enregistrement
n° 2101-06-22-003
Fransen dit : Un accident, je ne vais pas vous le cacher, ça n’est pas joli à voir. Du sang, de la chair déchirée, des os brisés. Mais la bonne nouvelle, c’est que le pourcentage de survie des occupants de ces véhicules avoisine les cent pour cent. Nos modèles disposent de tels systèmes de sécurité qu’il est presque impossible qu’un passager soit blessé. En fait, pour être exact, nous prévoyons que les accidents les plus violents et les plus meurtriers auront lieu durant les premières années de mise en service de nos modèles, en raison, principalement, de la présence simultanée sur les routes des anciens véhicules biomécaniques et de nos véhicules organiques. Mais, quand les villes et les autoroutes ne seront sillonnées que par nos engins, le nombre d’accidents mortels diminuera de manière considérable.
L’homme non identifié 2 est jeune et mince. J’évalue son âge à vingt-six ou vingt-sept ans, son poids à soixante-huit kilos. Il est vêtu d’un costume bleu nuit. Je ne le connais pas.
Voix non identifiée 2 dit : Pourquoi pas totalement?
Fransen doit faire un mouvement de rotation pour déterminer d’où vient la voix non identifiée 2. L’élargissement de son champ précise qu’il ne le connaît pas non plus.
Fransen dit : En fait, l’industrie automobile a toujours été confrontée à ce genre de questions, et nous y avons toujours répondu de la même manière. Nous ne sommes pas des législateurs, et nous ne sommes pas des nourrices non plus. Nous fournissons des outils, des véhicules, mais il n’est en aucun cas de notre responsabilité de materner nos clients. D’un point de vue purement moral, nous n’avons pas à nous substituer au pouvoir démocratique. Par exemple, autrefois, vous pouviez légalement rouler à une vitesse maximum de cent trente kilomètres à l’heure. Cela ne nous a jamais empêchés de concevoir des véhicules atteignant les deux cents, voire deux cent cinquante. Le problème est le même aujourd’hui. Nous pourrions évidemment brider nos véhicules, ou encore les équiper de systèmes de blocage dans le cas d’une action qui irait à l’encontre de la loi ou de la sécurité des passagers. Mais ce serait violer le libre arbitre de nos clients. Si deux conducteurs ont décidé de se foncer l’un dans l’autre, nous n’avons pas le droit de les en empêcher. Nos clients sont en quête de liberté et de contrôle. Ils veulent avoir les commandes. Ils veulent décider. Ils veulent être les maîtres. Bien entendu, il nous serait tout à fait possible de concevoir des véhicules organiques intégralement automatisés, sans commandes de direction, obéissant à la voix, et qui seraient infiniment plus sûrs que les modèles actuels, mais nous ne devons pas oublier que les voitures ont toujours été des instruments de mort. Le risque inhérent à la conduite automobile – les études le démontrent –, le conducteur l’a intériorisé. Mieux : il aime ce risque. Il aime mettre sa vie en jeu quand il est au volant. Retirez ce risque et vous retirez une partie du plaisir de conduire.
Voix non identifiée 2 dit : Pourtant, nos campagnes de communication ont toujours mis en avant la sûreté de nos véhicules.
Fransen dit : Et ce sera encore le cas. Ce dont je vous parle n’a rien d’officiel. Vous imaginez bien qu’il n’est pas moralement possible de tenir ce genre de discours publiquement. Au contraire, nos équipes marketing continueront à mettre l’accent sur tous les nouveaux systèmes de détection.
Laroche dit : Et quels sont-ils?
Fransen dit : J’y venais. Tout d’abord, comme sur les précédents modèles biomécaniques, les véhicules organiques sont équipés d’une vision à trois cent soixante degrés en trois dimensions. Néanmoins, là où le système est hautement plus évolué, c’est que nous avons remplacé les capteurs photosensibles par ce qui se fait de mieux en matière de vision : des yeux. Tout simplement. Et pas n’importe quels yeux. La BlackJag, comme tous les autres véhicules standard, possède huit paires d’yeux répartis sur toutes les faces. Deux yeux à l’avant, deux à l’arrière, deux sur le côté droit et deux sur le côté gauche.
Voix non identifiée 2 dit : Excusez-moi, professeur. Mais ça ne fait que quatre paires.
Fransen dit : C’est exact. Quatre paires d’yeux aquilins, prélevés de l’appareil génétique d’Aquila chrysætos, l’aigle royal, lequel, vous le savez peut-être, peut repérer une proie de quinze centimètres à une distance de mille cinq cents mètres. Cette acuité visuelle, vous en conviendrez, n’est pas seulement suffisante; elle est largement superflue. Pourtant, aussi exceptionnelle qu’elle soit, la vision d’Aquila chrysætos comporte un grave défaut. L’œil de notre ami l’aigle royal ne voit en effet presque rien de nuit. C’est pourquoi nous avons couplé ces quatre paires d’yeux avec quatre autres paires, empruntées elles à Bubo bubo, c’est-à-dire au hibou grand-duc, dont la vision nocturne est l’une des plus performantes du monde animal. Les huit paires fonctionnent conjointement en permanence et donnent à nos véhicules la meilleure perception possible de leur environnement visible.
Fransen fait quelques pas. Il passe devant moi et s’accroupit. Les autres personnes présentes l’accompagnent dans son mouvement, bien que personne ne s’accroupisse.
Fransen dit : La vision est un outil très utile pour l’analyse de l’environnement. Utile, mais pas satisfaisant. Nombre d’obstacles sont dissimulés. Bien des dangers ne peuvent être décelés par la vue avant qu’il ne soit trop tard. C’est pourquoi il nous a paru primordial de doter nos véhicules de sens supplémentaires.
Le professeur pose sa main sur mon pelage, à la hauteur de mon flanc avant gauche. Il écarte mes poils, de manière à dévoiler ma peau. Les autres hommes se penchent à leur tour pour mieux voir ce qu’il cherche à montrer.
Fransen dit : Ce point noir que vous voyez ici est une ampoule de Lorenzini. La BlackJag en possède une centaine, réparties sur toute la surface de sa peau. Ces organes sensitifs ne sont présents dans la nature que chez les requins et les raies. Ils leur permettent de percevoir les champs électromagnétiques et ainsi différencier les proies mortes des proies vives. En effet, les êtres vivants émettent un champ électromagnétique. Mais c’est aussi le cas des appareils électriques, comme vous savez. Grâce à cet organe singulier et au sens qu’il leur confère, nos véhicules différencient les obstacles vivants, comme les piétons ou les animaux, des obstacles inertes, comme les murs ou les arbres. Enfin, pour parfaire l’éventail de sens de nos modèles organiques, nous en avons ajouté un dernier, tiré du code génétique de certains serpents, boas, crotales et pythons. Il s’agit des fossettes thermosensibles qui offrent à la voiture une sorte de vision thermique, de jour comme de nuit, et qui complètent tous les autres dispositifs. Car, bien entendu, tous ces capteurs que je viens de vous décrire fonctionnent conjointement et toutes les informations perçues se superposent afin de créer une image, la plus fidèle possible, de l’environnement immédiat. Nous, humains, nous représentons difficilement ce genre de vision à sources multiples – et une chose est sûre : aucun animal sur Terre ne possède autant de ressources lui permettant de percevoir le monde. La nature et l’évolution se contentent d’aller à l’essentiel. La nature, néanmoins, n’est pas aussi exigeante que notre clientèle.