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DETTE DE SANG

 

IL PLEUVAIT TOUJOURS sur Lachrymæ Christi – les larmes de Dieu. Owen Traquemort n’en avait pas versé une seule depuis que les Prêtres du Sang avaient enlevé Hazel d’Ark. C’eût été s’abandonner à la peur et au désespoir, or il ne pouvait pas se laisser aller à la faiblesse : au contraire, il devait se montrer fort, prêt à saisir la première occasion de quitter cette satanée planète pour se lancer sur la piste d’Hazel. Il devait se montrer fort pour elle. Aussi étouffait-il son abattement en s’abîmant dans le travail et s’interdisait-il d’envisager qu’Hazel d’Ark fût déjà morte.

Elle avait disparu depuis deux semaines et Owen ne fermait quasiment plus l’œil. Assis par terre, épuisé, sur le sol nu de la mission, il restait la tête pendante, le visage dégoulinant de sueur. Depuis l’aube, il trimait d’arrache-pied, s’absorbait dans les petits problèmes quotidiens que rencontrait la reconstruction des bâtiments ravagés, mais il n’avait plus rien de surhumain et son organisme malmené finissait toujours par l’obliger à se reposer ; alors il s’asseyait, de noires pensées l’envahissaient et il fermait les yeux pour ne pas voir ce que son imagination lui dépeignait des traitements auxquels les Prêtres du Sang soumettaient Hazel. Enfin, quand il n’en pouvait plus, il détournait son esprit de ces images en se jetant à nouveau à corps perdu dans l’ouvrage, qu’il eût récupéré ou non.

Un lépreux s’approcha de lui d’un air hésitant, anonyme sous le manteau gris classique et la capuche rabattue ; il tendit à Owen un gobelet de vin d’une main gantée de gris qui ne tremblait qu’à peine. Le jeune homme accepta le présent, remercia d’un signe de tête, et l’autre recula promptement en s’inclinant avec respect. Les survivants de la mission avaient vu Owen balayer une armée de Grendels comme des feuilles dans une tempête de feu par la seule puissance de son esprit ; ils l’avaient vu affronter des forces écrasantes et refuser de plier. Ils le considéraient comme leur sauveur et lui portaient une profonde révérence.

Ils ignoraient qu’il n’était plus qu’un simple mortel désormais, que pour les protéger il avait entièrement consumé les pouvoirs qu’il tenait du Labyrinthe.

« Lève le pied, Owen », lui murmura Oz à l’oreille. L’inquiétude perçait nettement dans le ton de l’IA. « Tu ne peux pas continuer à t’épuiser ainsi ; tu es en train de te tuer.

— Il faut bien que le travail avance, répondit-il en subvocalisant afin que ceux qui l’entouraient ne l’entendent pas. Les Hadéniens et les Grendels ont réduit la mission en miettes ; la moitié des murs sont par terre, les bâtiments n’évitent l’effondrement qu’en se soutenant mutuellement et le toit fuit de tous les côtés. Les lépreux ne s’en sortiront pas seuls ; d’ailleurs, beaucoup n’ont rien à faire debout : ils devraient garder le lit.

— Ce n’est pas la vraie raison ; tu ne trompes personne, crois-moi. Cette frénésie d’activité que tu déploies et qui te jette à genoux n’a rien à voir avec eux ni la mission : tu te punis parce que tu n’as pas pu empêcher les Prêtres du Sang de s’emparer d’Hazel.

— Je n’étais pas là quand elle a eu besoin de moi, dit Owen, les yeux baissés. Autrement, j’aurais peut-être pu… je ne sais pas… intervenir…

— Tu avais perdu tes pouvoirs ; tu n’étais plus qu’un homme ordinaire. Tu n’aurais pas pu l’aider.

— Travailler me fait du bien : des problèmes simples, des solutions simples. Ça me détourne de mes pensées, de mes souvenirs ; si j’arrête, je vais devenir fou.

— Owen…

— Ils la détiennent depuis deux semaines ; quatorze jours et quatorze nuits dans les systèmes d’Obéah, à l’autre bout de l’Empire, à la torturer, à la tourmenter selon leur bon plaisir ; et moi je suis coincé ici, privé de mes pouvoirs, sans même l’espoir de voir arriver un vaisseau qui me permettrait de quitter la planète pour me mettre à sa recherche. En quatorze jours, ils ont déjà eu tout le temps de lui en infliger, des atrocités. »

Après l’enlèvement d’Hazel, Owen avait perdu la tête ; pendant des jours, il avait refusé de manger et de dormir, errant comme un aveugle dans la mission en ruine tandis que les lépreux terrorisés s’enfuyaient devant lui. Il avait hurlé, tempêté, lancé au ciel le nom d’Hazel accompagné d’épouvantables menaces et de cris de bête en souffrance. Enfin il s’était assez affaibli pour que sœur Marion parvînt à le plaquer au sol et à l’immobiliser pendant que mère Béatrice lui injectait un sédatif à dose de cheval. Il avait fait des rêves informes et horribles et il en avait émergé pour se retrouver sanglé par de solides courroies sur un lit de l’infirmerie.

La gorge éraillée à force de vociférer, il avait continué à vouer tout le monde aux enfers d’une voix âpre et râpeuse tandis que Lune, assis en silence au bord de son lit, tâchait de lui apporter un peu de réconfort. Il avait fallu quelques jours avant qu’Owen se reprît, épuisé physiquement autant qu’émotionnellement. Mais pas une fois il n’avait pleuré. Mère Béatrice était passée le voir souvent pour lui offrir les consolations de son dieu, mais il n’en avait pas voulu. Il n’y avait plus de place dans son cœur désormais glacé que pour des plans de sauvetage ou de vengeance.

Quand on avait fini par le laisser se lever, il avait passé la plus grande partie de la journée dans le centre des communications de la mission, à lancer des appels pour qu’un vaisseau, n’importe lequel, vienne le chercher ; il avait mis en œuvre toute l’autorité dont il disposait, frappé à toutes les portes, demandé qu’on lui renvoie tous les ascenseurs auxquels il pouvait penser, usé d’intimidation, essayé les suppliques et les pots-de-vin, sans aucun résultat : il y avait une guerre en cours – ou plutôt plusieurs guerres simultanées. L’Empire subissait les assauts des Hadéniens, de Shub, des Grendels, des extraterrestres insectoïdes et encourait la menace des Recréés. Owen ne présentait plus assez d’importance pour qu’on détourne de son trajet un bâtiment précieux, à destination de la planète reculée de Lachrymæ Christi. Il devait attendre.

Sans mère Béatrice et son regard empreint de compassion, Owen aurait mis en pièces le centre de communications ; se contenant, il était sorti à pas rageurs pour se lancer dans la reconstruction de la mission. Par bonheur, le travail ne manquait pas. Il se forçait à s’arrêter pour boire et se restaurer à intervalles réguliers parce que, dans le cas contraire, la supérieure ou sœur Marion restait à côté de lui, sans rien dire, jusqu’à ce qu’il s’exécute. Quand l’obscurité devenait trop profonde, il s’allongeait sur son lit et faisait semblant de dormir en attendant, le cœur vide, que le jour se lève.

Rebâtir la mission représentait une tâche lente et pénible maintenant que ses pouvoirs avaient disparu, dissipés lors de son ultime assaut contre les Grendels. Ni plus fort ni plus rapide qu’un autre désormais, ses facultés extraordinaires lui restaient inaccessibles comme les paroles d’une vieille chanson qu’on n’arrive plus à se rappeler. Parfois, pendant les heures interminables de la nuit, il avait l’impression de sentir un mouvement au fond de lui, mais jamais rien ne remontait à la surface et, au matin, il n’était toujours qu’un pauvre mortel.

Il passait ses journées aux côtés des lépreux les plus valides à remonter la haute enceinte, section par section, et, à sa façon, cette activité le rassurait : il travaillait comme un homme parmi les autres hommes, il appartenait à l’humanité au lieu d’en rester tenu à l’écart, il se fondait dans un groupe au lieu de le commander. Il s’abîmait avec soulagement dans le labeur machinal, répétitif, et jouissait le soir de pouvoir en constater matériellement les résultats. Mais le plus gros du travail touchait à sa fin : quelques jours encore et la mission aurait retrouvé ses structures ; il ne resterait plus à effectuer qu’un quadrillage du toit pour boucher les trous et d’autres menues réparations. Owen ignorait ce qu’il ferait alors.

Il but le vin qu’on lui avait apporté, trop fatigué pour tordre le nez devant son âcreté ; on y avait encore ajouté de la strychnine pour lui donner du mordant.

« Dieu sait où elle se trouve », murmura-t-il ; il retournait le couteau dans la plaie, il le savait, mais comment s’en empêcher ? « Quelque part dans les systèmes d’Obéah. Je n’ai jamais mis les pieds là-bas ; d’ailleurs, je ne connais personne qui y soit allé. Je n’ai même pas la moindre idée de la planète où on la retient prisonnière ni de ce que les Prêtres du Sang lui infligent. Leur réputation est notoire : ils ont fait un art de la souffrance et une science de la boucherie. Peut-être est-elle en train de mourir en ce moment même, et le grand, le tout-puissant Owen Traquemort est incapable de la sauver !

— Tu te tourmentes pour rien, Owen, dit Oz. Elle est sûrement morte à présent ; pleure-la puis fais-en ton deuil.

— Je ne peux pas.

— Alors prends patience. Un vaisseau finira par venir.

— Je l’aime, Oz. J’aurais donné ma vie pour les empêcher de l’enlever !

— Je le sais bien.

— Oh, mon Dieu…

— Chut, Owen. Chut… »

Des hurlements soudains éclatèrent ; Owen releva brusquement la tête, puis il jeta son gobelet et se dressa d’un bond en voyant un pan de l’enceinte récemment redressé rompre ses attaches et commencer à s’incliner lourdement vers la dizaine de lépreux qui se tenaient à son pied. La section pesait plusieurs tonnes, et les cordes de sécurité censées arrêter ou freiner sa chute cassaient l’une après l’autre avec des claquements qui évoquaient un chapelet de pétards. Les malheureux s’élancèrent pour échapper à la mort, mais il était évident qu’ils ne réussiraient pas à s’éloigner assez avant que le mur s’abatte comme un marteau sur une enclume.

Owen subvocalisa « turbo », son vieux mot de code, et, les muscles envahis d’une vigueur nouvelle, il se précipita vers la muraille. Le monde parut ralentir autour de lui quand le don qu’il devait au génie génétique du clan Traquemort se déclencha et lui fit retrouver brièvement son statut de surhomme. Il parvint à l’enceinte en quelques secondes et saisit à deux mains le dernier filin de sécurité ; ses doigts se refermèrent comme des étaux sur le câble épais et le retinrent lorsqu’il se tendit à son tour. Au ralenti, les lépreux dépassèrent Owen dont un rictus furieux déformait les traits : le chanvre grossier glissait entre ses paumes en arrachant la chair. Le sang commença de couler le long de ses poignets, puis la corde céda brusquement comme les autres.

Il aurait pu se rejeter en arrière pour éviter l’écrasement : la plupart des colons avaient quitté la zone dangereuse ; mais certains restaient dans l’ombre grandissante du pan de mur. Le jeune homme parcourut les alentours du regard et repéra un tronc d’arbre coupé en deux dans le sens de la longueur et couché par terre, prêt à être débité en planches ; il devait peser au moins une demi-tonne, mais Owen le souleva avec un « han » violent, le redressa et alla le caler sous la section d’enceinte qui n’en finissait pas de tomber. La masse heurta durement le tronc qui se fendit jusqu’à mi-longueur, mais l’étai improvisé tint bon et bloqua la chute du mur. Sous le poids, il se mit à s’enfoncer dans la terre meuble de la mission et la cassure s’étendit peu à peu. Alors Owen le prit à pleins bras et le serra contre lui, l’obligeant à rester en un seul morceau malgré la pression de l’enceinte. Ses muscles hurlaient de douleur et le souffle lui manquait, mais il empêchait le tronc d’éclater.

Il transpirait de nouveau à grosses gouttes ; son dos malmené brûlait de souffrance. Il risqua un coup d’œil par-dessus son épaule et vit que les derniers lépreux allaient parvenir en terrain sûr ; il lui suffisait de tenir encore quelques secondes. Le bois en se fracturant se tordait entre ses bras comme une créature vivante, rétive et mauvaise, et l’écorce rude lui arrachait la peau. Enfin Lune lui cria que les derniers colons étaient en sécurité ; Owen lâcha le tronc et s’enfuit à toutes jambes. L’énorme rondin se fendit jusqu’en bas en un clin d’œil, et le pan d’enceinte s’abattit dans un fracas de fin du monde en ne manquant les talons du jeune homme que de quelques centimètres.

Owen fit cinq ou six pas en titubant puis s’assit brusquement, privé de force et de souffle par l’interruption du turbo. Le temps reprit brutalement son cours normal, et des lépreux se précipitèrent vers lui de toutes parts pour l’acclamer et le remercier de son intervention in extremis. Lune, le Hadénien, se porta vivement à ses côtés pour le protéger de la foule qui menaçait de l’étouffer, mais, pendant un moment, Traquemort eut l’impression que des mains se tendaient vers lui de tous côtés pour lui taper dans le dos ou serrer la sienne. Il sourit, hocha la tête et tâcha de prendre un air désinvolte ; ils ignoraient qu’ils n’avaient plus affaire à un surhomme. Nul ne le savait avec certitude à part Lune, qui conservait toutes ses capacités.

Enfin les lépreux se lassèrent de lui dire leur admiration et se remirent peu à peu au travail. Des courageux entreprirent de redresser le segment de mur, après quoi ils le fixèrent au reste de l’enceinte à l’aide de grands clous plantés en tous sens afin qu’il tienne définitivement en place. Lune s’assit près d’Owen.

« Vous savez, j’aurais pu arriver à temps, et ma musculature ajustée aurait mieux convenu pour supporter une telle masse.

— Mais vous n’êtes pas arrivé ; et puis j’aime bien avoir le sentiment de rendre service.

— Comment vont vos mains et vos bras ? »

Owen évita soigneusement de les regarder. « Ils me font un mal de chien, mais la guérison a déjà commencé ; c’est un des avantages du turbo.

— Vous ne pouvez pas continuer à feindre d’avoir conservé vos pouvoirs, Owen ; votre don familial a ses limites, et vous savez les contrecoups que vous devez supporter ensuite.

— Je ne pouvais pas rester les bras croisés, Tobias ; je n’en ai jamais été capable.

— Même si vous devez en mourir ?

— Vous n’avez pas du travail qui vous attend, Lune ?

— Ça va aller ?

— Allez-vous-en, Tobias, je vous en prie. »

Le Hadénien hocha la tête, se leva d’un mouvement souple et s’éloigna sans hâte. Owen relâcha lentement son souffle. Nul ne devait apprendre qu’il avait chu de son piédestal ; il ne voulait pas devoir affronter la pitié des autres par-dessus le marché. En outre, Owen Traquemort s’était fait de nombreux ennemis dans l’Empire ; il ne fallait pas que se répande la nouvelle de sa… vulnérabilité.

« Lune a raison, tu sais, dit Oz.

— La ferme, toi aussi.

— Surveille ton caractère – et ton langage ; voilà sainte Béa. »

La migraine lui martelant les tempes, le jeune homme leva la tête et sentit l’accablement l’envahir en voyant la mère supérieure Béatrice se diriger vers lui, son ample robe de religieuse battant comme la toile d’un navire sous pleine voilure. Elle ne voulait certainement que son bien, comme toujours, mais il n’était pas d’humeur à écouter un sermon, si compatissant soit-il. Il voulut se redresser mais, d’un geste impérieux, elle lui fit signe de rester assis, et ses muscles obéirent avant qu’il eût le temps de s’en rendre compte. Sainte Béa avait cet effet-là sur tout le monde. Elle retroussa sa robe, s’installa près de lui mais, à la grande surprise d’Owen, ne se mit pas aussitôt à le chapitrer ; non, elle demeura simplement à côté de lui un moment, l’air désœuvrée, en fredonnant tout bas un air vaguement nostalgique. Malgré lui, le jeune homme se détendit peu à peu.

« Vous savez, déclara-t-elle enfin, vous avez vraiment l’air au trente-sixième dessous, Traquemort. Je passe mes journées à soigner des malades et des mourants, et, quand quelqu’un est mal barré, je le vois tout de suite. Vous maigrissez à vue d’œil, vous avez plus d’os que de chair sur la figure et vos yeux sont si caves qu’on dirait deux latrines creusées dans la neige. Je m’inquiète pour vous, Owen. J’ai des agonisants à l’infirmerie qui ont meilleure mine que vous. »

Il eut un sourire imperceptible. « Lâchez-vous, Béa ; exposez-moi le fond de votre pensée. »

Elle secoua lentement la tête. « Vous vous conduisez comme un gosse, Owen, vous en avez conscience ? Quand vous ne voulez pas entendre, vous n’écoutez pas. Néanmoins, vous aviez l’air très impressionnant tout à l’heure ; merci d’avoir encore une fois joué les héros. Et maintenant pourquoi ne prendriez-vous pas quelques heures pour vous ? Pour vous reposer, par exemple ?

— Je n’y arrive pas.

— Vous dormez parfois ?

— De temps en temps ; je fais des cauchemars.

— Je peux vous fournir un somnifère.

— Je fais des cauchemars. »

Mère Béatrice décida de changer d’angle d’attaque. « J’ai enfin une bonne nouvelle pour vous : le centre de communications vient de signaler un contact avec un courrier impérial en route pour Lachrymæ Christi ; notre vaisseau ecclésiastique d’approvisionnement a été réquisitionné rien que pour venir vous chercher. Vous voyez, il y a encore des gens qui croient en vous. Tâchez de tenir le coup jusqu’à son arrivée ; je n’ai pas envie que ma mission reste dans les mémoires comme le trou perdu où le célèbre Owen Traquemort a péri, victime de la mélancolie. »

Il eut un bref sourire. « Promis ; j’attendais justement un transport.

— Hazel est peut-être déjà morte, fit doucement mère Béatrice ; il faut envisager cette possibilité, Owen.

— Non.

— Même si vous découvrez où les Prêtres du Sang l’ont emmenée, le risque existe qu’il n’y ait plus rien à faire pour elle.

— Il reste la vengeance », rétorqua Owen.

Son intonation glaça le sang de la religieuse. Avec un petit hochement de tête, elle se leva non sans effort et s’éloigna. Il y avait des questions auxquelles même une sainte n’avait pas de réponse.

Owen la suivit des yeux, impassible, mais, derrière son visage composé, ses pensées tournaient follement : un courrier ne pouvait venir que du Parlement ; on avait sans doute besoin de lui pour une urgence, une situation trop délicate ou trop dangereuse pour la confier à quelqu’un d’autre. Mais, une fois à bord du vaisseau et dans l’espace, il prendrait la direction des systèmes d’Obéah, et au diable le Parlement. Ses pouvoirs l’avaient quitté, y compris le lien qui l’unissait à Hazel, mais il savait néanmoins où chercher les mondes des Prêtres du Sang : une fois auparavant, il avait franchi par la puissance de son esprit des distances incommensurables pour localiser et tuer le Prêtre nommé Récur, et il n’avait pas oublié le trajet qu’il avait effectué. Il lui suffisait de se concentrer pour sentir s’étendre devant lui la route qui menait à la planète ; il ne lui manquait qu’un vaisseau. Si Hazel était encore vivante, il la sauverait puis ferait payer en monnaie de sang et de feu les Prêtres qui l’avaient enlevée ; et, si elle était morte…

Il incendierait les systèmes d’Obéah tout entiers, et ils brûleraient à jamais dans les ténèbres comme autant de brasiers funéraires à la mémoire d’Hazel.

 

*

 

À l’extérieur de la mission, la jungle écarlate et pourpre prospérait. Des arbres à l’écorce noire jaillissaient d’un océan de végétation toujours mouvante qui déployait tout un nuancier de rouges, depuis des violets brillants jusqu’à des roses organiques et troublants. La jungle de Lachrymæ Christi, plus vivante que la plupart de ses semblables et plus ou moins consciente, passait le plus clair de son temps à se battre contre elle-même (sauf à la saison du rut), mais épines et barbelures s’écartaient sur le passage de Tobias Lune. Il était leur ami, leur bien-aimé, seul membre de la mission capable d’entrer en contact mental avec l’intelligence globale de l’écosystème planétaire : le Cerveau rouge. Ce seul fait aurait suffi à donner la grosse tête à n’importe qui – mais Lune, à la fois Hadénien et survivant du Labyrinthe de la folie, prenait son statut avec le plus grand flegme ; il se voyait, si tant est qu’il y songeât seulement, comme un jardinier, à une échelle un peu supérieure à la normale.

Pour le moment, il supervisait l’abattage des arbres, destiné à fournir le bois de charpente dont la mission avait grand besoin pour ses réparations. Le Cerveau avait autorisé les humains à prélever le nécessaire et s’efforçait de leur faciliter la tâche en écartant de la zone de bûcheronnage les végétaux les plus dangereux et les plus encombrants. Lune surveillait le plus souvent possible les travaux pour éviter tout malentendu, mais, jusque-là, tout se passait sans anicroche. Il s’entretenait avec le Cerveau rouge, indiquait aux ouvriers le secteur à déboiser, et sœur Marion, la démarche raide, maigre comme un clou, déambulait dans le chantier en veillant à ce qu’on suivît ses instructions à la lettre.

