enregistrement
n° 2108-10-10-004
Je me gare dans l’allée. Antoine est au volant. Il le caresse quelques secondes même après l’arrêt complet. Il caresse son siège. Il est calme. Il actionne l’ouverture de la portière. Je l’ouvre. Il sort. Il fait quelques pas autour de moi, inspecte mes blessures. La plupart ont disparu. Quelques-unes sont toujours visibles sous mon pelage, forment de fines cicatrices qui ne s’effaceront jamais. Mes os ont retrouvé leur solidité. Mes poils arrachés ont repoussé. Une semaine en clinique m’a remise sur pattes. Aucune de mes fonctionnalités n’est affectée. En somme, je n’ai pas la moindre séquelle de l’accident. Je ronronne. Antoine sourit. Son sourire disparaît alors que s’ouvre la porte de la maison. Une empreinte thermique : Christine. Ses gestes semblent mal contrôlés, trop rapides, presque brusques. Elle porte son sac à main ainsi que trois larges sacs de plastique vides. Elle referme la porte de la maison derrière elle et s’engage dans l’allée d’un pas énergique.
Christine dit : Enfin, te voilà. Il faut que j’aille faire des courses.
Antoine se retourne lentement vers sa femme. Son halo est presque immobile. Je ne l’ai jamais vu aussi calme. Il fixe Christine sans faire le moindre geste. Quand elle n’est plus qu’à quelques mètres, Antoine fait un pas de côté et s’interpose entre elle et moi.
Antoine dit : Tu ne prends pas la voiture.
Christine stoppe net son mouvement, surprise. Le ton de voix d’Antoine était presque doux, mais ferme. Christine fronce les sourcils et scrute le visage de son mari dans l’espoir de déceler un signe qui laisserait entendre qu’il plaisante. Mais Antoine ne plaisante pas. Il est toujours aussi calme. Tous ses indicateurs physiques confirment que la phrase, l’interdit qu’elle formule, est irrévocable.
Christine dit : Que veux-tu dire, chéri, je ne prends pas la voiture?
Antoine dit : Tu ne prends pas la voiture. Tu ne montes plus dans la voiture. Les enfants non plus. Plus personne ne touche à cette voiture.
Il faut quelques secondes à Christine avant qu’elle comprenne exactement ce que tout cela signifie, et surtout à quel point Antoine est sérieux. Je vois son halo qui s’effeuille, se déplie. Toutes ses constantes physiques atteignent des valeurs impossibles pendant une fraction de seconde, mais rien ne se produit. Puis elle se calme, et un bruit de déglutition m’indique qu’elle s’emploie à se contrôler pour prononcer le plus sereinement possible sa réplique suivante.
Christine dit : Bon, Antoine. Tu es en colère, je comprends ça. Mais reviens sur terre. Nous avons acheté cette voiture pour qu’elle nous serve. Pour qu’elle nous soit utile. On ne va pas la laisser au garage.
Antoine dit : Elle ne restera pas au garage. J’utiliserai cette voiture. Mais toi et les enfants, plus jamais. Ne discute pas, Christine. Fais demi-tour, rentre dans cette maison et tais-toi.
Christine se tait, pétrifiée, les yeux écarquillés. Son halo que j’imaginais imploser est étonnamment stable. J’en déduis qu’Antoine ne lui a jamais parlé de cette manière et que la stupéfaction l’emporte sur la colère. Elle ne trouve pas ses mots. Elle a le souffle coupé. Elle fait demi-tour et entre dans la maison, refermant délicatement la porte derrière elle. Antoine se retourne vers moi.
Antoine dit : Maintenant, tu n’as plus rien à craindre. Je vais m’occuper de toi. Je ne laisserai plus personne te faire du mal.
Il passe sa main sur mon toit. Je ronronne.