqué de quelques ambactes. Segillos et moi, nous courions à sa rencontre, nous lui faisions une telle fête que notre mère ne pouvait se départir d’un sourire.

Insensiblement, c’est nous qui l’avons rapprochée du seigneur de Neriomagos. Elle a fini par tolérer qu’il fasse étape chez nous quand il opérait une longue tournée sur ses terres ou voyageait vers le cœur du royaume. Le soir, la présence du guerrier à notre feu emplissait toute la maison. Sa force, son calme, sa bienveillance nous procuraient une impression de sécurité. Il comblait un grand vide.

Avec les ans, alors que nous poussions comme de mauvaises herbes, il s’est mis à nous considérer différemment, mon frère et moi. Il se montrait plus ouvertement affectueux, mais il témoignait parfois un peu de tristesse. À demi-mot, il regrettait que nous restions dans les jupes maternelles ; il nous aurait bien pris en pagerie, même s’il estimait plus digne que nous soyons confiés à des héros de sang royal. Bien qu’il ne l’ait pas formulé, nous comprenions bien que cela était interdit par le haut roi.


De temps à autre, nous recevions également la visite d’un voyageur prestigieux. Quand il circulait entre le royaume arverne et les terres bituriges, Albios le Champion avait pour habitude de faire étape à Attegia. C’était un immense honneur, pour un petit domaine comme le nôtre, d’accueillir un artiste si renommé. Par le passé, Albios avait fréquenté aussi bien la cour du Gué d’Avara que celle d’Ambatia ; à la différence des poètes attachés à une couronne, c’était un barde libre, et il n’avait que faire de la disgrâce dans laquelle ma mère avait sombré. Il l’avait connue princesse, puis reine ; il avait jadis profité de ses largesses ; et puisqu’un bienfait n’est jamais perdu, disait-il, il continuait à la fréquenter dans son exil.

La faveur qu’accorde un barde en s’arrêtant dans une maison est un privilège périlleux. Le musicien est sacré, nul ne peut s’en prendre à lui. Il connaît les charmes qui exaltent et qui flétrissent ; ses éloges apportent la prospérité, ses satires attirent l’opprobre et la maladie. Il faut donc se mettre en quatre pour lui plaire. Or son savoir et son art, quand il s’agit d’un artiste aussi brillant qu’Albios, sont des luxes extrêmement coûteux. Au sein de son ordre, notre hôte occupait une des plus hautes dignités ; où qu’il aille, il avait le droit d’être nourri et logé avec une escorte de douze personnes, et s’il composait une chanson sur commande, il pouvait exiger la valeur de onze vaches en retour. L’amitié d’un tel homme aurait pu s’avérer ruineuse pour notre petit domaine…

Fort heureusement, Albios s’est toujours montré débonnaire avec nous. Sauf en une occasion où il nous a imposés douze invités – mais il menait une intrigue dont je t’entretiendrai bientôt – il arrivait rarement avec plus d’un ou deux compagnons. Il s’agissait généralement d’élèves, parfois d’une jolie esclave, offerte par un protecteur, qu’il gardait quelques mois pour le plaisir. La plupart du temps, il venait seul. Il disait en riant qu’il voyait bien trop de monde dans les villages et les forteresses et qu’il avait besoin de s’aérer en écoutant le babil des oiseaux.

Ma mère attachait un grand prix aux étapes qu’Albios faisait chez nous, aussi exigeait-elle que nous respections parfaitement les usages en sa présence. Du coup, chacune de ses visites possédait un rituel qui en rehaussait l’éclat. Taua offrait de la cervoise à l’invité dès qu’il était entré dans notre cour, et Ruscos se chargeait de son cheval. Même si nous pouvions bavarder avec le musicien, il nous était interdit de l’étourdir de questions tant qu’il n’avait pas partagé notre repas. Ma mère se retirait dans son alcôve ; elle ôtait la robe ordinaire qu’elle portait chaque jour, et ne reparaissait que vêtue de ses plus beaux atours, les bras et les chevilles parés de bracelets, la gorge ornée d’un collier d’ambre. Quand elle s’avançait, métamorphosée, dans la pénombre familière de notre halle, la reine des Turons se manifestait en majesté, et sa splendeur restaurée faisait battre nos cœurs de petits garçons. Quant à Albios, à l’époque, il commençait seulement à grisonner ; bien qu’il fût d’âge mûr, il demeurait svelte et gracieux. Sans qu’il fût beau, son art et son statut lui conféraient un vrai rayonnement. De plus, il était toujours d’une rare élégance : les chefs et les champions qui le recevaient récompensaient royalement ses services avec des parures tissées par leurs épouses. L’hôtesse et son invité paraissaient sortis d’un conte, égarés dans notre maison rustique. Le barde saluait-il ma mère et toute la demeure se mettait à respirer un air de cour.

En l’honneur d’Albios, le repas était plus plantureux qu’à l’ordinaire, et nous le partagions avec tous nos gens. Nous étions ravis de manger en compagnie de Ruscos, Acumis, Dago et Banna, comme au cours des nuits de Samonios ou du festin de Beltinia, et cela confirmait le côté un peu magique de la présence du barde. Ce n’était qu’une fois que l’invité était rassasié que ma mère, enfin, nous permettait de le solliciter à plaisir. Alors s’ouvraient d’interminables veillées, remplies de jeux, de nouvelles, de contes et de merveilles.

On commençait toujours par les potins. Le barde donnait à chacun des nouvelles de parents et d’amis éloignés. Il délivrait souvent des messages qu’il avait appris par cœur, et il mémorisait ceux dont on le chargeait pour ses prochains voyages. Il racontait aussi les derniers événements des royaumes : grandes chasses, alliances, festins, razzias, combats singuliers et duels bardiques, sans négliger les cancans des villages voisins. Il évitait seulement de parler du Gué d’Avara et de la cour du haut roi, qu’il fréquentait pourtant assidûment, car ce sujet déplaisait à ma mère. Parfois, pour donner plus d’emphase à ses nouvelles, il glissait quelques vers au milieu d’une rumeur, il effleurait les cordes de sa lyre pour dramatiser un exploit ou souligner le comique d’une anecdote. Dans les ombres du soir, rapportés par la voix chaude du conteur, le vol de quelques vaches ou la querelle de deux voisins prenaient déjà des accents de légende. Néanmoins, il savait aussi se taire et écouter ; il était à l’affût des menus événements de notre existence, qu’il saurait sublimer ailleurs, dans les veillées à venir.

Quand on avait épuisé les nouvelles, on passait aux divertissements. Albios alternait les chants et les récréations, passant souvent des uns aux autres avec des transitions musicales. À la fin d’une chanson, il reprenait un vers pas trop difficile, et il nous défiait collectivement dans un jeu rimé. Le but était simple : il s’agissait d’établir un dialogue où chaque parti répliquait en respectant l’harmonie du vers initial. Le gagnant était celui qui avait le dernier mot. Présenté ainsi, ce divertissement peut paraître futile ; mais c’est méconnaître la complexité de l’harmonie bardique. Chaque vers se décompose en deux moitiés, qui doivent avoir le même accent et rimer l’une avec l’autre ; le son initial du dernier mot de la première moitié doit rythmer la seconde moitié du vers, en une scansion qui vient se superposer à la rime et à l’accent. Albios avait beau jeu de nous défier sur un tel terrain : la plupart de nos gens avaient l’esprit lourd et ne comprenaient même pas ces règles. Seule ma mère, en raison de son éducation aristocratique, maîtrisait l’exercice, mais elle manquait de pratique. Banna lui apportait parfois une suggestion intéressante. Pendant quelques années, mon frère et moi, nous avons été incapables de participer à ces défis ; et puis, avec le temps, nous avons commencé à nous défendre. L’air de rien, Albios dégrossissait nos âmes ignorantes ; il formait notre oreille, nous montrait l’importance des nombres, nous soufflait des mots nouveaux pour dégripper un vers quand, bon prince, il condescendait à aider l’adversaire.

Même en affrontant la petite assemblée, le barde l’emportait toujours, mais avec élégance. Certes, il lui arrivait de tricher : il lui suffisait de citer un vers tiré d’une chanson pour répondre du tac au tac au mètre un peu boiteux qu’il nous avait fallu laborieusement construire. Toutefois, il réparait ensuite ce tour en nous soufflant la suite du couplet, ce qui nous remettait à égalité. Même lorsqu’il improvisait ses réponses, il mobilisait toutes les ressources de son art. Pour composer dans le vacarme d’un festin ou dans l’urgence d’un duel poétique, les bardes possèdent tout un répertoire de formules qui leur permettent de combiner en un clin d’œil les rythmes, les allitérations et les rimes. Nous ne faisions pas le poids face à sa virtuosité ; pour nous, il s’agissait moins de l’emporter que de soutenir l’assaut le plus longtemps possible. Albios saluait chacune de nos reparties par un compliment, souvent tourné dans le vers qui lui redonnait l’avantage. Seul Suobnos était capable d’affronter sérieusement le musicien sur son terrain ; toutefois, il était rare que le devin soit chez nous en même temps que le barde, et comme il avait la tête un peu évaporée, il se lassait assez vite du jeu et perdait par abandon.

Quand la nuit était bien noire et que le feu baissait, Albios ouvrait enfin son récital. Accompagné de sa lyre, qui modulait tour à tour les voix de la pluie, du vent, du souvenir et du cœur, il racontait les récits fabuleux des héros, des sorciers et des dieux. Il pouvait nous camper une histoire avec la verve du vieux guerrier qui enjolive ses souvenirs, et puis son timbre devenait profond, son élocution déclamatoire, et son récit se muait en un récitatif grave, chargé de mots anciens et de la mémoire de nombreux bardes. Ou bien, au beau milieu d’une péripétie, il interrompait la narration pour laisser la parole à un personnage. Il psalmodiait les imprécations de la magicienne Caruavinda lorsqu’elle avait découvert que le petit Binnis avait goûté au contenu de son chaudron ; il entonnait les supplications de Matrona au moment où le cruel monarque avait fait courir la déesse en gésine contre ses meilleurs chevaux ; il chantait la plainte de Blatuna, à la fin du conte de la Querelle des Oiseaux, quand la femme fleur avait été métamorphosée en chouette pour châtiment de ses fautes. Le barde, à peine visible dans le rougeoiement des braises, devenait alors un enchanteur qui convoquait autour de nous des festins, des armées, des monstres et des divinités. Quand il se taisait, la maison d’Attegia était pleine à craquer de musique, de présences et de drames, et nous avions l’âme transportée par un sentiment plus grand que nous.

Après avoir laissé au silence le temps de parfaire son conte, il concluait la veillée en adressant un compliment rimé à son hôtesse. À chaque visite, il brodait un distique ou un tercet gracieux, qui plaçait ma mère parmi les trois plus belles femmes du royaume, ou les trois plus nobles, ou les trois plus fières… Cet éloge relevait d’un usage convenu de la part d’un barde régalé par un puissant ; toutefois, il revêtait un grand prix aux yeux de ma mère, car son hospitalité modeste ne méritant pas une si belle récompense, c’était en fait l’un des derniers hommages adressés à sa majesté évanouie.

Même lorsqu’il était parti, le barde laissait planer longtemps ses enchantements. Ses récits et chansons peuplaient notre imagination. À l’époque des poulinages, mon frère et moi, nous montions la garde pour empêcher un monstre sorti de l’autre monde de s’en prendre à nos poulains ; dans des sarabandes effrénées, nous vivions la poursuite du petit Binnis par Caruavinda, mimant tour à tour la fuite du lièvre, la course de la lice, les bonds du saumon, les plongeons de la loutre, le vol plané du faucon… Ou bien nous jouions à la guerre des dieux contre le vieux peuple, et nous traînions la massue d’Ogmios, nous faisions vrombir la fronde de Lug, nous balancions nos bras comme les branches des arbres combattants, nous terrassions les serpents-béliers !

Ces fantasmagories s’insinuaient jusque dans notre sommeil. Mes songes chatoyaient de musique, de créatures hybrides, de belles cavalières et d’animaux parlants. Souvent, je perdais le fil au milieu de ces merveilles. Parfois, je saisissais les bribes d’un savoir trop brillant, ou des présages énigmatiques. Très tôt, j’ai fait un rêve étrange et récurrent. Albios était revenu à l’improviste, et il était penché sur ma couche, comme s’il veillait sur mon repos ; mais la pièce où je me trouvais ne m’était pas familière car ses charpentes me paraissaient beaucoup plus hautes que celles de notre maison, et je peinais à reconnaître le barde qui avait pris un sérieux coup de vieux. Pourtant, mon cœur débordait d’allégresse à sa vue, et il m’adressait un sourire que je ne lui avais jamais vu, comme si quelque chose, en moi, excitait chez lui une perplexité étonnée. Il avait un message important à me délivrer, disait-il, mais la plupart du temps, je ne distinguais pas clairement ses paroles. Un seule fois, cependant, quelques mots m’ont frappé sans que je démêle leur sens.

« Tu es dans le royaume des rêves, Bellovèse. Tu ne peux paraître à la cour dans cet état, ça ne se fait pas. Entre les deux mondes, il faut choisir. »


Les saisons passaient dans une sérénité trompeuse. En grandissant, nous nous affirmions turbulents et aventureux. La cour d’Attegia, le parc à bétail et les lopins voisins devenaient un terrain de jeu trop étroit pour deux gamins remuants. Peu à peu, nous prenions notre indépendance, nous partions dénicher des œufs sur les lisières, nous pêchions à la main dans les étangs de Cambolate, nous baguenaudions en direction de la vallée du Nerios, jusqu’aux métairies et aux fermes qui bordaient notre propre domaine. Dans nos maraudes, nous entraînions Acumis, le fils de Dago et Banna, ainsi qu’Icia, la jeune esclave de ma mère.

Nous avons fini par tomber sur les garnements de Neriomagos ; comme nous, ils couraient la campagne, et nous les croisions parfois au bord du Nerios. Ils formaient une bande plus forte que notre petit groupe, et ils ne nous aimaient guère. À leurs yeux, nous n’étions pas du pays ; ils nous appelaient « les Turons », et nous ne pouvions guère nous leurrer sur le mépris que ce nom leur inspirait. Segillos et moi, nous les injurions de bon cœur, et les rencontres dégénéraient souvent en pugilats. Nous étions moins nombreux, Acumis était plutôt poltron ; au début, nous avons avalé notre content de châtaignes. Mais Segillos et moi, nous étions de vraies teignes. Nous nous sommes endurcis. Nous avons appris à frapper à l’improviste sur des isolés, avant de fuir et de revenir à la charge plus tard. Ces tours brutaux sont devenus une petite guerre enfantine, obstinée et méchante, qui nous a valu quantité de plaies et de bosses, et a commencé à nous endurcir.

Peut-être nos empoignades auraient-elles fini par déboucher sur des jeux plus pacifiques avec le temps, quand nous aurions appris à nous connaître. Malheureusement, les enfants de Neriomagos suivaient les fils de leur seigneur, Suagre et Matunos. Et ces deux garçons nous en voulaient, pour des raisons que, dans notre innocence, nous avons mis du temps à comprendre. Suagre et Matunos ne faisaient guère qu’exprimer la rancœur de leur mère ; en un sens, ils nous jalousaient aussi, car leur père s’occupait trop de la maisonnée d’Attegia. Mais pour que j’en prenne conscience, il a fallu qu’éclate un drame domestique.


Je pouvais avoir dix ans. Il faisait nuit, et je m’étais égaré dans les bois. J’avais perdu les autres, même Segillos ; je ne parvenais pas à me rappeler comment j’avais pu échouer au fond de cette futaie, encore moins comment je m’étais laissé surprendre par le soir. Dans un noir de suie, je trébuchais sur des nœuds de racines, je heurtais l’écorce velue des grands chênes. Mon cœur battait très vite. Si je réprimais l’envie d’appeler à l’aide, ce n’était pas par fierté mais parce que je devinais d’autres présences dans cette forêt.

Au-dessus de moi, les branches grinçaient. Je percevais le gémissement de cordes dont les torons étaient tendus à craquer. Une odeur forte flottait dans les ténèbres, et je n’osais lever les yeux vers les sacs informes, suspendus à la ramée, qu’une lune rognée dessinait vaguement. Parfois, quelques asticots se prenaient dans mes cheveux ou dégringolaient sur mes épaules. À quinze ou vingt pas, perdu dans l’obscurité, un marcheur froissait les broussailles sous un pas lourd. D’une voix incroyablement profonde, il marmonnait des mots que je comprenais mal, peut-être : « Il est temps, il est temps… » Ce timbre sépulcral me remplissait de panique ; je cherchais à le fuir, mais j’étais enfermé dans une boucle de nuit et d’impuissance, et tous mes efforts demeuraient vains.

D’autres bruits sinistres animaient le sous-bois. Des grognements gloutons résonnaient dans les ténèbres, aussi bruyants qu’un troupeau de porcs menés à la glandée. Je tremblais d’échouer dans quelque bauge bourbeuse, grouillante de mufles et de crins. Il n’y avait pourtant pas de fondrière dans ce bosquet obscur, mais çà et là, je manquais tomber dans des fosses ouvertes entre les racines. Au fond de leur vertige de terre crue, un éclat de lune jaunissait des ossements de chevaux. Le sacré s’insinuait partout en longs reptiles d’horreur, et je suffoquais de la peur du noir comme de celle de voir.

Le marcheur s’est approché de moi, j’ai senti son souffle chaud sur ma nuque.

« Il est temps, il est temps, grondait-il d’une voix souterraine. Il est temps de faire couler le sang. »

Je me suis réveillé, le cœur battant à tout rompre.

J’ai ouvert les yeux sur l’obscurité familière de la maison. À côté de moi, j’entendais la respiration paisible de Segillos, plongé dans un profond sommeil. Par-dessus le rideau qui fermait notre alcôve, je discernais le halo rougeâtre que diffusait le foyer sur le point de s’éteindre. Il animait les ombres de la charpente d’une arborescence indécise. Pourtant, dans ce cadre rassurant, le rêve persistait, avec une réalité qui n’a fait qu’accroître mon angoisse. Au milieu des odeurs domestiques de bois sec, de feu, de laine fraîche et de sureau flottait un relent d’étable ; quelque part, à l’intérieur même des murs, grognaient des bêtes.