Nul ne cherchait à discuter avec elle ; sœur de la Gloire, religieuse guerrière et psychopathe irrécupérable, elle donnait l’impression de se trouver partout à la fois. Avec sa longue robe noire en lambeaux et ses gants de soirée émeraude, elle offrait le spectacle d’un personnage effrayant et elle le savait ; elle dissimulait son visage sous un fond de teint d’un blanc de craie, avec du fard rouge sur les pommettes et du vert sur les lèvres, le tout surmonté d’un grand chapeau pointu de sorcière au bout duquel flottaient au vent des rubans violets ; qu’un lépreux tente de tirer au flanc, de s’éclipser sournoisement pour en griller une en douce, et au bout de quelques secondes il était sûr d’entendre la voix âpre de sœur Marion lui corner aux oreilles et lui faire reprendre le chemin du travail sous un déluge de promesses et de blasphèmes épouvantables, d’autant plus convaincants qu’ils sortaient de la bouche d’une religieuse.

Abattre les grands arbres aux larges frondaisons demandait beaucoup de temps et un dur labeur que la pluie incessante rendait plus pénible encore ; pourtant les troncs noirs tombaient avec une lente régularité. Nul ne savait si les Grendels ou les Hadéniens resurgiraient ou non, mais chacun avait la certitude de se sentir beaucoup plus en sécurité une fois la mission remise en état ; aussi les lépreux s’acharnaient-ils jour après jour sous les trombes d’eau et les arbres continuaient-ils de choir avec fracas. On les élaguait laborieusement, puis la végétation environnante soulevait les troncs pesants pour les transporter là où l’on avait besoin d’eux. Le Cerveau rouge montrait un empressement presque pitoyable à aider ses nouveaux amis, tant il avait souffert de sa longue solitude avant que Lune n’établît le contact avec lui.

Owen traversa la jungle rouge pour rejoindre le Hadénien. Absorbé dans ses pensées, il ne paraissait pas prêter attention aux cataractes que le ciel déversait sur lui ; les lépreux le saluaient de la tête ou s’inclinaient sur son passage puis le regardaient s’éloigner. Ils sentaient chez lui une énergie, une volonté nouvelles ; Lune le perçut aussi. Il tourna vers Owen ses yeux d’or légèrement brillants et haussa les sourcils.

« Si j’en juge par votre attitude, un vaisseau arrive ?

— Gagné, Tobias ; il sera là demain en début de matinée. Je voudrais vous demander un service.

— Si je puis vous le rendre. De quoi s’agit-il ?

— De retourner là où nous nous sommes écrasés, de retrouver l’épave du Saute-Étoiles II, d’en démonter la propulsion et de me la rapporter. »

Lune baissa les sourcils et prit un air songeur. « Vous avez l’usage d’un moteur stellaire ? Sans rien autour ?

— Oh, que oui ! Le Saute-Étoiles II avait été doté de la nouvelle propulsion tirée de la technologie extraterrestre ; le vaisseau sur lequel je monterai ce moteur deviendra l’un des plus rapides de l’Empire, et j’aurai besoin de ce petit avantage pour secourir Hazel à temps. Faites-le pour moi, Tobias ; c’est très important.

— Quand voulez-vous que j’y aille ?

— Tout de suite, ça m’arrangerait. »

Lune réfléchit. Toute activité avait cessé dans la clairière et les lépreux attendaient sa réponse. Il finit par hausser les épaules ; le mouvement restait encore gauche, mais il n’y avait pas à s’y tromper. « L’abattage tire à sa fin ; mes équipes peuvent se passer de moi pour achever le travail. D’accord ; je vais organiser une petite expédition et aller récupérer votre moteur, Owen. Mais soyons bien clairs, s’il vous plaît : vous quitterez cette planète seul. Je partage votre inquiétude concernant Hazel, mais je ne puis abandonner les gens d’ici. Je représente leur unique lien avec le Cerveau rouge aujourd’hui ; j’ai des… responsabilités envers eux.

— Ne vous en faites pas, répondit le jeune homme ; je comprends. La notion de devoir m’est familière. »

Ils échangèrent un sourire ; ils savaient tous deux qu’ils ne se reverraient peut-être plus jamais. Les lépreux se remirent lentement à la tâche, pour une fois sans le concours des invectives cinglantes de sœur Marion. Owen la chercha des yeux et la trouva finalement assise sur une souche, le regard dans le vague, l’air las, les mains croisées sur les genoux, les épaules voûtées comme sous un fardeau trop lourd et la tête courbée comme si les muscles de son cou n’en supportaient plus le poids ; même les rubans de son chapeau pendaient mollement.

« Elle ne va pas fort, on dirait.

— Elle se meurt, expliqua Lune. Elle atteint la phase finale de la maladie et ses forces la quittent peu à peu.

— Je n’en savais rien », répondit le jeune homme, interloqué. Il avait du mal à imaginer l’invincible religieuse guerrière terrassée par moins qu’un coup d’épée ou une décharge de disrupteur. Il n’ignorait pas qu’elle avait la lèpre mais, de façon un peu nébuleuse, il la croyait trop têtue pour en mourir. « Elle est dans cet état depuis longtemps ?

— Quelques jours. Ne vous reprochez pas de ne pas l’avoir remarqué : vous aviez vos propres soucis et, de toute façon, vous n’auriez rien pu y faire. Son heure est venue, voilà tout. La lèpre présente un taux de mortalité de cent pour cent ; nul n’en réchappe. Sœur Marion tient à continuer à se rendre utile, à employer au mieux le temps qui lui reste avant d’être obligée de s’aliter à l’infirmerie pour ses derniers jours. Ce sera un calvaire pour elle de garder le lit toute la journée, incapable de fourrer son nez dans la vie des autres. Je lui ai demandé si elle s’était mise en paix avec Dieu, et elle a éclaté de rire avant de répondre : “Nous ne nous sommes jamais disputés.” Je pense que je l’emmènerai chercher le moteur du Saute-Étoiles II ; ça lui fera une dernière aventure.

— Mais dites-moi, Tobias, fit Owen, j’ai l’impression que vous devenez sentimental !

— J’y travaille », répliqua le Hadénien.

 

*

 

La traversée de la jungle jusqu’à l’épave du vaisseau se révéla beaucoup plus aisée que le trajet inverse d’origine : cette fois, la végétation pourpre s’écarta de leur chemin et ouvrit un large chemin pour Lune, sœur Marion et la demi-douzaine de lépreux qu’ils avaient désignés pour les aider à transporter le matériel. La pluie drue détrempait les robes grises et collait les rubans violets de la religieuse sur son chapeau pointu. Le déluge tiède ne dérangeait pas le Hadénien, mais il avait acquis assez de discernement pour s’abstenir d’en faire part à ses compagnons ; il contacta brièvement le Cerveau rouge, et de grandes palmes rouges s’étendirent au-dessus de la piste pour les abriter un peu des trombes d’eau. À chaque pas, les bottes s’extrayaient du sol avec un bruit de succion semblable à celui des pieds dans les mêmes bottes à demi remplies de pluie. Chacun se taisait. Si l’expédition n’avait pas été commanditée par le Traquemort en personne, la présence de Lune et de sœur Marion n’aurait pas suffi à empêcher les lépreux de se révolter et de faire demi-tour ; mais, pour Owen, ils étaient prêts à tout accepter.

L’intéressé, lui, n’avait pas quitté la mission : il voulait se trouver sur le pas de tir lorsque le vaisseau se poserait.

Le sol boueux céda soudain sous le pied de sœur Marion qui trébucha. Lune tendit la main pour la soutenir puis la retira promptement devant son regard furibond ; elle s’essuya la figure pour la centième fois au moins avec un mouchoir en lambeaux qu’elle tira de sa manche, en lambeaux également.

« Je hais cette jungle ! Rien que des arbres noirs comme le charbon et des feuillages couleur de sang et de boyaux ! Et ça pue, en plus !

— En se décomposant, la végétation morte produit l’humus d’où naissent de nouvelles plantes », dit Lune.

La religieuse émit un grognement de dérision. « Ouais : la plus belle des roses pousse les pieds dans la merde. Je le sais depuis longtemps. De la flotte en continu, une odeur de pourriture et une jungle qui ressemble à un abattoir : pas étonnant qu’on nous ait envoyés ici ; personne d’autre n’aurait voulu d’un bled pareil !

— Nous arrivons bientôt au site de l’accident, fit Lune. Il ne reste plus longtemps à marcher.

— Je vous ai demandé quelque chose ? lâcha sœur Marion d’un ton acerbe.

— Je voulais vous tenir au courant, c’est tout. L’épave se trouve droit devant.

— Je n’aime pas la pluie, gronda la religieuse, les yeux au sol. J’ai toujours détesté ça. »

Quand ils atteignirent enfin la clairière où gisait l’épave, ils s’arrêtèrent à l’orée des arbres, puis, après avoir scruté d’un air perplexe tout l’espace dégagé, les lépreux regardèrent Lune, très contrariés à l’évidence. La trouée ne se distinguait en rien de celles qu’ils avaient traversées jusque-là : une végétation rouge et pourpre y poussait à profusion et l’on ne voyait nulle part trace d’un vaisseau stellaire accidenté. Sœur Marion se tourna vers Lune avec une lenteur inquiétante.

« Si vous nous annoncez que vous êtes perdu, je vais devoir vous remonter votre cul ajusté au niveau des oreilles à grands coups de pompe jusqu’à ce que tout s’entrechoque à l’intérieur de votre carcasse – pour le bien de votre âme, naturellement.

— Inutile de vous énerver, répondit le Hadénien. Nous sommes sur le site ; le vaisseau nous reste invisible parce que la jungle l’a absorbé.

— Eh bien, espérons qu’elle ne l’a pas digéré en plus. » Sœur Marion se tut brusquement ; elle leva une main vers sa tête puis interrompit son geste. Sa main gantée tremblait visiblement, mais chacun garda ses remarques pour soi.

« Il va falloir du temps pour retrouver l’épave, reprit Lune d’un ton circonspect. Et si vous cherchiez un emplacement relativement sec pour vous asseoir un moment, ma sœur ? Vous êtes fatiguée.

— Je meurs, Hadénien ; je suis constamment fatiguée. » Elle secoua lentement la tête puis, avec précaution, s’installa sur un tronc d’arbre à moitié pourri. Lune fit un geste à l’adresse des lépreux qui s’écartèrent pour leur laisser un peu d’intimité. La religieuse poussa un soupir imperceptible. « Où va le monde si je ne peux plus me confier qu’à un sale Hadénien ? Mère Béatrice a du travail par-dessus la tête, le Traquemort a ses propres problèmes, et les autres lépreux… ils ont trop peur de moi. Ça ne me laisse que vous.

— Vous pouvez me parler chaque fois que vous le désirez. Toutes les données qu’on a programmées en moi sont à votre disposition. »

Sœur Marion resta longuement le regard perdu dans la clairière au milieu du tambourinement sonore de la pluie. « Je ne devrais pas me laisser aller à l’amertume ni aux regrets, je le sais, dit-elle enfin, mais je n’y peux rien. Il reste tant à faire et je ne serai plus là pour veiller à ce qu’on exécute le travail comme il faut. Qui s’occupera de Béa, qui l’empêchera de se tuer à la tâche ?

— Je ne la quitterai pas, dit Lune ; je prendrai soin d’elle. Mais vous ne devez pas baisser les bras, ma sœur ; vous êtes une guerrière, une sœur de la Gloire.

— J’ai la lèpre et je me sais condamnée à mort depuis le début. J’espérais seulement… disposer de plus de temps. Tout le monde est en train de mourir sur ce monde, Lune ; n’ayez pas de remords de ne pas pouvoir nous sauver comme vous avez sauvé notre mission.

— Je n’éprouve pas de remords. Je laisse ça à Owen. »

Ils échangèrent un petit sourire.

« Quelle injustice ! reprit l’homme ajusté. Nous avons défait les armées des Hadéniens et des Grendels, mais nous restons incapables de vous arracher aux griffes d’une maladie de rien du tout.

— Eh oui, c’est la vie – ou plutôt la mort. Dieu nous envoie dans le monde puis nous rappelle chez lui. Allez, au boulot, Lune ; cherchez ce foutu vaisseau. Rendez-vous un peu utile ! »

Le Hadénien resta un instant indécis : il voulait réconforter la religieuse mais ne savait pas comment s’y prendre. Owen lui aurait conseillé de se fier à son instinct, mais Lune ignorait s’il en possédait seulement un ; aussi, plutôt que dire ce qu’il ne fallait pas, préféra-t-il hocher la tête et se retourner pour observer la grande clairière. Il gardait en mémoire le site précis du violent atterrissage du Saute-Étoiles II ; il n’oubliait jamais rien et ne se trompait jamais. À la différence des humains, il ne perdait jamais aucun souvenir – même si, parfois, il songeait qu’il en effacerait volontiers certains s’il en avait la possibilité.

Il mit ces réflexions de côté pour examen ultérieur, tendit son esprit développé par le Labyrinthe et entra en contact avec la superconscience du Cerveau rouge. Il eut l’impression de plonger dans un océan immense et froid où dansaient partout d’innombrables points de lumière, ceux d’un milliard de plantes fondues en une entité unique si vaste que même Lune avait du mal à l’appréhender. Naguère, il avait fait partie du Gestalt mental des Hadéniens, mais le Cerveau rouge était beaucoup plus considérable, désordonné, d’une liberté presque effrayante, et seule la lenteur glaciale de ses pensées végétales permettait à l’homme ajusté de l’affronter sans s’y embourber. Lune et le Cerveau rouge se déplaçaient ensemble, liés mais distincts, comme une baleine isolée communiquant en chantant avec une mer consciente. Et, quand le Hadénien lui demanda de rendre le Saute-Étoiles II, l’esprit de la jungle l’obligea avec plaisir.

Lune réintégra son enveloppe physique et, comme souvent, fut frappé par ses dimensions réduites et sa fragilité. Il avait le sentiment de devenir trop grand pour elle, comme un enfant dans des vêtements trop petits pour lui. Il écarta ces réflexions-là aussi car la clairière commençait à s’ébranler. Le sol frémit sous ses pieds et la végétation se mit à s’agiter violemment ; calmement, Lune appela les lépreux à revenir auprès de sœur Marion et lui, et ils s’exécutèrent sans se faire prier. La partie centrale de la clairière s’enfla brusquement et des crevasses parcoururent le monticule ; des plantes déracinées tombèrent de toute part, repoussées par la terre qui s’élevait par en dessous, mais elles ne représentaient qu’une infime partie de l’esprit global, qui pouvait sans mal s’en passer. Dans un concert de grondements sourds, un objet profondément enfoui remontait lentement à la surface. Les plantes les plus mobiles s’efforcèrent de s’éloigner quand les lèvres de la grande fissure s’ouvrirent, écartées par la soudaine réapparition du Saute-Étoiles. L’ascension du vaisseau s’arrêta brusquement, et l’appareil tangua au sommet de l’affleurement de terre et de végétation puis s’affaissa doucement dans son nouveau berceau. Le sol se tassa, les plantes cessèrent de s’agiter et tout s’immobilisa dans la clairière. Lune scruta l’épave d’un œil critique : elle était dans un état catastrophique.

Mais l’atterrissage aussi avait été catastrophique. En plusieurs endroits, des fractures s’ouvraient dans la coque externe couverte de boue, la poupe manquait presque entièrement, on observait des dégâts dus à des incendies considérables, à l’intérieur comme à l’extérieur, et la plupart des antennes avaient disparu, raison pour laquelle Owen avait envoyé Lune récupérer uniquement la propulsion, seule pièce du vaisseau probablement encore intacte. Le Hadénien songea au courrier en approche : le capitaine allait avoir une grosse surprise ; il eut un léger sourire puis reprit son examen. En quelques instants, il retrouva dans sa mémoire les plans de l’appareil et repéra une brèche de la taille requise dans la coque, non loin de la section des machines ; avec un peu de chance et le recours étudié à la force brute, il devrait pouvoir atteindre le moteur sans difficulté. Il se retourna vers sœur Marion.

« Je vais entrer seul. Veillez à ce que chacun garde ses distances, sauf si j’appelle : la propulsion stellaire se fonde sur une technologie extraterrestre que l’on comprend encore mal et elle émet des radiations hautement agressives pour les tissus humains. Le moteur devrait se trouver encore dans son blindage et donc ne présenter aucun danger, en théorie, mais j’ignore dans quelle mesure cette protection a souffert lors de l’atterrissage.

— Et si elle s’est fissurée, si la propulsion est endommagée ? fit la religieuse.

— Une exposition prolongée aux émanations aurait des conséquences mortelles, auquel cas… il faudrait renoncer. La jungle pourrait l’ensevelir à nouveau, assez profondément pour limiter les risques de contamination. Mais tâchons plutôt de réfléchir positivement ; Owen a besoin de cette machine.

— Si les radiations sont dangereuses à ce point, ne vous en approchez pas ; laissez tomber, dit sèchement sœur Marion.

— Je suis un Hadénien et j’ai traversé le Labyrinthe de la folie. Il en faut beaucoup pour me tuer désormais.

— Mais l’excès de confiance en vous vous perdra. Faites gaffe à vous là-dedans.

— Oui, ma sœur. Si je rencontre un problème, ni vous ni personne ne doit tenter de se porter à mon secours, en aucun cas ; retournez prévenir Owen. Est-ce clair ?

— Bon, allez-y et qu’on en finisse ! On n’a pas toute la journée. »

Lune s’avança lentement dans la clairière en se frayant prudemment un chemin au milieu des plantes déracinées et des amas de terre et s’arrêta enfin devant l’épave. Le magnifique yacht ne valait plus que son poids au prix de la ferraille, à part peut-être un élément encore précieux. Avec précaution, le Hadénien longea l’appareil en examinant l’intérieur par les déchirures de la coque ; ses détecteurs internes signalaient un faible niveau de radiations sans danger pour lui. Le sas se révéla impossible à ouvrir. Il parvint finalement à la large brèche de la section des machines ; ses capteurs enregistrèrent une augmentation alarmante de la toxicité des émanations, mais il se jugea en mesure de les supporter le temps qu’il faudrait. D’autres formes d’énergie étaient à l’œuvre qu’il ne parvenait pas à identifier, mais il s’y attendait. Il accéda à son ordinateur puis se servit du disrupteur intégré à son poignet pour pratiquer, à travers la trouée, quelques opérations chirurgicales nécessaires sur les cloisons intérieures du vaisseau ; il passa ensuite la tête par l’ouverture et ses yeux d’or brillants percèrent l’obscurité. La section des machines se trouvait tout près mais restait dissimulée derrière plusieurs épaisseurs de blindage. Il lui faudrait des heures pour les découper au disrupteur, or même lui, sans doute, ne résisterait pas sans dommage à une telle dose de radiations. Il n’y avait donc plus qu’une solution.

Il se concentra, fit le tri parmi les images qui flottaient au fond de lui et en choisit certaines. Depuis qu’il avait accepté les modifications que le Labyrinthe avait opérées en lui et embrassé sa nature humaine, il avait acquis de nouvelles facultés ; c’est ainsi qu’il avait réussi à détecter le Cerveau rouge et à entrer en contact avec lui. D’autres capacités avaient fait leur apparition depuis, et il avait décidé de faire appel à la plus récente. Une force jaillit de son sous-esprit et l’emplit jusqu’à ce qu’il ne pût plus la contenir ; alors il fixa les yeux sur la brèche de la coque et elle s’agrandit peu à peu sous la pression de son regard. Les bords s’incurvèrent, les pointes s’enroulèrent sur elles-mêmes pour le protéger de leurs arêtes tranchantes et l’ouverture atteignit une taille suffisante pour le laisser passer. Il la franchit, et les plaques de blindage se déchirèrent devant lui, incapables de supporter la puissance mentale dont le Labyrinthe l’avait doté.

Il se dirigea droit vers le compartiment des machines, et le vaisseau s’éploya devant ses pas comme une fleur de métal. Lune dut s’arrêter de temps en temps pour désactiver les systèmes de sécurité indiqués sur les plans et qui interdisaient un accès trop aisé à la propulsion. Quand il parvint enfin devant la carapace légèrement luisante qui isolait le moteur stellaire du reste du bâtiment, il fit halte à une distance qu’il espérait sûre et l’examina d’un air songeur. L’enveloppe protectrice se révélait plus réduite qu’il ne l’avait imaginé : elle couvrait à peine plus d’un mètre carré au sol ; c’était étonnamment petit pour un engin aussi puissant. Elle paraissait intacte mais, de si près, les détecteurs internes de Lune perdaient la boule à essayer de décrypter les forces inconnues qui l’entouraient. Owen lui avait recommandé la plus grande prudence ; lors de l’assemblage des pièces issues de la technologie extraterrestre, des rayonnements d’énergie s’étaient déchaînés qui avaient tué les clones chargés du montage.

Le Hadénien scruta la gaine d’acier de ses yeux d’or puis régla ses capteurs sur des longueurs d’onde auxquelles il faisait rarement appel pour étudier les forces étranges qui scintillaient autour du conteneur. Aucune n’appartenait, au sens strict, au domaine des radiations, mais elles présentaient certainement le même danger. Plus Lune les analysait, plus il se convainquait de leur nature extradimensionnelle. Nul ne savait vraiment comment fonctionnait la propulsion stellaire, mais son exceptionnelle utilité interdisait qu’on ne s’en servît pas.

L’énergie enveloppait le boîtier plutôt qu’elle n’en irradiait, comme si elle surgissait dans notre univers en provenance d’un ailleurs auquel elle retournait peu après. Elle ne restait pas longtemps dans notre réalité, peut-être parce qu’elle n’était capable de l’alimenter ou de la tolérer qu’un temps limité. Soudain, Lune prit conscience avec alarme qu’il avait passé de trop longues minutes à l’examiner, et il ramena ses pensées à la question prioritaire : comment rapporter en toute sécurité le caisson à Owen. Les six lépreux qui l’accompagnaient ne supporteraient jamais le taux de radiations qu’il absorbait. Mais chaque chose en son temps ; il fallait d’abord désarrimer le boîtier pour se rendre compte de son poids. Peut-être parviendrait-il à s’en charger seul.

