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DU SOUS-ESPRIT À LA SUR-ÂME

 

IL ÉTAIT UNE FOIS une petite espsi comme les autres qui s’appelait Diana Vertu, dont la vie s’était singulièrement compliquée. Sous l’identité de Jenny Psycho, elle avait joué les terroristes pures et dures et les représentantes de la Mater Mundi, mais elle avait depuis délaissé les deux rôles. Elle avait entrepris de chercher les vérités de son existence, le sens dissimulé derrière les événements qui avaient changé sa vie et, malheureusement pour elle, elle les avait trouvés. Aujourd’hui elle n’était plus qu’une espsi en fuite, réfugiée dans l’ancien repaire de Finlay Campbell, logement exigu perdu parmi le dédale de salles creusé sous les Arènes. Il y régnait un désordre indescriptible mais elle ne trouvait pas le courage de le ranger. Allongée sur le lit défait dans des vêtements sales et imprégnés de sueur parce qu’elle n’en avait pas de rechange, elle fixait au plafond un regard qui voyait tout et rien à la fois.

Elle avait dressé tous ses boucliers mentaux en les renforçant autant qu’elle le pouvait : les plus puissants espsis de l’Empire auraient pu passer devant sa porte sans percevoir sa présence – du moins en principe. Jadis, Diana en aurait été convaincue, mais elle avait vu nombre de ces certitudes remises en cause depuis. Le terrain de massacre des Arènes, juste au-dessus d’elle, où les tueries ne s’interrompaient jamais, le flot incessant de souffrance et d’horreur, les émotions déchaînées et la soif de sang de la foule créaient une conflagration mentale constante que nul esprit ne devait pouvoir franchir. Diana bénéficiait de la meilleure protection imaginable.

Mais cela ne servait strictement à rien, parce que c’était de la Mater Mundi qu’elle se cachait, la Mère de toutes les âmes qui finirait par la dénicher, ne serait-ce que par élimination. Il n’existait qu’un nombre défini de refuges sur Golgotha où l’on pouvait espérer se dissimuler aux recherches d’un espsi résolu. Disposant de millions d’esprits avec lesquels opérer ses investigations, la Mater Mundi parviendrait avec le temps à la débusquer ; alors Diana devrait reprendre sa fuite ou l’affronter. Dans les deux cas, elle avait toutes les chances d’y laisser sa peau.

Elle se croisa les doigts sur le ventre et se demanda ce qu’elle devait faire.

Comment en était-elle arrivée là, fugitive terrée dans une chambre crasseuse qui contemplait sa mort imminente ? Pourtant, elle nourrissait de si ambitieux projets, plus jeune, de si fervents espoirs, de si belles intentions ! Ah, les merveilleuses réalisations auxquelles elle devait parvenir… Évidemment, une grande partie de son feu et de son innocence avaient disparu sur le monde fantôme d’Unseeli, où son propre père s’était servi d’elle comme appât pour attraper un monstre, où le danger l’avait poussée au bord de la folie, à laquelle elle n’avait échappé qu’au dernier instant grâce au chant des Ashraï morts. Par la suite, elle n’avait plus jamais été la même ; dès l’accostage à Golgotha de l’ancien vaisseau de son père, le Vent noir, elle avait déserté la flotte pour s’engager dans la résistance des espsis contre l’autorité impériale. Elle avait cru y trouver des amis, des alliés et une cause à défendre, mais eux aussi l’avaient manipulée : ils avaient caché ses pensées derrière une personnalité factice du nom de Jenny Psycho puis l’avaient laissée se faire prendre et enfermer dans le Silo 9, la prison à espsis appelée aussi l’Enfer du Ver.

Là, la Mater Mundi s’était manifestée par son biais en lui donnant le pouvoir de se libérer elle-même ainsi que les autres espsis prisonniers, et Diana avait pensé avoir enfin trouvé son rôle. Elle s’était abandonnée à la persona de Jenny Psycho et avait laissé les autres espsis la proclamer sainte vivante de Notre-Dame de toutes les âmes. Mais elle avait constaté qu’il s’agissait encore d’un mensonge quand la Mater Mundi l’avait désertée sur Brumonde au moment où elle avait le plus besoin d’elle. Elle aurait dû le savoir, s’y attendre : le seul facteur constant de sa jeune existence avait toujours été la trahison.

Ensuite la grande rébellion, la chute de Lionnepierre, l’occasion d’une existence nouvelle pour tous les espsis ; Diana avait remisé sa personnalité de Jenny Psycho et tâché de se confectionner un autre rôle, mais elle avait alors dû affronter la plus grande forfaiture de toutes : le nouveau régime s’était révélé aussi corrompu que l’ancien, mais de façon plus subtile. Dans la liberté qu’avaient gagnée les espsis s’entendait aussi celle de ne pas manger à sa faim, de mourir et de tomber dans l’oubli. Et elle avait découvert que la résistance espsi, cette grande force qui combattait pour la justice et le bien, était la marionnette de son propre inconscient. Telle avait été l’ultime trahison, la plus douloureuse : apprendre que la cause à laquelle elle avait voué sa vie servait seulement de paravent à la même volonté manipulatrice et insensible contre laquelle elle avait toujours lutté.