La tête encore lourde de forêts, j’ai quitté le nid chaud du lit, j’ai tiré la courtine. Enroulée dans des couvertures, une silhouette d’homme dormait près des braises du foyer. Cela m’a surpris, et puis j’ai reconnu Cutio ; je me suis rappelé que le soldure et son maître avaient fait étape chez nous la veille au soir. La présence des guerriers aurait dû me rassurer ; pourtant, une réserve honteuse m’a empêché de réveiller le cocher. Le rêve qui hantait la demeure avait je ne sais quoi d’indigne, et j’ai craint de le partager avec un étranger.

Le murmure de gémissements et de halètements provenait de l’autre bout de la salle, là où se trouvait la couche de ma mère. J’ai traversé la maison à pas de loup, et j’ai soulevé doucement le rideau de son alcôve. J’ai d’abord été frappé par un puissant remugle de marécage, et j’ai entrevu une ondulation reptilienne, où s’enroulaient trop de membres. J’ai dû demeurer sidéré un moment, proche de la scène défendue à la toucher. Comme tous les gamins, j’avais l’habitude de voir des animaux se monter dans les enclos, et je savais ce que je voyais ; mais je ne le comprenais pas. Le dos suant de Sumarios se cambrait au-dessus de ma mère, insupportablement soumise. J’ai eu l’impression qu’il l’étranglait. Alors, je me suis réveillé. Le faible rougeoiement du foyer dessinait la garde de l’épée du seigneur de Neriomagos, posée au chevet du lit. L’arme était trop grande pour mes bras d’enfant, mais lié à son fourreau, il y avait un bâtardeau dans sa gaine. C’est ce couteau que j’ai tiré, que j’ai brandi à deux mains. Ma mère a dû percevoir un mouvement dans la courtine, peut-être un reflet sur le tranchant ; elle a crié au moment où je frappais.

Poignardé au comble de son plaisir, Sumarios n’a pas pu se défendre. J’ai senti la pointe fendre la chair et heurter un os. Mais le coup a ranimé ses réflexes de combattant : il s’est retourné avec une vivacité de fauve, et dans son élan, son coude a heurté mon menton. L’impact m’a projeté en arrière ; le choc a été si violent que je ne me suis même pas senti tomber.

Je suis revenu à moi dans les cris. J’étais allongé au milieu de la pièce, non loin du foyer dont les braises me réchauffaient le flanc. Ma mère, dévêtue, était penchée sur moi. J’avais ses cheveux dans la figure tandis qu’elle hurlait mon nom à tue-tête. Ses seins me remplissaient de confusion, et je trouvais qu’elle puait. Taua, encore chiffonnée de sommeil, l’expression effarée, nous éclairait d’une lampe fumeuse. Debout au pied de notre lit, Segillos sanglotait de peur, le nez morveux et la bouche ouverte. Bouillant de rage, nu et sanglant, Sumarios faisait les cent pas, tandis qu’un Cutio mal réveillé essayait vainement de modérer sa colère.

J’avais un goût de fer dans la bouche. J’ai d’abord cru que c’était la saveur du meurtre ; puis la douleur s’est faite précise et j’ai compris que je m’étais mordu la langue. Quoique sonné, j’étais surtout ahuri par le désordre que j’avais provoqué, par l’indécence de ma mère. Alors, la tête encore brouillée, je me suis redressé sur mon séant. Sumarios a aussitôt fondu sur moi.

Ma mère s’est interposée, toutes griffes dehors.

« Laisse-le ! Laisse-le ! a-t-elle crié.

— Il n’a rien, a grondé le seigneur de Neriomagos. C’est le fils de Sacrovèse : il est solide. »

Il a repoussé ma mère sans ménagement, en ordonnant à Cutio :

« Occupe-toi des femmes. »

Me saisissant sous l’aisselle, il m’a brutalement mis sur pied.

« Debout, toi, a-t-il craché. On a quelque chose à régler. »

De sa main libre, il a ramassé son épée et son bouclier. Puis, sous les hurlements de ma mère retenue par le cocher, il m’a poussé rudement vers la porte et quasiment jeté dehors.

Le froid vif de la nuit m’a saisi comme je trébuchai sur la terre battue de notre cour. Une lune presque pleine découpait les ombres des toits et de la palissade. Il faisait suffisamment clair pour que je distingue, sur le corps pâle de Sumarios, les stries sombres du sang et la toison pubienne. Il s’est dressé de toute sa taille, et sa nudité comme l’obscénité de son pénis le rendaient terrifiant.

« Tu m’as frappé dans le dos ! Dans la maison de ta mère !» a-t-il aboyé.

Se débattant vainement sous la poigne de Cutio, ma mère venait aussi de sortir.

« Ne le touche pas ! enrageait-elle. Ce n’est qu’un enfant !

— Oui, a craché Sumarios, un enfant qui a levé la main sur un guerrier. »

J’ai souhaité que ma mère se taise, car sans bien cerner les tenants et les aboutissants de mon geste, j’ai deviné que ses récriminations ne faisaient que me fourvoyer davantage.

Sumarios m’a adressé un rictus féroce, rendu encore plus horrible par la clarté lunaire, et d’un seul coup j’ai oublié qui il était, je me suis retrouvé face à un étranger redoutable.

« Ce que tu as commis, a-t-il grondé, ça ne se fait pas. Il va falloir réparer. »

Réveillés par le tumulte, nos chiens ont donné de la voix. Bientôt, ce sont nos gens qui ont émergé de leurs huttes ; ils ont contemplé, ébahis, la scène que nous formions. Seule Banna a trouvé le courage de s’interposer.

« Qu’est-ce qui se passe ? a-t-elle demandé en chevrotant d’angoisse. Qu’est-ce qui arrive au petit ?

— Écarte-toi, a ordonné Sumarios. Ça ne te concerne pas.

— Quoiqu’il ait fait, épargne-le, seigneur !» a-t-elle supplié.

Ouvrant le châle qu’elle avait jeté sur ses épaules, elle a tiré des deux mains sur l’échancrure de sa chemise et dévoilé sa poitrine laiteuse.

« Épargne-le, a-t-elle répété. S’il a fait du mal, frappe-moi pour lui. Je suis vieille, moi.

— Écarte-toi, s’est obstiné Sumarios. Tu ne comprends pas ce qui se passe. Tu confonds ta peur et ton chagrin. »

Et se tournant vers Dago, qui restait interdit sur son seuil, il a ordonné :

« Viens chercher ta femme, bronzier, avant qu’il ne lui arrive malheur. »

Quand la brave vieille a été emmenée par son mari, le seigneur de Neriomagos m’a derechef toisé avec colère.

« Il n’y a qu’une façon de régler une querelle, a-t-il grondé. Quand tu désires la mort d’un homme, Bellovèse, tu ne dois pas le frapper comme un esclave en fuite. Tu dois l’affronter, les yeux dans les yeux. Non avec un outil, mais avec une arme véritable. »

Il a jeté son épée à mes pieds.

« Ramasse-la et attaque-moi. »

Ma mère a hurlé de plus belle, m’interdisant d’obéir, agonissant son amant d’injures. Sumarios l’ignorait. Il me scrutait avec une colère qui, d’instant en instant, se muait en mépris. Alors, parce que tout le monde regardait, parce que j’en voulais au guerrier pour l’humiliation de ma mère, nue et ceinturée par un cocher devant ses gens, je me suis décidé. J’ai ramassé l’épée.

L’arme était plus encombrante que lourde. La poignée, bombée pour être bien empaumée, était trop grosse pour mes doigts, et j’ai dû la saisir à deux mains pour assurer une prise correcte.

« Ne reste pas planté là ! Dans un duel, le sot qui hésite est un homme mort. »

J’ai chargé Sumarios, en brandissant la lame à deux mains. Un coup d’umbo au visage m’a corrigé sèchement. Mon crâne a sonné comme un pot de bronze, et je me suis retrouvé assis par terre, en ravalant mes larmes.

« Reprends cette épée. Pointe-la sur moi au lieu de la balancer comme une fronde. Elle ne te sert à rien dans les airs. »

J’avais mal, mais sa raillerie était plus cuisante encore. Après tout, j’avais su me servir du couteau ; il suffisait de faire la même chose avec une arme plus meurtrière. Quand je me suis relevé, j’ai dirigé l’épée droit sur Sumarios, et je me suis précipité derechef. La pointe a heurté le pavois, un de mes poignets s’est tordu quand elle a dévié ; la lame m’est revenue en plein visage et a heurté mes dents. Je me suis à nouveau retrouvé au sol, avec une lèvre fendue.

« Imbécile, a ricané Sumarios, il faut attaquer l’ennemi, pas son bouclier. »

Et comme je demeurais sur mon séant, hébété, sans trop comprendre d’où venait ce sang qui me gouttait sur la poitrine, le guerrier a grondé :

« Réfléchis, Bellovèse. Tu es plus petit que moi : retourne cette faiblesse à ton avantage. »

Cette fois, quand j’ai repris l’épée, j’ai cherché le point faible de mon adversaire. J’ai porté un coup de taille rasant, pour le frapper aux chevilles. L’orle du bouclier s’est abattue brutalement sur ma lame et l’a plaquée au sol, en me raclant les doigts contre les cailloux.

« Je t’ai dit de réfléchir ! a aboyé Sumarios. N’attaque jamais l’ennemi là où il t’attend ! »

J’ai reculé de quelques pas, en frottant mes phalanges écorchées. J’avais le nez qui piquait, les yeux brouillés de larmes.

« Ramasse cette épée , a répété Sumarios, impitoyable.

— Tu es trop grand ! Tu es trop fort ! ai-je geint. C’est facile de me battre ! »

Il m’a lancé un sourire dur.

« Sur le champ de bataille aussi, tu affronteras des ennemis plus forts, plus nombreux, mieux armés. Tu seras blessé face à des adversaires vigoureux. Tu seras à pied pendant qu’ils t’attaqueront du haut d’un char. Que fait un héros de noble naissance, Bellovèse ? Il s’assied et il pleurniche que ce n’est pas juste ? »

Je l’ai haï pour la sagesse de ses paroles, pour cette morgue d’adulte qui trouvait une justification à ma mère humiliée, au châtiment public et calculé qu’il m’infligeait. J’ai récupéré l’arme, j’ai porté des estocades maladroites, sans même bien savoir ce que je faisais, uniquement porté par une colère puérile. La correction s’est abattue très vite : en déviant mes coups, Sumarios a fait tournoyer son long bouclier de façon oblique. La tranche du pavois m’a fauché les deux jambes sous les genoux, et je me suis retrouvé au sol, en haletant de douleur.

« Debout, a grondé le seigneur de Neriomagos. La souffrance, c’est de la force.»

Ma mère le couvrait d’imprécations, mais finalement, c’est quelqu’un de très inattendu qui m’a sauvé la mise. Segillos a jailli de notre maison, il s’est interposé entre moi et le héros. Tremblant d’indignation et de frayeur, il ne parvenait pas à maîtriser ses sanglots, mais il a quand même serré ses petits poings et crié, entre deux hoquets :

« Arrête ! Arrête ! Tu lui fais mal ! »

Sumarios a considéré ce nouvel enfant qui se dressait face à lui, et sa colère s’est enfin émoussée.

« C’est bien, Ségovèse, tu es courageux. Mais ton frère, je ne l’ai pas maltraité. Je l’ai épargné.»

Cette nuit-là, Sumarios est parti presque sur le champ, après avoir été sommairement pansé par Cutio. Il a quitté Attegia sous les invectives de ma mère et dans un climat de consternation chez nos gens.

Pendant quelque temps, j’ai promené un œil poché, des jambes noircies par les hématomes, des doigts couverts de croûtes. J’ai d’ailleurs conservé une petite cicatrice sur la lèvre qui remonte à ce lamentable épisode. Toutefois, Sumarios avait eu raison : j’étais robuste, je me remettais vite.

Ma mère me traitait avec une tendresse suspecte, parce que coupable. Je lui rendais un amour infecté de rancune. Le reste de la maisonnée faisait comme si de rien n’était, mais il planait sur Attegia une atmosphère lourde. À l’exception d’Icia, nos serviteurs avaient appartenu à Sumarios avant de nous être attachés. Leur loyauté se trouvait partagée, et ils redoutaient beaucoup plus la colère du seigneur de Neriomagos que celle de ma mère.

Au bout de huit nuits, Sumarios et Cutio sont réapparus. Ma mère leur a fermé sa porte, mais le seigneur de Neriomagos s’est entretenu un moment avec Dago, et le bronzier lui a servi d’intermédiaire. Sumarios revenait pour faire la paix et pour proposer une réparation. La concession était de taille ; elle a fléchi le ressentiment maternel. Non sans révolte, j’ai réalisé alors que ma mère était vraiment entichée du héros, et que sa fureur ne l’avait pas empêchée de nourrir des craintes sur l’issue de mon coup de couteau.

Quand Sumarios a paru devant nous, c’est Cutio qui nous a souri. Le cocher nous aimait bien, et il était visiblement soulagé que l’on ouvre des pourparlers. Sumarios était calme, mais grave. Il a tenu à nous parler, à Segillos et à moi, en même temps qu’à notre mère.

« J’ai mis du temps à revenir, a-t-il dit, parce que j’ai été blessé. Dans ma fierté plus que dans ma chair. Tu aurais été ma femme, Dannissa, et tes fils auraient été mes enfants, j’aurais su comment agir. Mais tu n’es pas mon épouse et vous n’êtes pas mes fils. Cela m’emplissait de confusion. Alors j’ai été consulter le druide à Ivaonon. Il m’a dit : Honore les dieux, ne fais pas le mal, exerce-toi à la bravoure. D’abord, je n’ai pas saisi l’intérêt de son conseil. Rentré chez moi, j’ai fait la seule chose que j’avais comprise dans l’oracle : j’ai offert un sacrifice à Nerios. Alors, le vieux père des eaux m’a accordé une partie de sa sagesse, et j’ai su ce que j’avais à faire. Si je dois me garder du mal, je ne peux me venger d’une femme et de ses enfants. Si je dois m’exercer à la bravoure, ce n’est pas en vous affrontant, car il n’y a nulle gloire à en tirer. Non, c’est en me confrontant à moi-même, à mes propres fautes que je montrerai de la fermeté. Je t’ai séduite, Dannissa, et une grande partie du mal vient de là. Je dois réparer cela. Quant à toi, Bellovèse, tu as commis trois graves méfaits : tu as levé une arme contre un guerrier alors que tu n’en as pas l’âge, tu l’as attaqué en traître et, pis que tout, tu l’as attaqué dans une maison dont il était l’invité. Pourtant, tu n’es pas coupable. C’est par ignorance que tu as agi, et aussi par courage, car il t’a fallu du cœur, ensuite, pour te relever plusieurs fois contre moi. Cependant, si jamais tu récidives à l’avenir, le courage ne suffira pas à te sauver. Ce que tu as fait sera jugé comme un crime, on te considérera comme un brigand ; comme tu ne sais pas te battre, on te capturera et on te brûlera dans un géant d’osier. La vraie cause, elle remonte à cette malheureuse querelle entre ton père et ton oncle, ce qui fait que tu n’as pas reçu l’éducation appropriée pour un noble. Alors j’en viens à ma proposition pour réparer ma faute. Je ne peux pas prendre tes fils en pagerie, Dannissa : le haut roi l’a interdit. Mais quand je viendrai ici, je peux quand même leur apprendre ce que je sais. Je peux en faire des guerriers. Ils en ont la trempe, tous les deux, ils l’ont montré. Si tu es d’accord, je leur enseignerai les armes et le code. »


Dans un certain sens, Sumarios a été notre premier butin. En nous protégeant, en nous surveillant, en nouant une liaison avec ma mère, il s’était certes insinué dans notre existence. Mais grâce à cet heureux coup de couteau, il a franchi la dernière étape qui maintenait de la distance entre lui et nous. En rachetant ma faute en même temps que la sienne, il est pleinement entré dans notre vie.

Désormais, à chacune de ses visites, il nous a enseigné les armes. Il nous a appris à être rapides, endurants et forts. Il m’a ainsi expliqué pourquoi il m’avait si aisément dominé au cours de notre simulacre de duel, parce qu’il avait fait un usage offensif du bouclier.

Il nous a familiarisés avec les différentes armes d’hast et leur maniement. La pique, longue et encombrante, se prêtait aux combats d’infanterie, pour pousser et pour défendre ; la plus grande maniabilité de la lance en faisait une arme mixte, propre à la charge montée comme à l’engagement à pied, au corps à corps comme au lancer à courte distance. Il nous a également formés aux armes de jet, et à les choisir en fonction du combat à livrer. Le javelot lourd avait surtout pour fonction d’entraver l’adversaire à courte distance, en traversant les boucliers ou en faisant trébucher la troupe. Les javelines, plus légères, pouvaient être emportées en faisceaux et servir à harceler des bandes ennemies tout en se dérobant au choc. La tragule, un javelot propulsé comme une balle de fronde en le faisant tournoyer au bout d’une lanière, compensait son imprécision par sa portée et par sa puissance, et servait à frapper un ennemi éloigné. Sumarios nous a un peu entraînés à l’arc, mais essentiellement pour la chasse ; l’arme devant être décordée pour garder sa puissance, il la trouvait trop incertaine pour les hasards de la guerre.

L’épée longue, d’après lui, se prêtait surtout aux combats de charrerie et de cavalerie. Dans un combat d’infanterie, si l’on en venait aux mains après être passé sous les piques de l’ennemi, il préférait le glaive ou le poignard, plus maniables au corps à corps. Toutefois, il nous a aussi entraînés à employer de longues lames à pied, car la coutume voulait que les héros en usent avec la lance au cours des duels. Toutes ces armes s’employaient différemment à pied ou à cheval. Au sol, Sumarios exigeait que nous menions des assauts en puissance, car il affirmait que ce qui faisait la force d’un fantassin était sa solidité, et qu’il fallait la rompre pour remporter la partie. En selle, il s’agissait de mesurer nos coups, car la priorité était de maintenir son assiette, la force venant alors davantage de la rapidité et de la position en surplomb du cavalier que de ses efforts.