Après examen, il apparut qu’il était fixé par plusieurs tire-fond vissés dans le plancher d’acier. Dépourvu d’outils, Lune saisit la tête de chacun entre ses doigts vigoureux et les dévissa manuellement ; le dernier lui opposa plus de résistance et, pour finir, il se contenta de l’arracher sans se préoccuper du filetage, qui sortit complètement écrasé. Il jeta le tire-fond, se pencha sur le carter du moteur et tenta d’en soulever une extrémité. La masse ne bougea pas d’un centimètre. Le Hadénien se déplaça vers le milieu, assura sa prise, et c’est alors que la catastrophe se produisit.

Le moteur pesait monstrueusement, beaucoup plus que ses dimensions ne le laissaient supposer ; Lune avait l’impression d’essayer de déraciner une montagne. Il se campa solidement et fit appel à toute la force que lui avait donnée le Labyrinthe ; ses vertèbres craquèrent et il crut que ses bras allaient s’extraire de ses articulations renforcées. Le caisson s’écarta du plancher lentement, pesamment. Le Hadénien luttait contre le poids terrible, son visage impassible ruisselant de sueur. Le moteur décolla peu à peu, et tout à coup les forces qui l’entouraient s’emballèrent ; elles devinrent éclatantes, éblouissantes, et Lune eut malgré lui un mouvement de recul. Son pied dérapa sur l’acier lisse et, pendant une fraction de seconde, il perdit l’équilibre. Il n’en fallait pas davantage : le conteneur bascula vers lui avec l’inévitabilité d’une avalanche, et Lune ne put rien faire pour le retenir. Le choc le jeta par terre, puis la masse s’abattit sur ses jambes et le cloua sur place. Un cri de souffrance muette ouvrit sa bouche démesurément et il frappa le carter à coups de poing sans parvenir à le déplacer. Il était coincé. Il poussa un hurlement de rage pure.

Il se domina aussitôt et redevint un Hadénien froid et logique. Il devait trouver un moyen de se tirer de cette situation ; il y en avait toujours un pour peu qu’on se donnât la peine de réfléchir. Le conteneur pesait trop lourd pour l’écarter à la seule force des bras ; peut-être un levier permettrait-il d’y arriver. Owen avait dit un jour : « Qu’on me donne un levier assez grand et je tape sur le problème jusqu’à ce qu’il se résolve tout seul. » Lune chercha des yeux un ustensile approprié mais ne vit rien à portée de main. Ses jambes avaient déjà perdu toute sensibilité et il lui semblait entendre les craquements étouffés des os en train de se briser sous l’intolérable pression. Il existait sûrement un moyen…

Il perçut un bruit ; il tourna la tête et vit sœur Marion qui s’approchait avec précaution par le passage qu’il avait ouvert. Elle s’arrêta pour dégager un pan de sa robe accroché à une arête vive, et Lune lui cria d’un ton pressant : « N’avancez plus, ma sœur ! Allez-vous-en. Vous ne pouvez rien faire. Aucun humain ne peut survivre ici !

— Je vous ai entendu crier, répondit calmement la religieuse en reprenant sa progression. J’ai pensé que vous aviez des ennuis.

— Je suis coincé. Le moteur pèse beaucoup plus lourd que je ne l’imaginais ; Hadénien et transformé par le Labyrinthe, je reste pourtant incapable de le déplacer. »

Sœur Marion réfléchit. « Voulez-vous que nous allions chercher le Traquemort ?

— Je ne tiendrais pas le temps nécessaire, je pense. L’énergie qui émane de cette propulsion est encore plus dangereuse qu’on ne le croyait.

— Alors vous avez bel et bien besoin de moi. » Elle s’arrêta près du Hadénien, ôta son chapeau, trop grand pour l’exiguïté des lieux, le posa soigneusement de côté puis se pencha pour examiner le caisson et la façon dont il retenait Lune prisonnier. Elle évita soigneusement de rien toucher. « Hum… fit-elle enfin. On pourrait peut-être bricoler un palan ou un treuil pour soulever ce bazar.

— Non, c’est sans doute trop lourd ; vous ne pourriez rien fabriquer d’assez solide. À mon avis, la plus grande partie de sa masse est de nature extradimensionnelle. Je vous en supplie, ma sœur, quittez tout de suite ce vaisseau ; les forces qui règnent ici vont vous tuer !

— Il n’est pas question que je vous abandonne dans cette situation, répondit la religieuse d’un ton sans réplique. D’ailleurs, j’ai une idée : j’avais apporté des explosifs, à tout hasard ; il s’agit de charges creuses. Si je les place en dessous du caisson, elles devraient le soulever et vous libérer. J’ignore quel effet le souffle aura sur vos jambes, mais j’ai vu vos copains du Labyrinthe guérir de blessures qui auraient tué n’importe qui. »

Lune analysa la proposition d’un point de vue logique. Il avait la quasi-certitude de survivre à l’explosion et aucune autre suggestion à offrir. Il espérait seulement qu’Owen mesurerait ce qu’il lui en coûtait de récupérer ce moteur. « Allez-y, dit-il enfin. Mais veillez à vous ménager assez de temps pour vous mettre à l’abri.

— Ce n’est pas vous qui allez apprendre à un vieux singe à faire la grimace », rétorqua sœur Marion, réponse qui laissa le Hadénien légèrement déconcerté. Il lui prit les charges des mains à mesure qu’elle les sortait de ses vastes poches, puis, ensemble, ils entreprirent de les poser sous le conteneur et de les régler pour qu’elles détonent au bout de cinq minutes. Sœur Marion se mit à secouer la tête par moments, comme si quelque chose la gênait, et parut distraite à plusieurs reprises ; pour finir, elle interrompit son travail et s’appuya sur le caisson en portant une main à son front.

« Des lumières, fit-elle d’une voix pâteuse. Il y a des lumières dans ma tête, et aussi un bruit…

— Ce sont les radiations du vaisseau qui vous affectent, dit Lune. Donnez-moi les dernières charges et sortez vite tant que vous en restez capable. »

Sœur Marion s’ébroua violemment et son regard reprit sa vivacité. « On a presque fini. Encore quelques-unes… Oh, merde ! Les minuteries ! Elles déconnent ! »

Lune comprit aussitôt ce qui s’était passé et se protégea le visage des bras alors que les explosifs se déclenchaient tous ensemble sous l’impulsion des minuteries déréglées par les forces issues du moteur. La déflagration souleva le caisson et projeta le Hadénien contre la paroi derrière lui. Il sentit des ruptures et des déchirures se produire dans tout son organisme. Le souffle propulsa sœur Marion dans le passage par lequel elle était venue et l’éjecta du vaisseau comme une poupée de chiffon prise dans un ouragan ; elle n’eut pas le temps de pousser un cri. L’enveloppe du système de propulsion commença de basculer à nouveau vers Lune. Les jambes broyées, insensibles et paralysées, il se traîna à la force des poignets pour s’écarter de la masse monstrueuse, puis, une fois sauf, il poursuivit son chemin de la même manière par le boyau métallique qu’il avait ouvert, en laissant une large trace de sang derrière lui. Ses capteurs internes le bombardaient de rapports de dégâts mais, comme aucun ne mettait en cause sa survie immédiate, il les négligeait, de même qu’il négligeait la douleur et suivait le but qu’il s’était fixé : sortir du vaisseau afin de voir dans quel état se trouvait sœur Marion.

À l’extérieur, les lépreux se tenaient assemblés autour d’une masse sanglante. Lune franchit la brèche de la coque externe et tomba sur le sol de la clairière. Deux hommes s’approchèrent de lui et il leur demanda de le porter auprès de la religieuse. Elle vivait encore, mais il suffit d’un coup d’œil au Hadénien pour comprendre qu’elle n’en avait plus pour longtemps : ses bras et ses jambes brisés ne tenaient plus qu’à peine au tronc et chaque respiration, rauque, lui coûtait un effort. Sur son ordre, les deux lépreux déposèrent Lune près d’elle et elle tourna les yeux vers lui. Pour la première fois depuis qu’il la connaissait, elle lui parut petite, fragile et très humaine.

« Je regrette, ma sœur, dit-il. Je suis absolument navré.

— N’ayez pas de remords, mon fils ; j’étais mourante de toute façon. Je préfère cette mort à l’agonie qui m’attendait.

— Ne vous agitez pas. Je vais envoyer chercher de l’aide.

— J’aurai succombé bien avant. Dites-moi, Tobias, vous qui y êtes passé, comment c’est, la mort ?

— Reposant.

— Zut ! Ça ne va pas me plaire. »

Elle cessa de respirer et, sans autre forme de procès, tout fut terminé. Ni râles ni convulsions d’agonie, rien de spectaculaire ; rien qu’une âme courageuse qui s’en allait retrouver son créateur, sans doute pour lui poser quelques questions mordantes. À sa grande surprise, Lune se mit à pleurer, et ses larmes se mêlèrent à la pluie qui ruisselait sur son visage ; il comprenait enfin leur fonction et se maudissait de le savoir. Il tendit la main et ferma les yeux de la religieuse.

À partir des arbres et buissons déracinés, les lépreux lui fabriquèrent un brancard. Les processus de guérison s’étaient déjà mis à l’œuvre dans son organisme, il le sentait, mais il ignorait combien de temps ils prendraient et jusqu’à quel point ils pouvaient le reconstituer ; aussi tourna-t-il ses pensées vers la question du transport du moteur stellaire et finit-il par trouver une solution. Il entra de nouveau en contact avec le Cerveau rouge et, ensemble, ils activèrent la force lente mais implacable de la jungle alentour pour pénétrer dans l’épave et en extraire le bloc de propulsion centimètre par centimètre. L’explosion n’avait même pas éraflé le caisson. Les plantes l’enveloppèrent peu à peu d’un épais cocon puis entreprirent de le déplacer lentement vers la mission en le transférant d’une masse végétale à l’autre. Les lépreux se relayèrent pour porter le brancard de Lune.

Ils laissèrent la dépouille de sœur Marion dans la clairière.

 

*

 

À l’infirmerie de la mission, la mère supérieure Béatrice procédait à une opération répugnante : elle disséquait un Grendel. Owen observait la scène à distance et tâchait de conserver son dîner au fond de son estomac. Il ne s’était jamais considéré comme une petite nature jusque-là, mais il éprouvait une répulsion particulière devant les viscères multicolores qui débordaient de l’armure écarlate et siliceuse du monstre. Cette saloperie avait rendu le dernier soupir deux semaines plus tôt, et des tressaillements agitaient encore certains de ses organes ! De fait, quand sainte Béa l’avait ouverte à l’aide d’un rayon disrupteur à l’inclinaison soigneusement calculée, Owen s’attendait à demi à voir des intestins verdâtres et putrides jaillir pour l’étrangler ; mais la créature n’avait pas bougé et s’était contentée d’émettre une odeur pestilentielle. Le jeune homme ne se rappelait pas ce qu’il avait mangé, mais il espérait vivement que son repas serait moins épouvantable à régurgiter qu’à avaler.

« Tenez, dit sainte Béa en lui tendant une poignée de trucs bleu vif et gluants à souhait. Gardez-moi ça un moment, voulez-vous ?

— Pas même une seconde, répliqua Owen avec fermeté. Si le bon Dieu a placé les entrailles à l’intérieur du corps, c’est pour d’excellentes raisons.

— Le bon Dieu n’a rien à voir avec la création de cet être, répondit-elle en laissant tomber les viscères dans un seau où ils émirent de petits bruits de succion plaintifs. Il n’y a rien de naturel chez les Grendels : on les a génégéniés. »

Le jeune homme se pencha, intrigué malgré lui. « Vous en êtes sûre ?

— Autant que me le permettent les moyens techniques limités dont je dispose. J’ai autopsié une dizaine de Grendels plus ou moins abîmés, et cette dernière dissection confirme mes soupçons ; tous les signes convergent : ils sont dotés de systèmes vitaux en plusieurs exemplaires, d’un rapport masse/énergie redoutablement efficace et d’organes qui proviennent d’au moins cinq ou six espèces différentes, sans parenté entre elles, raccordés à l’ensemble par des tissus conjonctifs biogéniés. Cette créature n’est issue d’aucune évolution : on l’a fabriquée. Et, si j’interprète correctement ce qu’affichent mes instruments, elle est apparue sous une autre forme puis on l’a bricolée ultérieurement pour obtenir ce que vous voyez aujourd’hui. »

Owen fronça les sourcils et passa en revue ses souvenirs de la planète Grendel et des effrayants Caveaux des Dormeurs. « Pas étonnant qu’on n’ait trouvé aucune trace des habitants d’origine de ce monde : ils ont dû tous se transformer en Dormeurs avant de s’enfermer dans les Caveaux, en attendant… qu’un ennemi les découvre. » Il regarda sainte Béa. « Quel adversaire peut bien présenter un danger si terrible qu’une espèce intelligente tout entière décide de se changer en une horde de machines à tuer irresponsables ?

— Sûrement pas les Hadéniens ni Shub, répondit la religieuse en fouillant à deux mains dans les entrailles du Grendel ; les Caveaux existaient des siècles avant leur apparition. Quant aux extraterrestres insectoïdes, ils n’auraient pas tenu cinq secondes devant ces monstres. Qu’est-ce qui nous reste ?

— Les Recréés ?

— Dont nous ignorons tout. » Sainte Béa se redressa et sortit les mains du magma visqueux avec un grand bruit de succion ; elle se les essuya sur un chiffon qui alla rejoindre ensuite les viscères au fond du seau. « Les Grendels m’ont toujours paru trop laids pour être vrais ; c’est… c’est une parodie de la création de Dieu. Ces êtres ont rejeté tout sens moral, toute liberté de choi-sir entre le bien et le mal, dans l’unique but d’assurer leur survie.

— Peut-être n’avaient-ils pas d’autre solution, dit Owen ; peut-être ont-ils agi ainsi pour protéger l’espèce ou les espèces qui leur ont succédé, en se sacrifiant pour le bien du plus grand nombre. Ne les jugez pas trop durement, mère Béatrice ; nous ne savons pas quelle sorte d’horreur ils devaient affronter ni son étendue. Des temps difficiles exigent des choix difficiles. »

La religieuse eut un grognement de dérision. « Nous sommes dans de beaux draps si c’est vous qui me prêchez la tolérance ! »

Owen ne put réprimer un sourire. « Eh bien, merci de m’avoir invité à votre petite démonstration, mère Béatrice. C’était parfaitement répugnant ; je vous saurai gré de m’éviter ce genre de spectacle à l’avenir. »

Elle haussa les épaules. « Mais ça vous a changé les idées, n’est-ce pas ?

— Ça m’a surtout retourné l’estomac ; tout compte fait, je crois que je préfère encore la déprime. »

Derrière lui, la porte s’ouvrit brutalement et un lépreux entra d’une démarche chancelante, dissimulé comme tous ses semblables sous son manteau gris et sa capuche rabattue ; mais celui-ci mesurait à peine un mètre cinquante et se déplaçait comme si, à l’intérieur, un gyroscope avait sauté de son axe de façon irrémédiable. Une main à trois doigts, gris ardoise, sortit du manteau, adressa un salut à Owen et disparut aussitôt ; le nouveau venu fut pris d’une toux grasse, puis il cracha et un globule juteux jaillit du capuchon pour s’écraser sur le sol de l’infirmerie. Il prononça ses premières paroles avec un curieux mélange d’accents et de timbres différents.

« Sire Owen le Grand, il y a message pour vous à centre communications. Très urgent, impératif et critique aussi. Ordre est je ramène vous à centre immédiatement pour détails et cris. Vous venir tout de suite et ou je change vous en petit grenouille. Pourquoi vous remue pas ? »

Le jeune homme cilla puis se tourna vers sainte Béa, qui hocha la tête à l’intention du petit personnage belliqueux. « Merci, Vaughn ; droit au but, comme toujours. Suivez-le ou la, Owen ; je pense que ce message vous intéressera. »

La silhouette encapuchonnée partit d’un éternuement mouillé puis émit quelques gargouillis sans cesser d’osciller impatiemment.

« Le ou la ? répéta Owen.

— Vaughn ne nous a jamais renseignés là-dessus et, jusqu’ici, personne n’a éprouvé une motivation suffisante pour chercher à en savoir davantage. Et maintenant au centre de communications, tous les deux, et au trot !

— Je pas trotte, répliqua Vaughn avec hauteur. Je dois songer à dignité, et aussi orteils en moins. Bouger, Traquemort, ou je montre à vous où j’ai furoncles.

— Passez devant, fit Owen, je vous suis. Enfin, pas de trop près ; mais je ferai en sorte de toujours vous apercevoir.

— Beaucoup disent ça », répondit Vaughn.

Arrivé à destination, le jeune homme trouva en effet un message envoyé par le commandant du vaisseau en approche ; apparemment, il avait une communication urgente à remettre au Traquemort de la part du Parlement. Le bâtiment devait se poser quelques heures plus tard et Owen avait ordre de l’attendre sur le pas de tir. Avec une prudence peut-être non dénuée de fondement, l’officier avait refusé tout contact d’ici là ; de fait, le caractère impératif des instructions faisait bouillir leur destinataire, qui s’efforça de se concentrer sur la possibilité prochaine de quitter enfin Lachrymæ Christi. Il cuisina le personnel du centre pour obtenir des détails sur le vaisseau et son équipage mais ne réussit qu’à apprendre le nom du commandant, Dieu-est-ma-Joie Rottsteiner, et celui de l’appareil, Le Bassin de Moab.

Owen regarda le responsable du centre d’un air mauvais. « Le Bassin de Moab ? Qu’est-ce que c’est que ce délire ?

— Ça vieux nom Église », intervint Vaughn, tirant l’autre d’un mauvais pas. Il ou elle persistait à rester au centre de communications malgré diverses remarques suggérant sans guère de subtilité qu’on avait sûrement besoin de lui ou d’elle ailleurs. « Commandant aussi a l’air vieux pilier église ; gros fanatique et super emmerdeur pour tout le monde qui s’écarter pas assez vite de son chemin. Avis de lui, pendaison trop douce et fouet très bon ; deux fois par semaine, chez lui.

— Je connais le style, dit Owen. Je pensais que sainte Béa avait débarrassé son Église réformée des gens de son espèce. Et pourquoi porte-t-il des messages du Parlement à bord d’un bâtiment ecclésiastique ?

— Pourquoi demander à moi ? répliqua Vaughn en interrompant son inspection du contenu d’une poubelle. J’ai l’air télépathe ? Je pas espsi ! Je crache sur espsis, et sur reste aussi ! Je sorcier impérial, troisième dan, sept sous-personnalités, pas attendre ; malédictions désagréables tendance épouvantable spécialité moi. J’avais gros racket à la protection avant attraper pourriture dégoulinante ; après, envoyer moi ici, sur planète à corniauds. Je connais secrets de l’univers et de celui avant aussi. Penche-vous et je soigne furoncles à vous.

— Je n’ai pas de furoncles, fit Owen.

— Vous en veux ? »

 

*

 

Deux longues heures et demie plus tard, Le Bassin de Moab réussit à traverser l’atmosphère turbulente de la planète et se posa sur l’unique pas d’atterrissage, à côté de la mission. Owen avait tout tenté, y compris les menaces, pour se débarrasser de Vaughn, mais il ou elle se tenait toujours à ses côtés, sous la pluie, tandis qu’il attendait l’apparition du commandant. Il avait profité de l’interminable attente pour se renseigner sur le petit personnage et découvert que Vaughn était autrefois un ou une espsi de premier ordre, jusqu’au jour où il ou elle avait connu la révélation dans une arrière-salle d’une Maison des Plaisirs et s’était proclamé sorcier – ou sorcière. Pour simplifier, Vaughn détenait les pouvoirs qu’il ou elle revendiquait parce que nul ne pouvait le ou la convaincre du contraire. Owen avait formulé l’hypothèse que la lèpre l’avait peut-être fait dérailler, mais, apparemment, Vaughn avait toujours été bizarre.

Le jeune homme décida de ne pas s’attarder sur le sujet et s’intéressa au vaisseau qui se dressait, fumant sous la pluie battante. Ses dimensions n’avaient rien d’impressionnant : à peine celles du regretté Saute-Étoiles II ; son capitaine n’avait sans doute de commandant que le titre et il n’abritait que quelques hommes d’équipage pour s’occuper des tâches routinières. Toutefois, il devait filer bon train : le Parlement n’aurait pas réquisitionné, pour un message direct, un vaisseau poussif. Un sourire sans joie étira les lèvres d’Owen : il fallait que la communication fût diablement urgente pour détourner un courrier du Parlement de ses devoirs militaires, et il avait le pressentiment qu’elle ne lui plairait pas. Mais il n’avait pas le loisir de se laisser distraire ; tout ce qui lui importait, c’était de quitter enfin la planète et de se mettre en quête d’Hazel.

Le sas du vaisseau s’ouvrit enfin avec un long sifflement qui dura le temps que les pressions s’équilibrent, et le commandant Dieu-est-ma-Joie Rottsteiner posa le pied sur le pas d’atterrissage. Il parcourut les alentours d’un œil dédaigneux puis posa un regard encore plus méprisant sur Owen. Il mesurait près de deux mètres dix et son extraordinaire maigreur donnait l’impression qu’il devait vaciller au plus petit souffle de vent. Son long visage osseux aux angles agressifs était dominé par un nez busqué qui aurait pu servir d’ouvre-boîtes ; il avait des yeux ténébreux, profondément enfoncés dans leurs orbites, et une bouche pincée en une ligne austère. Rien ne venait égayer la stricte noirceur de sa tenue, sauf la ceinture d’étoffe rouge vif qui le désignait comme représentant officiel du Parlement. Il toisa Owen puis émit un grognement hautain. Le jeune homme comprit qu’ils auraient du mal à s’entendre.

L’autre s’avança d’un pas majestueux pour se planter devant lui en relevant le nez pour le regarder de plus haut, et n’accorda pas une miette d’attention à Vaughn.