Distraitement, Diana se demanda pourquoi elle s’accrochait avec tant d’acharnement à une existence qui ne lui apportait que déception et anéantissement de ses convictions. Peut-être seulement pour irriter le destin qui paraissait résolu à la broyer. Il y avait en elle une opiniâtreté qui l’empêchait de céder à aucune pression, si forte soit-elle – peut-être le seul trait de caractère utile qu’elle ait hérité de son illustre père. Baisser les bras et accepter de mourir gentiment ? Jamais, rien que pour faire bisquer la Mater Mundi encore une fois. Un sourire tendit ses lèvres minces, rictus où l’on ne lisait qu’un humour sinistre. Diana Vertu ou Jenny Psycho, enfin celle qu’elle était réellement au fond d’elle-même, n’avait jamais renoncé à un combat ; elle revenait toujours sur la brèche, dans la vallée de la mort, dans les ténèbres de la damnation s’il le fallait, pourvu qu’elle pût entraîner ses adversaires dans sa chute.

Elle eut alors comme une révélation : elle n’était pas obligatoirement seule dans sa lutte. Il existait d’autres individus comme elle, d’une puissance mentale hors du commun, sans lien avec la Mater Mundi, qu’elle parviendrait peut-être à convaincre de se battre à ses côtés. Elle tendit son pouvoir modifié, surdéveloppé, dans des directions qu’elle seule distinguait et envoya un appel à l’aide perceptible uniquement par des esprits semblables au sien, et auquel eux seuls pouvaient répondre. Afin d’égarer la Mater Mundi, elle se décorpora, traversa les sables sanglants des Arènes, monta au-dessus du Défilé des Innombrables et ne s’arrêta qu’en voyant Golgotha tout entière tourner lentement à ses pieds. La planète paraissait très vulnérable, toute seule dans le noir. Quelque part au loin, mais se rapprochant sans cesse, se trouvaient les Recréés, monstrueux trou noir hurlant qui essayait d’aspirer ses pensées et son âme dans son être atroce et inhumain. Mais ils restaient encore trop loin pour y parvenir, et Diana leur tourna mentalement le dos, à l’abri derrière ses boucliers. Elle lança de nouveau son appel, que l’urgence et le désespoir renforcèrent.

À sa grande surprise, ce fut un mort qui répondit le premier.

Salut, dit Owen Traquemort. Que se passe-t-il ?

Mais vous êtes mort ! s’exclama Diana, trop éberluée pour se soucier des règles de la politesse. Personne ne peut plus vous contacter ni trouver trace de vous depuis une éternité !

Désolés de vous décevoir, intervint Hazel d’Ark d’un ton sec, mais on était pas mal occupés.

On se demande bien à quoi, rétorqua Diana.

Nous venons de finir d’éliminer les Prêtres du Sang, dit Owen. Ils se servaient d’une source d’énergie assez inhabituelle pour créer leur dimension subspatiale personnelle, une petite réalité privée où ils pouvaient s’adonner tranquillement à la torture et au meurtre sans craindre qu’on les dérange. Mais j’ai trouvé le moyen d’y pénétrer. À présent, le sous-espace, la planète et les Prêtres du Sang n’existent plus.

Ouais, on les a ratatinés, renchérit Hazel.

Eh bien, je rends grâce au bon Dieu de votre retour, fit Diana, parce que j’affronte un adversaire qui aurait bien besoin de se faire ratatiner lui aussi, et j’en suis incapable toute seule.

Holà, une seconde ! répliqua Owen. Je regrette de doucher votre enthousiasme, mais nous avons une mission à remplir maintenant que nous sommes revenus, et nous ne pouvons pas nous permettre de nous en détourner. Nous devons retourner dans le Noirvide, sur le monde des Garous ; il s’y passe des événements graves dont nous seuls sommes en mesure de nous occuper.

Ça devra attendre, rétorqua Diana d’un ton catégorique. La situation a beaucoup évolué pendant votre… absence, et la plupart du temps dans le mauvais sens.

Et c’est nouveau, ça ? fit Hazel. Il suffit qu’on quitte l’Empire des yeux cinq minutes et tout part en vrille.

Que devient le mariage royal ? demanda soudain Owen. Parce que, si tout le monde me croit mort…

Les préparatifs se poursuivent, répondit Diana. Mais c’est Robert Campbell que Constance épouse, maintenant.

Owen se tut un instant. Ah ! Eh bien, tant mieux, sans doute. Le Campbell est quelqu’un de bien, et il fera sûrement un meilleur monarque constitutionnel que moi ; je n’ai jamais voulu devenir empereur.

Et qu’en pense Constance ? demanda Hazel.

Oh, il s’agit d’un mariage d’amour cette fois. C’est mignon comme tout, mais pourrait-on en revenir à nos moutons, s’il vous plaît ? L’existence même de l’humanité se trouve menacée ; il faut que vous reveniez.

Et elle leur transmit les images télépathiquement compressées de tout ce qui s’était passé pendant leur absence : les Hadéniens dans leurs grands vaisseaux d’or en train d’anéantir la flotte, de détruire des cités sur des centaines de mondes, de débarquer des armées de tueurs sans merci aux yeux lumineux, de décimer les hommes ou de les reconstruire selon leur modèle logique ; les énormes bâtiments de Shub qui surgissaient du Secteur interdit en armadas innombrables et s’emparaient d’une planète après l’autre grâce à leurs légions de Furies, de Guerriers fantômes et de Grendels ; les Recréés et leurs vaisseaux immenses et déments qui progressaient vers Golgotha, le monde capitale ; l’épidémie nano en train de se propager lentement mais irrésistiblement d’un monde à l’autre et de liquéfier les tissus vivants ; Jack Hasard exécutait ses ennemis sur Loki puis retournait sur Golgotha pour commettre de nouveaux assassinats avant de prendre la fuite, pourchassé par Rubis Voyage qui avait juré de le tuer ; et enfin l’épouvantable vérité sur la nature réelle de la Mater Mundi.

