enregistrement
n° 2098-08-11-013
Fransen est excédé. Son halo explose dans tous les sens. Ses couleurs chatoient en un kaléidoscope insensé qui ne me révèle rien de précis sur son état. De la colère. De la rage. Quelque chose d’excessif. Il est assis à la place du conducteur. Il appuie frénétiquement sur la pédale d’accélération. Je ne bouge pas. Je n’en ai pas envie. Ça ne m’intéresse pas. Fransen laisse tomber sa tête sur le volant. Son halo semble s’apaiser.
Fransen dit : Je t’en prie. Je sais que c’est une période compliquée pour toi. Pour nous aussi, les humains, le passage à l’âge adulte n’est jamais un moment facile. Mais si tu n’obéis pas, tu n’auras plus aucune raison d’être. Personne ne voudra t’acheter. Personne ne voudra d’un véhicule qui ne fait pas ce qu’on lui dit.
Je sens son pied qui presse encore la pédale d’accélération. Je ne réagis pas. Je m’en moque. Je sens ses mains qui exercent une pression un peu plus importante sur mon volant. Son halo tremble.
Fransen dit : Quand je t’ai conçue, j’ai fait en sorte que ta croissance se passe le mieux possible. J’ai limité au maximum tous les afflux d’hormones qui pouvaient te perturber, pour que la majeure partie des désagréments liés aux phases de croissance ne t’affecte pas. Mais tu es en vie. Et, comme nous tous, tu es l’objet de réactions chimiques qui perturbent ton comportement. Peux-tu t’élever au-dessus de ça? J’ai besoin de terminer ce test et ensuite je te laisse tranquille.
Je sens le pied de Fransen qui appuie encore sur la pédale. Je ne bouge pas. Je sens ses mains qui serrent encore plus le volant, son halo qui dessine des aspérités pointues. La porte du laboratoire s’ouvre. Fransen prime entre. Le halo de Fransen est perturbé, mais ce n’est plus de la colère. C’est de l’étonnement. J’aimerais pouvoir ne pas écouter. J’aimerais me fermer entièrement à tout ce qui se passe ici. Ne plus entendre Fransen, ne plus voir ce laboratoire. Toujours les mêmes tests, les mêmes personnes, du matin au soir. Je voudrais partir d’ici. Je me moque de leurs histoires. Mais je ne peux pas m’empêcher d’enregistrer. Fransen appuie sur le bouton d’ouverture de la portière. Je lui obéis avec plaisir. Qu’il sorte de moi. Qu’il me laisse tranquille, oui. Il sort. Je referme la portière.
Fransen dit : Qu’est-ce que tu fais là?
Fransen prime dit : Je sors d’une réunion avec le service juridique.
Fransen dit : À propos de quoi?
Fransen prime dit : L’un de mes projets. Des points de détails légaux. Mais ils ont profité de ma présence pour évoquer ton travail.
Fransen dit : La voiture?
Fransen prime dit : Oui. Je crois qu’ils veulent que je te passe un message. Un cas de figure juridique qui coince.
Fransen dit : Et ils ne peuvent pas m’envoyer une note interne? Il leur faut un ambassadeur?
Fransen prime dit : Je crois qu’ils ont peur de toi. Tout le monde a peur de toi dans ce labo. Ton comportement est devenu irrationnel depuis qu’elle est malade.
Fransen dit : Elle est plus que malade. Elle est mourante. Désolé si je choque mes pauvres collègues. Quel est le problème juridique?
Fransen prime dit : Ce sont les assurances qui les ont alertés. En cas d’accident, ils veulent qu’on puisse accéder à la mémoire des véhicules. Comme on le fait avec les modèles biomécaniques actuels.
Le halo de Fransen se fige le temps d’une seconde. C’est le cas quand il réfléchit de manière intensive. Il n’éprouve aucune émotion, il ne fait aucun geste, sa température corporelle ne varie pas. C’est comme s’il était soudainement paralysé. Quand cela se produit, je me demande s’il va s’écrouler sur le sol, raide mort. Mais c’est toujours temporaire. Une seconde ou deux durant lesquelles il pense plus vite que n’importe qui ou n’importe quoi d’autre. Parfois, j’aimerais savoir ce qui se passe à l’intérieur de lui quand il est figé comme ça. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, je m’en moque.
Fransen dit : Le bureau éthique nous a interdit de lui donner un intellect, et maintenant les assureurs veulent qu’elle parle?
Fransen prime dit : Bienvenue dans le monde de l’ingénierie industrielle. Tu es sûr que tu ne veux pas prendre quelques semaines de repos? Elle est juste à l’étage du dessus et ça fait des jours que tu n’es pas passé la voir.
Fransen dit : Elle est dans le coma.
Fransen prime dit : Tu comprends ce que je veux dire. Quelques semaines. Juste pour vous deux.
Fransen dit : Je n’ai pas le temps. On est censés lancer la production dans deux ans. En recherche génétique, deux ans, c’est demain.
Fransen prime dit : Même si tu penses qu’elle n’en a pas besoin, toi tu en as besoin.
Fransen dit : Depuis quand tu te soucies de ce dont j’ai besoin?
Fransen prime dit : Comme tu veux. Bon courage.
Fransen prime sort du laboratoire.