Nous nous entraînions aussi sous la houlette de Cutio. Le cocher nous apprenait à garnir et à déharnacher les chevaux en paire, à mener à la bride et à la voix, à négocier les changements d’allure, les pentes, les virages. Rien de plus grisant que de diriger un char ! Appeler les coursiers, lancer des ordres sonores sans hurler, féliciter ou blâmer l’attelage d’un mot, fendre l’air à grand fracas, anticiper l’accélération ou les rebonds, jouer à l’équilibriste au milieu des saccades de la caisse, quel jeu étourdissant ! Une ivresse à crier en plein vent, à rire à grands cahots ! Toutefois, il ne s’agissait pas seulement de maîtriser la conduite. Nous étions destinés à devenir plus que des cochers : dans une bataille, le principal intérêt de la charrerie réside dans la mobilité qu’elle offre aux guerriers. Nous avons appris à tenir debout sans nous accrocher à la ridelle, à lancer des traits au galop, à bondir à terre ou à remonter sur le plateau en pleine course.

La pratique des armes impose un apprentissage astreignant. Pendant la belle saison, lorsque Sumarios partait en expédition ou au Gué d’Avara, notre entraînement se relâchait. Conscient de cette lacune, quand il rentrait sur ses terres, le seigneur de Neriomagos séjournait de plus en plus régulièrement à Attegia pour nous reprendre en main. Il n’avait plus à chercher de prétexte pour s’arrêter chez nous : il s’y sentait obligé. En raison de l’autorité qu’il exerçait sur nous, de la formation qu’il nous offrait, il s’est coulé naturellement dans une stature paternelle. Notre demeure était devenue son second foyer. Je n’ai plus cherché à protéger ma mère : en s’abandonnant, elle nous offrait Sumarios.


Malheureusement, il manquait un volet à notre éducation. Sumarios nous entretenait souvent du code de conduite du guerrier, mais nous ne le retenions guère. L’apprentissage des armes et des chevaux était pour nous une expérience concrète : la moindre erreur se trouvait sanctionnée par un coup, une chute ou - plus insupportable encore - par une raillerie fraternelle. En revanche, notre exil nous écartait des banquets et des assemblées. Les usages que nous rabâchait le seigneur de Neriomagos n’avaient guère de réalité : ils entraient par une oreille et sortaient par l’autre.

Aussi, il faut bien en convenir, cet apprentissage tronqué ne nous amendait-il guère. Nous gagnions en audace et en liberté sans nous trouver encadrés par une communauté de guerriers. Nous sommes devenus des plaies pour tout le voisinage, multipliant les maraudes, les larcins, les mauvais coups. Avant quinze hivers, nous avions déjà commis plusieurs vols de vaches. Notre rivalité avec les gamins de Neriomagos s’exacerbait ; Sumarios ayant envoyé ses deux fils en pagerie loin du pays, les jeunes du bourg, quoique toujours en nombre, se sont retrouvés privés de meneurs. Comme nous croissions en âge et en force, nous sommes devenus de vraies terreurs pour eux.

En une occasion, pourtant, il nous a été donné un aperçu de ce que pouvait être la vie de cour. Malgré l’ostracisme dont le haut roi nous avait frappés et la défiance de ma mère pour la noblesse du royaume, une troupe de héros a fait étape à Attegia.


J’étais alors dans ma douzième année. Par une belle après-midi, on rôdait en bande sur les guérets du domaine, Icia, Acumis, mon frère et moi : on hésitait entre une promenade sur les lisières du bois de Senoceton ou une expédition punitive contre les galopins d’une ferme de Vernoialon. Acumis s’est rendu compte qu’il y avait du monde qui remontait le chemin de Neriomagos, et nous nous sommes postés derrière une haie pour espionner les voyageurs. Il ne s’agissait pas de gens du cru, mais d’une petite troupe fortement armée ; elle flanc-gardait deux chars et un chariot, escortés par de nombreux chiens. Nous avons été tentés de décamper pour prévenir ma mère, mais nous avons reconnu le char de Sumarios. L’un des cavaliers, richement vêtu et plutôt sur le retour, ne portait pas d’arme ; nous avons réalisé qu’il s’agissait d’Albios. Toutefois, ce qui nous a le plus frappé était la présence d’une cavalière au milieu des hommes. Elle montait une jument richement harnachée ; de loin, elle paraissait jeune et altière. Il était évident que les guerriers et le barde formaient sa suite ; et nos cœurs se sont mis à battre plus vite, car d’après les divagations de Suobnos, une belle cavalière régnait sur des sentes mystérieuses, au fond de la forêt.

Nous avons renvoyé Icia et Acumis chez nous, pour prévenir que du monde remontait notre chemin. Et puis, assez crânement, Segillos et moi, nous avons couru au-devant de la troupe. Selon notre habitude, nous faisions bon accueil à Sumarios et à Albios ; mais ce jour-là, ces politesses formaient un prétexte commode pour assouvir notre curiosité car nous n’avions pas l’habitude de voir le barde et le seigneur de Neriomagos arriver ensemble, et nous tenions surtout à découvrir de plus près la belle cavalière.

Quand nous avons déboulé dans les jambes des chevaux, Sumarios a d’abord manifesté un mouvement d’humeur.

« Petits sots ! a-t-il grondé. Qu’est-ce que je vous ai dit sur le respect dû aux héros ! »

Je me suis alors rappelé, un peu tard, qu’il nous avait enseigné à ne pas nous présenter devant une troupe en armes, car il était sacrilège que des enfants assistent à des rites religieux ou guerriers. Toutefois, comme nous avions l’habitude de venir à sa rencontre quand il nous rendait visite, nous n’avions pas assimilé cette consigne. La présence des autres guerriers, qui nous considéraient avec plus de surprise que d’offense, devait bouleverser la donne. Fort heureusement, Albios s’est interposé.

« Ah ! Ah ! Mais qui voilà ! s’est-il écrié d’un air rieur. Les jeunes seigneurs d’Attegia ! »

Adressant un clin d’œil à Sumarios, il a intercédé :

« Ne les rabroue donc point, héros ! Ils sont venus renforcer galamment la suite de leur invitée. »

Se tournant vers la cavalière, il a ajouté :

« Voici Bellovèse et Ségovèse, les enfants de Dannissa ; tes futurs neveux, princesse ! »

La princesse en question a levé un sourcil délicieusement perplexe en nous détaillant du haut de sa monture. Il est vrai que nous n’avions rien de très seigneurial. Avec nos brogues crottées, nos braies pochées aux genoux, nos tignasses hirsutes et nos tuniques ravaudées, nous nous affichions en petits gueux, et nos frimousses effrontées ne devaient guère plaider en notre faveur.

Protégés par le barde, nous n’avions plus vraiment à craindre les remontrances de Sumarios. Toutefois, l’inconnue était si élégante qu’elle en devenait intimidante. Les phalères de son cheval avaient l’éclat de l’or, l’extrémité d’un soulier exquis pointait sous l’ourlet d’une robe fastueuse, la broche qui fermait son manteau coulait des reflets de source ensoleillée et l’étoffe de ses parures chatoyait de couleurs. Bien qu’elle fût à peine sortie de l’enfance, le luxe de sa toilette et la puissance de son escorte suffisaient, à nos yeux, à la classer parmi les grandes personnes. À voir l’étonnement avec lequel elle nous considérait, il paraissait évident qu’elle n’avait pas l’habitude de frayer avec des croquants.

Sumarios a grommelé :« Saluez, petits nigauds ! » Ce que nous nous sommes efforcés de faire, de façon plutôt gauche, sous le regard exaspéré du seigneur de Neriomagos et l’œil goguenard du barde. Un héros roux, qui occupait le second char, s’est esclaffé.

« Eh bien, Sumarios, si ce sont tes élèves, il te reste du pain sur la planche ! »

Le guerrier paraissait fort et rieur, mais n’affichait pas de réprobation. Ses chiens, de superbes lévriers, sont venus nous flairer avec une curiosité amicale. Quand la troupe est repartie, nous avons trotté à côté du cheval d’Albios en direction de la maison. Icia et Acumis avaient bien rempli leur mission : lorsque nous sommes arrivés en vue de la palissade, notre mère se tenait sur le seuil de la cour, en compagnie de Dago et de Ruscos. Elle a paru à la fois rassurée et contrariée de nous voir au milieu des étrangers.

Après avoir mis pied à terre et nous avoir confié la bride de sa monture, Albios s’est dirigé seul au-devant de notre mère. Il l’a saluée avec sa courtoisie un peu emphatique, puis annoncé qu’exceptionnellement, il voyageait en prestigieuse compagnie. Il était inutile d’en dire plus : en raison de ses privilèges, il imposait tacitement à ma mère d’accueillir la troupe avec laquelle il était arrivé. Il s’est toutefois empressé d’apporter une précision :

« Hormis Sumarios, fils de Sumotos, et son soldure, avec lesquels tu es en bons termes, personne dans cette troupe n’est biturige. Cette belle princesse qui te fait l’agrément de sa visite est Cassimara, fille d’Eluorix, roi des Arvernes. Elle arrive de Nemossos sous la garde du champion de son père, Troxo, fils de Uossios, et de ses guerriers. Ni ces gens ni leur famille ne t’ont fait de tort, Dannissa ; aussi j’espère que tu leur accorderas ton hospitalité sans déplaisir. »

Pendant un bref instant, ma mère a hésité. J’ai deviné ce qui motivait son indécision : elle avait honte de la modestie de sa maison et de ses serviteurs rustiques. Elle s’est toutefois rapidement reprise. Avec une amabilité un peu raide, elle a invité les voyageurs à se reposer chez elle. Elle nous a aussi ordonné de disparaître, afin de ne pas traîner dans les jambes de ses hôtes. À notre grande surprise, la princesse Cassimara a protesté de façon gracieuse ; bien qu’en chemin, elle ne nous ait guère témoigné d’intérêt, elle souhaitait que nous ayons l’autorisation de rester. Ma mère s’est laissée fléchir, mais nous a quand même envoyés nous débarbouiller et nous peigner.

Au soir, un repas de fête a été offert à nos hôtes. Nous devions y faire office de pages, mon frère et moi. Mais dépourvus de savoir-faire, nous étions d’une effarante gaucherie : Troxo, le champion arverne, riait de nos maladresses ; quand Taua s’est mise à pester contre ces deux empotés qui embarrassaient son service, ma mère a mis fin à la farce en nous ordonnant de nous asseoir dans un coin et de nous y tenir tranquilles. Ainsi avons-nous pu assister à notre premier banquet, en profitant des reliefs que, facétieusement, Troxo partageait entre ses chiens et nous.

Une fois les hôtes restaurés, les usages permettaient à ma mère de s’enquérir sur les motifs de cette visite. Segillos et moi, nous rongions notre frein. Mais ma mère ne mettait guère d’empressement à sonder ses invités. Si les Arvernes se montraient cordiaux et si Albios ne ménageait pas sa peine pour dérider l’assemblée, Sumarios était tendu, et ma mère devinait sans doute qu’il y avait anguille sous roche. Elle avait vécu trop longtemps retirée loin des cours ; sur sa fierté blessée s’était greffée une méfiance instinctive pour tout ce qui venait de l’extérieur. Alors que les guerriers prenaient plaisir à boire et à plaisanter, la distance que ma mère conservait avec la compagnie a fini par décontenancer la princesse Cassimara, qui s’attendait sans doute à un autre accueil. Albios était toutefois trop fin pour laisser le malaise s’installer. Après avoir attendu quelque temps pour laisser à la maîtresse des lieux le loisir de poser ses questions, il a pris l’initiative d’aborder le sujet de cette visite.

« Comme d’ordinaire, a-t-il dit, tu te montres généreuse avec les voyageurs qui font étape sous ton toit, Dannissa. Et tu manifestes un grand tact en leur épargnant toute curiosité déplacée. Cependant, nous ne sommes pas venus te voir par hasard. Nous l’avons fait sur les instances de Cassimara, fille d’Eluorix, qui avait grand désir de te rencontrer. »

La princesse arverne a eu un regard de reconnaissance pour le barde, qui prenait ainsi sur lui de faciliter la mystérieuse démarche qu’elle entreprenait.

« Je suis flattée par ton attention, Cassimara, mais je ne la comprends guère, a dit ma mère. Voilà longtemps que je n’intéresse plus personne. »

La remarque était cruelle pour Sumarios et désobligeante pour Albios. Le barde, toutefois, n’en a pas pris ombrage. Il a répondu rapidement, coupant la parole à la princesse arverne, peut-être parce qu’il craignait que sa jeunesse ne lui inspire une repartie irréfléchie.

« Notre présence chez toi atteste le contraire, a objecté doucement le musicien. La fille d’Eluorix s’intéresse à ton sort, et elle est désireuse de t’aider à renouer avec les nobles assemblées.

— C’est très aimable à toi, a dit ma mère en dévisageant Cassimara. Mais je doute que tu agisses ainsi par simple bonté d’âme. Viens-tu ici au nom de ton père ? Cherches-tu à défier le haut roi ?

— Non, a répondu uniment la princesse. En fait, je vais l’épouser. »

Pour la première fois, ma mère a affiché une réelle surprise. Pendant quelques instants, elle n’a su que dire ; puis, très vite, son expression s’est durcie. Albios a cru bon d’intervenir derechef.

« Beaucoup de choses se sont passées au Gué d’Avara depuis quelques hivers, a-t-il précisé, mais comme ce sujet t’était importun, nous ne t’en avons pas parlé. Il me faut maintenant le faire pour expliquer la présence de Cassimara sur nos terres. Depuis un moment déjà, une discorde sourde régnait dans le mariage de ton frère et de Prittuse. L’an passé, une querelle plus vive a éclaté. La haute reine a prétendu avoir de plus beaux troupeaux que son époux et proclamé que c’était elle qui apportait la prospérité au royaume. Bien sûr, ton frère l’a contesté. À la cour, héros et champions ont pris parti et ont envenimé la chicane. Des bouviers ont levé les armes les uns contre les autres, il y a eu du sang versé. Le grand druide a tenté d’apaiser les esprits, mais Prittuse a chanté une satire contre Ambigat ; sans la protection de ses druides, il serait tombé gravement malade. Il a voulu obtenir réparation. Pour fuir la colère de son mari, la haute reine a quitté le Gué d’Avara et s’est réfugiée chez son frère Arctinos, à Bibracte. Des rumeurs de guerre ont couru un moment entre Bituriges et Éduens ; mais cette fois, le grand druide Comrunos est parvenu à mener une médiation entre Arctinos et Ambigat. Ton frère a accepté le divorce, non sans avoir fait main basse sur le douaire de Prittuse. »

Un sourire dédaigneux a flotté sur les lèvres de ma mère, mais elle a conservé le silence.

« Le haut roi ne peut rester sans épouse, a poursuivi Albios. Cela frapperait le pays de stérilité. Ton frère a alors envoyé des ambassadeurs auprès de ses clients et de ses alliés pour trouver une nouvelle compagne. La princesse Cassimara surpassait en noblesse et en beauté toutes ses rivales. Il lui est donc échu de partager la couche du haut roi. »

Le regard de ma mère est revenu sur son invitée, et elle a scruté cette figure charmante comme si elle la découvrait réellement – ce qui était assez désobligeant, car les deux femmes étaient installées côte à côte.

« Pauvre petite », a-t-elle murmuré.

Troxo s’est agité, prenant visiblement sur lui pour étouffer des mots un peu vifs. Les joues de Cassimara se sont colorées, et son attitude est devenue plus raide. D’un geste tranchant, elle a interrompu Albios qui s’apprêtait à reprendre la parole.

« Je suis Cassimara, fille d’Eluorix, a-t-elle décrété. Je n’ai pas encore ton âge ni ton expérience, Dannissa, mais par le sang et par l’éducation, je ne te le cède en rien. Je ne suis pas une oie blanche : je sais ce qui m’attend au Gué d’Avara et j’en suis heureuse, parce que je me sens assez forte pour l’affronter.

— Oui, oui, a convenu ma mère avec résignation. Tu es fille de roi, tu vas devenir reine. Comme moi. »

Malgré sa fierté, la compassion l’a emporté sur le mécontentement chez la princesse. Comme elle était installée à la place d’honneur, à la droite de la maîtresse de maison, elle s’est penchée vers elle, a posé sa main sur son bras. Le geste a fait tressaillir ma mère.

« Je suis mal placée pour dire que je partage ton amertume, a concédé Cassimara, mais je comprends ce qui la motive. C’est pourquoi j’ai tenu à te rendre visite. Mon union avec ton frère sera un nouveau départ pour le royaume biturige. Ne serait-il pas temps de mettre un terme à ton exil ?

— M’inviterais-tu à ton mariage ?

— Je voudrais placer mes noces sous le signe de la concorde. Quel plus beau présent pourrais-je faire au peuple biturige sinon la réconciliation des enfants d’Ambisagre ? Je peux plaider ta cause, Dannissa. Pour notre mariage, ton frère devra faire preuve de largesse. Si je lui demande ton pardon, il ne pourra pas me le refuser. »

Cette offre généreuse a été accueillie par un haussement d’épaules de ma mère.

« Considère la taille de ton escorte, a-t-elle observé. Crois-tu vraiment que tu pourras obtenir tout ce que tu voudras du haut roi ? »

La princesse a eu quelque difficulté à dissimuler son impatience.

« Cesse donc de confondre ma courtoisie avec de la faiblesse, a-t-elle rétorqué. C’est par tact que je suis venue avec une suite réduite, afin de ménager tes réserves. Pour être tout à fait franche, on m’avait aussi mise en garde contre ta superbe, et je n’ai pris une petite compagnie que pour qu’elle puisse correspondre à l’escorte du barde. Mais je ne suis pas livrée au haut roi comme une esclave. J’arrive de Nemossos à la tête d’un peuple en marche. Les miens ont fait étape à Neriomagos et non chez toi au cours de la nuit passée ; en ce moment, mon frère Agomar descend la vallée du Caros en direction du Gué d’Avara à la tête d’une véritable armée, qui flanque mes convois et mes troupeaux. Je le rejoindrai en quittant ta maison. Quand j’arriverai dans la cité biturige, je traiterai avec Ambigat d’égal à égal.