Nom de Dieu ! s’exclama Owen. Jack, un meurtrier ? Je n’arrive pas à y croire.

J’ai combattu un moment sur Loki comme mercenaire, dit Hazel, sans doute aux côtés de ceux-là mêmes que Jack a fait pendre. La rébellion a été sanglante et la paix est encore pire.

Jack aurait tué tous ces gens de sang-froid ? Impossible !

Oh, pas de sang-froid, selon tous les témoignages, répondit Diana. Il avait l’air d’y prendre grand plaisir.

Il y a sûrement une raison à sa folie, fit Owen d’un ton las. C’était un homme bien, un héros. Il a dû perdre la tête…

Et un dément doté de vos pouvoirs et de vos facultés peut provoquer des dégâts inimaginables, enchaîna Diana. Dieu sait combien de gens il tuera encore avant qu’on ne l’arrête. Et maintenant, vous rentrez, oui ou non ?

J’essaye de le contacter par notre vieux lien mental, intervint Hazel, mais je n’obtiens aucune réponse, ni de lui ni de Rubis. Ils doivent bloquer exprès la communication ; on n’arriverait pas à suivre sa piste mieux que n’importe qui d’autre. Et, même si on le retrouvait… je ne sais pas ce qu’on ferait – enfin, ce qu’on pourrait faire. Il s’agit quand même de Jack Hasard.

Nul n’est au-dessus de la loi, répliqua Owen d’un ton catégorique. Elle doit s’appliquer également à tous, sans quoi elle ne sert à rien. Mais Jack… ne nous regarde pas. Rien de ce que vous nous avez décrit n’a l’importance des événements du monde des Garous ; la mission qui nous y appelle doit prendre le pas sur tout le reste.

Le capitaine Silence est en route pour le Noirvide, dit Diana, à bout d’arguments. Laissez mon père s’en occuper.

Non, répondit Hazel ; et, s’il est en route, il devient d’autant plus urgent qu’on arrive les premiers.

Là-dessus, ils rompirent le contact. Diana tenta de les rappeler à plusieurs reprises, mais en vain. Elle perdit alors quelques instants à pester et à les traiter de tous les noms, puis, à contrecœur, elle passa au suivant sur sa liste mentale. Ayant localisé deux esprits du Labyrinthe, elle n’eut guère de mal à en repérer un troisième.

Zut ! fit Jack Hasard. J’aurais juré que personne ne pouvait me retrouver. Bonjour, Diana. Comment allez-vous ?

Un poil désespérée, c’est tout. Et vous, Jack ? D’autres innocents à votre tableau de chasse, ces derniers jours ?

Aucun n’était innocent, répondit-il du tac au tac. Il fallait les éliminer. Je fais seulement ce que j’ai toujours fait : je vide les poubelles.

Diana s’efforça de distinguer son environnement ou ses projets, mais les boucliers de Jack se reformaient déjà comme une épaisse muraille dont les briques se repositionnent, et elle comprit qu’elle ne parviendrait plus jamais à le détecter. Elle l’avait pris au dépourvu, mais son esprit élargi, malgré toute sa puissance, ne pouvait rivaliser avec celui du rebelle professionnel, ils le savaient l’un comme l’autre. Elle le mit rapidement au courant des dernières catastrophes, lui apprit la vraie nature de la Mater Mundi, mais rien ne l’ébranlait, elle le sentait.

Il se contenta de répondre : Intéressant. Mais les problèmes psi relèvent de votre compétence, pas de la mienne. J’ai mes propres responsabilités, et le devoir que je me suis donné pèse lourd ; je ne puis m’en décharger même un instant. Pour votre propre bien, ne cherchez pas à me retrouver. Je n’ai plus le loisir de me fier à quiconque.

Et il disparut, protégé par des boucliers si solides que Diana n’aurait su dire où il se tenait l’instant d’avant. Elle le rappela néanmoins et, à sa grande surprise, obtint aussitôt une réponse – mais de Rubis Voyage. Sa présence irradiait une maîtrise glacée, ses pensées évoquaient une machine bien huilée, précise et dépourvue d’émotions. Diana apprêta aussitôt ses écrans et ses défenses à tout hasard ; avec Rubis, mieux valait s’attendre à tout.

J’ai entendu votre appel, dit la chasseuse de primes. J’ai même réussi à écouter votre conversation avec Jack. Moi aussi, je me fous de vos problèmes ; tout ce qui m’intéresse, c’est de le localiser. Vous avez sûrement une idée d’où il est et de ce qu’il mijote ; ouvrez-moi votre esprit, que j’y jette un coup d’œil.

Allez vous faire voir ! répliqua Diana. Pas question que vous pataugiez avec vos grosses bottes dans ma tête ! J’ignore où se trouve Jack et quels projets il nourrit ; et, si vous ne voulez pas m’aider, moi aussi je me fous de vos problèmes !

Imprudent, ça, fit Rubis Voyage. Très imprudent.