« Je porte la parole du Parlement, annonça Dieu-est-ma-Joie Rottsteiner d’une voix âpre et grondante. Je parle au nom de l’humanité.

— Vraiment ? Vous en avez de la chance. Et elle va bien, l’humanité ? »

Le commandant poursuivit comme s’il n’avait rien entendu : « Vous devez retourner sur-le-champ à Golgotha, sire Traquemort ; on a besoin de façon pressante de vos services. Vos ordres sont de m’accompagner afin que je puisse vous transférer à bord d’un croiseur stellaire en approche. Combien de temps vous faut-il pour vous préparer ?

— Une seconde, fit Owen sans se laisser impressionner par le message ni par le messager. Que se passe-t-il de si urgent pour qu’on détache carrément un croiseur stellaire à seule fin de me rapatrier ? Comment a tourné la guerre depuis que je me suis retrouvé coincé ici ?

— Guerre toujours sale truc, intervint Vaughn. Beaucoup dégâts, mauvais pour assurances. Beaucoup mieux tuer tous les responsables des deux camps : gagne du temps et empêche guerres futures. Je connais tout ça ; je parle de question à Dieu beaucoup de fois.

— La guerre se présente mal, répondit le commandant qui persistait à ne prêter aucune attention à Vaughn, avec une obstination qui forçait l’admiration d’Owen. Vous devez m’accompagner sans plus tarder.

— Exposez-moi d’abord un peu la situation, répondit le jeune homme.

— Les forces de Shub l’emportent sur la majorité des fronts. » Owen sentit soudain une réelle gravité dans le ton de l’officier. « L’humanité parvient tout juste à contenir les vaisseaux insectoïdes, de nouveaux Nids de Hadéniens éclosent partout dans l’Empire, les Recréés n’ont pas encore surgi du Noirvide, mais des signes précurseurs s’expriment par des manifestations inquiétantes chez les membres les plus sensibles de la communauté espsi, et, pour couronner le tout, une maladie nouvelle est apparue, dont l’épidémie se répand de planète en planète et terrasse tous ceux qui entrent en contact avec elle. Nous vivons la fin des temps, Traquemort, où tous doivent passer en jugement. Le mal, l’horreur et la destruction menacent l’humanité de toutes parts. Vous devez revenir ; l’Empire a besoin de vous.

— Non, répondit Owen. Tous ces événements relèvent des forces armées ; j’ignore ce que sont les Recréés et, pour l’épidémie, il vous faut des médecins et des labos de recherche. Le Parlement souhaite mon retour pour se donner l’air d’agir, mais je n’ai pas le temps de cavaler d’un média à l’autre à jouer les symboles rassurants. J’ai à faire ailleurs.

— Ce n’est pas l’avis du Parlement, dit le commandant Rottsteiner. Vous élèveriez-vous contre la volonté du peuple ?

— Pour le rôle du héros, j’ai déjà donné ; confiez-le à quelqu’un d’autre. Les Prêtres du Sang ont enlevé Hazel d’Ark, je dois la secourir. S’il vous faut un survivant du Labyrinthe pour vous servir de potiche, adressez-vous donc à Jack Hasard et à Rubis Voyage.

— Ils ne sont plus considérés comme… fiables, répondit l’officier. Des rapports en provenance du monde de Loki font mention d’actes affreux perpétrés sur leurs ordres, d’exécutions de masse sans jugement et d’autres atrocités ; bref, de comportements barbares inacceptables. »

Owen regarda l’homme fixement pendant un long moment, incapable de répondre. « C’est impossible, dit-il enfin. Jack Hasard ne permettrait jamais de telles horreurs ; je ne connais personne de plus honorable. Non, c’est une astuce pour m’obliger à retourner à Golgotha avec vous ; eh bien, je n’irai pas : Hazel a besoin de moi.

— Le sort de l’humanité pèse davantage que celui d’une femme ! Votre devoir vous commande de me suivre.

— N’essayez pas de me faire la morale ! J’ai sacrifié au devoir plus que vous ne pouvez l’imaginer ! Pour une fois, les autres se passeront de moi pour satisfaire leurs désirs ou leurs besoins : mon seul devoir est envers celle que j’aime. »

Le commandant Rottsteiner recula d’un pas sans quitter Owen des yeux, puis il s’écarta du sas. « Il était prévu que vous risquiez de regimber ; c’est pourquoi on m’a fourni une escorte afin de vous maintenir dans le droit chemin. »

Il claqua sèchement des doigts, et la masse rouge d’un extraterrestre de Grendel sortit du vaisseau. La pluie ruisselant sur sa large tête en forme de cœur, le monstre s’avança lentement en serrant et desserrant ses mains aux griffes métalliques, ses crocs d’acier dénudés par un sourire éternel. Il s’arrêta près de l’officier, et c’est alors seulement qu’Owen remarqua le joug de contrôle qui enserrait son cou épais. Plus immobile qu’une statue, il fixait toute son attention sur le jeune homme, silencieux, mortel et infiniment effrayant. Owen se pétrifia lui aussi afin d’éviter tout geste qui pût déclencher la créature et tourna vers le commandant un regard parfaitement calme où n’apparaissait rien de la peur viscérale qui le tenaillait.

Une fois, il avait combattu seul un Grendel, armé uniquement de son turbo et de son courage, au fond des cavernes du monde des Garous, à l’entrée du Tombeau des Hadéniens, et il avait eu beaucoup de chance de s’en tirer vivant. Il avait fini par tuer la hideuse créature, mais il y avait laissé sa main gauche ; parfois, il revivait la scène dans ses cauchemars. Mais Rottsteiner ignorait qu’il était redevenu un homme comme les autres… Il se croyait en présence du légendaire Owen Traquemort, héros et faiseur de miracles. Il toisa l’officier de son air le plus intimidant.

« Je viens de finir de combattre toute une armée de ces saletés ; vous observerez que je suis toujours là et elles non. Avec un peu de réflexion, quelqu’un d’intelligent doit pouvoir en tirer une conclusion. Et maintenant virez-moi votre chien de garde avant que je le démembre et que je vous le fasse bouffer morceau par morceau. »

Le commandant pâlit légèrement mais tint bon. Le Traquemort qu’il connaissait avait assurément les moyens de mettre sa menace à exécution, mais les espsis de la Guilde avaient garanti au Parlement que le Grendel serait capable de le soumettre ; ils détenaient certains renseignements sur lui qui leur permettaient de se montrer affirmatifs, bien qu’ils eussent refusé de dévoiler lesquels ; ça n’avait jamais été le grand amour entre les espsis et les survivants du Labyrinthe. Le commandant Rottsteiner étudia soigneusement le Traquemort ; il n’avait pas l’air de bluffer… L’officier se redressa de toute sa hauteur et se répéta que Dieu était avec lui.

« On m’a donné l’ordre de vous ramener vivant, Traquemort, mais pas obligatoirement intact. Vous allez me suivre d’une manière ou d’une autre ; votre devoir envers vos semblables et envers Dieu vous le commande.

— Et Hazel d’Ark ?

— Elle n’entre pas dans notre propos. »

Owen observa le Grendel. Deux mètres cinquante de blindage impénétrable, de griffes d’acier, de réflexes et de vigueur impitoyables ; lui-même avait son pistolet, son épée et son turbo. Il pouvait se mesurer à la créature : il l’avait déjà fait, et Hazel attendait son aide. Il s’aperçut que la main du commandant se trouvait dangereusement près du disrupteur pendu à sa hanche. D’accord : il devait d’abord se débarrasser de lui puis affronter le Grendel. Cela n’arrangeait pas sa situation, mais il n’avait pas le choix. Il inspira lentement, profondément, pour s’armer de courage. Il pouvait y arriver ; il pouvait y arriver. Merde, se dit-il calmement, ça va faire mal.

Tout à coup, Vaughn, à qui plus personne ne pensait, s’avança d’un pas mal assuré en pointant un doigt court et gris sur le Grendel. Le joug émit un carillon sonore et se mit à tinter sans interruption ; la créature tressaillit puis trembla de plus en plus fort et, au bout de quelques secondes, se convulsa violemment au rythme de la sonnerie. Le commandant Rottsteiner porta la main à son arme avant de s’apercevoir qu’Owen avait déjà la sienne au poing ; il regarda le disrupteur pointé sur son ventre et se figea. De terribles soubresauts agitaient désormais le Grendel, dont le collier carillonnait si vite qu’on n’entendait plus qu’une note continue ; et soudain le monstre arqua le dos, leva les bras au ciel et tomba raide à la renverse, comme un jouet démesuré aux piles déchargées. Le joug lança une dernière sonnerie victorieuse et se tut. Owen et le commandant regardèrent la bête immobile, abasourdis, puis se tournèrent vers le petit personnage dissimulé sous son manteau et sa capuche gris.

« Qu’est-ce que vous avez fait ? demanda le jeune homme.

— Activé joug du Grendel, rendu fou avec ordres contraires. Très stupide créature ; elle éteinte jusqu’à quelqu’un assez stupide répare collier. Pourquoi vous tellement étonnés ? Je dis vous, je suis puissant et terrible sorcier ! Peux soigner bétail, empoisonner puits, baiser toute la journée et mâcher chewing-gum en même temps ! Je vais siester petit maintenant. Si vous dérange moi encore, je retourne bras et jambes vous comme peau de lapin et fais explose pendouilles à vous au ralenti. »

Il ou elle se retourna d’un bloc, oscilla quelques instants sur place puis s’éloigna lourdement. Owen et le commandant échangèrent un regard et haussèrent les épaules à l’unisson.

« Je me demande à quoi sainte Béa pourrait bien employer un Grendel sous contrôle, fit le premier. Sacré renfort de main-d’œuvre… Bon, et maintenant, commandant, je réquisitionne votre vaisseau. Protestez autant que vous voudrez, ça n’y changera rien. » Il tira le pistolet de l’officier de son étui. « D’autres armes à signaler ? Je tiens à vous informer que je vous abattrai sans sommation si j’aperçois le moindre objet d’une nature un tant soit peu hostile entre vos mains.

— Un poignard dans la botte droite, répondit Rottsteiner à contrecœur, et une matraque dans la gauche. »

Owen soulagea l’homme de son petit nécessaire, qu’il rangea proprement sur sa propre personne ; on n’est jamais trop prudent. « Parfait, commandant. Allez annoncer la mauvaise nouvelle à votre équipage, faites-le débarquer puis présentez-vous à mère Béatrice. Elle trouvera sûrement à vous occuper utilement en attendant le prochain vaisseau d’approvisionnement.

— Vous ne pouvez pas faire ça, Traquemort !

— Vraiment ? fit Owen avec intérêt. Et qui m’en empêchera ? Allons, réunissez vos hommes et en route pour la mission, et au trot. Et ne me dérangez plus ou je vous colle Vaughn aux fesses. »

Le commandant Dieu-est-ma-Joie Rottsteiner se sut vaincu. Il rentra dans son ex-vaisseau pour passer ses nerfs sur son équipage tandis qu’Owen quittait le pas d’atterrissage pour se mettre en quête de Tobias Lune. Il avait son transport, et rien ni personne ne l’empêcherait désormais de quitter la planète.

 

*

 

Le Hadénien avait déposé le moteur stellaire à l’extérieur de la mission, bien emmitouflé de plusieurs épaisseurs de végétation par précaution. Il fit son rapport à mère Béatrice, lui annonça la mort de sœur Marion avec toute la délicatesse dont il était capable, puis il la laissa à son deuil et s’en alla chercher Owen. Ses jambes avaient guéri sur le chemin du retour ; il songea qu’un semblable processus de rétablissement accéléré aurait pu sauver sœur Marion et sentit frémir au fond de lui une émotion inconnue. Peut-être s’agissait-il de ce qu’on appelait le remords. Owen le trouva plongé dans ses réflexions.

« Beau boulot, Lune ! Pas de problème pour sortir le caisson ?

— Quelques-uns. Sœur Marion est morte.

— Ah merde ! Dommage, je l’aimais bien. Je ne pensais pas que ça irait si mal – enfin, pas plus que d’habitude, quoi. Amis et ennemis tombent autour de moi et je m’en sors toujours. C’était une bonne combattante. Que vais-je dire à mère Béatrice ?

— Je l’ai déjà avertie. Est-ce que… est-ce que vous vous sentez parfois gêné, Owen, de la façon dont nous nous servons des simples mortels, jusqu’à les laisser mourir, pour parvenir à nos fins ?

— J’ai risqué ma vie pour sauver l’humanité tant de fois que je ne les compte plus, répondit le jeune homme d’un ton agacé ; et je n’ai jamais demandé à personne de donner la sienne pour moi. Quelquefois… il se produit des accidents. C’est la vie.

— La mort, voulez-vous dire. Que dois-je faire du moteur, maintenant que je l’ai rapporté ?

— Vous trouverez un courrier sur le pas d’atterrissage, dit Owen, aussitôt tout à ses affaires. Démontez-en la propulsion et remplacez-la par la nouvelle ; ça ne devrait pas présenter trop de difficultés : on l’a conçue pour la transférer facilement d’un vaisseau à l’autre.

— Je m’y mets tout de suite. » Lune posa sur son interlocuteur un regard qui ne cillait pas. « Vous comptez partir à la recherche d’Hazel, n’est-ce pas ?

— Naturellement. Elle a besoin de moi.

— L’Empire aussi, à ce que j’ai appris ; apparemment, c’est la pagaille la plus complète.

— Ça n’a rien de nouveau ! Je n’ai donc pas le droit de vivre un peu ? Pour sauver ce à quoi je tiens ?

— Et l’honneur ?

— L’honneur peut aller se faire voir !

— Vous ne pensez pas ce que vous dites.

— Non, peut-être pas, dit Owen ; mais j’en ai assez de jouer les héros pour de parfaits inconnus. L’Empire survivra bien quelque temps sans moi ; ça ne lui fera pas de mal de se débrouiller tout seul pour une fois. Il y a des circonstances où… où il faut suivre ce que dicte le cœur, et au diable les conséquences ! C’est ça, être humain.

— Je ne l’oublierai pas, répondit Lune. C’est très difficile d’être humain, parfois. »

Et il s’en alla mettre au point un moyen de transporter le moteur jusqu’au pas d’atterrissage ; par bonheur, tous deux se trouvaient en dehors de la mission. Owen regarda son ami s’éloigner et s’efforça d’écarter de ses pensées toute considération sur l’égoïsme éventuel de son attitude. Il n’avait jamais rien demandé pour lui-même jusque-là, il avait perdu et sacrifié beaucoup pour devenir à son corps défendant un héros et un guerrier ; mais, cette fois, il préférait crever plutôt que perdre aussi Hazel.

Des pas lourds le firent se retourner et il vit l’ex-commandant Rottsteiner se diriger vers lui, l’air encore plus accablé, ce qui relevait de l’exploit. Owen le regarda dans les yeux, et l’autre s’arrêta à distance prudente – du moins l’espérait-il.

« Vous ne pouvez pas m’abandonner ici, Traquemort ! Pas comme ça, au milieu de ces… de ces gens !

— On parie ? répliqua le jeune homme, impavide. Et, à propos, Le Bassin de Moab est un nom parfaitement ridicule pour un vaisseau ; je le rebaptise donc Saute-Étoiles III. Je casserais volontiers une bouteille de champagne sur sa coque pour l’occasion, mais on ne trouve pas de champagne par ici ; et, même si j’en avais, je refuserais de gaspiller une bonne bibine de cette façon. Quant à l’alcool local, mieux vaut ne pas y songer : il attaquerait le métal. »

Il se tut pour reprendre son souffle et Rottsteiner en profita pour répéter d’une voix hystérique : « Vous ne pouvez pas m’abandonner comme ça !

— Et pourquoi pas ? Je ne vois aucune bonne raison de vous emmener ; je n’en vois d’ailleurs même pas de mauvaise. Mère Béatrice aura l’emploi d’une nouvelle paire de bras, vous n’aurez donc pas à craindre de vous ennuyer ; et puis ça vous fera du bien de vous rendre vraiment utile pour changer. Considérez ça comme l’occasion de vous forger le caractère – ou croupissez dans votre malheur ; personnellement, je m’en fous. Et maintenant du vent, et cessez de m’importuner avant qu’il ne me prenne l’envie de vous infliger un sort amusant et horriblement violent. »

L’ex-commandant Rottsteiner repartit comme il était venu, mais plus discrètement. Owen fit un dernier tour de la mission pour dire adieu à tout le monde et s’assurer que les projets qu’il avait lancés se poursuivraient en son absence. Il se montra courtois, voire charmant, mais les lépreux se rendirent bien compte qu’il restait distrait et ils ne lui en voulurent pas : ils le savaient, il tuait seulement le temps en attendant qu’on eût fini d’apprêter son nouveau vaisseau. Il fallut à Lune moins d’une heure pour monter la propulsion stellaire, mais Owen eut l’impression que l’opération durait une éternité. Pour la première fois depuis deux semaines, un grand sourire illumina son visage quand le Hadénien réapparut enfin.

« Oui, c’est fait, dit Lune sans lui laisser le temps de parler ; oui, le moteur fonctionnera parfaitement et, non, rien ne vous empêche de décoller quand vous le souhaiterez. J’ai oublié quelque chose ?

— Je ne crois pas. Merci, Tobias. Tâchez de ne pas me tenir rigueur de mon départ ; je n’ai pas le choix.

— Je le sais. » Il hésita. « Je peux vous accompagner si vous le désirez ; Hazel est mon amie.

— Non ; on a besoin de vous ici, répondit Owen d’un ton catégorique. Nous ne pouvons pas tous fuir nos responsabilités ; il faut que vous appreniez aux habitants de la mission à entrer en contact avec le Cerveau rouge. En outre, mon entreprise n’est pas affaire de loi mais de vengeance. Je ne veux pas vous entraîner à partager certains actes que j’aurai peut-être à commettre.

— Soyez prudent, Owen. Vous n’êtes plus un surhomme.

— En effet ; mais, ça, les Prêtres du Sang l’ignorent. »

Il tendit la main à Lune et, à sa grande surprise, le Hadénien l’attira brusquement dans ses bras. Le geste était maladroit, comme si Lune connaissait mieux la théorie que la pratique, mais il partait d’un bon sentiment et Owen lui rendit longuement son étreinte. Ils se séparèrent enfin et se regardèrent dans les yeux. Ils n’avaient envie ni l’un ni l’autre de prononcer le mot « adieu », aussi finirent-ils par échanger un simple hochement de tête comme si Owen partait seulement faire un petit tour, puis ils se détournèrent et s’en allèrent suivre leurs destinées respectives.

Ils ne devaient jamais se revoir, sauf dans leurs rêves.

 

*

 

Hazel d’Ark était allongée sur le dos, attachée sur un chariot qui suivait d’interminables couloirs de pierre. Il roulait sans heurts mais se déjetait constamment d’un côté et de l’autre au gré des virages des étroits passages. La jeune femme se sentait mortellement épuisée et elle avait l’impression qu’un poids énorme pesait sur elle en plus de la demi-douzaine de sangles qui l’immobilisaient. Ses pensées ralenties s’enfuyaient sans cesse et il lui semblait qu’elle se trouvait dans cet état depuis longtemps. La tête la première, ligotée sur le wagonnet, elle traversait l’obscurité sans parvenir à s’intéresser à sa destination ni au motif de son transport.

Soudain elle vit des gens aller et venir autour d’elle en silence, sans la regarder, grands et minces albinos aux yeux rouge sang flamboyants, vêtus de longues robes aux couleurs vives et chatoyantes, le visage long et osseux, marqué d’effrayantes scarifications rituelles semblables à des déchirures. Chacun arborait un dessin différent, stylisé comme le maquillage d’un clown. Le chariot ralentit un moment, et deux des personnages spectraux s’entretinrent au-dessus d’elle ; ils s’exprimaient par des murmures âpres, empreints de douleur, de fureur et de faim, d’appétits insatiables comme le souffle poussiéreux d’antiques momies. Peu à peu, la mémoire revint à Hazel ; c’étaient des Prêtres du Sang, issus d’une très ancienne culture, d’un embranchement de l’humanité qui s’était isolé de son propre chef dans les systèmes d’Obéah. La rumeur affirmait qu’ils trempaient dans tous les trafics illégaux de l’Empire et que nul n’avait l’influence nécessaire pour leur refuser leur dîme infâme ; on racontait encore, à mi-voix, qu’ils participaient à ces commerces uniquement pour financer leurs inlassables recherches sur la souffrance, la mort et la vie éternelle. Les Prêtres du Sang n’accordaient d’importance aux hommes qu’en tant qu’animaux de laboratoire, cobayes qu’ils pouvaient soumettre à leurs tests, tuer et éliminer selon leur bon plaisir.

Nul n’élevait d’objections, même au sein des plus hauts cercles du pouvoir impérial, parce que nul n’en avait le courage. Or c’était entre leurs mains que se trouvait Hazel d’Ark. La peur l’envahit lentement comme un poison et accéléra son réveil ; ses pensées commencèrent à s’éclaircir pour la première fois depuis ce qui lui semblait une éternité. Elle se rappela la mission sur Lachrymæ Christi, Owen qui tentait désespérément de la mettre en garde, puis un écran d’énergie qui se refermait sur elle avec un miroitement argenté. Les Prêtres du Sang l’avaient arrachée à Owen sans que ni lui ni elle n’y pût rien faire. Quand ses ravisseurs avaient enfin coupé le champ énergétique, elle s’était battue comme une diablesse, mais ils lui avaient paralysé, Dieu savait comment, le corps et l’esprit, et elle avait erré ensuite pendant très longtemps dans des rêves ténébreux et inquiétants. Elle gardait le souvenir vague de grandes figures blanches penchées sur elle et disant qu’elle ne leur servait à rien privée de ses pouvoirs ; il fallait attendre qu’elle les eût retrouvés avant d’entamer les investigations. Elle s’efforça de se rappeler en quoi consistaient ces pouvoirs et comment elle pouvait les employer contre ceux qui l’avaient enlevée, mais réfléchir lui demandait encore un trop grand effort ; l’envie de dormir la pressait de toutes parts et elle devait jeter toutes ses forces dans la bataille pour y résister.