— Dans ce cas, tu pourras lui demander de me rendre mon mari et mon royaume. À ce prix-là, j’accepterai sans doute de paraître à ton mariage. »

Cassimara a levé les yeux au ciel.

« Pourquoi cherches-tu à m’insulter ? a-t-elle protesté. Je ne suis pas ton ennemie.

— Tu seras bientôt l’épouse de mon ennemi.

— Je me rends compte que je me suis trompée, a soupiré la princesse. Ce n’est pas à ton frère qu’il faut demander son pardon : c’est toi qu’il faut réconcilier avec lui. »

Sumarios est alors intervenu, visiblement contrarié par le tour que prenait la conversation.

« Pense aux garçons, Dannissa, a-t-il dit. Si tu acceptes l’offre de la fille d’Eluorix, ils pourront recevoir une bonne éducation.

— Certainement pas ! Jamais je ne les livrerai aux assassins de leur père !

— Si tu ne veux pas qu’ils aillent au Gué d’Avara, mon père pourrait les prendre en pagerie, a proposé Cassimara. À Nemossos, ils n’auront rien à craindre de personne ; et ils sont d’assez haute naissance pour servir le roi des Arvernes. »

Mais ma mère, obstinément, a fait non de la tête.

« Ils sont trop jeunes. Où je serai, ils resteront.

— Ce n’est pas bien de te servir d’eux pour entacher la réputation du haut roi, a estimé la princesse.

— Ne me méjuge pas, je ne suis pas si sotte ! a répliqué ma mère. Qui se souvient de moi et qui se soucie de mes fils ? Ce n’est pas pour faire honte à Ambigat que je les garde près de moi, mais pour les protéger. Je crains les meurtriers qui forment l’entourage de mon frère : je ne les connais que trop, j’ai passé ma jeunesse avec eux. Des brutes comme Donn, Segomar, Comargos ou Bouos n’auraient aucun scrupule à se débarrasser de deux enfants encombrants. Et pourtant, ce n’est pas d’eux dont j’ai le plus peur. Celui que je redoute par-dessus tout, c’est Ambigat. Lui, il ne maltraitera pas mes fils – il n’en a pas besoin, il a suffisamment de molosses à ses ordres pour se charger de ses basses œuvres. Mais il pourrait commettre bien pire. Il pourrait dresser mes garçons, les intégrer à sa meute. Oh ! Tu verras, Cassimara : s’il est toujours le même homme que dans mon souvenir, il saura te plaire. Il déborde de vie, il possède un charme puissant. Il capte tous ceux qui l’approchent avec ses rêves, son grand dessein d’un royaume universel. Il donne l’illusion qu’il peut magnifier ceux qui le servent en faisant d’eux les gardiens d’un âge d’or. Et puis, une fois qu’il les a séduits, il les plie à son caprice. À tous, il passe les mors. Il leur fait prendre l’allure qui lui chante, le pas, l’amble ou le trot, et même l’aubin ou le piaffer. Il les flatte distraitement, d’une caresse ou d’un mot, et tous en redemandent. Ils deviennent comme les attelages qu’on crève sur de longs chemins, comme les chiens qui gardent le seuil d’une maison nuit et jour, même quand il gèle à pierre fendre. Ils donnent beaucoup plus qu’ils ne reçoivent. Saisis-tu pourquoi Prittuse a fini par le quitter ? Comprends-tu qui est l’homme à qui tu es destinée ? C’est un tricheur. Il a perverti la royauté. Le pouvoir, pour lui, n’est plus un échange : c’est un manège. Les hommes tournent autour de lui comme des chevaux bridés : il choisit qui doit saillir et qui doit être coupé, qui peut être monté et qui sera sacrifié. Voilà pourquoi je me défie tant de lui ! Mes enfants sont frustes, mais tant que je les garde en exil, au moins demeurent-ils libres !

— Tu es dure avec ton frère, a objecté doucement Albios. Il n’est pas exempt de fautes, mais tu ne peux nier qu’il a pacifié les royaumes depuis plusieurs années.

— Ambigat, un homme de paix ? Parles-tu bien de celui qui a fait couler le sang de mon époux le jour même de mes noces ? Tu me fais rire, Albios !

— Ton frère et ton mari étaient ivres. Ce sont des choses qui arrivent entre héros.

— Non, il ne s’agissait pas d’un vulgaire duel. Mon frère était jaloux : il allait me perdre, et en m’unissant à un prince turon, j’affaiblissais son héritage. Il cherchait déjà une raison d’allumer la guerre entre le Gué d’Avara et Ambatia. Il a fini par obtenir ce qu’il voulait : il m’a reléguée au fond de son royaume en faisant main basse sur ma part de pouvoir et en laissant le pays turon aux mains d’un de ses vassaux. Ce dessein, il l’avait déjà en tête le jour de mon mariage, à Lucca. »

Se tournant vers Cassimara, ma mère a ajouté :

« Écoute bien mes paroles, princesse de Nemossos. Tant que tu serviras mon frère, il te fera bon visage. Il s’attachera la fidélité de tes esclaves et de tes ambactes, il caressera l’amitié de ton père pour renforcer ses troupes et menacer ses ennemis. Mais du jour où Eluorix s’éteindra, du jour où les tiens seront plus loyaux à ton mari qu’à toi-même, alors tu t’engageras sur un chemin amer. Tu auras vieilli, les héros et les bardes se détourneront de ta halle, des guerriers insolents te voleront du bétail et ton époux, au lieu de te défendre, finira par te flétrir de quelque faute réelle ou imaginaire. Tu auras alors bien de la chance si, comme Prittuse, tu pourras compter sur un parent assez puissant pour te recueillir et te protéger des chiens du haut roi. »

Un silence pesant est tombé sur l’assemblée. Les Arvernes, y compris le joyeux Troxo, avaient pris une expression grave. Les guerriers ne savaient trop comment réagir, incapables de démêler si le discours de ma mère était un avertissement bienveillant ou une insulte jetée à la tête de leur princesse. Sumarios affichait une mine sombre. Quant à Albios, il est resté étrangement silencieux. Peut-être avait-il perçu de la magie dans les mots de ma mère et cherchait-il le chant qui serait le plus approprié pour conjurer le malheur qu’elle venait d’invoquer. En définitive, c’est Cassimara qui a repris la parole :

« Si je n’étais pas ton invitée, a-t-elle dit d’une voix blanche, j’aurais l’impression que tu viens de me jeter un sort. »

Ma mère a esquissé un sourire triste.

« Rassure-toi, a-t-elle répondu. Mes deux pieds touchent le sol et j’ai les deux yeux bien ouverts : je n’ai appelé aucune malédiction sur ta tête. Le seul tour que j’ai employé, c’est celui de prédire ce qui s’est déjà produit. »


Cette nuit-là, mon frère et moi, nous avons cédé notre lit à la princesse. Nous avons donc partagé la couche maternelle, par courtoisie mais aussi par prudence, notre innocence servant de bouclier à notre mère. J’ai eu du mal à m’endormir ; j’étais énervé par le banquet, je sentais la tension de ma mère qui ne trouvait pas le sommeil. La maison, remplie de présences étrangères, se trouvait animée par une vie inconnue. Mais j’étais jeune : la fatigue a fini par l’emporter.

À l’heure la plus noire, quelqu’un est venu me réveiller. Une main de femme m’a fermé la bouche ; mon cœur a battu la chamade, car j’ai d’abord cru que ma mère voulait m’empêcher de crier à l’approche d’une menace. Pourtant, quelque chose ne collait pas. Cette paume était rugueuse de durillons ; elle imprimait sur mes lèvres un goût de sel, elle sentait le poisson.

« Tais-toi, a chuchoté la voix de Cassimara. Suis-moi. Surtout, ne réveille personne ! »

Elle parlait bas, mais son murmure était chargé d’une autorité plus affirmée que celle qu’elle avait pu montrer au cours du repas.

Quand je me suis redressé, je me suis rendu compte que j’étais seul dans une couche étroite, drapé dans un plaid plus rêche que les couvertures de laine d’Attegia. J’ai subi une désorientation intense ; en me levant, j’ai failli me cogner dans un plafond trop bas. Même après avoir quitté mon visage, les doigts calleux de Cassimara y avaient abandonné une fragrance saline. Un silence pesant régnait dans la maison, mais à l’extérieur grondait un long souffle monotone. Je me suis dit qu’un grand vent s’était levé sur le bois de Senoceton.

J’ai voulu sortir de l’alcôve de ma mère et j’ai heurté de plein fouet un mur de pierres sèches. Dans le noir, Cassimara a étouffé un rire tandis que la panique me gagnait. La princesse a pris ma main et m’a guidé. Nous avons traversé un petit espace, obscur et frais comme une cave, puis, d’un geste ferme, ma compagne m’a fait baisser la tête pour passer sous un linteau grossier, et nous avons débouché au grand air.

Une lune cornue jetait une pâleur vague dans un ciel démesuré, poudré d’étoiles. J’ai été saisi par un vertige terrible. Je n’étais pas chez moi ; partout, à perte de vue dans les ténèbres, s’élargissait l’immensité. Alentour, quelques huttes de pierre faisaient le dos rond devant les rafales du large, et au-delà il n’y avait que la rumeur d’un océan nuiteux. La silhouette de Cassimara se détachait indistincte dans les rafales obscures. Sa robe, d’une coupe trop simple, jetait un halo nébuleux ; ses cheveux volaient librement dans la brise de mer, mais quand elle s’est tournée vers moi, la lune a jeté un éclat mat sur son front trop haut. L’avant de son crâne était rasé.

« Il te reste peu de temps, a-t-elle dit. Tiens, prends-la. »

Elle m’a tendu un objet encombrant qu’elle avait gardé contre sa poitrine. J’ai saisi la poignée d’une épée longue, plus lourde et moins équilibrée que les armes de fer dont j’avais l’habitude.

« Je l’ai prise à Barnaina, a-t-elle ajouté. Quand tu auras procédé au sacrifice, il faudra l’abandonner près du chaudron. Si jamais tu la voles, nous te rattraperons en mer et nous te mettrons en pièces. »

Une poigne glacée a enserré mon cœur quand j’ai commencé à réaliser ce qu’elle m’enjoignait de faire.

« Quand tu m’as parlé de châtiment, ai-je chuchoté, je n’imaginais pas cela.

— C’est la règle, pourtant. Elle a prédit que tu mourrais dans cette guerre, elle s’est trompée. Il n’y a pas d’autre issue.

— Mais je ne peux pas porter la main sur elle. Ce serait abominable.

— Tu te trompes. Cela fait longtemps qu’elle n’est plus rien pour toi. C’est une Gallicène, et le destin des Gallicènes est un cycle qui leur impose de se dépouiller de leur manteau de chair.

— Mais si je la tue, tout le monde se retournera contre moi. Sa prophétie deviendra vraie.

— Pour qu’on puisse te tuer, encore faut-il que tu sois reconnu parmi les hommes. Pour l’instant, tu n’es rien, Bellovèse, ni vivant ni mort, rien qu’une âme lointaine qui rêve, là-bas, dans une nuit d’enfance que tu partages avec ma sœur. »

Elle m’a adressé un sourire narquois, que j’ai deviné plus que je n’ai vu dans la nuit venteuse. Selon la logique propre à l’autre côté, elle était Cassimara, elle était Cassibodua, et elle était aussi une troisième personne, une figure fuyante et puissante que j’avais oubliée et que je devais encore rencontrer. Parfois couverts par les bourrasques du large, un grincement de roues et le pas d’une jument remontaient la grève.

Puis, en se retournant dans son sommeil, ma mère a posé une main sur mon épaule et ce contact a chassé les fantômes.


Le lendemain, nos visiteurs sont partis au petit jour. Après leur détour par Attegia, ils étaient pressés de rejoindre la colonne commandée par Agomar dans la vallée du Caros. Peut-être la princesse arverne tenait-elle à abandonner au plus tôt la maison où elle venait de subir un affront. Quand les voyageurs ont été sur le point de quitter notre cour, ma mère s’est avancée vers eux pour les adieux. Elle portait la robe autrefois luxueuse, maintenant un peu défraîchie, et les bijoux qui avaient jadis publié son pouvoir. Elle a décroché son grand collier d’ambre, et elle l’a tendu à Cassimara.

« Tiens, a-t-elle dit. En souvenir de moi. »

La princesse a affiché une expression décontenancée.

« C’est un très beau présent, a-t-elle observé sans oser le prendre ni le refuser. Tu m’as offert l’hospitalité sans accepter mon aide, et voici que tu me fais don d’une parure précieuse. Est-ce un cadeau pour ce mariage que tu me déconseilles ?

— Non. En fait, si tu tiens à t’unir à Ambigat, cache-lui ce collier. Ne l’accepte pas comme un cadeau, mais plutôt en tant que réparation pour mon défaut de savoir-vivre. Du reste, ni l’argent ni les perles ne font la réelle valeur de ce bijou. Il est précieux parce que je le tiens de ma mère. Or il n’est qu’une personne au monde qu’Ambigat ait jamais crainte : notre mère. Cache ce collier tant que tu seras heureuse. Mais du jour où ton mari ne t’aimera plus, du jour où il cherchera un motif pour se débarrasser de toi, alors arbore ce talisman. Il te protégera. »

Après avoir marqué un instant d’hésitation, la princesse a accepté le présent. Elle l’a tenu du bout des doigts, admirant la transparence des perles où scintillait la lumière matinale.

« Il est lourd », a-t-elle observé.

Quelque chose dans son timbre m’a rappelé une bribe de rêve : une voix semblable à la sienne, mêlée à la brise de mer. Dans ma paume pesait la poignée fantôme d’une épée de bronze.


Après le départ de nos visiteurs, une quiétude morne est retombée sur Attegia. Nos gens sont retournés à leurs besognes. Au fond de l’atelier de Dago, nous entendions le tintement intermittent du métal ; sur le pas de sa porte, Banna vernissait de résine l’intérieur de ses pots. Penchée sur sa houe, Taua buttait ses pieds de fèveroles ; fendoir à la main, Ruscos tressait un clayonnage en bois de peuplier destiné à la cloison d’un nouvel appentis. Acumis, mon frère et moi, nous l’aidions à notre façon, en foulant une glèbe d’argile et de paille qui servirait de torchis ; mais ce travail n’était que prétexte à un jeu turbulent, qui consistait à nous jeter des paquets de pisé.

Le soleil était déjà haut quand nos chiens ont donné de la voix. Jailli des roselières de Cambolate, un vieil escogriffe a remonté nos prés en faisant de grands bonds, les bras écartés pour prendre des essors ratés. Il a galopé jusque dans notre cour. Nous l’avons accueilli par des appels et des rires : Suobnos était de retour. Toutefois, il ne nous a pas salués avec sa bonne humeur coutumière. Il haletait, les mains posées sur les genoux et sa maigre poitrine soulevée par l’effort ; sous ses mèches hirsutes, ses yeux roulaient en tous sens, comme s’il cherchait quelque chose parmi nous.

« Elle n’est plus là ? a-t-il demandé.

— Qui donc qui n’est plus là ? a répondu Banna.

— La belle cavalière ! Elle n’est plus là ?

— La princesse ? Il y a beau temps qu’elle s’en est repartie ! »

La consternation a déformé la trogne du vagabond, et il s’est tordu les mains.

« Misère de moi ! s’est-il écrié. Je savais bien que ça se passerait comme ça ! Je n’y arrive jamais !

— À quoi donc ? est intervenu Ruscos.

— À la rattraper ! Je n’y arrive jamais ! Je l’avais vue arriver, mais les guerriers ! J’ai eu peur qu’ils ne me chassent ! J’ai hésité trop longtemps !

— Un puceux comme toi ? a commenté Taua depuis son potager. Ah ça ! Pour sûr qu’ils t’auraient brossé ! »

Nos serviteurs sont partis d’un bon rire, mais contre ses habitudes, Suobnos ne s’y est pas joint. Il n’avait pas l’esprit à la facétie ; au fond de sa prunelle noircissait une intense déception. Parce que j’avais encore à l’esprit des ombres de rêve, parce que je partageais avec lui et mon frère un jeu secret dont les autres ignoraient tout, j’ai cru saisir ce qui le tourmentait.

« Tu crois que c’était elle ? ai-je demandé.

— Une belle cavalière ! Avec une allure de reine ! Bien sûr que ça pouvait être elle ! Mais je suis resté trop loin, je n’ai pas pu bien la voir… Vous, vous lui avez parlé ! Qu’est-ce que vous pouvez m’en dire ?

— C’est pas elle ! s’est récrié Segillos, qui venait de comprendre ce dont il était question. Elle vient de Nemossos. C’est Cassimara, la fille d’Eluorix, roi des Arvernes. Elle avait toute une escorte à son service !»

Le vieux chemineau a haussé les épaules.

« Ça, mon coquin, ça ne veut rien dire. Elle a plus d’un tour dans son sac et elle a fait tourner en bourrique des gens bien plus malins que toi et moi. Ce ne serait pas la première fois que la même reine se promènerait en plusieurs endroits à la fois.

— De quoi donc est-ce que vous parlez ? » a demandé Banna, dont le rire se mourait.

La brave vieille devinait un rapport avec le bois de Senoceton, et cela avait éveillé chez elle un pressentiment trouble. Mais nul n’a daigné lui répondre.

« On pourrait peut-être la rattraper, ai-je lancé assez crânement.

— Avec tes gambilles de sautereau et ses vieilles cannes ? s’est moqué Ruscos. Depuis le temps qu’elle est partie ?

— Il n’y a qu’un chemin pour chez nous, ai-je rétorqué. C’est celui de Neriomagos. Ça lui fait faire un grand détour si elle veut rejoindre la vallée du Caros. Elle va d’abord passer par chez Sumarios, et puis descendre le Nerios jusqu’au Caros. Si on coupe par les prés de Vernoialon, on peut encore la rattraper dans l’après-midi. »

Suobnos a secoué la tête d’un air effarouché.

« Mais les guerriers, les guerriers, a-t-il gémi.

— Albios est avec la princesse. Il t’aime bien, il te placera sous sa protection. Et puis nous avons des liens d’hospitalité avec elle : cela te protégera.