Elle se jeta mentalement sur l’espsi, mais même ses pouvoirs issus du Labyrinthe ne purent balayer ses boucliers. Elle accrut la pression mais, malgré la douleur et la tension qu’elle subissait, Diana refusa de céder. La fureur de Rubis se déchaîna autour d’elle comme un ouragan qui menace de faire chavirer un navire à tout instant mais, par miracle, ses écrans mentaux tinrent bon et, pour finir, la chasseuse de primes se lassa et recula. Elle émit une image, une seule, que l’espsi étudia prudemment à travers ses protections : on voyait Rubis Voyage dans un arsenal de la ville en train de s’équiper d’armes et d’explosifs de toutes sortes, en quantité suffisante pour abattre cent hommes ; elle arborait un sourire glacial.

Si Jack vous contacte à nouveau, montrez-lui cette image ; montrez-lui ce qui s’est mis à ses trousses, et rappelez-lui que je n’interromps jamais ma traque une fois que j’ai accepté une mission.

Elle disparut derrière ses boucliers et laissa Diana seule au-dessus de Golgotha. La jeune femme se sentit frappée d’effroi à l’idée qu’elle venait d’affronter un adversaire qui aurait pu l’écraser s’il lui avait accordé assez d’importance pour y consacrer un peu plus de temps et d’énergie. Très loin dans les ténèbres, l’interminable et atroce hurlement des Recréés continuait de retentir. Saisie d’une extrême fatigue et d’un grand sentiment de vulnérabilité, elle réintégra son corps et se retrouva allongée sur le lit de quelqu’un d’autre, à regarder fixement un plafond sale en y cherchant vainement des réponses. Elle aurait pu contacter d’autres personnes mais, après les déceptions successives qu’elle avait connues auprès des survivants du Labyrinthe, elle ne voyait pas l’intérêt de s’épuiser davantage.

O.K., il faudra que je m’en charge seule, comme dans toutes les étapes importantes de mon existence.

Elle prit quelques instants pour faire ses adieux à sa vie. Elle avait toujours espéré laisser un autre souvenir que celui d’une sainte par confusion et d’une héroïne de la rébellion que la plupart des gens préféraient apparemment oublier. Bien sûr, on la citait dans les rares films holos qui traitaient de la rébellion et de ses grandes figures, mais elle ne se reconnaissait pas du tout dans la sorcière mystérieuse ou la forcenée atteinte de folie meurtrière sous les traits de laquelle on la dépeignait ; dans certains récits, on ignorait même exactement dans quel camp elle combattait. Mais, de fait, Jenny Psycho avait toujours été un peu trop extrémiste pour le goût du grand public.

Elle aurait aimé connaître l’amour, l’amitié, la vie de famille, mais elle n’en avait jamais eu le temps. Elle avait connu le devoir, parfois l’honneur, mais rarement l’amitié et jamais l’amour. Elle faisait peur. Elle s’était donnée tout entière à la cause pour s’apercevoir que finalement elle ne méritait pas son dévouement.

Enfin, au moins les Elfes lui avaient érigé une statue.

Bien ; il était temps d’affronter l’impossible, de dompter le monstre, de placer sa vie et sa santé mentale en première ligne comme à tant de reprises par le passé, seule contre un ennemi surpuissant tandis que ceux qui auraient pu l’aider passaient leur chemin ; bref, la routine. Elle évoqua de ses tréfonds toute la rage aveugle et l’entêtement de son ancienne persona de Jenny Psycho, et plongea au plus profond d’elle-même, par-delà la colonne lumineuse de la conscience, jusque dans les domaines ténébreux et inexplorés de l’esprit, dans le cerveau reptilien. Une pensée humoristique lui montra une enseigne au néon qui disait : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance », puis elle laissa derrière elle la réalité pour s’enfoncer dans les prodiges et les mystères noirs de l’esprit intérieur, découvrir le visage derrière le masque, le lieu où les humains normaux n’ont pas accès : le cerveau reptilien.

La plupart des gens en ignoraient la nature, même si certains en lançaient le nom dans la conversation comme s’ils savaient de quoi ils parlaient. L’immense majorité des hommes n’utilisaient qu’une infime partie de leur cerveau et n’avaient accès qu’à une minuscule fraction de ses capacités ; le gène psi permettait à certains d’explorer davantage que les autres les profondeurs de leur esprit et d’exploiter les facultés qu’ils y découvraient : télépathie, pyrokinèse, précognition. D’autres, comme les survivants du Labyrinthe dont le mental avait été ouvert par des forces extérieures, pouvaient faire appel à des pouvoirs encore plus étranges et extraordinaires. Diana avait étudié le concept d’esprit reptilien pendant son séjour au palais de la Guilde des espsis, en fouillant infatigablement parmi la masse d’archives en quête de savoir. Depuis leur apparition, les espsis s’observaient eux-mêmes et avaient découvert sur leur identité et leur nature de nombreux éléments, souvent inquiétants. La plus grande partie de ces connaissances avait été dissimulée, même à la communauté espsi, voire détruite, pour toutes sortes de raisons : d’abord parce que, si les « normaux » étaient tombés dessus, ils s’en seraient servis pour asseoir leur domination sur leurs esclaves espsis ; ensuite parce que la Mater Mundi veillait au grain et prenait les mesures nécessaires pour que certaines informations tombent dans l’oubli de peur qu’elles n’arrivent jusqu’au grand public.

De tous ces secrets, le plus grand, peut-être, était que l’esprit humain possédait des pouvoirs bien supérieurs à ce que les normaux et les espsis pouvaient imaginer. N’importe qui pouvait devenir semblable aux survivants du Labyrinthe pour peu qu’il parvienne à accéder au cerveau reptilien et apprenne à en maîtriser les mystères. Que de matière grise et de potentiel inexploités ! Diana avait noté tous ces faits et les avait dissimulés dans un fichier difficile à découvrir, de sorte que, même si la Mater Mundi l’emportait, que Diana Vertu disparaisse et qu’on n’entende plus jamais parler d’elle, ce qu’elle avait appris survivrait. Nous pourrions tous briller comme des soleils, avait-elle écrit.