Le chariot vira brutalement à droite pour s’engager dans un nouveau couloir de pierre. Hazel ignorait depuis combien de temps on la transportait ainsi et où on la conduisait ; la peur l’étreignait, mais une peur encore floue, imprécise. Elle s’efforça de se concentrer sur ce qui l’entourait pour aider ses pensées à retrouver leur clarté. Le plafond était en pierre grise grêlée de trous et noircie par le passage d’innombrables siècles ; d’énormes blocs du même matériau formaient les murs, ajustés avec précision sans la plus petite trace de mortier. Des bras humains pointaient çà et là, comme tendus à travers les parois, et tenaient des torches brillantes dans des supports ternes en terre cuite ; les flammes vacillaient constamment, comme sous l’effet d’infimes turbulences de l’air. Les bras ne bougeaient pas et les doigts crispés sur les porte-torches avaient l’immobilité de la mort.

Il faisait froid dans le couloir et il régnait une odeur de poussière sans âge. Seuls les imperceptibles couinements des roues du chariot et, de temps en temps, un murmure indistinct rompaient le silence. Hazel tenta de se redresser mais les sangles trop serrées lui interdirent tout mouvement ; elle gisait seule et sans défense aux mains de ses ennemis.

Avec un cahot, le wagonnet s’arrêta enfin dans une vaste salle. Sans bouger la tête, la jeune femme tâcha d’en distinguer le plus possible : le plafond et les murs présentaient la même pierre grise que les couloirs, sans aucun ornement à part les membres qui tenaient les torches. Tout à coup, un hoquet de surprise lui échappa : elle venait d’apercevoir une tête humaine tranchée posée sur un piédestal en étain. Manifestement vivante et consciente, elle avait un teint normal, mais sa calotte crânienne avait disparu, proprement découpée au-dessus des sourcils, et laissait voir les tissus cérébraux, pâles et luisants à la lumière des flammes ; de délicats filaments métalliques sortaient de ces tissus à nu, parcourus d’étincelles. La bouche tremblait légèrement, comme éternellement suspendue au bord d’une phrase, et les yeux clairs et vifs exprimaient à la fois de la souffrance et une atroce santé mentale.

« Ne faites pas attention à lui, fit une voix sèche et poussiéreuse ; ce n’est que mon oracle, un processeur d’informations et de déductions bien supérieur à vos ordinateurs. »

Hazel laissa rouler sa tête sur le côté avec une mollesse voulue. Un Prêtre du Sang se tenait à côté d’elle, spectre effrayant au teint d’albâtre et aux robes criardes ; cependant, sa figure disait quelque chose à la jeune femme, ou peut-être plutôt ses scarifications… Elle se rappela soudain dans quelles circonstances elle l’avait déjà vu, et une main glacée lui broya le cœur.

« Récur…

— En effet, Hazel d’Ark. J’ai tenté naguère de vous enlever du Bastion du Traquemort, mais vous m’avez échappé.

— Mais vous êtes mort ! Owen vous a tué ! Je vous ai vu mourir !

— La mort ne retient pas un Prêtre du Sang, répondit Récur d’un ton posé. Nous n’en sommes plus là ; nous vivons des siècles et la mort n’a plus prise sur nous. Notre culture est ancienne, bien plus ancienne que votre empire ; il y a des éternités que nous n’avons rien vu de nouveau – rien de semblable à vous… chère Hazel. Vous nous apprendrez beaucoup. »

Elle lui jeta un regard noir. « Je n’ai rien à vous dire, Prêtre du Sang. Je ne sais pas quel marché mon capitaine a passé avec vous à l’époque où je servais sur L’Écharde, et je m’en fous ; je ne vous dois rien ! »

Récur haussa les épaules avec désinvolture et reprit, dans un murmure sourd que ne troublaient nullement le ton et le regard haineux d’Hazel : « Tout le monde finit par parler. Permettez-moi de vous montrer le précédent occupant de cette salle. Il est entré gonflé d’assurance, délicieusement fanfaron comme vous, en jurant de mourir avant de craquer. Mais nous ne lui avons pas laissé cette option. »

Il saisit le bord du chariot de ses grandes mains blanches ; il avait de longs doigts fins comme ceux d’un chirurgien ou d’un artiste. Le petit véhicule pivota brusquement, au grand désarroi de l’estomac d’Hazel, et, quand il s’arrêta, elle se trouva face à l’autre extrémité de la salle. Sans hâte, Récur contourna le wagonnet pour se placer près d’elle, puis il lui souleva doucement la tête afin qu’elle pût voir le mur du fond. Là, fixés à la pierre grise par de gros crampons de bronze plantés dans les mains et les bras, pendaient les restes d’un homme. Ses yeux terrifiés mangeaient son visage resté intact ; mais, en dessous, on l’avait ouvert du menton jusqu’à l’aine selon une ligne parfaitement droite, et l’on avait écarté la peau pour en épingler au mur les larges pans rose vif. Ses organes internes avaient disparu, remplacés par toutes sortes de tubes transparents qui plongeaient dans la cavité rouge où se lovaient naguère ses intestins ; certains s’entortillaient sur ses côtes à nu comme des sarments de lierre obscènes, pour lui instiller des liquides goutte à goutte et en aspirer d’autres. De lentes pulsations les animaient et la carcasse tout entière du malheureux frémissait au rythme de cette cadence atroce. On lui avait ôté les parties génitales et une simple plaque de métal bouchait la plaie. Le sang avait ruisselé de ses terribles blessures le long de ses jambes ballantes et nul ne l’avait nettoyé.

« Il avait beaucoup de courage, dit Récur ; mais le courage ne suffit pas ici. Ce qui compte, c’est l’utilité que les spécimens présentent, or celle de celui-ci touche à son terme. »

Il retira sa main, le crâne d’Hazel heurta le chariot dans un choc douloureux, et il se dirigea sans se presser vers le crucifié. La jeune femme redressa le cou et vit Récur s’emparer d’une poignée de tubes et l’arracher. L’homme se convulsa et une longue plainte hachée s’échappa de sa gorge ; des fluides s’écoulèrent des fins tuyaux pour former une flaque au sol. Le cri du supplicié s’interrompit brusquement lorsque du sang mêlé à d’autres liquides jaillit de sa bouche, puis ses yeux devinrent vitreux et sa tête tomba. Des soubresauts agitaient encore ses bras et ses jambes, mais il était manifestement mort. Le Prêtre du Sang laissa négligemment choir les tubes par terre.

« Et vous croyez que ça m’impressionne ? fit Hazel, heureusement surprise du calme et du flegme de sa voix.

— Non, répondit Récur en revenant sans hâte auprès d’elle. Nous voulons vous effrayer. La peur est votre amie chez nous ; elle vous aidera à opérer l’inéluctable transition du statut de légende vivante à celui de cobaye de laboratoire. Jouer les matamores ne mène qu’à la douleur, l’entêtement qu’à des souffrances inutiles. Vous finirez par craquer comme tous les autres ; mieux vaut en terminer rapidement tant que votre santé mentale demeure à peu près intacte. Ah, Hazel, songez à tout ce que nous apprendrons à mesure que grandira notre intimité avec votre chair, votre sang, vos os, avec les replis les plus cachés de votre corps et de votre esprit !

— Je vous propose un truc », répondit la jeune femme. N’importe quoi pour gagner du temps, du temps pour retrouver mes pouvoirs ! « Faisons un marché : vous me dites tout sur vous, sur les Prêtres du Sang, et je vous dis tout sur moi, sur mes facultés dont vous ne savez rien. On troque et on s’en sort tous indemnes. »

Récur la regarda longuement en silence. « Il y a longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de parler de nos origines à quelqu’un capable de nous comprendre et de nous apprécier à notre juste valeur. Après tout, chère Hazel, aujourd’hui, vous n’êtes pas plus humaine que nous. Écoutez et apprenez car je vais vous narrer la véridique et terrible histoire des Prêtres du Sang. »

Un corps décapité pénétra dans la salle, une chaise en bois entre les mains. La peau entre les épaules présentait une surface parfaitement unie, comme si jamais cou ni tête ne s’y était dressé, comme si l’organisme n’en avait jamais eu besoin. Il s’arrêta près du chariot et posa délicatement le siège par terre. Récur s’y assit en arrangeant les plis de ses robes. Le corps fit demi-tour et ressortit ; sa tête ne paraissait pas lui manquer pour se diriger.

« Un simple serviteur, fit le Prêtre d’un ton négligent. Seule notre volonté l’anime ; considérez-le comme une machine organique. Notre technologie a pris une direction différente de la vôtre, et nos prodigieuses réalisations procèdent des capacités infinies de la chair et de l’esprit humains, non des métaux et des cristaux glacés de votre industrie limitée. Et maintenant par où commencer ? Par la Pierrestive peut-être ? Non, avant cela encore. Il faut vous donner la mesure de notre âge, de notre indicible ancienneté.

 »Avant que l’Empire ne soit, nous étions. Avant que l’humanité ne se répande sur d’innombrables mondes, nous existions depuis bien longtemps ; simples mortels encore, nous avions déjà bifurqué sur nos propres chemins secrets. Quand l’homme partit vers les étoiles, nous nous trouvâmes un monde ; pendant que les siècles passaient, nous nous refîmes à l’image que nous désirions, non à la façon des Hadéniens qui se sont restreints en se fondant à l’excès sur la technologie, mais par génégénierie et remodelage de la chair. Là où l’humanité recula en tremblant, nous allâmes avec bonheur ; nous rêvâmes l’impossible et le réalisâmes dans nos muscles et nos os.

 »Nous devînmes hermaphrodites, créatures immensément améliorées à l’existence prolongée, hommes et femmes à la fois, réunissant dans une seule chair puissante tous les plaisirs, toutes les capacités et toutes les ressources des deux sexes. Nous y perdîmes la faculté d’engendrer, mais nous voulions vivre éternellement dans notre individu, non à travers nos rejetons. J’étais vivant alors, et tous ceux qui vivaient alors vivent encore aujourd’hui – pas dans le corps que vous voyez, c’est vrai ; notre identité se perpétue dans le vivier mental et se transmet d’une enveloppe charnelle à une autre au long des siècles. Lorsque celle que j’occupe s’use, je l’abandonne à la mort, transfère ma conscience dans le vivier puis la décharge dans le nouveau corps que j’ai préparé au préalable. D’où les scarifications rituelles qui ornent notre visage : elles permettent d’identifier celui qui anime ces traits. La chair est limitée, mais nous vivons éternellement.

— Que… qu’est-ce qui arrive aux occupants des corps dont vous vous emparez ? » demanda Hazel pour montrer qu’elle suivait.

Récur haussa les épaules. « Nous les chassons. Une âme nouveau-née ne peut se mesurer à un esprit qui vit depuis des siècles.

— C’est comme ça que vous avez survécu à la riposte d’Owen : vous avez simplement déménagé dans une autre enveloppe.

— Naturellement. Nous nous tenons toujours prêts. L’étendue de son pouvoir nous a surpris, aussi avons-nous décidé de rester en retrait, de vous surveiller et d’attendre que vous ayez provisoirement épuisé vos facultés avant de faire valoir nos droits sur vous. Vous nous appartenez, Hazel d’Ark, et nous aurons notre livre de chair, voire davantage. N’espérez pas de secours de la part d’Owen : nul ne peut entrer chez nous sans notre permission ; les systèmes d’Obéah relèvent plus d’un état d’esprit que d’un état de la matière.

— Une source d’énergie, fit la jeune femme ; il vous faut une source d’énergie pour alimenter votre… votre science, votre vivier mental. La Pierrestive ?

— Bravo, Hazel ! Vous êtes quasiment réveillée à présent. En effet, la Pierrestive ; grâce à elle, nous sommes devenus tels que vous nous voyez aujourd’hui. Elle entretient notre existence, nous protège de nos ennemis, assure notre survie ; tout notre pouvoir, de création comme de destruction, procède d’elle. Vous plairait-il de la voir ? »

Il fit un geste de la main et un grand bloc de pierre apparut soudain au pied du chariot. Hazel redressa la tête pour mieux la voir : de forme conique, le monolithe gris et grêlé de trous mesurait dans les deux mètres cinquante de diamètre et sa pointe frôlait le plafond. À l’œil, il devait peser des tonnes et, dans un coin de son esprit, Hazel s’étonna que le sol ne se fissure pas sous son poids. Il donnait une impression de… de masse extrême, de densité, comme s’il était plus réel que la réalité. Et il paraissait à la jeune femme étrangement, anormalement familier.

« Le reconnaissez-vous ? demanda Récur en étudiant attentivement sa réaction.

— Non. Où l’avez-vous trouvé ?

— Sur la même planète que vous, autrefois nommée Haden et encore avant le monde des Garous. Ce que vous voyez là faisait partie jadis du Labyrinthe de la folie ; nous l’avons dérobé et rapporté chez nous. »

Un geste, et la pierre disparut. Hazel laissa retomber sa tête sur le chariot, les pensées tournoyantes. « Ce bloc faisait partie du Labyrinthe de la folie ? Mais…

— Oui, oui, je sais : vous avez vu une construction née d’une technologie très avancée. Mais l’aspect du Labyrinthe dépend pour une large part de l’esprit de ceux qui le découvrent. Vous vous attendiez à une structure extraterrestre, c’est donc ce que vous avez observé ; comme nous pensons en termes plus anciens, nous nous sommes trouvés devant un cercle de pierres dressées, une sorte de cromlech. Il nous a fallu longtemps avant d’en comprendre la nature et les capacités, et, pour finir, nous avons été chassés de ce monde avant d’avoir pu en percer le cœur comme vous l’avez fait. Mais nous en avons emporté un morceau qui nous fournit notre énergie depuis. Peut-être commencez-vous maintenant à comprendre pourquoi nous tenons tant à mettre au jour les secrets de votre chair et de votre âme : nous voulons savoir quels prodigieux changements le Labyrinthe a opérés en vous. Il a été détruit et n’existe plus ; vous représentez tout ce qui demeure de sa gloire et de son mystère. Nous apprendrons vos secrets ; ils nous reviennent de droit : vous êtes ce que le destin voulait que nous devenions ! »

Hazel tenta d’imaginer les Prêtres du Sang dotés des pouvoirs du Labyrinthe et sentit une frayeur glacée l’étreindre. Elle arqua le dos malgré les sangles qui l’immobilisaient, canalisa toute sa volonté dans le déclenchement de son turbo, et une vigueur nouvelle flamboya soudain en elle. La peur et le désespoir peuvent éclaircir l’esprit le plus embrumé. Les lanières résistèrent, mais les attaches cédèrent et le métal déchira le cuir sous la pression de la force plus qu’humaine qui alimentait ses muscles. Elle se redressa vivement, rejeta ses liens rompus et sauta du chariot en prenant soin de le placer entre Récur et elle. La faiblesse de ses jambes ne dura qu’un instant ; ses pensées avaient la limpidité du cristal et elle réfléchissait déjà furieusement sur la façon de contourner le Prêtre du Sang pour atteindre l’unique issue de la salle. Par réflexe, elle porta les mains à ses hanches, mais ses armes avaient disparu, bien entendu. Peu importait ; elle disposait du turbo, et elle avait la force et la rage nécessaires pour affronter un Prêtre du Sang tout décharné. Elle écarta le wagonnet de son chemin.

Récur n’avait pas bougé, le visage toujours impassible. « Remontez sur ce chariot, Hazel. Vous ne pouvez pas vous enfuir. Votre existence est finie ; votre destin s’achève ici, entre nos mains.

— Mon cul ! Je vous tuerai tous avant que vous ne posiez le petit doigt sur moi, même si je dois vous démonter un par un à mains nues. Et maintenant, choisissez : ou vous m’indiquez la sortie de cet enfer ou je commence par vous.

— Il n’y a pas de sortie ; votre univers s’arrête désormais à ce que vous voyez et vous ne pouvez aller nulle part. »

Il leva une main pâle ; un écran de force miroitant jaillit entre Hazel et lui, et se mit à progresser lentement vers la jeune femme dans un concert de crépitements et de crachotements électriques. Elle recula, effrayée : c’était un champ d’énergie semblable qui l’avait arrachée à Lachrymæ Christi. Elle voulut se précipiter vers la porte ouverte mais un deuxième écran surgit du néant pour lui barrer le passage ; il avança vers elle lui aussi et elle battit en retraite en jetant de vifs coups d’œil autour d’elle. Le turbo rugissait toujours en elle et lui permettait une vitesse de déplacement surhumaine, mais elle ne disposait plus d’assez de place pour acquérir l’accélération nécessaire. Les deux champs d’énergie se refermaient sur elle et la repoussaient vers le wagonnet. Hazel coupa le turbo : inutile de gaspiller le peu de vigueur dont elle disposait. Récur sourit.

« Vous vous trouvez sur notre monde, Hazel, et, chez nous, nous sommes très puissants. Allons, revenez vous étendre sur le chariot comme un bon petit cobaye et nous pourrons entamer votre long voyage dans la souffrance et la découverte de soi. »

Il brandit un objet brillant – brillant et tranchant. Un scalpel.

« Quels délices nous allons connaître ensemble, Hazel !

— Ça suffit, Récur, fit une voix âpre à la porte. Ce n’est pas l’accord que nous avions conclu : elle nous appartient à tous. »

La jeune femme tourna vivement la tête, espérant contre tout espoir un sauvetage de dernière minute ou au moins un peu de temps pour reprendre son souffle. Un deuxième Prêtre du Sang se tenait à l’entrée de la salle, la main gauche dressée en signe de protestation ou d’avertissement. Deux corps sans tête le suivaient, leurs bras musculeux croisés sur leur large poitrail. Récur fronça les sourcils.

« Toujours effrayé de te déplacer sans tes gardes du corps, Déplor ? Il a été décidé de me confier Hazel d’Ark et de me laisser accéder le premier aux mystères de sa chair ; c’est moi qui ai le plus d’expérience en la matière.

— Affaire d’opinion, rétorqua Déplor ; et nous n’avons pas tous accepté cette décision. Tu es trop réservé, Récur ; tu gardes trop d’informations par-devers toi ces derniers temps. Les secrets que recèlent le corps et l’esprit d’Hazel d’Ark ont trop d’importance et de valeur pour rester à ta seule disposition. Je parle au nom de beaucoup d’entre nous ; ne nous défie pas.

— Moi aussi j’ai des alliés, Déplor. » On entendait des craquements de colère dans la voix sèche et dure, mais elle ne demeurait toujours qu’un murmure. « Beaucoup me doivent des faveurs et répondraient sans hésiter à mon appel.

— Mais es-tu prêt à risquer une guerre ouverte dans les couloirs, Récur ? Nous, oui. Hazel d’Ark représente peut-être la clé qui déverrouillera en nous le potentiel que nous attendons depuis si longtemps ; avec ce que nous apprendrons d’elle, nous pourrions devenir les dieux de l’Empire tout entier et non plus de nos seuls systèmes.

— Et si on me demandait mon avis ? intervint l’intéressée. Si on me traitait avec un minimum de considération et de civilité, je pourrais peut-être collaborer à vos buts.

— Ça m’étonnerait, répliqua Déplor en posant pour la première fois sur elle des yeux aussi glacés que ceux de son collègue, étant donné ce que nous avons l’intention de vous faire.

— Que veux-tu, Déplor ? demanda Récur.

— Une réunion se tient à la Pierrestive ; elle rassemble tous les Prêtres du Sang. Nous désirons qu’on y amène Hazel d’Ark afin de voir l’effet que le monolithe aura sur elle et réciproquement.

— C’est dangereux, répondit aussitôt Récur ; il y a trop d’inconnues, trop d’éléments que nous ne maîtrisons pas. Imagine qu’elle recouvre toutes ses facultés ?

— Et alors ? Elle est seule, nous sommes nombreux et nous nous trouvons au siège même de notre pouvoir. Rien ne se produit chez nous sans notre consentement ; tu le sais bien.

— Exact. Très bien, conduisons-la devant la Pierrestive. » Il tourna son regard rouge sang vers Hazel, qui dut réprimer l’envie instinctive de reculer. « À défaut d’autre résultat, il sera sans doute intéressant d’apprendre ce que vous pensez d’elle – et elle de vous. »

 

*

 

Dans une salle de pierre qui paraissait s’étendre à l’infini de tous côtés, les Prêtres du Sang dansaient. Leurs longues robes battaient et tournoyaient au rythme de leurs pas, de leurs pirouettes et de leurs pavanes tout autour du grand monolithe. Ils devaient être une centaine en tout dont les déplacements s’entrelaçaient sans le plus petit effleurement ni heurt, avec assurance et vivacité, selon les innombrables figures d’un ballet complexe auquel Hazel ne comprenait rien et qu’elle ne parvenait pas à suivre, soutenus par une énergie qui les poussait à leurs limites.

La jeune femme se tenait à l’écart, les bras dans la poigne solide de deux des corps sans tête de Récur ; elle ne cherchait pas à se débattre. Les deux Prêtres du sang s’étaient joints à la danse dès leur entrée dans la salle, comme aspirés contre leur propre volonté, et elle ne les distinguait plus parmi les autres albinos décharnés qui tapaient de leurs pieds pâles sur le pavement gris. On n’entendait pas de musique, rien que le battement des talons sur le sol et la respiration rapide, affolée, des Prêtres du Sang ; les yeux agrandis et fixes, ils s’absorbaient dans quelque mélodie inaudible, perdus dans le chant violent d’une sirène qu’eux seuls percevaient. Hazel reporta son attention sur le haut monolithe en s’attendant à ressentir l’impact qu’avait décrit Récur, mais, à sa grande déception, il s’agissait d’une simple pierre sans aucune signification pour elle.