— Tu crois ? Les héros et leurs chiens, ils sont si féroces…

— On pourra se cacher dans un hallier, a proposé Segillos, aiguillonné par la perspective d’une longue galopade. Tu pourras la voir sans te montrer.

— La voir sans me montrer, la voir sans me montrer, a bégayé le vagabond.

— Et puis de toute manière, nous, on te défendra ! » a proclamé mon frère sur un ton sans appel.

D’un seul mouvement, nous avons pris notre course, Segillos et moi. Nous avons saisi Suobnos par les mains et nous l’avons entraîné avec nous, avant même qu’il n’ait complètement repris son souffle.

« Ne passez pas par le bois ! » a crié Banna alors que nous franchissions le portail de la cour. Nous ne nous sommes pas donné la peine de lui répondre.

Nous avons galopé le long du chemin sur une petite distance, puis nous avons coupé à travers les prés. Nous franchissions d’un bond les fossés et les talus herbeux ; nous filions au milieu des vaches de nos troupeaux, répondant d’un cri au salut de nos bouviers ; nous froissions les herbes folles en bordure des champs, dispersant en nuages le pollen du séneçon, opérant des crochets autour des touffes d’euphorbes. Suobnos a rapidement trouvé un second souffle ; l’âge lui avait peut-être sillonné la face et blanchi le poil, mais il n’en restait pas moins un infatigable rôdeur. Bientôt, il s’est retrouvé en tête, fendant les herbages à l’allure désordonnée d’un hère aux longues pattes.

À la limite de nos terres et de celles de Vernoialon se trouvait une butte du haut de laquelle la vue portait très loin. Nous l’avons gravie au trot et considéré le pays. Au-delà des chaumes aigus de la ferme voisine, par-delà les breuils, les prés et les champs, nous pouvions découvrir la harde noirâtre des toits de Neriomagos, frileusement entassée derrière de vieilles palissades. Les silhouettes dispersées des bêtes et de quelques paysans piquetaient le terroir. Nulle part nous n’avons découvert la trace d’une troupe de chars et de cavaliers.

« Je le savais, a gémi Suobnos. C’était certain, je le savais !

— Ils sont partis depuis longtemps, ai-je dit. Ils doivent déjà descendre le Nerios.

— Alors on peut encore les rattraper ! s’est écrié Segillos. Il suffit de passer par le bois ! »

Mon frère avait raison. Par rapport à la route qui reliait Attegia à Neriomagos, le vallon du Nerios formait un angle aigu. En le descendant vers la vallée du Caros, Cassimara et sa suite avaient opéré un virage serré, presque un demi-tour. Si nous traversions la bande de forêt qui nous séparait du Nerios, nous avions encore l’espoir de couper le chemin de la princesse arverne. Sans plus attendre, ni nous soucier de la mise en garde de Banna, nous avons pris la direction des lisières.

Les futaies que nous allions traverser appartenaient au bois de Senoceton. Il s’agissait d’un long galon de frondaisons obscures, un rinceau poussé depuis les régions les plus profondes du bois, étiré comme un bras géant entre les terres cultivées et le vallon du Nerios. Les gens du pays appelaient ce coin les Brugues. Ce n’était pas l’endroit le plus dangereux de la forêt, mais il avait mauvaise réputation. On exploitait un peu ses lisières quand on avait besoin de bois de charpente, mais on ne se risquait guère à l’intérieur. Au bord des essarts penchaient de longs pieux, fendus de gel, dont le faîte avait été grossièrement sculpté. Ils lançaient un avertissement silencieux : au-delà s’ouvrait un lieu sacré. À la mauvaise saison, une ou deux bandes de loups utilisaient ce bois désert comme repaire d’où elles partaient marauder dans les terres cultivées. Quelques proscrits s’étaient également réfugiés sous ces ramures, qui les avaient engloutis.

Suobnos arpentait ces bois en tous sens, et il nous y avait déjà entraînés à plus d’une reprise. Voilà pourquoi ils nous étaient familiers. Le plus étrange était que ces futaies abandonnées se trouvaient traversées en leur centre par un chemin bien tracé, parallèle au vallon du Nerios. À part nous et le vagabond, personne ne le connaissait ; quand nous nous y aventurions, il paraissait oublié. Pourtant, les branches qui auraient dû rapidement l’étouffer étaient systématiquement brisées et rejetées sur le bas-côté, les ronces et le lierre mordaient ses bords sans jamais l’envahir. Il ressemblait à un chemin de débardage : boueux, assez large pour un attelage de deux bœufs et bouleversé de profondes ornières. Cependant, sur le pourtour des flaques, on ne trouvait que des empreintes de bêtes sauvages. Suobnos appelait cette voie forestière le Pas de Lherm. Quand il la croisait, il regardait toujours avec espoir au fond de la percée, mais il n’aimait pas s’y attarder. Il disait que ce chemin était entretenu par le Forestier, et qu’il ne valait mieux pas s’y frotter. Au début, Segillos et moi, nous croyions que cette laie ne menait nulle part, mais Suobnos s’était moqué de nous et nous avait affirmé que le Pas de Lherm reliait la Pierre Qui Pleure aux Grandes Foliades. Plus tard, il nous avait raconté la légende de la Pierre Qui Pleure ; cela nous avait fait si froid dans le dos que par la suite, comme le vieux devin, nous ne nous sommes plus jamais attardés sur ce chemin silencieux.

Ce jour-là, nous nous sommes engouffrés en coup de vent sous les feuillages ; tout au plus avons-nous contourné par la gauche un poteau moussu, sur lequel était cloué un massacre de cerf. Nous tirions sur nos jambes pour filer comme le vent, cinglés par les épines et les broussailles. Il faisait sombre sous ces hautes ramées, et nous aurions pu facilement nous égarer ; aussi courions-nous sur les talons de Suobnos, car un sens mystérieux lui permettait de situer le soleil, même sous les plus lourds ombrages. Nous avons galopé à en perdre le souffle. Nous ne nous sommes arrêtés qu’à deux reprises : un instant au bord d’un ru, pour nous abreuver à même l’onde comme trois daguets assoiffés ; à peine plus longtemps quand nous avons jailli des buissons au milieu du Pas de Lherm. Comme à son habitude, Suobnos a fait une brève pause au milieu du chemin ; il s’est redressé de toute sa taille, il a scruté à droite et à gauche l’étroite trouée dans les feuillages. Seuls quelques passereaux effarouchés ont pris la fuite en voletant. Le layon était désert. Une expression fataliste s’est peinte sur le museau du vagabond. Dans le fond des futaies, en direction des Grandes Foliades, résonnaient de vagues rumeurs, craquements et borborygmes rendus caverneux par la distance. Cela pouvait être le heurt de deux aurochs affrontés, un grand cerf en train de frayer ses bois aux arbres, le cahot d’un chariot lourdement chargé rebondissant dans l’ornière. La déception de Suobnos s’est muée en inquiétude.

« N’écoutez pas, a-t-il murmuré. Partons d’ici ! »

Nous avons repris notre course à travers les sous-bois. Nous avons entrevu les fessiers clairs d’une bande de chevreuils en train de s’éparpiller à notre approche. Insensiblement, le terrain s’inclinait sous les feuilles mortes et les nids de racines. Du tréfonds de la forêt, du côté des Grandes Foliades, nous est parvenu l’écho d’un rire incroyablement guttural, et pourtant mélodieux.

« N’écoutez pas ! N’écoutez pas ! » a intimé Suobnos, tout en donnant un coup de jarret.

Il filait maintenant si vite que nous avions du mal à tenir le rythme. Il franchissait à grands bonds des souches et des arbres couchés qu’il nous fallait contourner, il se recevait d’un pas léger et sûr quand nous nous tordions souvent le pied dans des creux et des terriers. Mais l’entraînement de Sumarios nous avait donné de l’endurance, et puis cette cavalcade était un jeu qui nous enivrait du double plaisir de la chasse et de la fuite. Nous n’avons pas lâché le vieux coureur.

Vers le milieu de l’après-midi, nous avons entrevu du ciel entre les branches, droit devant nous. Nous arrivions sur les coteaux qui surplombaient le vallon du Nerios ; nous avons entendu le meuglement des bêtes en marche avant d’entrevoir, loin en contrebas, leur robe rousse entre les arbres, à côté du chemin où marchaient des bouviers et des cavaliers. La princesse n’avait pas menti : il y avait foule sur la route du Gué d’Avara. Intimidé par les lances, Suobnos a changé d’avis et fait mine de tourner les talons pour se réfugier au cœur des Brugues. Segillos et moi, nous nous sommes pendus à ses basques pour l’en empêcher. Mais le vieux fou a refusé obstinément de se montrer, et nous avons dû épier les Arvernes depuis les hauteurs boisées. Les troncs et les feuillages nous bouchaient la vue, et il y avait tant de monde sur le chemin que nous craignions de rater Cassimara. Au terme d’un long moment d’incertitude, un aboi joyeux nous a fait dresser l’oreille. Segillos et moi, nous avons reconnu la voix des chiens de Troxo. Bientôt, nous apercevions son char au milieu de la cohue, et à côté de lui, montée sur sa belle haquenée, la fille d’Eluorix. Nous avons tendu le doigt vers elle, en trépignant d’excitation.

Suobnos l’a contemplée longuement, puis il a émis un long soupir.

« Ce sera une grande reine, a-t-il marmonné, et il y a de la magie autour d’elle. Mais ce n’est pas elle. Elle n’est pas née sous une lune rousse. »

Segillos a claqué la langue avec satisfaction.

« Ah ! Je te l’avais bien dit ! s’est-il écrié. C’est juste Cassimara ! »

Le vagabond a perdu tout intérêt pour la jeune cavalière, et cette fois, nous ne l’avons plus retenu. Il est retourné se fondre craintivement dans la forêt. Mais mon frère et moi, nous n’avions pas fait tout ce chemin pour rien ! Nous avons dévalé la pente en direction de l’escorte de Cassimara et nous sommes venus faire les pitres devant la princesse, en nous riant de sa surprise. Nous en avons aussi profité pour mendier un goûter et de la cervoise, car cette grande virée nous avait donné une faim de loup.


Nous avions traversé les Brugues sans hésiter parce que ce n’était pas la première fois que nous nous risquions dans les ombres de Senoceton. Nos incursions dans la forêt étaient fréquentes, même si nous n’en parlions guère, de crainte de nous faire semoncer. En fait, le secret faisait partie du jeu ; un jeu dangereux, qui du coup n’en était que plus excitant.

Tout avait commencé par une indiscrétion enfantine. Segillos et moi, nous étions intrigués par l’offrande que Banna laissait de temps en temps à l’orée du bois. Elle y mettait trop de dévotion et trop de tristesse pour une simple oblation aux dieux de la forêt. Et puis quelqu’un consommait le lait et les grains : une ou deux nuits après le sacrifice, la vieille femme retournait chercher sa jatte vide. Piqués par la curiosité, nous lui avions demandé à plus d’une reprise à qui elle faisait ces offrandes ; mais elle éludait toujours nos questions, se contentant d’allusions vagues aux habitants du bois, assorties de mises en garde. Il en fallait plus pour dissuader deux petits effrontés. Nous avions cherché à nous renseigner auprès de toute la maisonnée. Taua et Icia, arrivées en même temps que nous à Attegia, n’en savaient pas plus que nous. Ruscos, à sa manière fruste, nous avait recommandé de nous mêler de nos affaires et s’était refusé à nous en dire plus. Quant à Dago, qui nous tolérait toujours avec patience dans son atelier, il avait répondu à nos interrogations par un mouvement d’humeur qui ne lui ressemblait guère ; pendant toute la journée qui avait suivi, il avait affiché une mine sombre, et son chagrin était si patent que nous n’avions pas osé le harceler davantage. Le lendemain, notre mère nous avait pris à part pour nous reprendre assez vertement, en nous interdisant d’importuner nos gens.

La réprimande, naturellement, n’avait servi qu’à attiser notre curiosité. Finalement, nous avions réussi à tirer les vers du nez à Acumis. Jadis, il avait eu une sœur aînée, qui s’appelait Enata. Il se souvenait peu d’elle : il y avait une grande différence d’âge entre eux. Elle passait pour très jolie, elle faisait la fierté de ses parents. Un matin, elle était partie ramasser le lin laissé au rouissage dans une mare de Cambolate, et elle n’avait jamais reparu. Son père et Ruscos avaient sondé l’étang, mais ne l’avaient pas retrouvée ; Sumarios l’avait fait rechercher en vain dans le pays. Personne, nulle part, ne l’avait vue. Dans les roselières, on n’avait remarqué ni trace de sang, ni lambeau de vêtement ; cela ne ressemblait pas à une attaque de bête sauvage. L’opinion générale était qu’elle avait chu dans un trou d’eau et avait été engloutie dans une vasière. Toutefois, un autre bruit avait couru : elle aurait pu être enlevée par un des habitants du bois de Senoceton. Ce n’était pas la première fois que des gens disparaissaient mystérieusement non loin des lisières… La vieille Banna s’était raccrochée à cette idée pour tromper sa douleur. C’était la raison pour laquelle elle déposait régulièrement des offrandes à l’orée des bois, sans trop savoir si elle les apportait à sa fille disparue ou à son ravisseur.

Cette triste histoire a enflammé nos imaginations. Parce que nous aimions beaucoup Banna, nous nous sommes mis en tête de retrouver la créature mystérieuse qui acceptait ses dons. Nous rêvions de surprendre la belle Enata, effarouchée par quelque maléfice, que nous aurions ramenée triomphalement à Attegia ; mais si nous levions à sa place l’être malveillant qui l’avait ravie, nous comptions bien le pister jusqu’au repaire où il avait séquestré la disparue.

Nous nous sommes mis à espionner Banna, afin de ne jamais rater ses pèlerinages aux lisières. Quand elle avait déposé ses modestes offrandes et qu’elle était retournée chez elle, nous nous tapissions en de longs affûts dans un bosquet de prunelliers. Ces attentes interminables, pendant lesquelles nous avions grand peine à réfréner notre impatience, ne débouchaient généralement sur rien. Des oiseaux venaient picorer les grains d’épeautre. Les ombres du sous-bois n’étaient troublées que par les frissons de la brise. En définitive, une averse, la tombée de la nuit ou l’ennui nous délogeaient de notre cachette. Le lendemain ou le surlendemain, Banna rentrait avec sa jatte vide, et nous nous mordions les doigts d’avoir renoncé trop tôt.

Car il y avait les signes d’une présence aux lisières. Les troncs étaient striés de grands écorçages, les branches basses étaient abondamment abrouties. Quelqu’un ou quelque chose marquait les arbres autour du lieu où la vieille femme abandonnait ses offrandes…

Une nuit, nous avons dû aider Ruscos au cours d’un vêlage difficile. Nous avons passé un long moment à pousser sur le ventre de la vache tandis que notre homme tirait le petit qui se présentait mal. Lorsque le veau a fini par naître, Ruscos l’a nettoyé avec un bouchon de paille ; nous tombions de fatigue, et nous trébuchions vers la maison quand une idée m’a traversé l’esprit. J’ai pincé Segillos pour le réveiller ; il m’a crié dessus, mais il a arrêté de me frapper quand je lui ai exposé ce que j’avais en tête. La nuit tirait à sa fin et Banna avait déposé ses offrandes la veille : c’était le moment idéal pour nous faufiler sur les lisières et guetter ce qui sortirait du bois.

Nous avons filé hors de la cour, plus furtifs que renards en maraude. Même si les étoiles commençaient à pâlir, les prés que nous traversions n’étaient qu’obscurité herbue, et nous avons bientôt eu les braies trempées de rosée. La forêt s’est dressée au-dessus de nous, mâchurée de ténèbres. Nous faisions craquer le taillis où nous avions l’habitude de poster notre guet quand un grand mouvement a brassé les ramées. Nous nous sommes pétrifiés, le cœur battant à tout rompre. Dans les ombres soufflait une respiration puissante ; des feuillages étaient froissés à hauteur des branches maîtresses, bien au-dessus de la taille d’un homme. La rumeur inquiétante d’une mastication nous tombait dans l’oreille ; il y avait parfois des chocs sourds, qui ressemblaient au battement d’un sabot de cheval sur l’humus. A suivi le tintement de la jatte heurtée et renversée.

Quelques pétales de rose sont venus s’épanouir sur les nuages au fond du ciel. La campagne, çà et là empoissée de brume, a mué du noir au gris profond. Nous avons alors distingué le dieu sorti de la forêt. Il était énorme, majestueux et sauvage. J’ai d’abord cru que sa robe était sombre, et pourtant il émettait une nébulosité pâle, comme si son corps glorieux rayonnait à travers le pelage. Et puis, j’ai compris ! Il était d’une blancheur aveuglante, mais pour se débarrasser de sa vermine, il s’était roulé dans une souille et il dressait sa superbe croûtée d’argile. Sa tête altière était tournée vers nous, les oreilles aux aguets ; son front était couronné de bois aux vastes enfourchures, où le velours pendait en lambeaux.

« Un cerf ! s’est écrié Segillos. Un grand cerf ! »

Et avec son incorrigible témérité, mon frère s’est rué à la rencontre du seigneur des forêts. Je lui ai emboîté le pas de façon complètement irréfléchie. Le grand mâle nous rendait bien dix fois notre poids. Il lui aurait suffi d’incliner les bois pour nous éventrer comme des sacs, puis pour emporter, en guise de trophée, nos intestins guirlandés sur ses cors. Il s’est contenté d’expirer une haleinée brumeuse, a fait volte face et s’est enfoncé dans le sous-bois en heurtant ses andouillers aux branches. En chiens fous, nous avons essayé de le poursuivre. Ma tentative a tourné court : à peine sous le couvert des arbres, j’ai trébuché sur des racines et je me suis étalé de tout mon long. Segillos a continué seul en poussant des cris perçants, mais en quelques bonds dédaigneux, le grand cerf l’avait semé et s’était fondu dans les ténèbres.