Elle en demeurait convaincue, malgré les horreurs et les tragédies dont elle avait été témoin.

Elle franchit le cerveau reptilien et pénétra dans le sous-esprit. Peu de gens connaissaient l’existence du premier ; plus rares encore étaient ceux qui avaient conscience du second, principalement parce qu’il fallait traverser l’un pour accéder à l’autre. Tout le monde ne survivait pas à la rencontre de cet espace immense, effrayant et magnifique. Le sous-esprit était l’inconscient collectif de toute l’humanité, le temps du rêve, la mémoire de l’espèce, le socle de l’essence humaine. Pour autant que Diana le sût, il ne possédait pas de personnalité et ne nourrissait aucun projet, au contraire de la Mater Mundi ; il existait, tout simplement, volume sans volume, centre commun de tous les esprits, grand inconscient plongé dans un songe infini d’où procédait toute pensée.

À moins que ce ne fût rien de tout cela. Diana ne se trouvait dans ces régions qu’à titre d’exploratrice et tout ce qu’elle voyait passait par le filtre son cerveau conscient.

Elle voyait le sous-esprit comme un grand océan, la mer des rêves, les eaux dans lesquelles nous flottons neuf mois avant de naître, l’étendue dans laquelle nous plongeons en quête de songes, d’idées, d’inspiration, un océan vaste comme le monde, plus vaste que tous les mondes. Elle devait se montrer prudente quant à sa façon de le considérer : sa pensée interprétait ce qui l’entourait en termes compréhensibles pour elle ; si elle laissait son esprit s’emballer, elle perdrait le peu de maîtrise qu’elle avait sur sa situation et risquait de s’égarer à jamais, désorientée, emportée par des marées inconnues, devenue un fantôme aux pensées dérivantes qui hurlait dans les rêves des autres.

Il n’existait pas de cartes de cet espace, pas de frontières, pas de limites. Hic sunt dracones.

Elle se tenait sur une petite île, un roc de certitude et de volonté conscientes. Les vagues venaient y clapoter avec le murmure d’innombrables voix. Elle s’était manifestée sous son ancien aspect de Jenny Psycho, bardée d’une armure en acier hérissée de pointes et munie d’un disrupteur si énorme qu’elle n’aurait jamais pu le soulever dans le monde réel. L’arme représentait son pouvoir et elle espérait ne pas avoir à s’en servir.

Des ombres et des couleurs filaient dans le firmament, semblables au cauchemar d’un arc-en-ciel ; c’étaient les pensées passagères qui allaient et venaient dans la tête des gens. Parfois les couleurs prenaient des formes identifiables, celles des inquiétudes ou des interrogations de l’humanité, écueils de l’esprit du temps. À les regarder, Diana attrapait la migraine, aussi préféra-t-elle baisser les yeux sur l’onde tranquille qui entourait son îlot ; là aussi, il y avait du mouvement, celui de vastes formes qui se déplaçaient lentement dans les eaux des rêves, idées, croyances et compulsions communes de la culture humaine. Les hommes les créaient, les propageaient puis les laissaient les dominer. Elles s’asseyaient dans la selle et nous chevauchaient, mais c’étaient nous qui placions le mors dans notre bouche.

L’inconscient collectif de l’humanité… Nous l’appelions l’esprit du monde avant de gagner les étoiles et de nous répandre sur d’innombrables planètes. On peut lancer sa ligne dans cette mer et y attraper n’importe quoi ; elle est peuplée d’archétypes, manifestations parfaites de tendances ou de passions culturelles : le Vieillard plein de sagesse, la Vierge mystique, le Roi à la Plaie qui ne guérit jamais. On peut avoir des conversations intéressantes avec eux à condition de ne pas oublier que leurs propos n’ont de sens que dans l’univers des songes et des fantaisies. Leurs vérités débordent le monde de la conscience. Et, comme cet océan est celui des rêves, il abrite aussi des horreurs, de celles qui ne peuvent exister que dans les cauchemars. Chacun sait qu’il y a des Monstres dans les rêves et qu’il faut se réveiller si on veut leur échapper ; or, dans le sous-esprit, il n’est pas de réveil. Les rares, très rares individus qui en détiennent quelque savoir se demandent si ces Monstres sont les prédateurs naturels de cet espace ou s’il ne s’agit que d’externalisations de certains états psychiques, autodévalorisation, dépression, folie homicide.

Diana l’ignorait. Elle avait seulement plongé dans le sous-esprit assez souvent pour le savoir trop vaste et complexe pour que le conscient l’embrasse tout entier. Certes, nous pouvons tous briller comme des soleils, mais les soleils irradient une chaleur intense qui fait fondre la cire des ailes de ceux qui s’en approchent trop.

