enregistrement
n° 2109-03-14-001
Dehors, le jour est levé depuis quelques minutes. La fraîcheur de la nuit a abaissé la température du garage de plusieurs degrés, mais je suis parvenue sans peine à maintenir l’intérieur de l’habitacle à un niveau satisfaisant. La présence d’Antoine, endormi sur le siège passager, était un facteur prioritaire, sa satisfaction totale et son confort les seuls objectifs à atteindre. La porte intérieure du garage s’ouvre et Christine entre. Elle frissonne en voyant l’un de mes yeux avant gauche qui la fixe. J’analyse quelques instants la situation. Dois-je réveiller Antoine? Qu’est-ce qui serait le mieux pour lui? L’avertir? Ou bien le laisser dormir? Pour le moment, Christine ne représente pas un danger. Alors je préfère ne prendre aucune initiative hasardeuse. À la suite de cet épisode, je disposerai de plus d’informations qui me permettront d’affiner le statut de Christine. Antoine dort. Sa femme s’approche de la portière, reste immobile quelques secondes. Ses constantes vitales sont si chaotiques qu’il m’est impossible de déterminer ses intentions. Par précaution, je désactive mes réflexes anticollision. À peine l’opération effectuée, je sens que Christine crispe ses muscles. Elle pose la paume de sa main droite sur la vitre, incline la tête sur son épaule. Mes glandes lacrymales s’activent pour lutter contre l’assèchement douloureux de la zone. Christine est toujours impassible même si son halo semble éclabousser tous les objets alentour. Elle retire sa main, l’essuie sur son pantalon et frappe à nouveau ma vitre d’un coup léger. Sur mon siège, le halo d’Antoine ne présente aucun changement. Il dort toujours. La respiration de Christine accélère encore. Je peux presque entendre les battements de son cœur qui martèlent sa poitrine. Sa température corporelle est plus élevée qu’au moment où elle est entrée. Il est peu probable qu’elle ait contracté un virus et en ait présenté les symptômes en quelques dizaines de secondes. J’en déduis qu’elle est excédée et bouleversée. Elle frappe encore sur la vitre, un peu plus fort. Je prends la décision de rétablir mon dispositif anticollision, non pour me protéger mais pour que les petits mouvements d’évitement secouent suffisamment Antoine pour le réveiller, pour lui rendre ce service. Christine frappe encore une fois, puis une autre, régulièrement, avec de plus en plus de force. À chaque coup, je bouge brusquement de quelques centimètres. Christine tape de plus en plus fort. Les muscles de mon flanc gauche se contractent et un signal nerveux cinglant irradie dans tout mon corps. Je sens mes poils se dresser sur ma peau.
Christine dit : Réveille-toi! Antoine, réveille-toi!
Dans mon habitacle, Antoine commence à bouger. Un mouvement brusque, probablement son réveil en sursaut, suivi de lents mouvements d’étirement. Christine cesse de me frapper.
Christine dit : Tu comptes passer toutes tes nuits là, c’est ça? On ne t’intéresse plus? Je ne suis plus assez bien pour toi? Tu préfères te vautrer dans cette saloperie? Tu crois que je suis aveugle? Tu crois que je ne vois pas comment tu la regardes? Comment tu la touches? Et maintenant tu passes tes nuits ici. Tu es immonde. Tu es un porc. Réfléchis, ne serait-ce que deux secondes à ce que tu es en train de faire, et je te jure, tu vas te dégoûter toi-même.
Christine ne m’aime pas. Je suis impuissante. Comment faire pour qu’elle aussi soit satisfaite de ma tâche? Le dilemme est complexe. Je l’entrevois insoluble. Ce n’est pas moi qu’elle déteste, mais la relation qu’Antoine entretient avec moi. Ce qu’elle désapprouve, c’est la fascination qu’il a pour moi, et le fait qu’il réagisse positivement à mon action quotidienne. Mais c’est ma fonction. Que puis-je faire d’autre? Comment faire en sorte qu’elle m’aime aussi sans décevoir Antoine? La priorité, quoi qu’il arrive, est de rendre heureux mon utilisateur principal. Christine est secondaire. Si je déçois Antoine, ne finiront-ils pas par devenir malheureux tous les deux? Je ne suis pas qualifiée pour prédire leurs comportements à chacun, et encore moins leurs sentiments.
Antoine dit : Bon dieu, Christine, calme-toi. Quelle heure est-il?
Christine dit : Il est huit heures et tu as encore passé la nuit avec elle. Sors de là. Je ne veux pas qu’elle nous entende. Je ne veux plus la voir.
Antoine passe sa main sur la portière. Je l’ouvre. Il commence à sortir.
Antoine dit : Arrête, chérie. On parlera de ça plus tard.
Christine dit : Non, on parle de ça maintenant! Mais ouvre les yeux! Qu’est-ce qui t’arrive? Tu ne vois pas ce qui se passe?
Antoine dit : Qu’est-ce qui se passe?
Christine dit : Tu ne me parles plus. Tu ne parles plus aux enfants. Tu pars pendant des heures, on ne sait même pas où tu es. Et maintenant, même les nuits, tu ne les passes plus avec moi. Tu es malade, tu as besoin d’aide, Antoine. Te rends-tu compte de ça? Depuis que tu as cette chose, plus rien ne compte pour toi.
Antoine dit : Calme-toi, voyons. Je travaille dur, c’est tout. Quand je rentre, j’ai besoin de repos. J’ai besoin de détente.
Christine dit : Sortons d’ici! Je ne veux pas qu’elle nous entende. Elle écoute tout. Elle regarde tout. C’est insupportable. Viens dans la cuisine.
Christine sort d’un pas rapide. Antoine pousse un soupir las, rentre sa chemise dans son pantalon, bâille, puis se dirige à son tour vers la cuisine d’un pas lourd. Il ferme la porte du garage derrière lui. Je n’entends plus rien. Je ne vois que les halos et les empreintes thermiques de Christine et Antoine qui bourdonnent au loin. Par intermittence, des éclats de voix me parviennent. Les cris de Christine, sauvages, violents. J’ai peur qu’elle s’en prenne à lui. J’ai peur pour Antoine.