Malgré l’excitation donnée par cette mésaventure, nous n’en avons parlé à personne. Nous avons continué à surveiller Banna ; une huitaine plus tard, quand elle est retournée déposer son offrande, nous avons pris nos dispositions. Nous avons fait mine d’aller nous coucher comme chaque soir, mais une fois tout le monde endormi, nous nous sommes faufilés hors de la maison en emportant nos couvertures et des javelines. Nous avons gagné en catimini notre poste d’observation au milieu du bouquet de prunelliers, en nous emmitouflant dans nos tartans pour nous protéger de la fraîcheur nocturne et des épines. A commencé une longue veille ; mais comme nous n’étions guère malins, nous n’avons pas organisé de tour de garde et nous avons fini par nous assoupir dans notre cachette.

J’ai été réveillé par le chant des oiseaux dans l’atmosphère grise qui précède l’aurore. J’étais gourd de froid, je me suis piqué aux branches des prunelliers en m’étirant, et en voyant mon frère dont le menton avait chu sur la poitrine, j’ai éprouvé une bouffée de colère. J’allais envoyer une bonne claque à Segillos quand un craquement m’a fait dresser l’oreille. Il y avait du mouvement dans les ombres de l’orée. Mais il ne s’agissait pas du cerf majestueux : une silhouette chétive, incontestablement humaine, se tenait à croupetons sous les premières branches et buvait le lait abandonné par Banna. J’ai plaqué une main sur la bouche de mon frère et, dès qu’il a ouvert les yeux, je lui ai montré la forme qui se détachait à peine dans l’obscurité. La même idée nous a traversé la cervelle. Ce ne pouvait être que la fille de Banna, devenue sauvageonne, qui revenait craintivement se nourrir sur la lisière.

Cette fois, nous étions décidés à ne pas laisser filer notre chance. Abandonnant nos couvertures et nos javelines, nous nous sommes glissés hors du taillis, et nous avons rampé vers l’ombre qui buvait à petites lampées. Arrivés à quelques pas, nous nous sommes jetés sur elle d’un seul élan. Tous les trois, nous avons roulé dans les feuilles mortes en un pugilat plutôt confus. J’avais ceinturé un corps nerveux et maigre, couvert de nippes malodorantes. Notre prise s’est d’abord débattue avec vigueur, et j’ai bien cru que j’allais la lâcher ; puis elle a été secouée par un rire tout à fait saugrenu.

« Ah ! Ah ! Mes oursons ! s’est esclaffé un timbre familier. Vous m’avez flanqué une belle frousse ! »

De saisissement, nous avons abandonné la lutte.

« Suobnos ! » nous sommes-nous écrié d’une seule voix.

Le va-nu-pieds a gloussé de joie, comme s’il nous avait joué un bon tour.

« Mais qu’est-ce que tu fais là ? l’ai-je apostrophé.

— Eh bien, mes princes, je pourrais vous retourner la question.

— Tu voles les offrandes de Banna ! s’est exclamé Segillos sur un ton outré.

— Voler, voler, c’est un grand mot. Il fallait bien boire ce lait, il allait tourner.

— Mais enfin, ce n’est pas pour toi ! C’est pour les habitants du bois !

— Mais j’habite dans ce bois !

— Mais ce n’est pas la même chose ! me suis-je insurgé. Toi, tu n’es pas un dieu ! »

Un doigt noueux m’a piqué les côtes.

« Petit sot, a raillé le vagabond, sache que dans tout sacrifice, il y a une part pour les dieux et une part pour les fidèles. J’ai pris la portion qui me revenait.

— Mais ce n’est pas ton sacrifice ! a protesté Segillos.

— Oh, c’est tout comme, a répondu Suobnos. C’est grâce à moi que Banna remplit ce rite. C’est moi qui lui ai dit que sa fille n’est pas tombée dans un étang. »

Cette fois, le vagabond a bel et bien réussi à nous clouer le bec. Il en a profité pour se remettre sur son séant et masser ses reins, endoloris par notre assaut. L’aurore s’épanouissait, patiente et sûre comme l’éclosion d’une fleur. D’ordinaire crasseuses, les guenilles de Suobnos se trouvaient encore plus crottées par notre placage. Toutefois, le jour naissant effaçait ses rides les plus profondes, et les feuilles mortes empêtrées dans sa tignasse miroitaient, pâles comme des joyaux.

« Dites-moi, mes maroufles, a-t-il dit comme l’idée lui traversait l’esprit, si cette offrande est destinée aux dieux, c’est un dieu que vous chassiez avec tant de hardiesse ? »

Segillos a marmonné que nous cherchions la fille de Banna, et que nous l’avions confondu avec elle. Cela l’a fait rire aux éclats.

« Si c’est toi qui as dit à Banna que sa fille ne s’est pas noyée, ai-je observé, un peu vexé, tu dois savoir ce qu’elle est devenue.

— Oui, c’est vrai ! a renchéri mon frère. Tu pourrais nous aider à la retrouver ! »

La proposition a refroidi sa gaieté ; elle n’avait pas l’air de lui plaire. Il a fourragé dans sa barbe avec perplexité.

« Savoir ce qui lui est arrivé, ce n’est pas savoir ce qu’elle est devenue, a-t-il objecté.

— N’essaie pas de nous entortiller ! me suis-je écrié. Tu es vachement fort pour retrouver des trucs ! Il faut que tu nous donnes un coup de main !

— Enata n’est pas tout à fait un truc.

— Alors dis-nous au moins ce qui lui est arrivé ! a exigé Segillos.

— Je ne l’ai pas dit à Banna, je ne vois pas pourquoi je le confierai à deux morveux.

— Pourquoi tu ne l’as pas dit à Banna ?

— Eh bien… Il y a des choses un peu délicates à raconter à une maman.

— Mais nous, on n’est pas sa mère !

— C’est encore pire. Vous êtes un peu jeunes pour ce genre d’histoire.

— Si tu ne nous le dis pas, nous, on le dira à Banna, que tu lui voles son lait ! »

Ce coup bas venait de Segillos. D’ordinaire, il exerçait plutôt ses talents de rapporteur à mes dépens, et je ne goûtais guère ce trait de caractère chez mon cadet. Mais pour une fois, j’ai trouvé mon frère plein de ressources, et je lui ai été reconnaissant de m’épargner le recours à une telle petitesse. Suobnos, de son côté, lui a coulé un coup d’œil offusqué. Haussant une épaule, il a fini par grommeler :

« Oh ! Après tout, il faut bien que vous fassiez votre éducation. Et puis de toute façon, vous êtes déjà drôlement délurés… »

Pendant un instant, il a réfléchi, paraissant rassembler ses idées.

« Le loup est sorti du bois, a-t-il repris. Enfin, quand je dis le loup, je ne parle pas du loup, c’est une métaphore. Tout ça est lié aux habitants de la forêt, bien sûr. Vous devriez écouter davantage Banna quand elle vous met en garde contre les bois : c’est un avis plein de sagesse. Les êtres qui vivent dans les futaies de Senoceton, ils sont imprévisibles et dangereux. Celui qui nous intéresse gîte dans une clairière reculée, un endroit qu’on appelle le Garrissal, au fin fond de la Chanière. Son nom, on évite de le prononcer, de crainte d’attirer son attention. Pour parler de lui sans courir trop de risques, on lui prête des surnoms, dont les plus communs sont le Seigneur des Bêtes ou le Seigneur des Forts. C’est qu’il est terrible ; aussi brutal que le Forestier, et presque aussi féroce. Grand comme un chêne, sa laideur est repoussante et il est gras à lard ; à lui seul, il est plus puissant qu’un troupeau de bœufs. En plus, c’est le contraire d’un imbécile, et il n’est pas très honnête… Ses biens les plus précieux, il les a obtenus par filouterie. Mais ce qui le rend vraiment redoutable, c’est son éloquence : sa voix asservit tel un charme puissant. Comme il est gros et paresseux, il préfère souvent recourir à de belles paroles plutôt qu’à la violence. Dans un sens, c’est encore pire, car ceux qui l’écoutent deviennent des jouets entre ses mains malpropres… »

Suobnos s’est gratté l’aisselle d’un air pensif. Il a suivi des yeux un vieux merle qui retournait des brindilles, et il a perdu le fil de ce qu’il nous disait.

« Alors ? Le gros tas pas propre ? s’est impatienté mon frère. C’est lui qui a enlevé la fille de Banna ?

— Hein ? Ah oui ! Enfin, non, pas tout à fait, à vrai dire… Le Seigneur des Bêtes est un gros dormeur et un gros mangeur ; tant qu’il est repu, il ne quitte guère sa tanière du Garrissal. Mais c’est aussi, eh bien… un sacré baiseur. Très obsédé, pas toujours regardant sur ses conquêtes, mais quand même amateur de jolies filles. Il y a quelques années, il a eu une grosse envie de culbuter un tendron, alors il est venu rôder sur les lisières…

— Mais s’il est si grand et si gros, pourquoi personne ne l’a vu ? a interrompu Segillos.

— Eh bien, moi, je l’ai vu ! s’est récrié le vagabond. Mais les gens du commun, c’est normal qu’ils ne s’aperçoivent pas de sa présence… Dans les trésors qu’il a volés, il possède un manteau qui le rend très discret. Ce n’est pas tout à fait un charme d’invisibilité, même si cela y ressemble aux yeux du mortel. Drapé dans son sayon, le Seigneur des Forts se pelotonne dans le monde d’à côté, ou dans une année voisine, ce qui revient au même… »

Suobnos a poussé un chuintement discret, en ouvrant largement les deux mains.

« Ainsi, il devient plus furtif qu’un courant d’air. Il n’y a que sa grosse massue qui dépasse sous la cape et qui fait du bruit en heurtant le sol, boum-broum-boum ! Mais les gens, abusés, confondent souvent ce vacarme avec un grondement de tonnerre…

— Mais alors, comment tu as pu le voir, toi ? ai-je objecté, pas très convaincu.

— Eh bien, tu l’as dit toi-même, a répliqué le vagabond avec un clin d’œil. Je suis doué pour trouver des trucs ! »

Et d’enchaîner très vite, pour couper court à nos objections :

« Cela s’est passé peu avant que vous ne vous installiez à Attegia. Voilà quelque temps que le malotru traînait sur les lisières, à l’affût d’une jeunesse à croquer. Bien sûr, il a repéré la petite Enata. Ah ! Vous pouvez me croire, c’était un sacré morceau, la fille du bronzier ! Moi-même, je venais d’échouer dans le pays, et elle m’avait aussitôt tapé dans l’œil. Mais je ne me faisais guère d’illusions sur mes chances… Le Seigneur des Bêtes, lui, il n’a pas eu cette délicatesse. Il a dû l’épier pour connaître ses habitudes et savoir quand la serrer. Ce qui s’est passé, c’est un peu la faute de Banna, et c’est pour ça que la pauvre femme pleure tellement sa fille. Quand les tiges de lin avaient bien décanté dans leur bain, elle envoyait la petite au routoir, récupérer les fibres. C’est que ça ne sent guère bon, le rouissage, et voilà pourquoi elle se déchargeait de la corvée sur Enata. À l’odeur putride, à l’écume blanchâtre qui se répandait sur l’étang, le Seigneur des Bêtes a estimé le jour où il pouvait tendre ses filets. Il s’est blotti dans les grands joncs bordant le routoir, et lorsque la belle fille est venue ramasser ses poignées de lin, il lui a roucoulé un discours plus doux que l’hydromel, sans sortir de sa roselière. Charmée par la chanson, Enata s’est approchée, elle a écarté les hautes herbes… Il lui est tombé dessus et il l’a couverte sous son manteau. C’est un sacré gaillard, et il était en rut. Il l’a certainement prise sur le champ, dans l’eau et les roseaux, et c’est elle, alors, qui a dû pousser un fameux couplet ! Pour ma part, si j’étais dans le coin, j’ai trouvé plus prudent de ne pas les déranger dans leurs ébats… La petite, ça ne lui aurait pas servi à grand chose que je prenne un mauvais coup…

— Mais après ? Qu’est-ce qu’il a fait d’elle ? a trépigné mon frère.

— Eh bien, ça dépend ce que tu entends par « après ». Ils ont fait beaucoup de cochonneries sous le manteau, et sous ce manteau-là, les jours et les nuits ne filent pas de la même façon que par chez nous. Il lui a fallu un moment, au gros lubrique, pour vider son sac. M’est avis que quand Dago et Ruscos sondaient l’étang, craignant de retrouver la petite au fond de l’eau, elle était toujours là, juste de l’autre côté, dans des positions qui n’auraient pas fait plaisir à son père. Cette danse-là a duré quelques lunes. Bien sûr, au bout du bout, il y a cet « après » dont tu me parles, jeune polisson, quand le Seigneur des Bêtes a assouvi sa gourmandise…

— Hein ? Tu veux dire qu’il l’a mangée ?

— Oh, il en serait bien capable, s’il était vraiment affamé. Mais je ne pense pas que ce soit le sort qu’il a réservé à Enata. Il n’est pas aussi perfide que le Forestier : il lui arrive de se montrer bonhomme, et comme la gamine lui avait donné du plaisir, il a dû lui laisser la vie sauve, avec un ou deux compliments à faire rougir une grue. Bon, ceci dit, il n’est pas non plus du genre à prendre une régulière. Je pense qu’il l’a tout simplement abandonnée.

— Mais alors, qu’est-ce qu’elle est devenue ?

— Ah ça, mes lapins, il ne faut pas être bien malin pour le deviner. Elle est tombée grosse, la pauvrette. Et comme elle ne savait pas trop ce qu’elle portait, et qu’elle avait bien honte de la façon dont elle s’était fait retrousser, elle s’est enfuie. Elle a cherché une cachette bien solitaire pour mettre bas le petit bâtard. Enfin, à moins qu’il n’y en ait eu plusieurs…

— Tu sais où elle est ?

— Oh, ça non. Imaginez un peu que le gros lubrique ait une petite envie de revenez-y… Je ne suis pas du style à braconner dans les chasses gardées.

— Mais tu pourrais la retrouver, non ? »

Il nous a répondu par une moue ambiguë.

« Dis-nous où chercher, et nous, on se charge de la ramener !

— Non, non, mes oursons ! Vous êtes bien trop tendres pour vous promener tout seuls dans le bois.

— Tu parles ! s’est récrié Segillos en bombant son torse de gringalet. On sait se battre, maintenant ! On n’a pas peur d’un grand pitaud !

— Le grand pitaud, il vous croquerait comme une couple de caillettes, mes princes.

— Eh bien on demandera à Sumarios de nous aider, suis-je intervenu. Il aime bien Banna. Il ferait ça pour elle. »

Suobnos a secoué la tête d’un air sceptique.

« Pour sûr, le seigneur de Neriomagos est un héros terrible. Pendant la Guerre des Sangliers, croyez-moi, il n’était pas le dernier au festin des corbeaux. Même après toutes ces années, je n’aime guère le parfum de mort qui flotte autour de lui… Mais le fils de Sumotos en personne ne vous serait pas très utile si le Seigneur des Bêtes, le Taureau aux Trois Cornes ou encore le Forestier flairaient votre présence… Et en plus, ça ne peut pas se passer comme ça.

— Qu’est-ce qui ne peut pas se passer comme ça ?

— Votre histoire, elle ne peut pas se dérouler de cette manière.

— Notre histoire ? De quoi tu parles ?

— Chacun a une histoire plus ou moins intéressante. Et vous deux, vous êtes servis ! Des princes orphelins, dépossédés de leur père et de leur héritage par leur oncle ! Vous êtes gâtés ! Vous pouvez me croire ! On n’a pas fini d’en entendre parler !

— Et pourquoi, dans notre histoire, on ne pourrait pas ramener la fille de Banna ?

— Je n’ai pas dit cela. Ce que vous devez comprendre, c’est que vous ne pouvez pas obtenir comme ça le renseignement que vous voulez. Il vous permettrait d’aller chercher tout droit la belle Enata, et, bon sang ! regardez un peu autour de vous ! »

Le vagabond a agité ses grands bras d’un air inspiré.

« Au monde, rien ne va de droit fil. Avez-vous déjà suivi un chemin qui vous mène tout droit à destination ? Avez-vous déjà descendu une rivière qui va se jeter tout droit dans la mer ? Avez-vous déjà vu la lune ou le soleil traverser tout droit le firmament ? Même les étoiles dansent de lentes farandoles. L’existence n’est qu’un immense canevas de lacets, de virages, d’embranchements et de méandres. Tout est capricieux et infléchi, et la vie entière est un entrelacs d’arabesques. Seuls les lances et les javelots sont droits… »

Il a frissonné.

« Mais les lances et les javelots sont des instruments de mort. Eh bien, les histoires sont les reflets du monde, et une belle histoire gire et vagabonde. Il n’y a que les contes sinistres qui vont droit au but, comme un trait jeté pour tuer. »

Et, en nous coulant un sourire énigmatique, il a conclu :

« C’est pourquoi votre histoire ne peut se dérouler aussi simplement. Si vous voulez trouver Enata, il va falloir chercher autre chose. Enata, c’est comme un mot qu’on a sur le bout de la langue : tant qu’on le cherche, il se dérobe. Qu’on pense à autre chose, il revient à l’improviste.

— Mais alors, qu’est-ce qu’on doit faire ? a piaillé Segillos.

— Je viens de te le dire, pinson ! Cherche autre chose ! En fait, comme je suis magnanime, je vais vous seconder malgré tout. Je vais vous aider en vous demandant votre aide, à vous. Prenez ça comme un arrangement, même si ça ne fonctionne pas comme un troc. Ce n’est pas parce que vous m’aurez donné un coup de main qu’en échange, je vous offrirai mes services. C’est parce que vous partirez dans ma direction que vous trouverez la vôtre !

— J’y comprends rien ! a gémi mon frère.

— Excellent ! a applaudi Suobnos. C’est un très bon début ! »


Suobnos avait raison. Cela représentait vraiment un début, même si nous n’imaginions guère où il allait nous mener. Le vagabond cherchait lui aussi quelque chose dans le bois de Senoceton, et il a affirmé qu’il avait besoin de nos yeux et de nos oreilles pour l’aider dans ses reconnaissances. Aurions-nous eu un peu plus de jugeote, sans doute aurions-nous trouvé singulier que ce devin, qui retrouvait tout, ait eu besoin de nous pour se mettre en quête d’un objet perdu… Mais nous étions deux gamins gonflés de suffisance et d’ignorance : nous avions tellement l’habitude d’entendre dire que nous avions de bons yeux que nous avons trouvé naturelle sa requête.