Elle jugea que ses pensées commençaient à s’égarer et se reprit fermement. Dans la mer des rêves, l’idée même la plus imprécise peut déclencher des répercussions. Par un effort de volonté, elle se concentra et chercha son adversaire du regard. Elle se trouvait dans l’inconscient collectif humain, mais d’autres, sans rapport avec l’homme, pouvaient s’y rendre aussi, comme si, d’une façon bizarre, ils y avaient leur place. Très haut dans le ciel décoloré flottait une présence grise et vigilante : les IA rebelles de Shub. Elles n’avaient pas d’inconscient, mais leur seule puissance mentale leur ouvrait une fenêtre sur le sous-esprit, par laquelle elles l’observaient sans parvenir à le comprendre malgré toutes leurs cogitations. Shub ne rêvait pas. Il y avait aussi une lune argentée qui ne brillait que faiblement de sa propre lumière et se reflétait sur les eaux : c’était le collectif des Hadéniens. Eux non plus ne comprenaient pas le sous-esprit, mais toute leur science n’avait pas réussi à les empêcher de recevoir des songes.

Le plus effrayant de ces intrus était un soleil, un soleil noir : les Recréés. Diana ignorait ce qu’ils faisaient là, mais la seule image de l’astre obscur lui causait une terreur sans nom ; aussi en détourna-t-elle prudemment les yeux et les porta-t-elle de l’autre côté de sa petite île, de son roc de certitude, où elle vit l’air miroiter comme sous l’effet de la chaleur. Des visiteurs arrivaient.

Ils apparurent aussitôt. On voyait souvent en eux les dirigeants de l’organisation espsi, mais c’étaient en réalité des archétypes créés par l’inconscient collectif des espsis : une cascade qui tombait sans cesse de nulle part, avec deux grandes ombres qui pouvaient passer pour des yeux, un mandala tourbillonnant aux couleurs heurtées qui flottait en l’air et qui constamment s’élargissait et se résorbait à la fois, un dragon de six mètres qui enroulait ses écailles d’or autour d’un arbre, un homme nu à la musculature excessive, désigné ordinairement sous l’appellation de M. Parfait, un énorme sanglier aux défenses ensanglantées et aux minuscules yeux rouges, couvert de tatouages, de runes et de signes antiques, et une femme de trois mètres de haut enveloppée de lumière chatoyante, avec un visage grêlé comme la face d’une lune. Tous représentaient des aspects de la Mater Mundi qui avaient pris forme pour gouverner les espsis.

« Tu n’aurais pas dû venir », déclarèrent-ils, leurs lèvres, s’ils en avaient, remuant à l’unisson. Un seul chœur pour une volonté unique. « Nous sommes ici chez nous, au summum de notre puissance, et tu es seule. Tu dois mourir pour nous permettre de vivre. Nous t’avons faite plus forte que nous n’en avions l’intention, mais nous pouvons réparer cette erreur ; nous incarnons les pensées ténébreuses et abyssales des espsis, et l’avenir nous appartient.

— Pas si vite, répliqua Diana Vertu, ou peut-être Jenny Psycho. Voyons si je suis aussi seule que vous le dites dans ce combat. »

Elle tendit le pied et plongea le bout de sa botte dans l’océan. Des ondes concentriques s’éloignèrent lentement à la surface de l’eau comme celles que provoque la chute d’un caillou dans une flaque. Elles accélérèrent jusqu’à courir à toute allure sur la mer des rêves, de plus en plus nombreuses. Les archétypes commencèrent à s’agiter sans bruit. On sentait dans l’air une pression, le sentiment d’un événement imminent, et tout à coup Diana ne fut plus seule. Attirés par son muet appel à l’aide, par une voix qui avait résonné dans leurs rêves sans qu’ils puissent y résister, ses amis et alliés apparurent près d’elle.

Tout d’abord, il y eut l’investigatrice Topaze de Brumonde, debout devant Diana, vêtue d’une armure d’argent ciselée de givre ; elle avait le visage blanc comme la mort et sa chevelure tombait en épaisses mèches de glace. Le froid faisait fumer la longue épée qu’elle tenait à la main. Elle était la Reine de la Neige, la Princesse de la Glace, l’air glacial capable de briser l’esprit le plus résistant, de fracasser le métal le plus dur. Topaze aussi avait été une incarnation de la Mater Mundi mais, à l’instar de Diana, elle s’en était libérée pour redevenir un individu à part entière. Elle tourna un regard inexpressif vers les archétypes groupés à l’autre extrémité de l’île puis le reporta sur la jeune espsi.

« Que fais-je ici ? Suis-je en train de dormir ? Je me rappelle m’être allongée sur mon lit…

— C’est ici que vous venez quand vous rêvez, répondit Diana, mais ce qui s’y passe en ce moment est bien réel. Les événements qui s’y produisent ont des répercussions dans le monde conscient. Les monstres de foire, là-bas, représentent la Mater Mundi ; ils veulent nous tuer et réduire l’humanité en esclavage. Acceptez-vous de me prêter main-forte pour les combattre ? »

Le sourire de l’Investigatrice découvrit des dents blanches comme le gel. « Vous m’avez déjà vue refuser une bonne bagarre ? Je perçois le danger qui plane ici, Vertu ; je sens les enjeux et ce pour quoi nous luttons. Mais il vaudrait mieux trouver quelques renforts, sans quoi la bataille risque de se révéler brève et déséquilibrée.

— Ne vous inquiétez pas : la mer des rêves touche tout le monde. D’autres auront entendu mon appel. »

Et, l’un après l’autre, surgissant de nulle part, tombant de leurs songes dans le sous-esprit, vinrent ceux qui avaient combattu pour la sauvegarde de l’âme de l’humanité, à qui le cerveau reptilien et la puissance qu’il recèle n’étaient pas étrangers. Un par un ils apparurent sur l’île sous un aspect conforme à l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes : Marie Typhoïde monta du sol, le visage cadavérique, les yeux baignés de douleur, vêtue d’un suaire sale et à demi décomposé ; des crânes d’enfants pendaient à sa ceinture et du sang dégouttait de ses mains ; mais son cœur brillait d’un éclat pur et elle brûlait du désir de réparer ses crimes.

