enregistrement
n° 2110-01-25-001
Je reconnais l’odeur. Je suis à la maison. Deux halos bougent devant moi. Je reconnais celui de Fransen, son empreinte-père indélébile. L’autre m’est inconnu, mais, à la manière dont il danse et réagit à la voix du professeur, j’en déduis qu’il s’agit d’un élément extérieur au laboratoire, un esprit en alerte, attentif à tout ce qui se passe dans son environnement proche, à commencer par les paroles de Fransen. Il a la tête baissée sur un dispositif tactile sur lequel il pianote sporadiquement. Depuis toutes ces années, la voix de Fransen n’a presque pas changé; légèrement plus éraillée du fait de la dégénérescence de sa trachée, mais en même temps plus aiguë, tout son spectre translaté vers de plus hautes fréquences avec l’âge. Combien de temps s’est-il écoulé depuis la dernière fois que je suis entrée dans ce laboratoire? Trois? Peut-être quatre ans? Et pourtant, toujours la même odeur, comme si le revêtement synthétique stérile et ignifuge qui recouvre sol et plafond venait d’être posé. Je sens des électrodes collées sur ma peau, rasée partiellement pour faciliter l’adhésion. Je reconnais les halos des appareils de mesure du laboratoire. Je reconnais Jane. Jane me connaît bien. Elle saura retranscrire avec fidélité mes souvenirs qui giclent en flux multiples et puissants, parfaitement ordonnés et horodatés. Fransen s’est posté face à Jane. Je vois son halo qui s’apaise. La concentration sur la tâche lui fait oublier la présence de l’élément étranger. Enfin il fait ce que personne ne fait jamais. Il m’écoute.
Fransen dit : Approchez-vous, nous allons commencer. Vous pouvez voir que, sur l’écran, la transcription apparaît d’abord sous forme écrite. Puis c’est un simple synthétiseur vocal qui rend le rapport audible.
Voix non identifiée 1 dit : Le rapport? Vous voulez dire ses souvenirs? Ses pensées?
Fransen dit : Le bureau éthique vous interdirait probablement d’appeler ça des pensées. Ils parleraient de « données » ou de « flux informationnel », mais oui, dans les faits, c’est très proche. La seule chose qui distingue sa pensée de la vôtre, c’est qu’elle est incapable de formuler seule un langage. C’est là que Jane intervient. Jane est la plus avancée de nos consoles d’interprétation à ce jour. C’est de loin la plus créative. Une fois qu’on a branché les électrodes, Jane recueille les données brutes. Puis elle les interprète et enfin les passe par le filtre du langage. Grammaire, vocabulaire, énonciation. Si nous pouvons entendre penser ce modèle, si nous pouvons lire ses souvenirs, c’est uniquement grâce à Jane. Elle seule n’arriverait pas à les formuler. Les enregistrer oui, mais pas les formuler. Cette limitation est inscrite dans ses gènes sur demande du bureau éthique. Inversement, Jane ne peut rien produire ex nihilo. Son rôle se limite à l’interprétariat.
Je vois le halo de l’individu non identifié 1 qui oscille jusqu’à devenir très instable. La température de son corps augmente. Sa transpiration fait sensiblement varier l’hygrométrie de la pièce. Fransen semble ne pas s’en soucier.
Voix non identifiée 1 dit : Qu’elles puissent ou non les formuler, il n’empêche qu’elles ont des pensées. Alors elles pensent, non?
Fransen dit : Peut-on penser sans langage? C’est une question dont je laisse débattre les philosophes. Nous sommes des scientifiques. Imaginez plutôt ces enregistrements comme les boîtes noires dans les anciens avions mécaniques. C’est d’ailleurs exactement comme ça que nous nous en servons. Nous les étudions après les accidents. Ce sont des outils de travail qui nous permettent de détecter des anomalies et d’amenuiser les risques sur les modèles suivants. Et surtout ne vous laissez pas abuser par la prose légèrement lyrique de Jane. C’est un outil très efficace pour la fidélité de ses transcriptions, pas pour la concision. Elle est, comment dire, volubile.
Tous les signes vitaux de Fransen indiquent qu’il est convaincu de ce qu’il dit. Pouls régulier, température uniforme, voix et humidité de la peau régulières. Je voudrais qu’il soit touché de me retrouver. Je voudrais que Jane en dise plus. Je voudrais gronder, rugir. Mais grondement ou rugissement n’auraient d’intérêt pratique que pour moi-même. Alors l’action m’est impossible à accomplir. En ce moment même, mon corps produit un flot d’hormones inhibitrices. Déjà je suis calme, avant même d’avoir réalisé que j’étais furieuse. Fransen poursuit. Tandis qu’il parle, je cherche à déceler en lui la moindre trace de connivence, ou d’ironie, un quelconque message que moi seule serais en mesure de comprendre, et j’aimerais qu’il me comprenne. Qu’il m’écoute. Mais peut-être est-ce le cas et qu’il doit cacher à cet élément étranger, un enquêteur peut-être, tout ce qu’il pense réellement de moi et de celles de mon espèce. Alors il doit se taire. Il lit peut-être mes pensées, mais je suis aveugle. Tous mes capteurs réunis ne peuvent percer la muraille derrière laquelle reposent les convictions des hommes. Quand nous serons seuls peut-être. Plus tard, peut-être.
Fransen dit : Pour extraire les épisodes mémoriels, nous procédons par ordre chronologique. Cela permet à Jane d’identifier les figures récurrentes et de les nommer afin d’éclairer la suite du rapport.
Voix non identifiée 1 dit : Ne vous fatiguez pas, professeur, j’ai lu la notice, je connais la procédure. Si je suis ici, c’est seulement pour déterminer si, dans le cadre de cette enquête, votre intervention répond aux critères d’intégrité. Je ne suis pas un policier. Je me moque de ce qui est arrivé à ce type le soir de Noël. Alors épargnez-moi la démonstration. Si j’ai des questions, je vous les poserai.
Fransen grimace.
Fransen dit : On m’avait bien dit que les huissiers étaient des petits plaisantins.
Enregistrement de la fonction de la voix non identifiée 1. Mise à jour du profil biométrique. Concordance avec ma base de données interne : maître Klein, huissier de justice indépendant. Fransen accompagne sa remarque d’un large sourire. L’huissier Klein continue d’afficher une mine neutre et peut-être méprisante. Il se passe quelques secondes.
Fransen dit : OK, commençons. Ce premier rapport correspond au jour de l’achat.
L’huissier Klein dit : Un an et demi avant les faits? Vous ne pouvez pas abréger, aller directement à ce qui vous occupe?
Fransen dit : Légalement, le bureau éthique nous impose une extraction exhaustive. Vous êtes sûr que vous avez lu la notice?
L’huissier Klein lève la tête de l’écran tactile et fixe Fransen d’un regard sans émotion.
Fransen dit : Et en ce qui me concerne, j’ai besoin de tous les éléments possibles pour me faire une idée précise des raisons de la disparition de cet homme. Donc oui, nous allons devoir étudier près d’un an et demi de rapports.
Fransen sourit toujours, tourne les talons et demande à Jane de lancer les commandes d’extraction. J’ignore s’il ment. J’ignore s’il sait. J’ignore si se joue ici un autre jeu que celui qu’il y paraît. Les humains peuvent mentir. Nous ne pouvons que recueillir des données, et les enregistrer. J’enregistre.