Ce qui nous a rendu plus perplexes, c’est que le vieux coureur ne nous a pas confié ce qu’il voulait trouver. Il s’en est expliqué en reprenant son raisonnement tortu : on aurait plus de mal à voir ce qu’on cherchait que ce qu’on ne cherchait pas.

Cela n’importait guère, toutefois. L’essentiel, c’était l’aventure qui s’ouvrait à nous. Quand Suobnos faisait étape chez nous, le plaisir de sa visite se trouvait redoublé par la perspective de la maraude qui suivrait. Car dès que le vagabond reprenait ses baguenaudes, nous nous échappions du domaine par une voie détournée, et nous rejoignions le vieux coureur à l’orée de la forêt. Suobnos nous accueillait avec quelques sarcasmes, prenant les dieux à témoin de son infortune d’avoir à supporter deux vauriens, mais il nous attendait toujours patiemment. Tous les trois, nous franchissions les lisières. Nous basculions alors dans un autre monde.

Très vite, sous le couvert des arbres, nous perdions les repères familiers. Les ombrages nous plongeaient dans un espace crépusculaire, les meuglements de nos troupeaux se faisaient assourdis et lointains. Le parfum humide des sous-bois ouvrait nos âmes à des promesses de chasse. Redoutée par les hommes, la forêt pullulait de vie sauvage. Nos incursions étaient souvent signalées par le cri rauque des geais, et nous entendions croûler et cajacter dans les fourrés. Les terrains meubles étaient imprimés par les coulées du gibier, que parsemaient laissées et bousards ; autour des souilles piétinées, les troncs portaient d’abondantes houzures de boue séchée, quelquefois plus hautes que nous, ce qui incitait Suobnos à se défier des grands vieux sangliers ; parfois, nous tombions sur des fondrières moussues, sur des régalis, voire sur le beau cercle d’herbes couchées d’une reposée, et il nous prenait des envies d’affûter nos javelines pour partir à la billebaude. Toutefois, le devin protestait contre nos foucades braconnières. Il disait que les animaux de la forêt avaient leurs pâtres, comme les vaches dans leur pré, et qu’il n’était guère prudent de marcher sur les brisées des gardiens du bois.

Guidés par le vieux coureur, nous avons arpenté les profondeurs de Senoceton. C’est au cours de ces maraudes que nous avons appris à connaître les Brugues et le Pas de Lherm, les hêtraies majestueuses des Grandes Foliades, les coupes rendues aux gaulis du coteau des Toches, les immenses futaies de la Chanière. La forêt s’étalait, vaste et variée comme un royaume, où le jour ne coulait qu’en ondées rares. Il était pourtant des zones que Suobnos préférait éviter, voire certaines régions qu’il redoutait. Il n’aimait guère se risquer aux Oussières, où, marmonnait-il, on risquait de croiser trois commères aux langues venimeuses. Il ne poussait pas jusqu’au fond de la Chanière : là-bas s’ouvrait la clairière du Garrissal, où, disait-il, on trouvait les bêtes les plus grosses de la forêt et la tanière de leur maître. Rarement, il avait fait allusion au Marissard. Il se montrait tellement évasif au sujet de cet endroit que nous ne soupçonnions même pas où il pouvait se trouver. Suobnos nous mettait juste en garde : là-bas se trouvaient le bosquet aux pendus et le taudis du Forestier. Les corbeaux se régalaient des imprudents qui violaient cette retraite.

Pendant des mois, nous avons ignoré ce que recherchait Suobnos au cours de ces explorations forestières. Il nous recommandait juste de garder nos yeux et nos oreilles ouverts, et lui-même paraissait aux aguets, mais nos courses semblaient sans but. Découvrir un monde interdit, qui n’appartenait qu’à nous, était un plaisir bien suffisant, et nous avons fini par nous accommoder de ces errances fourvoyées, pensant que Suobnos ne poursuivait que du vent et, comme nous, jouait à chercher. Sur un point, il n’avait pas tort : nos yeux et nos oreilles, aiguisés comme ceux de deux furets, nous jetaient souvent sur la piste de toutes sortes de gibiers. Bécasses, faisans, bichaille et parfois même compagnies de bêtes noires et de ragots nous faisaient dresser le museau ; malgré les hauts cris poussés par le vagabond, nos javelots prenaient leur envol, généralement en pure perte. Il nous semblait aussi, assez régulièrement, qu’une longue bête grise se faufilait dans les taillis, juste hors de notre portée. Nous avons essayé plus d’une fois de la surprendre, mais elle s’éclipsait avant que nous ne réussissions à l’approcher.

Comme nous devenions vraiment trop turbulents à son goût, Suobnos a décidé de nous jouer un tour. Un jour que l’animal mystérieux venait encore de nous filer entre les doigts, le vagabond a poussé un long sifflet. Quelque chose a froissé les broussailles sur notre flanc, et nous nous sommes retrouvés nes à nez avec un énorme loup cendré, qui nous lorgnait de son œil fauve.

« Holà ! On se calme, mes oursons ! s’est écrié Suobnos alors que nous brandissions déjà nos javelines. Bledios ne vous croquera pas les fesses. Du moins, si vous ne l’asticotez pas avec vos méchants outils. »

Le loup a froncé les babines sur une rangée de longs crocs jaunes, et son grondement sourd a résonné jusqu’au fond de mon ventre. Nous avons prudemment reculé de quelques pas, tout en dardant toujours nos traits.

« C’est ton loup ? ai-je demandé.

— Mon loup ? s’est exclamé Suobnos. Allons donc ! Quelle idée !

— Si ce n’est pas ton loup, comment sais-tu qu’il ne va pas attaquer ?

— Eh bien, parce que c’est mon ami Bledios.

— Ce loup est ton ami ?

— Oh oui ! Il n’y a qu’un ami pour me souffrir depuis si longtemps ! »

L’ami en question avait les oreilles un peu trop rabattues et le crin trop hérissé pour inspirer confiance.

« Il te garde ? a demandé mon frère.

— Bledios ? Me garder ? Oh non ! Je crois qu’il est bien trop sage pour être très brave.

— Un loup ? Trop sage ?

— Eh bien oui, nous avons de longues conversations, lui et moi. Il est incollable sur les phases de la lune. Et il a plus de suite dans les idées que je n’en aurai jamais : comme j’ai la tête percée, souvent, il me sert de pense-bête. »

D’un geste insistant, Suobnos nous a enjoint de baisser nos javelines. Nous ne nous y sommes résolus qu’à regret. Quand nos armes ont pointé vers le sol, le loup a conservé son regard farouche, mais son grondement a décru, et ses oreilles se sont redressées.

« À la bonne heure ! s’est écrié le vagabond. Bledios, je te présente Bellovèse et Ségovèse, les fils de Dannissa, la noble reine qui m’offre l’hospitalité. Les enfants, voici Bledios le Gris, chanteur, astronome et mémorialiste de ces bois ! Eh bien, voilà ! Les présentations sont faites ! À l’avenir, mes maroufles, cessez de donner la chasse à mon compère : ce n’est guère poli, et cela nous détourne de l’objet de nos recherches. »


Car, même si nous n’y croyions plus, Suobnos cherchait bel et bien quelque chose. Un jour que nous croisions les erres d’un harpail, le vagabond s’est arrêté tout net pour se pencher sur le sol meuble. Au milieu des crottes en pelotes et des pinces imprimées dans la boue se détachait une grande empreinte circulaire, à peine fendue au talon, comme la tranche d’une pomme coupée à un doigt du trognon.

« Il y a des chevaux dans le bois ? » me suis-je écrié.

De la main, Suobnos m’a répondu par un geste vague, qui n’était ni oui ni non. L’expression fébrile, il furetait alentour, en quête d’autres traces. Malheureusement, la piste était très fréquentée par des biches et des cerfs, qui avaient brouillé de leurs foulées le passage du cheval. Cette fois-là, nous n’avons rien trouvé de plus. D’autres jours, toutefois, nous avons découvert des voies plus nettes, parfois signalées par du crottin ; nous les suivions quelque temps avant de les perdre, brouillées par des coulées plus fréquentées ou par un terrain sec aux abords de la Chanière. En une occasion, au bord d’une mare, nous avons découvert deux voies bien distinctes : une couple de bêtes était venue s’abreuver. Les sabots étaient de taille très différente.

« Une jument et son petit ! » a déduit mon frère.

Suobnos a opiné du chef.

« Oui ! Oui ! a-t-il marmonné en sautillant d’excitation. C’est bien elle ! »

Mais sur le moment, il a refusé de nous en dire plus.

Quand nous parvenions à remonter quelque temps ces pistes chevalines, elles s’orientaient tôt ou tard vers le cœur de la forêt. Nous entrevoyions l’ombre furtive de Bledios, qui nous escortait à bonne distance, et nous devançait parfois sur la voie. Cependant, il nous abandonnait aux approches de la Chanière. « La garce ! La garce ! » marmonnait Suobnos dès que nous en abordions les troncs noueux et les sols entrelacés de racines. Au fond de la forêt de chênes se trouvait quelque chose que redoutaient l’homme et le loup. Si Suobnos manifestait une grande déception quand, inévitablement, les empreintes s’évanouissaient, nous devinions aussi chez lui un vague soulagement.

Un jour, frustrés d’avoir été une fois de plus forlongés, nous avons insisté pour continuer jusqu’au bout du bois, mon frère et moi. Notre vieux compagnon se dérobait, marmonnait que nous allions nous perdre dans des futaies sans retour, menaçait de nous abandonner. Comme nous faisions la sourde oreille, Suobnos s’est tordu les mains, il s’est frappé plusieurs fois le front de la paume, et sa langue a commencé à se délier.

« Ah ! Petits gredins ! Petits sots ! Où voulez-vous courir vous jeter tête baissée ? Le bois n’a pas de fond, mais au fond du bois, il y a ses habitants. L’exemple d’Enata ne vous suffit-il pas ? La pauvre fille, pourtant, elle n’avait même pas approché des lisières. Si jamais vous disparaissiez, je n’oserais plus paraître devant Saxena !

— Devant qui ?

— Heu… Devant Dannissa !

— Elle sait même pas qu’on est avec toi !

— La jolie raison, Bellovèse ! Ce n’est pas parce que je n’ai pas toute ma tête que je n’ai plus de conscience ! Écoutez-moi, petits rustres ! Vous êtes des garçons précieux, et au fond de la forêt, il y a des êtres voraces dont vous ferez les délices. Votre sang, votre malheur, votre stupide intrépidité : ils s’en pourlèchent les babines. Des petits princes égarés dans les bois ! Quelle belle friandise ! Attendez ! Ne partez pas ! Laissez-moi d’abord vous raconter l’histoire de la Pierre Qui Pleure ! »

Nous étions déjà sur le départ, mais les derniers mots de Suobnos ont piqué notre curiosité. Le vieux coureur faisait tant de mystères sur le bois de Senoceton que la proposition d’un conte était aussi inattendue que tentante. Nous nous sommes arrêtés à quelques pas, gagnés par l’hésitation.

« Écoutez-moi ! Écoutez-moi ! a insisté le vagabond en roulant des yeux. Après, vous ferez ce que vous voudrez ! »

Bien sûr, nous nous sommes laissés appâter. Avant de nous raconter son histoire, Suobnos s’est livré à un bizarre manège. Il a trotté d’arbre en arbre, autour de nous ; il posait la main sur l’écorce de chaque tronc en maugréant, et a fini par élire un vieux chêne dont la fourche était assez basse. Leste comme un écureuil, il a grimpé sur une des branches maîtresses, sur laquelle il s’est juché à califourchon. Les jambes dans le vide, il avait l’air de méchante humeur.

« Ça ne va pas, ça ne va pas, maronnait-il.

— Qu’est-ce que tu fais là-haut ? a demandé mon frère, prêt à se joindre au jeu dès qu’il le comprendrait.

— Je me perche, c’est évident, non ?

— Il faut qu’on grimpe, nous aussi ?

— Non ! Surtout pas ! Restez en bas !

— Mais pourquoi on ne doit pas grimper ?

— Parce que ! Je parle et vous écoutez ! Assis, tout de suite ! Par terre ! »

Mi-interloqués, mi-amusés, nous nous sommes installés en tailleur sur un tapis de feuilles mortes. Le nez levé vers la ramée, nous avions une vue imprenable sur les orteils écartés et la plante des pieds crasseux de Suobnos.

« Ce n’est pas le bon arbre, bougonnait-il. Vous me faites faire n’importe quoi, les étourneaux… »

Puis, dressant un index autoritaire, il a ordonné :

« Et maintenant, vous vous cachez les yeux !

— Hein ? Mais pourquoi ?

— Parce que c’est comme ça ! Ce genre d’histoire, ça ne s’écoute pas les yeux ouverts ! C’est une parole vieille comme la terre, les arbres et la pierre. Alors fermez-moi ces mirettes ! Toute votre âme doit passer dans vos oreilles ! »

En râlant pour la forme, nous avons couvert nos visages de nos mains. Je dois avouer avoir un peu triché : derrière l’écran de mes doigts, j’ai gardé les yeux ouverts. J’avais la sensation d’être enfermé dans un panier qui filtrait une lumière charneuse ; les interstices entre mes phalanges me délivraient des contrastes et des mouvements vagues quand je me tortillais sur mes fesses. Même en ne suivant qu’à moitié la consigne de Suobnos, j’ai senti tout de suite la profondeur du charme qu’il invoquait. Parce que j’étais privé de la vue, mon ouïe et mon corps ont perçu avec une acuité accrue la présence de la forêt. Le fredonnement des feuillages, le babil des oiseaux, l’écho lointain d’un craquement ouvraient l’espace autour de moi, me faisaient ressentir l’existence des combes et des futaies trop lointaines pour être vues. Je me suis senti très petit, très vulnérable, très vivant. En fait, avant même d’avoir ébauché son conte, Suobnos venait de réussir son tour. Mais chose promise, chose due : la voix du vieux coureur est descendue de son arbre.

« Personne de sensé ne se risque jamais dans les Brugues. Les gens du cru redoutent cet avant-poste du bois de Senoceton, en particulier le coin de la Pierre Qui Pleure ; toutefois, ils ne savent plus trop pour quelles raisons. Pourtant, pour ceux qui se souviennent, c’est facile. Je vais vous raconter pourquoi. »

« Il était une fois un garçon qui s’appelait Uidhu. C’était il y a très, très longtemps, bien avant que les pères des Bituriges n’arrivent dans le pays. À l’époque, Neriomagos ne s’appelait pas Neriomagos, et d’ailleurs, il n’était pas construit au même endroit. Les gens qui habitaient là ne parlaient pas notre langue car ils appartenaient au Vieux Peuple. Uidhu était le fils du chef, et ce chef était un homme puissant. »

« Le grand-père de Uidhu avait construit le village. Il l’avait fait en bonne intelligence avec le Forestier, qui vivait déjà au fond du bois. Ils étaient tombés d’accord sur un modeste finage alloué aux huttes, aux champs et aux prés ; le Forestier avait fourni les bois de charpente, et le grand-père de Uidhu lui avait cédé en échange du grain, des bêtes et des filles. Mais le père de Uidhu était un homme fort et orgueilleux. Quand il avait pris la tête du village, il en avait repoussé les limites. Il défrichait de nouvelles terres, il ensemençait de nouveaux champs. Les greniers engrangeaient d’abondantes récoltes, les gens mangeaient à leur faim, ils avaient de plus en plus d’enfants. Alors, pour nourrir sa tribu qui ne cessait de croître, le père de Uidhu mordait toujours plus sur la forêt. Il avait demandé à son bronzier de lui couler des haches sur le modèle de celle du Forestier ; au début, les villageois abattaient les arbres avec ces outils. Mais bientôt, il y eut tant de bouches à nourrir que cela ne suffisait plus. Alors, le père de Uidhu eut recours aux brûlis. Pour ouvrir de nouvelles parcelles, il incendiait les hêtres, les ormes et les chênes ; le sol de ces champs s’épuisait après quelques récoltes, quand toute la cendre était passée dans le grain, et il fallait porter le bronze et le feu dans de nouvelles futaies. À cette époque, les Brugues avaient ainsi brûlé, puis avaient été cultivées. Quand Uidhu avait atteint l’âge de dix ans, c’était déjà une terre tarie et retournée aux friches. »

« Pour mener ses grands travaux de déboisement, le père de Uidhu était devenu un homme dur et intransigeant. Il se faisait sourd au conseil des vieux, il ne tolérait plus la désobéissance ni les tire-au-flanc, il imposait sa loi par la force. Cependant, les gens se soumettaient parce qu’il leur apportait la prospérité, et aussi parce qu’il avait un fils merveilleux. »

« Uidhu était le plus bel enfant du village. Toujours gai et rieur, il se montrait déjà généreux et ne rechignait jamais à la tâche. Tout le monde l’aimait, et il faisait la fierté de son père. Les gens se disaient en douce que Uidhu ferait un chef plus magnanime. La tribu se faisait une joie de cet avenir où il hériterait de l’autorité paternelle. Délivrée du despotisme, elle pourrait couler des jours heureux. »

« Un jour de ses dix ans, Uidhu revenait d’une course faite pour son père quand il aperçut un homme sombre et solitaire, debout au bord d’un champ récemment brûlé. L’enfant ne le connaissait pas, mais il était innocent ; il alla donc le trouver. »

“ Bonjour, dit-il. Je suis Uidhu. Es-tu du village ? Je ne t’ai jamais vu.

— Non, dit l’étranger, je n’appartiens à nul village. Je suis le Forestier.

— Es-tu celui qui a aidé mon grand-père à construire le village ?

— Oui, je suis celui-là.

— Tu as l’air triste. Qu’est-ce qui te rend chagrin ?

— Vous n’avez plus besoin de moi pour déboiser, maintenant. Mais vous coupez à tort et à travers, et quand vos cultures s’épuisent, vous ne replantez pas de jeunes pousses. La forêt recule. Un jour, on manquera de grands arbres pour construire des maisons et des palissades. Il n’y aura plus que des taillis et des friches, et des champs qui ne donneront plus de grain.

— Tu crois ? La forêt est si grande, il y aura toujours de nouvelles terres à défricher.