Ce fut ensuite au tour de Tobias Lune, qui sortit des eaux à grands pas avec un sourire bienveillant. Il était entièrement humain, sans plus rien de hadénien ; des frondaisons rouges s’enroulaient autour de lui, vivantes et conscientes. Le capitaine Silence et le traître nommé Cadavre arrivèrent ensemble de nulle part ; l’officier portait une armure démodée, couverte de rouille, et un bouclier dont l’usure avait presque entièrement effacé le motif ; il paraissait plus âgé que d’ordinaire et il avait une expression lasse et accablée. L’Investigateur avait son air habituel : il savait qui il était. Une longue et fine chaîne reliait son poignet à celui de Silence.

Et enfin, au-dessus d’eux, flottant debout dans les airs comme s’il n’avait pas besoin d’une illusion sous ses pieds, le Gestalt des Elfes, une pleine cité d’esprits incarnés dans la figure qu’ils admiraient le plus, avec sa tenue de cuir, ses chaînes et ses peintures : Stevie Blue.

Une énergie commença de croître autour d’eux, en eux, et leur conféra une force et une autorité qu’ils n’auraient jamais pu susciter séparément. Leur résolution commune se mit à crépiter entre eux, vive et puissante. Mais ils savaient tous pourtant que leurs volontés combinées ne suffiraient pas face à l’inconscient collectif de tous les espsis de l’Empire. Diana parcourut du regard tous ces individus touchés par des pouvoirs qui les dépassaient, victimes de modifications qui allaient au-delà des limites de l’humain, et comprit avec accablement que, face à certains ennemis, il n’est pas de victoire possible. Pour gagner du temps, elle s’adressa aux archétypes de la Mater Mundi :

« Pourquoi avoir pris la peine de choisir des incarnations de ton pouvoir ? Pourquoi transformer des gens alors que tu les savais condamnés à la folie et à la mort ?

— Ils nous servaient d’intermédiaires pour agir directement sur le plan physique, répondit la Mater Mundi dans un chœur de voix atroce. Et ils portaient nos espoirs ; nous tentions de créer des espsis plus puissants afin de disposer d’armes contre nos oppresseurs, ceux qui voulaient contrecarrer notre destin. Les espsis doivent régner ; nous sommes supérieurs par nature. Nous prendrons la relève de cette pitoyable humanité sourde et muette. Nous avons pris notre temps, œuvré lentement jusqu’au moment où tes amis ont traversé le Labyrinthe de la folie et menacé de nous surpasser ; ils ne sont pas comme nous, ils risquent de devenir plus grands que nous ; nous ne pouvons pas les laisser faire. Nos incarnations ont échoué parce qu’elles se dominaient trop, parce qu’elles avaient l’esprit trop rigide pour concevoir l’étendue des pouvoirs que nous leur conférions. Aujourd’hui, nous les choisissons plus souples, comme toi ou Topaze ; avec ce que nous avons appris de vous deux, nous créerons une armée de manifestations qui exécuteront notre volonté dans le monde physique – après que nous t’aurons détruite, toi, ainsi que tous tes compagnons qui osent défier notre puissance. C’est pourquoi nous ne t’avons pas empêchée de lancer ton appel : nous voulions vous réunir tous afin de vous anéantir. »

Au loin, sur la mer, une tempête montait, représentation de la fureur de la Mater Mundi. Elle grandit et grandit encore, en aspirant vers le ciel les eaux de l’océan des rêves pour former une immense vague noire de plusieurs dizaines de mètres de haut, qui se mit à progresser inexorablement vers l’îlot minuscule de Diana. Tous ceux qui s’y tenaient comprirent que, si l’ouragan les balayait, ils se noieraient, s’égareraient à jamais dans la mer des songes. Leur enveloppe physique désormais vide survivrait seulement tant que d’autres se dévoueraient pour l’entretenir, et leur âme n’existerait plus que dans les rêves.

Diana et ses alliés combinèrent leur volonté et bloquèrent net la vague. Elle resta dressée devant eux, haute muraille d’eau bouillonnante qui pesait sur leur esprit, écrasante, appuyée par le poids inconscient de tous les espsis de l’Empire. Mètre par mètre, malgré leurs efforts, elle se remit à avancer, à prendre de la vitesse, et Diana et ses compagnons demeuraient impuissants à freiner son irrésistible progression. C’est alors que les quatre survivants du Labyrinthe firent leur entrée : Owen, Hazel, Jack et Rubis apparurent, très détendus, aux côtés de la jeune espsi, semblables à eux-mêmes. Aucun n’entretenait plus d’angoisse quant à son image ni guère d’illusions derrière lesquelles se dissimuler. Owen Traquemort adressa un sourire chaleureux à Diana puis il reporta son attention sur les archétypes de la Mater Mundi.