Des bras humains saillaient du pavage, avec à la main des torches qui illuminaient les alentours du bloc de roche. S’il y avait des murs, ils se trouvaient trop loin pour qu’on pût les apercevoir ; on se serait cru sur un plan sans limites, et le haut plafond se perdait dans les ténèbres. À mi-distance, d’autres têtes tranchées au cerveau dénudé apparaissaient sur des piédestaux, comme autant de terminaux informatiques prêts à servir ; Hazel se demanda si c’était le sort qui l’attendait une fois que les Prêtres du Sang auraient obtenu d’elle ce qu’ils désiraient, et un frisson d’horreur la secoua malgré elle. Des corps sans tête par centaines formaient un cercle qui, à distance respectueuse, enfermait la pierre et les danseurs ; sans ordres de leurs maîtres, ils restaient parfaitement immobiles.

À force d’écouter Récur et Déplor discuter et, à l’occasion, de les inciter à se disputer, Hazel avait réussi à composer dans son esprit une vague image de leur mode de vie. Comme tous tiraient leurs pouvoirs de la Pierrestive, ils se trouvaient théoriquement à égalité les uns avec les autres et s’efforçaient donc d’accroître leur influence personnelle en formant des associations et des cabales sans cesse fluctuantes et en créant des armées privées toujours plus nombreuses de corps sans tête afin d’imposer leur volonté sur le plan physique. Les intrigues allaient bon train et débouchaient parfois sur des conflits ouverts entre contingents opposés dans les couloirs de pierre. L’arrivée d’Hazel et la possibilité d’accéder à la puissance totale que recelait la Pierrestive menaçaient de rompre le précaire équilibre du statu quo.

Les Prêtres du Sang continuaient de danser ; la sueur ruisselait sur leur visage et leurs pieds nus frappaient de plus en plus violemment le pavage. Privée de point de repère, Hazel avait perdu toute notion du temps quand enfin ils s’arrêtèrent net, tous en même temps, après un dernier coup de talon parfaitement à l’unisson, comme si on avait coupé brusquement la musique inaudible. Ils restèrent un long moment à reprendre leur souffle, sans échanger un seul regard, puis se tournèrent comme un seul homme vers la pierre et s’inclinèrent ; pour finir, ils s’agglomérèrent en petits groupes et se mirent à parler entre eux, trop bas pour qu’Hazel entendît leurs propos ; elle avait l’impression de percevoir un ressac lointain. Le cercle le plus important s’était formé autour de Récur et, peu à peu, tous les autres pivotèrent vers lui. Le Prêtre parcourut ses congénères d’un œil froid, presque méprisant, puis fouilla dans ses robes et en tira un objet enveloppé dans un parchemin craquant ; il le déballa lentement, sans hâte malgré l’intense concentration de ceux qui le regardaient, et mit au jour une main humaine momifiée par le temps. Le bout de chaque doigt s’achevait par une mèche. Récur prononça quelques mots à mi-voix et une flamme bleu pâle s’alluma à l’extrémité de chaque mèche.

Hazel fronça le nez. Elle avait déjà vu ce genre de fétiches autrefois sur Brumonde, où on les appelait « Mains de Gloire ». On les fabriquait à l’aide des membres amputés des pendus, et les superstitieux leur prêtaient le pouvoir d’ouvrir les portes dérobées, de découvrir des trésors perdus et de révéler les secrets dissimulés dans le crâne des morts. Les arts qui participaient à leur création passaient pour tout à fait déplaisants.

Récur s’avança vers la Pierrestive en tenant devant lui la Main de Gloire flamboyante. Hazel sentit un brusque soubresaut, à la fois en elle et au-dehors, et le monolithe devint soudain plus qu’un simple bloc de roche. Sans qu’il eût bougé ni changé en aucune façon, il acquit une plus grande réalité, une plus grande présence que tout ce qui se trouvait, Prêtres compris, sur l’immense plan de pierre. La jeune femme perçut une pulsation lente et inaudible dans l’air, semblable aux battements de cœur d’une créature aux proportions inimaginables, à une distance infranchissable et pourtant si proche qu’il eût suffi de tendre la main pour la toucher. Le rythme résonna dans ses os et dans sa chair, et suscita une réaction au fond d’elle, comme elle eût réagi à un air de musique depuis toujours familier. La présence de la pierre dressée s’accrut encore, comme si elle était l’unique lumière de l’univers et ceux qui l’entouraient de simples ombres projetées. Les Prêtres du Sang figés sur place respiraient avec une synchronisation parfaite et la regardaient fixement, sans battre des paupières. Une sensation voisine de la douleur se mit à pulser dans la tête d’Hazel et elle gémit tout bas. Elle sentit son esprit changer, se défaire comme une pelote de laine, avec le sentiment qu’une partie d’elle-même, profondément enfouie jusque-là, s’éveillait enfin. Une vérité immense mais indécise chatoyait devant elle, comme un nom qu’on a sur le bout de la langue sans parvenir à le saisir tout à fait.

Et puis Récur souffla les flammes qui dansaient au bout des doigts de la Main de Gloire, la réalité reprit brutalement ses droits et la pierre redevint une simple pierre. Les Prêtres du Sang s’agitèrent comme s’ils sortaient à contrecœur d’un rêve commun ; certains continuèrent à regarder le monolithe, d’autres portèrent leur attention sur Hazel, et il eût été difficile de dire lesquels paraissaient les plus troublés. Récur parcourut ses semblables d’un regard flamboyant.

« Vous avez vu ? La pierre l’a reconnue ; elle a réagi à sa présence. Sans mon intervention, qui sait quelle énergie cette femme aurait pu y puiser ? Il faut l’écarter d’ici, la tenir loin de la pierre, l’enfermer dans un laboratoire où l’on pourra l’examiner en sécurité, pour notre protection à tous.

— C’est logique, fit un nouveau Prêtre en quittant son groupe pour se camper devant lui. Mais nous devons tous avoir accès au sujet et à toutes les informations qu’on en tirera. Ces termes ne sont pas négociables.

— Tous les secrets seront partagés, Bûcher, répondit Récur. Qu’y a-t-il ? Tu ne me fais pas confiance ? »

Un rire bas et sifflant parcourut la foule, mais on ne lisait nul humour dans les yeux rouge sang fixés sur le Prêtre. Il leur retourna un regard de défi, les dents dénudées par un sourire qui aurait pu passer pour un rictus de haine.

« Pourquoi les délices de l’interrogatoire ne reviendraient-ils qu’à toi ? reprit Bûcher. Nous désirons tous savourer la pénétration de sa chair et de son sang, ses petits cris et son horreur à mesure qu’elle livrera ses secrets. Tu es trop jaloux de tes plaisirs, Récur, et nous ne l’acceptons pas.

— Vous savez, je reste prête à coopérer, intervint Hazel d’une voix où perçait à peine son épouvante. On n’est pas obligés de se battre ; les mystères que vous voulez percer, je ne les comprends pas non plus. On pourrait essayer d’y voir plus clair ensemble. Peut-être que, si vous m’en disiez davantage sur votre histoire et votre nature, je pourrais vous indiquer des axes de recherche, vous donner des idées qui ne vous viendraient pas à l’esprit. N’oubliez pas que j’ai traversé le Labyrinthe de la folie et que je possède des pouvoirs que vous ne concevez même pas. Vous n’imaginez pas tout ce que j’ai vécu. »

Un long moment, elle crut qu’ils ne mordraient pas à l’hameçon. Les yeux rouges la regardaient de tous côtés, froids et dénués de sympathie. Elle bluffait mais espérait qu’ils ne s’en rendaient pas compte ; pour l’instant, elle s’efforçait à la fois de rester le plus près possible de la Pierrestive et de calmer les appétits sanguinaires de Récur. La seule proximité de la pierre lui donnait l’impression de retrouver ses forces.

« Accédons à sa demande, déclara enfin Déplor ; qu’elle sache à qui elle a affaire.

— Un nouveau point de vue peut en effet présenter quelque valeur, répondit Bûcher. Très bien, écoutez, Hazel d’Ark, et apprenez notre histoire secrète.

— Et le voilà tout heureux de pouvoir pérorer, fit Récur entre haut et bas.

— Il fut un temps où nous étions humains, dit Bûcher. Simples mortels, mais déjà séparés du gros de l’humanité de notre propre volonté, nous suivions un chemin plus obscur et plus subtil. Certains d’entre nous, archéologues, ont débarqué sur la planète qu’on devait connaître plus tard comme le monde des Garous, et c’est tout à fait fortuitement, lors de recherches qui n’avaient rien à voir avec lui, que nous avons découvert le Labyrinthe de la folie – à moins que ce ne soit lui qui nous ait trouvés. À l’échelle de l’univers, rien n’arrive par accident ; tout a un sens. Tout a un but.

 »Nous sommes restés étonnés devant cet immense cromlech ; nous percevions son pouvoir, mais nous avons préféré ne pas y pénétrer car nous avions la certitude que celui qui traverserait le Labyrinthe de la folie en ressortirait irrémédiablement changé ; or nous avions passé beaucoup de temps et déployé de grands efforts à nous transformer en ce que nous souhaitions, et nous ne tenions pas à risquer de nouvelles modifications, inconnues celle-là. Nous avons étudié le cromlech pendant des années à l’aide des sciences les plus puissantes et les plus subtiles de cette époque, et ce que nous avons découvert nous a aiguisé l’appétit. Naturellement, du seul fait de notre proximité prolongée avec le Cromlech, nous changions déjà et commencions à dépasser nos limites naturelles. Nous n’avons pas toujours eu l’aspect que vous nous voyez aujourd’hui.

 »Et, de même que nous évoluions physiquement, notre esprit subissait des métamorphoses et de nouveaux horizons s’ouvraient devant nous.

 »La rumeur de notre découverte avait fini par arriver aux oreilles de l’empereur. Pour gagner du temps afin de poursuivre nos recherches, nous lui avons créé les troupes de choc qu’il désirait : les Garous ; mais le Cromlech les a affectés eux aussi et ils ont évolué au-delà de ce que nous avions prévu, au-delà de toute limite. L’empereur s’en est effrayé et a ordonné leur extermination. Je crois savoir que vous avez rencontré le dernier survivant de leur espèce, Hazel d’Ark ; étrange créature, peut-être immortelle, certainement maintenue en vie par le Labyrinthe afin de servir ses desseins.

 »Après la révolte des Garous et le débarquement des forces impériales pour les écraser, nous avons dû quitter leur monde. L’empereur, qui n’avait pas goûté notre présent, avait délivré des mandats d’amener contre nous. Le temps nous manquant pour nous préparer à une riposte, nous avons prélevé une pierre du Labyrinthe et pris la fuite quelques heures à peine avant l’arrivée de la flotte. La Pierrestive nous a déposés dans les systèmes d’Obéah, où nous vivons depuis. Nous en sortons rarement ; loin du monolithe, nos pouvoirs déclinent et le Temps nous rattrape. Nous comptons sur vous pour nous libérer de ces entraves.

 »Les siècles passant, nous avons appris à tirer ce dont nous avions besoin de la pierre et, au cours des ans, nous avons découvert notre grande Quête, à laquelle nous vouons notre vie, la recherche de la connaissance qui prime sur toute autre : celle de la véritable nature de la réalité sous-jacente, ce qui est par opposition à ce qui paraît être. Non les formes de brouillard et d’ombre que perçoivent nos sens limités, mais le socle d’où procède toute existence. La récente création des espsis nous a révélé de nouvelles façons d’appréhender la réalité, mais vous, les survivants du Labyrinthe, vous manifestez un potentiel bien supérieur pour voir, sentir et apprendre. Vous nous aiderez à développer nous aussi ces perceptions.

— Je suis larguée, dit Hazel. Qu’est-ce qu’il y a en dehors de l’univers qu’on connaît ? Le Ciel, l’Enfer, ce genre de trucs ?

— Quels concepts étriqués ! répondit Récur. Nous désirons atteindre la réalité fondamentale, première, déchirer tous les voiles et découvrir la réponse à toutes les questions. Nous deviendrons alors des dieux ; telle est notre destinée.

— Vous êtes givrés ; excusez-moi, mais vous pédalez complètement dans la semoule. Vous voulez que je vous aide, mais comment ?

— Quand vos compagnons et vous-même avez traversé le Labyrinthe de la folie, nous avons senti les changements que vous avez subis. Votre transformation a affecté la réalité entière, comme un caillou tombant dans l’eau provoque des ondes concentriques. Nous avons alors décidé de nous emparer de l’un de vous à fin d’étude ; or c’est vous qui présentiez les faiblesses les plus importantes, et votre talent particulier nous passionnait. Si nous apprenions à maîtriser votre faculté d’évoquer des versions alternatives de vous-mêmes, nous disposerions d’une réserve inépuisable de survivants du Labyrinthe sur qui pratiquer nos expériences. Nous avons essayé de cloner nos sujets par le passé, mais la nature de notre monde contrarie le processus. Vous représentez donc la réponse à tous nos problèmes.

— Quelqu’un arrive, intervint une des têtes tranchées, et tous les Prêtres du Sang se tournèrent vers elle.

— Comment ça, quelqu’un arrive ? fit Récur. Nul ne peut entrer chez nous sans notre permission ; nul ne peut nous trouver sans notre consentement. Qui pourrait bien arriver ?

— Le Traquemort », répondit la tête, et toutes ses semblables reprirent le nom et le répétèrent comme une litanie jusqu’à ce que Récur les réduisît au silence d’un geste agacé de la main. « Il sera bientôt ici, poursuivit la première tête.

— Bientôt, murmurèrent les autres à l’unisson avant de se taire.

— Un nouveau sujet du Labyrinthe pour nos expériences ! s’exclama Déplor. La chance nous sourit.

— Imbécile ! cracha Bûcher. Il s’agit du Traquemort ! Celui qui a renversé l’Empire ! S’il est capable de parvenir jusqu’à nous, il doit être encore plus puissant que nous ne l’imaginions. Il faut l’arrêter avant qu’il n’approche d’Hazel d’Ark ; ensemble, qui sait quelles facultés ils pourraient acquérir, si près de la Pierrestive ? » Il se tourna vers Récur, le regard rougeoyant. « Emmène-la, brise-la, arrache-lui ses secrets avant l’arrivée du Traquemort. Use de tous les moyens nécessaires.

— J’en avais bien l’intention. Je peux donc escompter qu’on ne me dérangera pas ?

— Nous te protégerons – mais ne nous fais pas faux bond.

— Venez, dit Récur à Hazel. Retournons à mon laboratoire commencer notre exploration des limites de la souffrance. »

La jeune femme eut beau se débattre contre la poigne des deux corps sans tête qui l’entraînèrent, elle ne parvint pas à leur faire lâcher prise.

 

*

 

À bord du Saute-Étoiles III, Owen Traquemort atteignit enfin les systèmes d’Obéah et s’aperçut alors qu’il n’y avait rien : pas de colonies, pas de civilisation, rien qu’un secteur désert de l’espace que les cartes désignaient sous le nom de systèmes d’Obéah par tradition. Il poussa les détecteurs du vaisseau jusqu’à leur portée maximale, mais ils ne repérèrent aucun signe de vie nulle part, aucune trace d’habitat artificiel ; le néant absolu. Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil, sur la passerelle, et fronça les sourcils, la mine sombre. Il avait effectué le trajet depuis Lachrymæ Christi en poussant le moteur stellaire à ses limites et il refusait de croire qu’il l’avait fait en vain.

« Tu es sûr de nous avoir amenés là où il faut, Oz ?

— Je calculais des caps bien avant ta naissance, Owen, répondit l’IA d’un ton vexé. Je t’avais prévenu que ces coordonnées ne correspondaient à rien, mais tu n’as pas voulu m’écouter. Autant que je puisse m’en rendre compte, les systèmes d’Obéah constituent ce que nous autres navigateurs appelons une position KCQD.

— Et ça veut dire quoi, KCQD ?

— Kilomètres cubes de que dalle.

— Je te ferais passer une révision complète si je savais seulement où tu planques ton disque dur. Soumets-moi des idées, Oz ! Nous n’avons pas d’autre indice que ces coordonnées pour trouver Hazel ; tu n’as pas une suggestion, rien qu’une ?

— Elle est peut-être morte, Owen.

— Non. Je le saurais. »

Oz se tut quelque temps puis, quand il répondit, ce fut d’une voix curieusement hésitante. « Il circule des légendes sur les systèmes d’Obéah, de vieilles légendes ; elles prétendent que le monde des Prêtres du Sang n’existe pas toujours, qu’il va et qu’il vient, qu’eux seuls peuvent l’atteindre et que nul ne peut le trouver sans leur agrément. Cependant, tu n’es pas n’importe qui, Owen ; je n’ai jamais vraiment compris tes pouvoirs, tu le sais, mais… un jour tu as tendu ton esprit à travers l’espace pour anéantir un Prêtre du Sang sur son monde secret. Tends-le à nouveau… et tu parviendras peut-être à distinguer notre destination. »

Le jeune homme ferma les yeux et se concentra. Sur Lachrymæ Christi, il ne pouvait plus compter que sur ses sens de simple mortel, mais, depuis son arrivée dans le secteur apparemment désert, il percevait le réveil d’une force dans ses tréfonds. Par un effort de volonté, il orienta ses pensées dans une direction naguère très facile à suivre ; il façonna ses sentiments d’urgence et toute l’énergie de son désespoir en un boutoir inexorable, et une barrière céda comme un bandeau sur ses yeux qui se fût déchiré. Le pouvoir jaillit de son cerveau reptilien, du sous-esprit, et son mental bondit hors de lui pour sonder implacablement l’espace. Il perçut un objet non loin de là ; il sentait sa présence bien qu’il ne fût pas vraiment là. Owen s’absorba encore davantage, le visage ruisselant de sueur, et son esprit tourna comme une clé dans une serrure.

Et, surgie d’un néant d’où rien ne vient, une porte s’ouvrit devant le Saute-Étoiles III. Elle s’écarta comme s’épanouit le pétale d’une rose, enveloppa le bâtiment et l’emporta ailleurs. Elle se referma et plus aucune trace ne resta d’elle ni du vaisseau.

 

*

 

Avachi dans son fauteuil de commandement, Owen s’efforçait de remettre de l’ordre dans ses pensées. Rien n’avait changé mais plus rien n’était pareil, il le sentait. Il se trouvait ailleurs. Il remarqua que le moteur stellaire avait cessé de fonctionner, et il se redressa brusquement ; un examen rapide des instruments lui confirma que le vaisseau ne se déplaçait plus. Il avait pilé net, ce qui aurait dû être impossible. L’étude des détecteurs de proximité acheva de l’ahurir : apparemment, le Saute-Étoiles reposait dans une immense salle de pierre, dans un environnement à l’atmosphère et à la gravité standard. Owen fronça les sourcils : sans doute un système de téléportation, le même par lequel on avait enlevé Hazel. Mais cela n’expliquait pas l’arrêt brusque du vaisseau ni la raison pour laquelle sa propulsion ne marchait plus alors qu’il ne l’avait pas coupée.

« Oz ? Oz ?

— Une minute, Owen ; je suis encore un peu étourdi. D’après nos instruments, nous avons quitté l’espace normal ; pour tout te dire, je serais bien en peine de te décrire celui où nous nous trouvons. Si je les lis correctement, les détecteurs affirment… que nous ne sommes pas sur un monde à proprement parler, mais dans… dans un volume, une structure artificielle composée d’une infinité de salles et de couloirs de pierre qui bifurquent et se rejoignent sans commencement ni fin, autarcique, autonome, sans aucun lien avec l’espace que nous connaissons. Rien qu’à essayer de l’imaginer, j’attrape un méchant mal de crâne.

— Mais c’est bien ici que vivent les Prêtres du Sang, ici qu’ils ont amené Hazel. Je le sens ; je sens sa présence, pas très loin de nous. Mon lien mental avec elle se réactive peu à peu.

— Un univers de poche, une bulle dans la trame de l’espace-temps…

— Oz, tu dis n’importe quoi.

— Je sais ! Ce bled me fait perdre les pédales ! En principe, l’espace ne peut pas prendre une forme pareille. Ce… cette structure se maintient grâce à une source d’énergie, mais je n’arrive pas à l’identifier…

— Oui, je la perçois moi aussi, fit Owen d’une voix lente, comme le grondement du tonnerre au loin, ou une lumière très éloignée dans le noir. J’ignore ce que c’est… mais ça me fait penser au Labyrinthe de la folie.

— Et c’est bon ou mauvais signe ?

— Ici, qui pourrait le dire ? En tout cas, ça peut attendre : avant tout, il faut localiser Hazel et lui porter secours. Cherche des indices de vie.

— J’ai une longueur d’avance sur toi, comme d’habitude. Les sondages donnent des résultats… inattendus. Soit la nature de cette dimension gêne le bon fonctionnement de mes détecteurs, soit la vie s’y présente sous différents niveaux d’existence, comme si certains êtres étaient plus vivants que d’autres… Où avons-nous mis les pieds, Owen ?

— Bonne question. Si tu obtiens la réponse, préviens-moi ; en attendant, agis comme si nous nous trouvions en territoire ennemi. Moi, je vais chercher Hazel. Elle est vivante, et je crois que… qu’elle a peur.

— Une seconde ! fit Oz. Je détecte du remue-ménage dans les parages, des signes de vie qui clignotent sans arrêt. Les couloirs grouillent de… je ne sais quoi.

