enregistrement
n° 2108-10-02-009
Mes pattes encore indemnes n’ont plus aucune force. Mon ventre touche le sol. Ma vision est embrouillée. Je vois des silhouettes qui s’agitent autour de moi. Le sang continue de couler sur ma peau. Il faut que l’hémorragie s’arrête. Je n’aurai bientôt plus assez de sang pour continuer d’assurer toutes mes fonctions vitales. Je suis immobile. Des cris d’horreur résonnent dans mes capteurs auditifs. Des cris humains, masculins et féminins. Des inconnus approchent, se figent, portent leurs mains à leur bouche, écarquillent les yeux, font le tour de moi, puis invariablement s’éloignent, après un temps plus ou moins long. Je ne suis plus à même d’analyser leur empreinte thermique, leur halo, ni de déchiffrer leurs intentions. Personne n’approche à moins de deux mètres. Personne ne fait rien. La procédure est simple. Je pourrais même l’effectuer seule. Compresser les plaies, actionner la production hormonale d’urgence. Mais je n’en ai pas le droit. La procédure commande mon immobilité jusqu’à l’arrivée des secours ou toute autre action ordonnée par l’utilisateur. Les plaies doivent rester béantes, et le sang couler, au moins pendant la rédaction du constat à l’amiable. Les stigmates de la collision doivent rester visibles, afin que les assurances prennent en charge les réparations. Je saigne. Je n’ai plus la force de pousser ce cri qui tout à l’heure sortait de moi sans que j’y puisse rien faire. Des dizaines d’empreintes humaines évoluent lentement autour de moi, des badauds, les yeux braqués sur mon corps qui souffre et meurt. Je ne distingue plus Christine dans la foule qui m’entoure, de plus en plus floue. J’entends seulement quelques fréquences de sa voix, perdues dans le brouhaha des murmures outrés de la rue. Quelques minutes passent encore, quelques litres encore de mon sang se déversent sur le trottoir et le bitume. À une cinquantaine de mètres, surgissant d’une autre rue perpendiculaire, une empreinte thermique nouvelle et un halo familier, malgré la distorsion provoquée par mon état de faiblesse extrême. Antoine court dans notre direction. Il est près de moi en quelques secondes. Il est hors d’haleine. Je vois l’empreinte thermique de Christine se détacher de la foule des curieux. Antoine la remarque à peine. Il me caresse, fait le tour de moi, toute son attention dirigée vers moi et mes blessures. Il répète sans cesse les mêmes phrases que j’enregistre mais dont l’analyse me demanderait trop d’énergie. « Qu’est-ce qui t’est arrivé? » « Regarde dans quel état tu es. » « Tout va s’arranger. » « Je vais m’occuper de toi. »
Christine dit : Ce n’est pas de ma faute, Antoine. C’est ce type, dans la bm. Il a accéléré à l’intersection, je ne l’ai pas vu.
Antoine ne tourne même pas la tête pour répondre, ses mains toujours posées sur mon pelage et ma peau qui par spasmes dessous vibre.
Antoine dit : Je ne pensais pas qu’il te faudrait aussi peu de temps pour…
Christine dit : Pourquoi? Si peu de temps pour quoi? Qu’est-ce que tu insinues? Tu vois bien que je n’y suis pour rien. Le gars a reconnu qu’il allait trop vite. On l’a inscrit sur le constat. Si tu avais été au volant, il se serait passé exactement la même chose.
Antoine dit : Je ne pense pas non.
Christine dit : Antoine, est-ce que tu peux me faire confiance une seule fois?
Antoine ne répond pas, ne regarde pas Christine, observe toujours mes blessures.
Christine dit : Et au cas où ça t’intéresserait, moi je ne suis pas blessée.
Antoine dit : Je vois bien que tu n’es pas blessée.
Christine dit : Comment tu pourrais le voir? Tu ne m’as pas regardée depuis que tu es arrivé ici.
Antoine lève la tête et regarde Christine des pieds à la tête, le visage fermé. Puis il pose à nouveau son attention sur moi.
Antoine dit : Tu n’es pas blessée. Ça se voit.
Mes sens balaient l’environnement de manière aléatoire. Je ne sais plus hiérarchiser l’information. Je capte de manière parcellaire des signaux inutiles et ne parviens pas à détecter ceux qui pourraient m’aider à surmonter cet incident. Je vois le corps, le halo et l’empreinte thermique d’une jeune femme qui m’observe depuis le trottoir, à une distance de sept mètres et quatre-vingt-deux centimètres. Comment puis-je être aussi précise pour les distances et si peu fiable pour les halos? Je cherche à savoir si cette jeune femme représente une menace pour mon intégrité ou celle de mes passagers et comment je pourrais faire en sorte d’y échapper. Dans le même temps, je suis incapable de déterminer laquelle de mes artères est sectionnée et l’emplacement du point de pression qu’il faudrait pratiquer sur moi.