— La forêt est ma demeure. Ce sont mes terres et mes bois que vous dévastez pour manger à votre faim.

— Oh ! Alors je comprends pourquoi tu es triste. ”

« Uidhu était un brave garçon ; il était sincèrement peiné par le dommage que sa tribu faisait au Forestier. Alors, comme il avait bon cœur, il essaya de réparer les torts des siens. »

“ Tu pourrais t’installer au village, proposa-t-il.

— Non, répondit le Forestier. Le chien ne vit pas avec le loup.

— Y a-t-il quelque chose qu’on pourrait faire pour toi ?

— Oui.

— Quoi donc ?

— Reboiser les terres que vous abandonnez.

— Reboiser ? Cela demandera beaucoup de travail.

— C’est pour cela que j’ai besoin d’un coup de main.

— Je ne suis pas sûr que mon père acceptera de replanter des arbres. Mais si tu veux, moi, je peux t’aider. ”

« Le Forestier contempla le garçon avec intérêt.

“ Tu es sincère ? demanda-t-il.

— Bien sûr. Entre voisins, on doit se rendre service.

— Alors j’accepte ta proposition. Es-tu partant pour commencer tout de suite ? Cela scellera notre accord.

— Si je suis rentré avant la nuit, je veux bien.

— Tu seras sous ton toit avant le soir. Viens. Suis-moi. ”

« Le Forestier prit les devants. Il guida Uidhu vers les Brugues. À l’époque, il s’agissait de collines rases, qui dominaient tout le paysage alentour : le vallon du Nerios, les champs et les essarts du village, les lisières enfumées de la forêt. La terre, devenue trop pauvre, avait été abandonnée et se trouvait couverte de mauvaises herbes. Quand l’homme et le garçon furent arrivés au sommet d’une butte, le Forestier sortit une houe de sous son sayon.

“ Tiens, dit-il en la tendant à l’enfant. Creuse un trou. Moi, je vais chercher quelque chose à planter. ”

« L’homme partit un bon moment, ce qui donna à Uidhu le temps de creuser un grand trou. Quand il revint, le Forestier portait sur l’épaule un gros rocher, que cinq gaillards auraient eu bien de la peine à traîner. »

“ Mais ce n’est pas un arbre ! s’écria Uidhu.

— Non, admit le forestier en se massant les reins après avoir laissé choir son fardeau. Mais je vais quand même le planter. C’est une borne. Je reprends possession de ces collines. Et quand les arbres auront repoussé, je ficherai des pieux sur les lisières pour délimiter mon territoire.

— Mais avant cela, il faudra planter des graines ou des boutures ! Et attendre qu’elles poussent ! Tu ne vivras pas assez vieux pour revoir les bois.

— Oh, tu sais, le temps… Selon qu’on a un pied sur une berge ou sur l’autre, il ne coule pas de la même façon. D’ailleurs, je vais te montrer.”

« En trois pas, le Forestier fut sur Uidhu. Il le saisit à bras le corps, il le serra à lui faire craquer les os. Le garçon se débattit un peu, comme un oiselet happé par le renard, puis il perdit connaissance. Le Forestier s’assura qu’il vivait encore avant de le déposer dans la fosse. Il l’installa en position assise, les jambes repliées en tailleur, le visage affaissé entre les genoux. Puis, en poussant un ahan, il souleva le rocher et combla le trou. Après quoi, il se frotta les mains d’un air satisfait et repartit tranquillement dans la forêt. »

« Quand Uidhu revint à lui, je vous laisse imaginer l’épouvante qui fut la sienne ! En essayant de se redresser, il se cogna dans le rocher. Il sanglota et il hurla, mais ses cris étaient étouffés par la pierre et par les ténèbres argileuses. Quand il commença à manquer d’air, il chercha à gratter un terrier vers la surface. Mais la terre qu’il creusait de ses ongles coulait entre ses pieds et ses genoux, l’ensevelissait peu à peu ; et le rocher qui scellait sa tombe s’affaissait à mesure qu’il fouissait. Bientôt, la pierre vint peser sur sa nuque et sur ses omoplates, inclinant son échine sur ses jambes tordues. Écrasé, Uidhu sentit germer en lui une horreur à éclater le cœur. »

« Quand la nuit fut tombée, le chef du village s’inquiéta de l’absence de son fils. Il l’appela en vain. Le souci se répandit parmi les huttes, et toute la tribu se mit à la recherche du garçon. En pure perte, hélas ; nul ne pouvait imaginer que Uidhu gisait sous une grosse pierre, dans un champ retombé en friches. Le père de Uidhu s’obstina cependant à le chercher des mois durant. Il partait de plus en plus loin, il négligeait ses devoirs, et les coupes cessèrent sur les essarts. Il y eut de mauvaises récoltes. Avec la disette, le mécontentement s’installa au village. Le chef répondit aux critiques par la brutalité. La discorde s’aigrit, des querelles sanglantes éclatèrent. De plus en plus de lopins furent abandonnés. »

« Uidhu luttait toujours sous son rocher. Était-il vivant ? Était-il mort ? Qui peut savoir ? Depuis des siècles, personne n’a jamais soulevé cette pierre. Ce qui est certain, c’est que Uidhu n’était plus ce qu’il avait été. Bien qu’écrasés par le bord du rocher, ses doigts se tendaient toujours vers la surface. Ses ongles se mirent à pousser, pâles comme des radicelles ; ils finirent par percer la terre, et se dressèrent en longues tiges où bourgeons et feuilles vinrent éclore. Ainsi réapparurent les premiers arbres des Brugues. À mesure qu’ils poussaient, ils enroulaient leurs racines sous la pierre, dans l’espoir de la déloger. Mais le Forestier revenait de temps en temps ; il coupait les surgeons trop proches de sa borne. Par rejet, les arbres repoussaient un peu plus loin. C’est ainsi que la forêt est revenue dans les Brugues. »

« La contre-offensive des bois et les querelles intestines semèrent le malheur dans le village. La faim et les maladies firent mourir les enfants et les vieux ; la taille de la tribu décrut, sur un terroir toujours plus étroit où l’avancée des lisières se faisait menaçante. Quand les pères des Bituriges arrivèrent dans le pays, ils n’eurent aucun mal à chasser les dernières familles qui survivaient dans un maigre hameau. »

« Mais le Forestier, lui, vit toujours au fond du bois de Senoceton. De temps à autre, il se rend sur la tombe de Uidhu ; il entretient la clairière qui l’entoure. Dans la forêt repoussée, ses visites ont tracé un chemin qu’on appelle le Pas de Lherm. Le rocher qui se dresse à son extrémité est couvert de mousses parce qu’il est toujours humide. Il m’est arrivé de poser mon oreille sur son grain pelucheux : dans les profondeurs de la terre, on entend l’écho étouffé d’un sanglot. C’est pourquoi on l’appelle la Pierre Qui Pleure. »

Ce conte nous était tombé d’en haut, alors que nous avions le visage enclos de nos mains, l’échine peu à peu refroidie par l’humus et les racines sous nos fesses. Autour de nous, le grincement des branches et le friselis des feuillages chuchotaient de lents mystères où se mussaient des menaces. J’avais dans la gorge un arrière-goût de rêve, pulvérulent de terre, d’arbres noirs et d’ossuaires. Quand il a terminé son histoire, Suobnos n’a pas eu à nous rappeler ce qui gîtait au fond du bois. Ce jour-là, nous avons renoncé à notre désir de percer plus avant.


Pour autant, nous n’en avons pas abandonné nos escapades forestières. Bien au contraire : il ne s’était pas écoulé trois lunes quand, enfin, nous avons aperçu notre gibier. Un jour que nous traversions les Grandes Foliades, Bledios s’est soudain précipité devant nous, le museau tendu et les oreilles dressées. L’apparition du loup nous a surpris ; s’il rôdait souvent dans les parages, il se faisait d’ordinaire discret. Et puis nos yeux ont fouillé le sous-bois dans la direction que prenait l’animal : pour la première fois, nous l’avons vue.

Dans la pénombre, la robe claire de la jument a d’abord accroché notre œil. Tout au fond des abattures ouvertes par les erres de grands dix-cors, elle s’éloignait à un pas de promenade. Juchée sur son dos avec élégance, nous avons ensuite découvert la cavalière. D’elle, nous avons entrevu la splendide chevelure, aussi soyeuse que le crin de sa monture ; et puis un port de tête très fier, une longue silhouette fine, dont le déhanché indolent épousait la foulée de la haquenée. Dans le sillage de la jument, un poulain trottait à l’étourdie, croisant les allures de sa mère. Trompés par la distance, il nous a fallu un moment pour réaliser une merveille : la cavalière avait une assiette fort haute, et il lui arrivait d’incliner le chef pour éviter les branches maîtresses. Sa jument était immense, bien plus grande que les petits chevaux celtes ; son garrot les dépassait probablement d’un empan !

Suobnos nous a fait signe de nous taire, un doigt sur les lèvres. Mais il était si excité qu’il roulait les yeux de façon grotesque et ne pouvait réprimer le tremblement de ses mains. Nous avons filé sur les traces de la mystérieuse cavalière. Comme elle flânait à petite allure, nous avons cru que nous allions la rattraper sans peine. Mais nous ne gagnions pas sur elle ; en fait, quelques ramées et quelques troncs ont commencé à la voiler. Et puis, sans avoir l’air de se presser, l’inconnue a abandonné la trouée et s’est rembuchée dans un taillis. Nous l’avons perdue de vue. Le poulain s’est arrêté un instant : il a tourné vers nous son joli chanfrein, a battu de la queue, puis, d’une cabriole, s’est fondu dans les feuillages.

Suobnos a pesté et il nous a ordonné de courir. Bledios venait de détaler devant nous, ventre à terre entre les fûts et les broussailles. En quelques instants, nous avons déboulé à l’endroit où la cavalière venait de disparaître. La voie s’ouvrait fraîche, avec de beaux revoirs dans la terre meuble et des brindilles brisées à hauteur de nos têtes. Mais la promeneuse et ses deux bêtes avaient disparu. Bledios furetait de droite et de gauche, la truffe au sol et la queue incertaine.

« Elle a pris le galop pour nous avoir semés aussi vite ! » me suis-je écrié.

Le vagabond a haussé les épaules d’un air déconfit.

« Elle n’en a pas besoin, a-t-il marmonné. Nul ne va aussi vite que la grande jument.

— Qui est-ce ? a demandé mon frère. C’est Enata ?

— Bien sûr que non ! a grommelé Suobnos. Où voudrais-tu qu’elle ait déniché pareille monture !

— Mais alors, qui est-ce ? »

Pour toute réponse, le vieux coureur a maugréé dans sa barbe. Voilà qui était loin de nous satisfaire ! Nous venions de réaliser que notre compagnon cherchait bel et bien quelqu’un, et la mystérieuse apparition donnait soudain corps aux rêveries que nous poursuivions depuis longtemps. Notre curiosité s’en est trouvée prodigieusement piquée. Suobnos avait beau faire la sourde oreille, nous l’avons étourdi de piailleries : « C’est qui ? C’est qui ? C’est qui ? » Tant et si bien qu’à la fin, excédé, il a fini par parler.

« C’est ma femme ! » s’est-il écrié.

S’il voulait obtenir le silence, il a réussi son coup. Du moins quelques instants. Nous sommes restés bouche bée, le temps d’assimiler cet aveu stupéfiant. Puis nous avons repris nos esprits, et le chemineau s’est maudit d’avoir ouvert le bec.

« Ta femme ?

— Tu as une femme, toi ?

— Mais elle est drôlement plus jeune !

— Mais tu nous l’as jamais dit !

— Mais comment c’est possible ? »

Un peu froissé, Suobnos a bougonné :

« Dites tout de suite que je ne suis pas un homme !

— C’est pas ce qu’on veut dire, mais enfin, regarde-toi…

— C’est vrai, a renchéri charitablement mon frère, tu es vieux et pauvre !

— Et puis tu n’es qu’un vagabond !

— Et alors ? a regimbé Suobnos. Et le seigneur de Neriomagos ? Il ne passe pas son temps à courir le pays ? Ca ne l’empêche pas d’en avoir plusieurs, des femmes !

— Mais c’est différent ! Lui, c’est un héros !

— Et moi, je n’en suis pas un, de héros ?

— Heu… Tu es quand même un peu peureux, non ?

— Un peu peureux ! Un peu peureux ! » a ruminé le va-nu-pied.

Un moment, il s’est drapé dans sa dignité, et il a semblé sur le point de nous planter là, en plein bois. Sa bouderie n’a toutefois guère duré. Ses épaules ont fini par s’affaisser, et une grande mélancolie a assombri son museau d’ordinaire facétieux.

« Oui, un peu peureux, a-t-il admis. Mais il n’en était pas ainsi, autrefois.

— Autrefois, tu étais courageux ? a demandé mon frère, non sans une pointe de scepticisme.

— Oh oui ! Plus que courageux, en fait. Téméraire, inconscient… »

Il a secoué sa tête grise, avec un mélange de regret et de réprobation.

« Alors, tu as vraiment été un héros ? s’est étonné Segillos.

— Un héros ? a grommelé Suobnos. Si tu entends par là une de ces brutes qui ne pensent qu’à se goberger et à s’entretuer, alors non, je n’ai pas été un héros. J’ai été bien plus grand, bien plus pire que cela. Car si aujourd’hui, je suis sage dans ma folie, à l’époque, j’étais fou dans ma sagesse.

— Tu as été plus grand qu’un héros ? Toi ? Comment est-ce qu’on peut être plus grand qu’un héros ?

— C’est tout simple. Les rois parlent avant les héros. Il suffit de parler avant les rois. »

Nous lui avons coulé de longs regards incrédules.

« Tu as rencontré des rois, toi ? a relevé mon frère d’un air défiant.

— Oh oui ! a grommelé le vagabond. Et de trop près pour mon bien. À votre avis, d’où est-ce que je connais votre mère ?

— Et tu faisais quoi, dans l’entourage des rois ?

— Bien des choses, bien des choses. J’ai été échanson, portier et passeur. Je lisais les étoiles et je sondais les cœurs. Je chantais les grands cycles de la lune et du soleil.

— Tu étais un devin ?

— Appelle-moi ainsi si tu veux, Bellovèse. Je dirais juste que j’étais savant et orgueilleux.

— Et ta femme ? C’est un roi qui te l’a donnée ?

— Oh non ! Pas elle. Personne ne peut la donner ou la recevoir. C’est elle qui accorde et qui reprend. Elle est comme moi, elle vient du même endroit que moi. Nous avons longtemps marché librement sous le ciel, elle et moi.

— Pourquoi est-ce que vous n’êtes plus ensemble ? »

Suobnos a haussé les épaules, et ses yeux se sont faits un peu fuyants.

« J’ai dû la décevoir, a-t-il marmonné.

— Tu l’as trompée ? »

Il a émis un ricanement dédaigneux.

« La tromper, elle ? Ce n’est pas dans ce sens que ça se passe, petit béjaune ! Vous ne l’avez vue que de loin, mais si un jour vous avez l’infortune de l’approcher, alors, vous comprendrez ! Vous comprendrez tout ! Ma misère, mes poux, ma pauvre tête qui bat la breloque ! Elle est si belle, la cruelle, qu’elle pénètre dans votre âme comme le couteau dans sa gaine. »

Il s’est frappé la poitrine et le front du talon de ses paumes.

« Une fois qu’elle est entrée là, et là, une fois qu’on l’a dans la peau, il n’y a plus qu’elle qui compte. Et elle le sait, et elle en joue. Don et contre-don : si elle s’abandonne à toi, alors elle exige beaucoup en retour. Moi, elle m’a demandé, elle m’a demandé… »

Il a vacillé, et nous avons vu la peur et la folie danser au fond de ses prunelles. D’un geste saccadé, il a ouvert ses bras maigres, comme s’il voulait embrasser tout le sous-bois.

« Elle m’a demandé le monde ! Quoi d’autre ? Quoi d’autre ? Il n’y avait rien de mieux pour elle ! Elle m’a demandé le monde ! Et vous savez quoi, mes oursons ? J’ai bien failli réussir ! Oh oui ! J’ai bien failli ! Par centaines, je les ai entraînés à la mort, tous, tous, les braves et les sages, les jeunes et les vieux… Par centaines, par milliers… J’ai bien failli… Et puis, quand j’ai respiré tout ce sang, quand j’ai vu tous ces corps percés de lances, et l’odeur de merde des ventres crevés… Et ces têtes, ces têtes terribles accrochées aux chars et au poitrail des chevaux… Ceux qui m’avaient traité avec honneur, ceux qui m’avaient accordé leur confiance… J’ai bien failli… Je l’ai déçue…

— Tu as fait la guerre ? » s’est étonné mon frère.

Moi, je venais de comprendre, mais je ne croyais pas ce que nous racontait Suobnos. Il était si fantasque, si craintif. Comment aurait-il pu appartenir aux armées qui avaient rougi les eaux du Liger ? Alors, j’ai gardé mes questions pour moi. Je n’ai pas demandé au vagabond s’il avait connu mon père. De son côté, c’était sans doute le cadet de ses soucis. Il s’était accroupi à côté des traces de la jument. De ses doigts crasseux, il effleurait les empreintes.

« Je l’ai déçue, répétait-il, alors elle m’a quitté. Elle a repris sa route, elle m’a laissé à la misère et aux fantômes.

— Mais elle n’est pas loin ! s’est récrié mon frère. Elle est dans le bois ! Elle tourne autour de toi ! »

Le vieux coureur a ébauché un rictus amer.

« Tu es un gentil passereau, avec la cervelle d’un moineau, a-t-il raillé. Que fais-tu donc avec moi depuis des lunes ? C’est moi qui tourne autour d’elle. Elle n’est pas venue à moi : c’est moi qui l’ai suivie. Et je ne reste ici que parce qu’elle s’est installée à Senoceton.

— Qu’est-ce qu’elle fait dans le coin ? ai-je demandé.

— Va savoir. C’est une femme volage. Elle cherche sans doute un nouveau compagnon.

— Dans le bois ?

— Oublies-tu ce qui se cache dans le bois ? Elle pourrait élire l’un de ses habitants, le charmer, en faire son champion. Et le mener hors des lisières…»