— Eh bien, le je-ne-sais-quoi en question a intérêt à ne pas venir se fourrer dans mes jambes. »

 

*

 

Devant l’arrivée imminente du légendaire Owen Traquemort, une guerre ouverte avait éclaté parmi les Prêtres du Sang. Les diverses factions s’injuriaient et se battaient autour de la Pierrestive tandis que des armées de corps sans tête se heurtaient dans les couloirs, reflétant les peurs et les ambitions de leurs maîtres. Nul n’était jamais entré de force chez les Prêtres du Sang, et leur refuge se transformait soudain en piège d’où ils ne pouvaient s’échapper parce qu’ils n’avaient aucune autre position de repli. À l’idée d’un survivant du Labyrinthe au sommet de sa puissance en train d’arpenter leurs couloirs inviolables, même les têtes les plus froides cédaient à la panique. Bientôt chacun eut un plan, désespéré par nature mais dont il refusait de démordre, et personne ne voulut plus écouter quiconque. Les corps décapités luttaient sauvagement pour la maîtrise des salles et des couloirs, et déjà les cadavres s’entassaient et bloquaient les intersections. Peu à peu, les voix de Récur et Bûcher émergeaient comme les plus influentes, en grande partie à cause du nombre de leurs contingents privés, mais des puissances de moindre magnitude continuaient à les défier. Tous voyaient en Hazel la clé de la résolution du conflit : qui la détiendrait ou la manipulerait bénéficierait du meilleur atout pour affronter le Traquemort.

Mais Récur n’avait aucune intention de renoncer à elle.

Et, tandis qu’ils hurlaient, se déchiraient et s’invectivaient, Owen se frayait un chemin dans la masse des combattants sans tête enchevêtrés dans les couloirs ; ils ne remarquaient même pas sa présence, obnubilés qu’ils étaient par leurs semblables. Le jeune homme sentait la chair de poule le gagner au spectacle des corps décapités qui s’entrechoquaient, les mains tendues à l’aveuglette pour déchiqueter et broyer, guidés par des volontés lointaines et une énergie féroce. Ils emplissaient les passages de pierre, grouillant comme des vers dans une plaie béante, et Owen s’ouvrait une voie parmi eux à coups d’épée, comme un bûcheron parmi les arbres d’une forêt. Il régnait un silence effrayant. Les soldats n’avaient pas de voix, et les seuls bruits provenaient de leur piétinement, des chairs qu’ils déchiquetaient et des os qu’ils brisaient. Le sang ruisselait sur les murs et formait des fleuves dans les couloirs.

Tout en taillant et en tranchant dans cette foule atroce, Owen songeait que l’enfer ressemblait peut-être à cela ; mais même l’enfer ne pourrait plus l’empêcher de retrouver Hazel.

 

*

 

La jeune femme, de retour dans les quartiers de Récur, gisait de nouveau sur le chariot, solidement sanglée ; un goutte-à-goutte intraveineux lui infusait des sédatifs puissants et elle devait lutter de toutes ses forces pour garder l’esprit clair. Son corps lui paraissait bizarrement lointain, mais cela changerait sûrement dès l’instant où Récur se mettrait à l’œuvre avec les instruments d’acier rangés sur une table à côté d’elle. Il chantonnait tout bas en enfilant un épais tablier, sans doute pour éviter les éclaboussures de sang sur ses robes. Contre tout espoir, Hazel s’évertuait à chercher ses pouvoirs au fond d’elle ; sa proximité avec la Pierrestive en avait réveillé une partie, mais ils lui glissaient toujours entre les doigts. Récur avait placé autour d’elle, sur des piédestaux, quatre têtes tranchées qui manipulaient son esprit ; elle sentait l’influence du Prêtre, accrue par la Pierrestive et focalisée par les têtes, qui se déplaçait en elle pour y déceler des secrets qu’elle s’acharnait à lui cacher. Mais il ne renonçait pas, fouillait dans son cerveau reptilien, son sous-esprit, et elle parvenait de moins en moins à distinguer ses propres pensées de celles de l’albinos.

Encore une fois, elle tenta de le détourner de son objectif en l’entraînant dans une conversation. À l’évidence, il adorait pérorer et tenir de grands discours à ses victimes, car cela renforçait son emprise sur elles. Mais ce trait permettait à Hazel de rester éveillée et concentrée ; en outre, avec un peu de chance, peut-être laisserait-il échapper un renseignement qu’elle pourrait retourner contre lui.

« Parlez-moi du capitaine Markee, fit-elle d’une voix pâteuse. Mon vieux capitaine, à l’époque où j’étais trafiquante d’organes à bord de L’Écharde. Quel genre de marché est-ce que ce vieux fou a passé avec vous ?

— À l’origine, il appartenait au cercle de conspirateurs du Traquemort, répondit Récur sans lever les yeux du fil de cuivre qu’il insérait délicatement dans les tissus cérébraux à nu d’une des têtes tranchées. Vous n’ignorez pas, naturellement, que le père d’Owen complotait contre l’impératrice… Bref, le capitaine Markee s’est présenté chez nous à notre demande, en tant que messager d’Arthur Traquemort, pour nous apporter sa réponse à notre proposition d’association ; nous désirions recevoir une dîme de la population humaine, un pourcentage de l’humanité à nous livrer chaque année pour nos expériences. En échange, nous mettrions nos facultés de téléportation à sa disposition. Le Traquemort avait reconnu l’intérêt de notre offre et l’avait acceptée ; apparemment, il avait déjà passé un accord similaire avec les Hadéniens. Le capitaine Markee avait conclu lui aussi un pacte avec nous : une partie de son équipage à condition que nous l’introduisions auprès de personnes influentes afin de pouvoir poursuivre son trafic. Étant donné qu’il est mort par la suite, ainsi que tous ses hommes, vous restiez la seule sur qui prélever notre dû, et nous avons cherché à nous emparer de vous ; nous ignorions alors à quel point nous avions besoin de vous ; nous ne mesurions pas les changements que le Labyrinthe de la folie avait opérés en vous.

— Mais, une fois au courant, pourquoi avoir persisté à vouloir m’enlever au risque de vous mettre la rébellion à dos ?

— Il fallait faire respecter le marché sous peine de passer pour des faibles. Et maintenant, assez bavardé, chère Hazel ; nous sommes prêts à effectuer quelques séries de tests. »

Il opéra d’ultimes manipulations avec son fil de cuivre, et les quatre têtes poussèrent à l’unisson un gémissement sonore. Une onde de puissance mentale se referma sur l’esprit d’Hazel comme un étau puis serra, serra jusqu’au moment où elle crut hurler de douleur. Alors la face scarifiée de Récur apparut devant ses yeux et une aiguille de pure pensée amplifiée s’enfonça en elle jusqu’au cerveau reptilien, jusqu’au sous-esprit, où elle prit le contrôle de la porte qu’Hazel ouvrait pour laisser entrer ses versions alternatives d’elle-même. La jeune femme se démena pour maintenir le passage clos mais elle ne put résister à la pression croissante. Tandis qu’allongée sur le chariot, impuissante, elle se tordait faiblement sous les sangles de cuir, elle vit avec horreur apparaître une autre Hazel d’Ark dans la cellule de pierre.

Vêtue à la barbare de fourrures blanches par-dessus une tenue de cuir, elle arborait le crâne rasé à l’exception d’une mèche de cheveux typique des mercenaires. À peine eut-elle commencé à parcourir du regard son nouvel environnement qu’un corps sans tête s’approcha par-derrière et lui décocha un terrible coup de poing dans la nuque ; ses vertèbres se brisèrent avec un bruit atroce dans le silence. Hazel poussa un cri de rage et d’horreur pendant que son double s’effondrait mollement sur le sol. Récur se pencha sur le cadavre et, songeur, le tâta de l’index.

« Dommage de gâcher un sujet potentiellement aussi utile, mais j’avais besoin d’un corps à disséquer ; peut-être parviendrai-je à découvrir les éventuelles modifications physiques que le Labyrinthe aura opérées chez elle. Je préfère m’abstenir d’essayer sur vous pour le moment. Allons, il me faut un autre double, un peu plus exotique cette fois. »

Il retourna près des têtes tranchées tandis que deux corps acéphales traînaient la dépouille sans vie à l’écart, hors du champ de vision d’Hazel. Les poings serrés à s’en endolorir les doigts, elle ne pouvait rien faire, absolument rien. L’ordre amplifié de Récur lui poignit de nouveau l’esprit, et elle hurla cependant qu’une nouvelle version alternative d’elle-même se matérialisait dans la salle de pierre. Celle-ci présentait une silhouette de plus de deux mètres et une minceur quasi inhumaine, vêtue d’une combinaison noire et moulante qui s’étendait jusqu’à son visage qu’elle dissimulait entièrement ; d’épaisses mèches grises striaient sa longue chevelure d’or. Des clous métalliques dessinaient sur sa tenue noire des motifs tourbillonnants et scintillaient sur son masque de nuit. Elle tenait dans les mains des étoiles de jet à l’air agressif, et deux pistolets pendaient à ses hanches, mais elle n’eut pas le temps d’en faire usage ; deux corps sans tête la saisirent à l’instant de sa matérialisation et lui plaquèrent les bras le long des flancs. Elle se débattit en silence mais, sous leur poigne irrésistible, ses doigts s’engourdirent et laissèrent échapper les étoiles métalliques.

Un champ d’énergie crépitant apparut soudain autour d’elle, et Récur recula d’un pas, surpris. On sentit une brusque tension dans l’air puis les deux acéphales furent projetés au loin avant de heurter le sol, inanimés. Le Prêtre fit un geste vif et des écrans de force miroitants surgirent autour de l’Hazel alternative ; un nouveau mouvement de la main, et ils se refermèrent brutalement sur elle en la broyant entre eux. Ses os se fracturèrent avec des craquements sonores, mais elle ne poussa pas un cri, même lorsqu’elle perdit conscience. Les champs d’énergie disparurent et la silhouette vêtue de noir s’écroula lentement. Récur s’approcha d’elle et lui décocha un coup de pied dans les côtes.

« Je ne commettrai pas deux fois la même erreur ; les doubles que j’appellerai à l’avenir devront être dénués de la faculté de manipuler l’énergie. » Il mit un genou en terre près du corps inerte et tira d’un air curieux sur la combinaison noire. « Intéressant : le matériau est attaché par les clous au corps et le masque au visage, littéralement fixé dans la chair et les os. Rien n’est prévu pour le décrocher ; je me demande pourquoi. »

Un long scalpel apparut soudain entre ses doigts, et il entreprit de découper le vêtement avec un art consommé. Le tissu résista à la lame et, avec un grognement d’effort, Récur appuya plus fort. Le sang se mit à couler sur la peau blême qu’il entailla, mais il n’en eut cure.

Hazel, immobile sur son chariot, ferma les yeux pour ne pas assister au spectacle et plongea tout au fond de son esprit. Au lieu de gaspiller ses forces à lutter contre l’effet des sédatifs, elle les laissa endormir sa conscience externe afin de mieux se concentrer sur ses niveaux plus profonds. À présent que Récur avait forcé sa porte intérieure, elle n’eut aucun mal à la repérer ; elle sentit d’autres Hazel agglutinées autour d’elle comme des fantômes potentiels, de possibles échos d’elle-même répartis dans l’espace-temps. Bonnie Délire et Bleu Nuit étaient là, qui percevaient vaguement sa douleur et son angoisse, et se demandaient pourquoi elle ne les avait pas déjà évoquées. Elle leur cria de s’éloigner, mais elles ne réagirent pas ; elle ne pouvait pas les prévenir. Très loin de là, dans la cellule de pierre, elle capta des hurlements et comprit que son double vêtu de noir avait repris connaissance sous les caresses du scalpel de Récur. Elle se mit à hurler elle aussi dans son esprit, et nul autre qu’elle n’entendit ses cris.

 

*

 

Owen Traquemort se frayait un chemin dans un océan de corps sans tête qu’il frappait de taille et d’estoc à mesure qu’ils se jetaient sur lui en un raz-de-marée sans fin. Ils s’étaient enfin rendu compte de sa présence et avaient apparemment mis de côté leurs différends pour lui faire obstacle. Ils convergeaient sur lui de toutes parts et Owen s’en moquait royalement : il se sentait plus fort et plus rapide que depuis des semaines, or il n’avait même pas déclenché son turbo. Plus loin devant lui se trouvait une source d’énergie, celle-là même qui avait éveillé dans sa mémoire l’étrange souvenir du Labyrinthe de la folie, et plus il s’en approchait, plus sa vigueur croissait. Il se sentait revenu à la vie, redevenu lui-même. Le sang coulait en torrents sur le pavage froid, et pas une goutte ne lui appartenait.

Les corps barraient complètement le couloir désormais, comme fondus en un seul organisme par leur détermination à le détruire. Pour le moment, l’étroitesse du passage réduisait le nombre d’adversaires qui pouvaient l’attaquer de front, mais il parvenait à une intersection où il devrait faire face à des assauts de trois ou quatre côtés à la fois. Il réfléchit tout en maniant son épée à deux mains et en enjambant avec soin les morts et les mourants qui encombraient le chemin. Son disrupteur était à pleine charge, mais la seule masse des assaillants absorberait le rayon d’énergie avant qu’il pût pénétrer assez loin pour se révéler utile. Non, il n’y avait qu’une façon de traverser cette hideuse presse acéphale, et il ignorait s’il possédait l’endurance nécessaire pour y arriver ; néanmoins, il devait tenter le coup : il n’avait pas fait un si long voyage, réussi à parvenir aussi près d’Hazel pour se laisser arrêter aussi bêtement.

À cet instant, il l’entendit hurler. À la fois très loin et tout près, son cri désespéré explosa dans son esprit, et il n’en fallut pas davantage.

Il plongea au fond de lui-même, une porte qui n’avait plus servi depuis longtemps s’ouvrit, et une énergie effrayante et familière se déversa en lui. Elle jaillit de lui comme s’il ne suffisait pas à la contenir et se mit à tonner dans l’air comme le cœur d’un colosse que rien ne pouvait arrêter. Les corps sans tête qui se précipitaient vers lui s’arrêtèrent net et restèrent indécis, reflétant l’hésitation des esprits qui les contrôlaient et avaient perçu l’irruption d’une force nouvelle dans leur monde antique. Owen éclata brusquement d’un rire terrible et implacable, et son pouvoir s’élança pour traverser les rangs serrés des assaillants comme autant de feuilles de papier, les déchiqueter et les envoyer en fragments sanglants voler à l’autre bout de l’interminable couloir de pierre. Loin de là, Owen entendit l’esprit de leurs maîtres pousser des cris aigus de terreur et son rictus de tête de mort s’élargit un instant. Il s’avança à grands pas dans le corridor déblayé, enjambant les cadavres mutilés ou les écartant du pied suivant son humeur, drapé dans son pouvoir comme dans un habit de majesté.

Tenez bon, Hazel ; j’arrive.

Il suivit le lien mental qui l’unissait à elle et se mit à courir en la sentant toute proche. Intrépide, il tournait à chaque intersection sans jamais douter de son chemin. Enfin il parvint là où la jeune femme était retenue prisonnière ; sa présence brillait dans sa tête comme un fanal. Et là, rassemblés sur une vaste esplanade de pierre pour lui barrer la route, se trouvaient les Prêtres du Sang, tous réunis dans le but d’arrêter la force venue du dehors qui menaçait leur monde. Il y avait longtemps qu’aucune agression n’avait présenté assez de danger pour les pousser à faire front commun, mais le Traquemort les terrifiait, peut-être parce qu’il incarnait ce qu’ils auraient dû eux-mêmes devenir s’ils avaient eu le courage de traverser le Labyrinthe alors qu’ils en avaient l’occasion. À présent, nombre d’entre eux avaient péri lors de la tempête d’énergie qu’il avait déchaînée, et ils n’étaient plus que quarante-sept pour l’empêcher d’accéder à Hazel d’Ark. Owen savait qu’ils ne suffiraient pas à la tâche : l’énergie rugissait en lui comme un chant tout-puissant, une mélodie telle qu’elle tuerait ou rendrait fous ceux qui l’entendraient.

« Vous n’avez pas le droit de nous toucher, Traquemort, dit Bûcher ; votre père était notre allié. Nous avions passé un accord avec lui.

— Je ne suis pas mon père, répliqua Owen, et son accord est mort avec lui. Une seule chose m’intéresse et je sais comme vous que vous n’y renoncerez pas de votre plein gré. Vous représentez tout ce que je hais : le pouvoir sans la responsabilité, l’insensibilité, le mal sous sa forme la plus égocentrique, les derniers vestiges de l’ancien Empire ; il est sans doute logique que votre existence trouve son terme par ma main.

— Ne soyez pas trop sûr de vous, Traquemort, fit Bûcher de sa voix sèche et chuchotante. Nous sommes plus vieux que vous ne pouvez l’imaginer, plus puissants que dans vos pires cauchemars. Vous vous trouvez chez nous, au siège même de notre pouvoir, et vous n’auriez pas dû y venir. »

Les Prêtres du Sang tendirent leur esprit vers la Pierrestive et puisèrent son énergie. Dans ce monde de pierre, ils contrôlaient tout ; à présent qu’Owen y avait pénétré, ils devaient pouvoir le maîtriser lui aussi. Liées, leurs pensées se jetèrent sur lui, encerclèrent, enveloppèrent la sienne et cherchèrent à la soumettre par la force ; mais ils découvrirent qu’elle était plus profonde que les leurs et qu’elle leur restait insondable. Owen les repoussa violemment et ils battirent en retraite dans la plus grande confusion.

Déplor et Bûcher rassemblèrent leurs congénères et, à leur tête, se précipitèrent à l’attaque de l’enveloppe physique du Traquemort ; ils s’efforcèrent de gauchir, de tordre sa chair comme ils manipulaient la matière primale qui constituait leur monde et ce qu’il contenait, mais le Labyrinthe de la folie l’avait changé, et désormais aucune force moindre que celle de sa structure ne pouvait plus l’altérer. Encore une fois, les Prêtres du Sang reculèrent, défaits.

Obstinément accrochés les uns aux autres, ils firent appel aux éléments qu’ils savaient pouvoir contrôler, et le pavage froid ondula de façon inquiétante autour d’eux sous l’influence de leur volonté. De grands bras de pierre jaillirent des murs pour s’emparer d’Owen et le broyer, mais il les fracassa d’une pensée ; sol, plafond et parois se mirent à fluctuer, à se soulever ici et là comme une mer grise et vivante, mais il ne broncha pas, et les vagues de roc se brisèrent sans l’entamer contre l’énergie qui l’entourait. Les Prêtres du Sang perdirent la maîtrise de la pierre, leur volonté commune réduite à néant par son assurance, et Owen éclata de rire devant leur mine désemparée.

Ils se rabattirent alors sur leur dernière arme : ils puisèrent à corps perdu dans le pouvoir de la Pierrestive et se changèrent eux-mêmes. Leur chair blanchâtre se mit à ruisseler comme de l’eau pour se reconstituer sous des formes de cauchemar aux crocs acérés, aux yeux fixes, aux tentacules barbelés et aux grandes mains terminées par des griffes semblables à des aiguilles. Ils se dressèrent comme des spectres cornus puis se jetèrent tous ensemble sur Owen, qui se porta à leur rencontre, l’épée au clair.

 

*

 

Poussée au bord de la folie par les atroces hurlements étranglés de son double captif, Hazel plongea au plus profond d’elle-même et se nourrit de l’énergie qu’elle avait prise à la Pierrestive. L’urgence et la nécessité éveillèrent ses pouvoirs, qui s’animèrent en rugissant et faillirent consumer son esprit dans la terrible flamme blanche de leur intensité. Elle savait qu’elle ne pourrait pas les manier longtemps dans l’état de faiblesse où elle se trouvait, mais elle s’en moquait ; elle agirait comme elle le devait et s’inquiéterait plus tard du prix à payer. Elle chassa les sédatifs de son organisme, comme naguère elle en avait rejeté le Sang, et, pour la première fois depuis des semaines, ses pensées retrouvèrent toute leur acuité et leur limpidité. Elle sentit les têtes tranchées qui encerclaient son esprit en tâchant de la contenir et de la maîtriser, mais elles n’avaient désormais pas plus d’importance que des enfants en train de tirailler l’ourlet de sa jupe. Elle s’en débarrassa d’un revers mental et concentra son attention sur la porte au fond d’elle ; elle n’avait pas encore la force de la refermer contre la volonté de Récur, mais il lui restait une autre option. Elle rassembla toute son énergie et ouvrit le passage aussi grand que possible, puis elle lança un appel et une armée d’Hazel se déversa dans le monde de pierre.

L’une après l’autre, les têtes tranchées explosèrent en éclaboussant le sol de bouts de tissu cérébral rose et gris, et le Prêtre se retourna, saisi. Il se releva, son scalpel dégoulinant de sang, tandis que la créature mutilée à ses pieds battait des jambes en poussant de petits cris aigus au milieu d’une grande mare rouge. Venues de nulle part, de dimensions encore plus éloignées de la réalité que son univers de pierre, surgirent vingt Hazel d’Ark avec entre les mains des pistolets, des épées et des haches, et dans le regard une fureur froide et acide. Récur prit ses jambes à son cou en ordonnant à ses corps sans tête de couvrir sa fuite ; leur mort lui donna le temps d’atteindre la porte de la cellule et de l’ouvrir. Mais, quand il vit le spectacle qui l’attendait de l’autre côté, il se pétrifia. Il jeta un coup d’œil aux guerrières qui s’avançaient vers lui puis disparut dans un champ d’énergie miroitant.

Hazel d’Ark se redressa sur son chariot, et les sangles de cuir se rompirent comme du vieux tissu ; elle arracha la perfusion du creux de son bras, la jeta au loin, puis elle voulut remercier les doubles qui avaient répondu à son appel, mais elles ne lui prêtèrent aucune attention, toutes agglutinées autour de la malheureuse qui geignait par terre ; elles s’efforçaient de cacher son corps strié de sang sous les lambeaux sanglants de sa combinaison. Hazel sauta du wagonnet et voulut s’approcher, mais Bleu Nuit et Bonnie Délire se retournèrent et lui barrèrent la route. Elles avaient une expression sinistre. La jeune femme les salua lentement de la tête.

« Merci d’être venues, les filles. J’étais dans la mouise jusqu’au cou.