Antoine dit : Tu n’aimes pas cette voiture. Puisque tu ne l’aimes pas, puisque tu ne sais pas la conduire, ne la prends plus.
Christine dit : Bon écoute, Antoine, tu vas prendre le temps de te calmer. Tu es choqué, c’est normal.
Antoine dit : Tu ne l’aimes pas. Depuis le début, tu cherches à te débarrasser d’elle.
Christine dit : Mais c’est faux! Je te répète que c’est un accident. Tous les témoins le confirment. Il faut que tu reprennes tes esprits. Qu’est-ce qu’on doit faire maintenant? On doit appeler qui? Une dépanneuse?
Pour la deuxième fois depuis qu’il est arrivé, Antoine lève les yeux de ma silhouette avachie et se tourne vers sa femme. Avant même qu’il parle, je vois à la forme de son halo qu’il est agité d’une émotion puissante et croissante. Ce pourrait être de la fureur, ou de la haine, mais ce modèle ne figure pas pour l’instant dans mes bases génériques et empiriques.
Antoine dit : Tu n’as pas appelé les secours?
Christine dit : Les secours? Mais personne n’est blessé.
Antoine dit : Non mais je rêve.
Il saisit son téléphone portable.
Antoine dit : Personne n’est blessé? Mais tu baignes dans son sang, merde, Christine. Tu es conne ou quoi?
La faible tonalité que je percevais venant du téléphone d’Antoine se change en voix grésillant dans les hautes fréquences.
Voix non identifiée 1 : Renault Assistance. Que puis-je faire pour vous?
Mise à jour de la voix non identifiée 1.
Antoine dit : Bonjour, j’ai eu un accident avec une Renault BlackJag. Elle est blessée, elle saigne. Nous avons besoin de secours immédiats.
Renault Assistance dit : Bien, monsieur. Votre emplacement a été enregistré. Notre équipe est en route.
Antoine dit : Merci beaucoup. Faites vite.
Mes sens me présentent une image grise de l’environnement. Les formes perdent de leurs contrastes, les contours sont moins nets, les visages se changent en ellipses blanchâtres, les corps en masses troubles qui peinent à se détacher de la froideur plane du goudron sur lequel ils se tiennent. À sept mètres quatre-vingt-deux centimètres, la jeune femme est de plus en plus inquiétante. Son halo me terrifie sans que je puisse m’expliquer pourquoi. Il dévore tous les autres. Ceux des badauds, celui de Christine, celui d’Antoine. J’ai l’impression que ses yeux sont fichés dans les miens comme deux échardes brûlantes. Ils deviennent énormes, difformes. Ça ne peut pas être réel. J’essaie vainement d’identifier ce visage. Est-ce à nouveau la voisine? Elle m’aurait suivie jusqu’ici? Mais pourquoi? Le ciel s’obscurcit. La rue, les maisons, la foule, tout disparaît progressivement pour se fondre dans un noir persistant. La terrifiante jeune femme et ses yeux démoniaques se dissolvent eux aussi dans les ténèbres qui s’abattent sur le monde. Le temps passe sans que je puisse le mesurer. Je ne suis plus capable d’identifier le moindre élément physique autour de moi. Quelques bribes de sons me parviennent encore. Je les stocke instinctivement, bien qu’ils n’aient plus d’importance. Aucun ordre ne pourrait me faire bouger. Aucune commande n’est plus active. Je ne sens plus rien. Je ne me sens plus. Je m’efface. J’emmagasine des données avec l’étrange sensation qu’elles sont toutes superflues. Elles ne servent qu’à moi. Elles ne protègent plus personne. Elles ne sont utiles au bien-être de personne. Elles se contentent de converger vers moi, pour moi. Elles sont l’influx nerveux en provenance de mes blessures. La puissance du message qu’elles m’envoient, chaque message, chaque sensation, chaque information, ne sont destinés qu’à moi. Ils sont là. Je les enregistre. Dans le noir et le froid de mon corps. Ils sont à moi. Le son de la voix d’Antoine que je ne peux plus comprendre mais dont je lis les variations de fréquence et de volume. L’étrange fatigue générale dont je ne décèle aucune source précise mais qui se propage dans tout mon corps comme une brume épaisse. La couleur perçante de ma chair ouverte goûtant l’air extérieur. La chaleur sur mon flanc écorché, intense jusqu’à piquer mes entrailles. Ce son enfin. Une alarme, ou un avertisseur, au loin. Tonalité courbe. Ligne sinusoïdale à l’amplitude croissante. Elle est à moi. Elle s’approche. Elle vient me chercher. Elle vient, juste pour moi.