« Vous ne pensiez pas pouvoir cacher un phénomène de cette ampleur, quand même ? Nous sommes un peu bouchés, mais, si on nous crie assez fort dans les oreilles, nous finissons par entendre le message. Nous avons mis de côté provisoirement nos différends pour nous occuper de vous. Tout d’abord, débarrassons-nous de cette tempête. »

Les survivants du Labyrinthe tournèrent leur regard vers la vague, qui s’effondra dans l’océan et disparut ; la mer des rêves retrouva son calme et sa sérénité. Ils revinrent alors aux archétypes, qui n’avaient pas reculé d’un pouce. Une énergie se développait autour de l’îlot, chacun le sentait ; on eût dit une monstrueuse charge électrique qui ne cessait de grandir et qui devrait inévitablement trouver un canal par lequel se dissiper.

« Vous ne pouvez pas nous détruire, déclarèrent les représentants de la Mère de toutes les âmes d’une seule voix. Vous n’aurez pas ce courage : tuez-nous et vous tuerez du même coup des millions d’espsis dans tout l’Empire.

— Ils ont raison, intervint Diana. La Mater Mundi est un Gestalt inconscient ; les espsis ignorent ce qu’ils font.

— Dans ce cas, il suffit de les réveiller », répondit Owen.

Les quatre survivants du Labyrinthe joignirent leur esprit sans effort, telles des pièces de puzzle faites pour s’emboîter, et fusionnèrent en une volonté bien plus puissante que chacune de ses parties prise séparément. Diana et ses compagnons y furent absorbés, composant infime mais vital entraîné par leur intense pouvoir. Les archétypes poussèrent à l’unisson un cri d’horreur en comprenant l’intention de leur adversaire, puis ils le frappèrent de toutes leurs forces, mais le coup ricocha sans lui infliger de dommage, incapable de rivaliser avec l’énergie infiniment supérieure d’esprits plus qu’humains. Unie, leur volonté s’exprima d’une Voix qu’on ne pouvait refuser d’entendre, qui tonna dans tout le sous-esprit et ordonna à tous les espsis de tous les mondes de l’Empire : RÉVEILLEZ-VOUS !

Et ils ouvrirent les yeux. En cet instant, chaque espsi, partout, découvrit la Mater Mundi, sa véritable nature et les actes qu’elle avait commis. Ils comprirent, pardonnèrent et, dans une décision instantanée empreinte de compassion et de salubrité, ils enveloppèrent la Mère de toutes les âmes et se substituèrent à elle pour former un Gestalt unique et parfaitement conscient. Conscient, éveillé, vigilant et résolu à redresser les torts. Les archétypes disparurent, désormais inutiles et intolérables, et un être à la fois mâle et femelle les remplaça, irradiant une lumière si intense qu’un homme normal en eût été aveuglé. La volonté concertée qui s’y opposait se désunit et chacun réintégra sa tête.

« La Mater Mundi n’est plus, dit la créature brillante d’une voix chaleureuse et rassurante. Nous avons dépassé ce stade.

— Tant mieux, répondit Hazel. Alors, vous comptez faire quoi maintenant ?

— Nous l’ignorons. Mais vous nous avez donné matière à réflexion. » Le Gestalt tourna son regard flamboyant vers Diana et ses compagnons. « Vous nous avez grandement aidés, mais nous ne pouvons rien pour vous ; il vous est impossible de vous intégrer à ce que nous sommes devenus : vous avez trop progressé dans des directions différentes. Vous n’êtes plus seulement des espsis.

— Bah ! fit Diana. J’ai toujours préféré travailler seule. »

L’être disparut et chacun se détendit un peu. L’investigatrice Topaze poussa un grognement de dédain.

« Typique, ça : nous avons le droit de conduire les gens jusqu’à la Terre promise, mais…

— Tu ne saurais pas quoi faire de ta peau dans un paradis, de toute manière, dit Marie.

— C’est vrai. Bon, il est temps de rentrer, je crois, si vous en avez terminé avec nous, Vertu. Il y en a ici qui doivent se lever pour aller au boulot. »

Et ils disparurent l’un après l’autre pour retrouver leur existence et le monde conscient ; pour finir, il ne resta plus sur l’île que Diana et les quatre survivants du Labyrinthe.

« Eh bien, c’était intéressant, fit-elle. Peut-être un jour toute l’humanité se fondra-t-elle en un vaste Gestalt uni par le cerveau reptilien et le sous-esprit ; peut-être un jour… toute vie…

— Peut-être, oui », dit Owen d’un ton bienveillant. Son regard se perdit sur l’océan. « C’est très… reposant, ici. Je connaissais l’existence de cet espace, mais je n’avais jamais eu le temps de m’y rendre ; j’avais toujours à faire ailleurs – enfin, vous savez ce que c’est. Mais il existe… des possibilités ici…

— Oui, enchaîna Hazel ; on a le sentiment que cette mer n’a pas de lien avec le temps. Tout est un, ici ; pour les songes, passé, présent et avenir ne sont que des repères géographiques. Peut-être que mon passage dans cet espace explique certains rêves que je fais…

— J’ai une idée pour vaincre Shub, déclara Diana d’un ton hésitant. Elle vient de me venir tout à coup – après tout, c’est ici que naît l’inspiration. Je vais avoir besoin de votre Bastion familial, sire Traquemort.

— Mon château ? Il est à vous. Mais ne nous demandez pas de vous aider : Hazel et moi devons encore nous rendre dans le Noirvide.

— Quant à Rubis et moi, il nous reste une affaire à régler, renchérit Jack Hasard. Peut-être qu’après…

— C’est ça, le coupa Rubis. Peut-être… après. »

Ils échangèrent un bref sourire puis tous s’évaporèrent. Diana poussa un soupir. « Et me revoilà seule face à une tâche insurmontable. Mais cette fois j’ai un plan. »

Et elle se réveilla.