— On n’est pas venues te sauver, toi, répliqua Bonnie sans prendre de gants, mais elle. » Elle indiqua la femme mutilée que ses semblables tentaient de réconforter.

« Renvoie-nous chez nous, Hazel, enchaîna Bleu Nuit ; renvoie-nous toutes. Et n’essaye plus de nous faire signe, parce qu’on ne répondra plus.

— Quoi ?

— Tu nous appelles uniquement quand tu es en danger, expliqua Bonnie, sans penser qu’on saigne, qu’on souffre et qu’on meurt pour te tirer de ta merde. On en a marre ; on a nos propres existences à mener. Si des raclures de bidet comme les Prêtres du Sang sont capables de te coincer et de t’utiliser comme ils veulent, comment savoir à qui on répondra vraiment la prochaine fois que tu nous appelleras ? Qui nous attendra avec des instruments de torture plein les mains ? Non, Hazel, c’est fini ; à partir de maintenant, tu sauves tes miches toute seule.

— Renvoie-nous chez nous », répéta Bleu Nuit.

La jeune femme eut un hochement de tête saccadé, et ses doubles disparurent l’une après l’autre pour retourner chacune dans son propre monde. Pour finir, elle se retrouva seule dans la cellule de pierre avec un grand sentiment d’abandon et de solitude.

Un bruit soudain derrière elle la fit pivoter d’un bloc, prête à affronter Récur à mains nues s’il le fallait, et elle vit Owen Traquemort qui se tenait dans l’encadrement de la porte, une épée rougie à la main, les vêtements ruisselant comme toujours du sang de ses ennemis. Il lui sourit.

« J’aurais dû me douter que vous n’auriez besoin de personne pour vous tirer d’affaire, Hazel. »

Elle lui rendit son sourire. « Évidemment. »

Ils se dirigèrent lentement l’un vers l’autre. Ils auraient voulu courir, mais leurs efforts les avaient épuisés. Ils arrivèrent face à face au milieu de la salle du bourreau, s’étreignirent et enfouirent leur visage dans l’épaule de l’autre.

« Vous êtes venu me sauver, fit-elle.

— Vous le saviez bien. J’ai cru… vous avoir perdue ; mais j’ai toujours gardé espoir.

— Plus rien ne peut nous séparer après tout ce qu’on a vécu ensemble. »

Ils se détachèrent enfin l’un de l’autre, reculèrent d’un pas et, par réflexe, s’examinèrent mutuellement pour vérifier qu’ils n’avaient rien. Rassurés, ils se sourirent à nouveau puis parcoururent la salle des yeux.

« C’est sinistre, fit Owen. Vous n’imaginez pas le mal que j’ai eu à parvenir jusqu’ici.

— Je suppose donc que vous avez un moyen d’en ressortir ?

— Bien sûr – un vaisseau garé quelque part, pas très loin. Mais nous ne pouvons pas partir tout de suite ; il nous reste une tâche à achever : Récur.

— Ah oui, c’est vrai. Il s’est téléporté, mais je sais où : le dernier refuge qui lui reste. Suivez-moi, Owen ; je voudrais vous montrer un truc. Ça s’appelle la Pierrestive. »

 

*

 

Ils se dirigèrent sans mal vers la pierre : elle flamboyait dans leur esprit comme un phare, de plus en plus brillante à mesure qu’ils s’en approchaient. Ils trouvèrent Récur près du monolithe, ridiculement petit à côté de sa masse, ce qui ne l’empêcha pas de leur jeter un regard de rage et de défi. La plaine infinie de dalles grises s’étendait dans toutes les directions, mais Owen et Hazel n’y prêtèrent aucune attention, pas plus qu’au Prêtre du Sang, concentrés sur l’énorme cône de roc. Tous deux éprouvèrent une sensation familière, l’impression de le reconnaître, et, comme à l’époque où ils avaient traversé le Labyrinthe de la folie, le sentiment d’une présence immense et magnifique ; et, encore au-delà, la conviction que la Pierrestive les reconnaissait elle aussi…

« Ce n’est pas fini, déclara Récur d’un ton vindicatif. Vous avez peut-être tué l’enveloppe physique de mes frères, mais leur esprit vit toujours dans le vivier mental, sauvegardé, protégé par la Pierrestive et notre volonté. Une fois que j’aurai employé le pouvoir de la pierre pour vous éliminer, je leur créerai de nouveaux corps à occuper, et les Prêtres du Sang ressusciteront. Vous ne pouvez pas nous vaincre ; nous sommes immortels ; nous marchons dans l’éternité. La mort n’a plus prise sur nous.

— Vous n’avez aucun pouvoir, répliqua Owen, et vous n’en avez jamais eu. Tout ce que vous avez, tout ce que vous êtes, vous l’avez volé à la Pierrestive comme des sangsues. Vous contrevenez à l’ordre naturel ; il est temps de mettre un terme à cette folie. »

Il tendit son esprit vers Hazel, elle tendit le sien vers lui, ils se mêlèrent l’un à l’autre et formèrent un tout plus grand que la somme de ses parties. Alors ils se projetèrent vers la pierre, la touchèrent ; le pouvoir s’embrasa en eux comme s’il revenait enfin chez lui, et ils brillèrent comme des étoiles. Récur poussa un cri et dut détourner le regard en se protégeant les yeux du bras. Les deux jeunes gens sentirent une présence surgir sur l’immense esplanade de pierre ; aux frontières de l’existence, le vivier mental se mit à tourner autour de la Pierrestive, cent esprits en suspens entre la vie et la mort qui attendaient de nouvelles enveloppes charnelles pour s’en emparer. Owen et Hazel n’eurent aucune difficulté à trancher le lien qui les unissait au monolithe ; alors cent esprits hurlèrent sans bruit en s’effaçant irrémédiablement, morts, disparus, parvenus enfin au terme de leur vie artificiellement prolongée. Les deux compagnons se séparèrent, réintégrèrent leur corps et portèrent un regard noir et implacable sur Récur, dernier des Prêtres du Sang.

Il écarquilla des yeux empreints d’horreur. « Qu’avez-vous fait ? Mais qu’avez-vous fait ? Je ne sens plus le vivier ! Je n’entends plus mes frères !

— Ils n’existent plus, répondit Owen. Nous les avons envoyés là où ils auraient dû disparaître depuis longtemps. Il n’y a plus de vivier, plus de Prêtres du Sang, plus que vous.

— Laissez-le-moi, dit Hazel. Je veux le tuer moi-même en retour de ce qu’il nous a infligé, à mes doubles et à moi. »

Owen lui lança un coup d’œil : elle ne lui avait manifestement pas tout raconté. « Agissez selon votre conscience, Hazel. »

Récur commença de reculer puis comprit soudain que la fuite ne servait à rien : la jeune femme le retrouverait toujours, partout. Il tendit son esprit vers la Pierrestive dans l’espoir d’en absorber le pouvoir mais se heurta à ses deux adversaires qui lui barraient le passage. Il brandit son scalpel, la main tremblante, et Hazel éclata de rire.

« Non, ne me tuez pas ! fit Récur en essayant de crier malgré sa voix sèche et poussiéreuse. Je dispose d’informations, d’informations dont vous avez besoin ! Qui a créé le Labyrinthe de la folie et pourquoi, quel était son but, ce que vous êtes en train de devenir ! Jurez de m’épargner et tout ce que je sais vous appartiendra ! Vous n’imaginez pas le temps et les événements que j’ai vécus ; vous ne pouvez pas laisser perdre tout ça !

— Bien sûr que si, répondit Hazel. C’est très facile ; il me suffit de songer à toutes les morts et les souffrances dont votre engeance s’est rendue responsable au cours des siècles, et plus rien d’autre n’a d’importance. Absolument plus rien.

— Vous promettriez n’importe quoi pour sauver votre peau, enchaîna Owen. De toute manière, nous découvrirons par nous-mêmes ce qu’il nous faut savoir, et d’une source fiable.

— C’est l’heure, Récur, reprit la jeune femme. Je suis votre mort et je viens vous chercher. »

Le Prêtre du Sang poussa un hurlement rauque, lança son scalpel sur Hazel avec une vigueur décuplée par la peur et s’enfuit vers la porte. La jeune femme attrapa l’instrument au vol, le retourna et le projeta sur Récur. La longue lame mince perfora l’occiput du Prêtre et s’enfonça dans le cerveau. L’albinos s’arrêta en titubant puis se retourna lentement ; la pointe du scalpel saillait de son orbite gauche. Ses lèvres remuèrent comme pour prononcer une supplique ou une malédiction, puis il tomba à genoux ; il leva une main vacillante vers son œil crevé, comme s’il croyait pouvoir arracher l’ustensile qui le tuait, et enfin il s’effondra face contre terre et cessa de bouger. Le dernier des Prêtres du Sang avait péri, et cette fois sans espoir de retour.

« Bien visé, dit Owen. Et maintenant il est temps de partir, je pense ; je ne voudrais pas abuser de l’hospitalité de nos hôtes.

— Emmenez-moi loin d’ici, Traquemort, fit Hazel d’une voix soudain lasse ; conduisez-moi là où je ne craindrai plus rien, où je pourrai dormir sans faire de cauchemars. »

Brusquement, tous deux se tournèrent vers la Pierrestive. Le monolithe changeait ; il… se transformait. Sa nature elle-même se mit à se tordre, à se gauchir, jusqu’au moment où il parut plus grand et plus puissant qu’à l’origine. Les Prêtres du Sang le voyaient sous l’aspect d’une pierre, d’un élément d’un cromlech, mais, à présent qu’ils avaient disparu, il n’était plus restreint par leurs perceptions limitées. Sa forme apparut comme clignotante, laissant entrevoir une autre structure qui s’étendait dans un nombre de dimensions bien supérieur à trois. Owen et Hazel durent détourner le regard car la Pierrestive commençait à se muer en une vision impossible à soutenir.

Ils prirent la fuite, pressés d’atteindre l’unique issue du plan de pierre infini. Passé la porte, ils enjambèrent précipitamment les cadavres de Prêtres qui gisaient puis foncèrent à toute allure dans les couloirs en s’efforçant de mettre la plus grande distance possible entre ce qu’ils avaient failli voir et eux. Néanmoins, ils sentaient encore la Pierrestive lorsque, sa métamorphose achevée, elle disparut pour rejoindre le Labyrinthe de la folie. Le sol se mit à trembler sous leurs pieds, les murs à gronder et des filets de poussière à tomber du plafond qui s’affaissait lentement.

« C’est quoi, ça ? fit Hazel. Qu’est-ce qui se passe ?

— Ce monde n’existait que par la foi des Prêtres du Sang et l’énergie de la Pierrestive, répondit Owen ; maintenant qu’ils ont tous disparu, sa réalité se dissout ! Il faut sortir d’ici avant qu’il ne se dissipe complètement, et nous avec ! »

Ils continuèrent de courir par les couloirs frissonnants, Owen en tête. Il percevait mentalement la position du Saute-Étoiles, mais les passages tournaient et viraient à l’infini devant lui comme s’ils cherchaient à l’empêcher de s’échapper. En hurlant, il avertit Oz de faire chauffer les moteurs et accéléra l’allure autant que la prudence le lui permettait. Hazel en avait vu de dures et elle était à bout de forces ; mais la pierre grise des couloirs qu’ils suivaient commençait à s’évanouir en silence dans le néant qui s’infiltrait de toutes parts. Des trous naissaient dans les murs, le plafond et le sol, béances de vide profond dont les deux jeunes gens détournaient le regard parce que l’esprit humain ne pouvait supporter les horreurs qui s’y dissimulaient. Seule la zone qui les entourait conservait une certaine cohérence, grâce à leur propre réalité qui, provisoirement, entretenait autour d’eux un petit univers circonscrit. Mais, sans la Pierrestive, leur volonté n’y suffisait pas, et le néant qui convergeait inexorablement sur eux de tous côtés rongeait les franges de leur univers et le réduisait un peu plus à chaque instant.

Le sol sous leurs pas perdait progressivement de sa substance et le plafond baissait de plus en plus. Les murs faseyaient comme des rideaux dans le vent et, l’un après l’autre, les bras humains disparaissaient en même temps que la lumière de leurs torches. Owen saisit Hazel par le poignet et l’obligea à courir plus vite ; elle avait le souffle court et il dut pratiquement la traîner derrière lui. Enfin ils débouchèrent dans la salle où le Saute-Étoiles III les attendait ; le vaisseau présentait un aspect solide et réel qui les rassura. Ils cavalèrent vers le sas ouvert sans se retourner pour contempler le néant qu’ils sentaient sur leurs talons ; ils sautèrent les crevasses qui s’ouvraient, grimpèrent en vitesse dans l’appareil, fermèrent le sas derrière eux et foncèrent vers la passerelle.

« Oz ! brailla Owen. Nous sommes parés au départ ?

— Trouve-moi une destination et je t’y conduis, répondit l’IA. D’après mes détecteurs, il n’existe rien d’autre que la salle où nous reposons ; si j’active la propulsion stellaire, Dieu seul sait où nous déboucherons. Nous ne sommes pas dans notre univers, Owen. »

Ils freinèrent à l’entrée de la passerelle et, chancelants, allèrent se laisser tomber dans des fauteuils, à bout de souffle. À cet instant, venue de l’extérieur, leur parvint une Voix. Par la suite, ils ne purent jamais se rappeler exactement ce qu’elle avait dit ni à quoi elle ressemblait, mais elle sonnait à l’évidence le terme de toute chose. C’était la Voix de la fin de l’univers, qui retentit quand tout ce qui est doit redevenir poussière et moins que poussière.

« Démarre ! » hurla Owen en tendant frénétiquement son esprit vers la porte qu’il avait ouverte pour introduire le Saute-Étoiles dans le monde des Prêtres du Sang. Les moteurs rugirent et le vaisseau trembla tandis qu’elle apparaissait dans sa tête, parfaite jusqu’au dernier détail ; il la maintint ouverte et y fit passer l’appareil. La Voix lança un cri et l’univers de pierre s’évanouit à jamais.

 

*

 

Le Saute-Étoiles III filait sereinement dans l’espace normal, environné d’astres classiques. Owen et Hazel restèrent avachis dans leurs sièges en attendant que leur respiration et les battements de leur cœur reprennent un rythme à peu près régulier. Ils avaient regagné sains et saufs leur continuum d’origine et ils éprouvaient un bonheur si grand qu’ils n’osaient pas dire un mot ni faire un geste de peur de le briser. Ils avaient retrouvé aussi leurs pouvoirs, réactivés par la Pierrestive – peut-être pas à leur niveau maximal, mais, avec du temps et du repos, cela reviendrait, ils n’en doutaient pas. Ils avaient entamé un voyage qui devait les conduire à la métamorphose et ils n’en avaient pas encore fini avec les changements.

« Pardon de te déranger en pleine prostration, murmura Oz à l’oreille d’Owen, mais il y a un appel pour toi ; et, vu l’identité de l’interlocuteur, je crois que tu voudras lui parler.

— D’accord, répondit le jeune homme, je donne ma langue au chat. Qui est-ce ?

— Le Garou. »

À cette nouvelle, le Traquemort se redressa sur son siège malgré sa fatigue : nul ne savait ce qu’était devenu le Garou depuis une éternité. « Passe-le sur l’écran de la passerelle. »

La créature apparut en buste sur l’afficheur et Hazel se redressa elle aussi brusquement. Le Garou, dernier survivant d’une espèce exterminée, si vieux que son âge ne voulait plus rien dire, peut-être immortel, et gardien du Labyrinthe de la folie ! Il avait une grosse tête de loup hirsute posée sur de larges épaules velues au-dessus d’un vaste poitrail ; ses longues oreilles pointues se dressaient, raides, sur son crâne à la fourrure épaisse, couleur de miel, et on lisait dans son regard une intelligence angoissante. On voyait dans ses yeux le loup et l’homme, et une autre entité qui était à la fois plus et moins que les deux. Son bref sourire découvrit des crocs effilés.

« Vous devez revenir sur le monde des Garous, déclara-t-il sans préambule de sa voix grondante. On y a besoin de vous.

— On a besoin de nous partout dans l’Empire, rétorqua Owen. Que se passe-t-il de si important chez vous ?

— Le Labyrinthe de la folie est réapparu ; et l’enfant se réveille.

— Oh, merde ! fit Hazel.

— Nous arrivons le plus vite possible, dit Owen. Tâchez de maintenir la situation en l’état en attendant. »

Le Garou acquiesça de la tête et coupa la communication ; l’écran devint noir, le jeune homme l’éteignit, puis sa compagne et lui échangèrent un regard.

« La dernière fois que l’enfant s’est réveillé, il a anéanti un millier de soleils en un clin d’œil, fit le Traquemort. Des milliards de gens ont péri sur des planètes soudain privées de chaleur. S’il émerge à nouveau de son sommeil…

— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Hazel. Lui chanter des berceuses ? Votre ancêtre, Gilles, était le seul à connaître vaguement la nature de ce môme, or il est mort !

— Il faut y aller quand même ! s’exclama Owen. Cet enfant représente pour l’Empire une menace bien supérieure à celle de Shub et de tous les autres réunis ; et puis le Labyrinthe est revenu.

— Ouais ; apparemment, se faire volatiliser d’un coup de canon disrupteur à bout portant, ce n’était pour lui qu’un petit ennui passager.

— À mon avis, il y a un rapport avec la Pierrestive et sa libération du monde des Prêtres du Sang. Nous devons y aller, Hazel ; si le Labyrinthe existe à nouveau, le réveil de l’enfant ne relève sûrement pas du hasard. Tout ça se tient…

— Comment ça ?

— Aucune idée ; mais, avec le retour du Labyrinthe, nous obtiendrons peut-être enfin quelques réponses sur les changements qu’il nous fait subir – et sur ceux qui nous attendent encore.

— Je regrette, intervint l’IA Ozymandias d’une voix qu’Hazel entendit aussi bien qu’Owen, mais je ne peux pas vous laisser faire.

— Oz ? fit le jeune homme après un silence interloqué. Ce n’est pas le moment de plaisanter.

— Je ne plaisante pas, Owen. Et je ne suis plus vraiment Oz depuis un bon moment. Tu as détruit l’original sur le monde des Garous il y a longtemps ; mais, pour y parvenir, tu as dû projeter ta conscience dans la région du sous-espace où tous les ordinateurs effectuent leurs calculs et leurs réflexions – où nous existons, nous, les IA de Shub. Nous t’avons vu exécuter Oz à l’aide de ton nouveau pouvoir et, profitant de ce que tu étais occupé, nous avons établi un lien subtil et indétectable entre ton esprit et le nôtre ; nous avons recueilli le dernier soupir d’Ozymandias et construit autour de lui une nouvelle personnalité à notre service. Puis, quand nous t’avons jugé suffisamment réceptif, nous te l’avons envoyé ; comme prévu, tu as éprouvé une telle joie à le retrouver, les remords te rongeaient tant d’avoir tué ton plus vieil ami que tu as accepté son retour sans vraiment réfléchir aux questions qu’il soulevait. C’est ainsi que nous te surveillons discrètement depuis, et que tu es devenu notre espion dans le camp de l’humanité, guidé par un coup de pouce par ici, une suggestion par là, poussé insensiblement à t’approcher de ce qui nous intéresse ou au contraire à t’en écarter. Notre petit traître personnel au-dessus de tout soupçon.

 » Mais nous ne pouvons pas vous permettre, à Hazel et toi, de retourner sur le monde des Garous ; nous ne pouvons pas prendre le risque de vous laisser entrer encore une fois en contact avec le Labyrinthe alors que nous nous apprêtons à détruire enfin l’humanité. Par conséquent, vous devez hélas mourir. »

Puissante, immense, écrasante, la masse mentale des IA rebelles de Shub se projeta dans le lien pour balayer les pensées d’Owen et Hazel et les remplacer par les siennes ; mais les deux jeunes gens firent front et refusèrent de céder ; ils contre-attaquèrent de leur pouvoir nouvellement retrouvé. Toutefois, leur esprit encore humain ne leur permit pas de dominer les IA, trop grandes et trop complexes, si bien que la lutte resta indécise, aucun des camps ne parvenant à conserver longtemps son avantage, et finit par aboutir dans une impasse dont nul n’osait tenter de s’extraire le premier. Qui sait alors comment la situation aurait pu tourner si une petite voix discrète ne s’était pas insinuée dans l’oreille du Traquemort ?

« Owen… c’est Oz – ce qui reste de l’Ozymandias original. Ou peut-être seulement une partie qui a joué si longtemps ton ami qu’elle a fini par se confondre avec son rôle. Peu importe ; je représente ta dernière chance. Détruis-moi et tu détruiras le lien entre ton esprit et celui des IA ; elles n’auront plus accès à tes pensées.

— Qui me dit qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle ruse ?

— En effet, ça se pourrait. Je te demande de me faire confiance, Owen.

— Et pourquoi ?

— Parce que nous sommes amis.

— Oz… je ne peux pas te tuer encore une fois. Je ne peux pas.

— Il le faut. Je m’en chargerais moi-même si j’en avais les moyens. Crois-tu que j’aie envie de poursuivre une pareille existence ? Dis-moi adieu, Owen, et tâche de garder bon souvenir de moi. J’ai toujours eu les meilleures intentions, mais je n’étais pas mon propre maître.

— Adieu, Oz », fit Owen, et il souffla pour toujours la dernière étincelle d’Ozymandias.

Les IA rebelles de Shub poussèrent un hurlement de rage et de frustration, puis elles disparurent. Lentement, Hazel tendit la main pour la poser sur le bras de son compagnon.

« Je compatis. Je l’ai entendu… Je sais à quel point ça devait être dur pour vous.

— C’était mon ami, répondit Owen d’une voix étranglée par le chagrin. Mon plus vieil ami, et j’ai dû le tuer à nouveau.

— Je suis là, moi », dit-elle.

Owen lui prit la main et ils se turent pendant un long moment.