enregistrement
n° 2109-12-25-001
La nuit est tombée depuis plusieurs heures. Je sors de ma veille. Je suis dans le garage. Tout est calme. Je suis seule. Quand je me suis assoupie, Antoine regardait la télévision dans le salon, buvant dans une flûte du champagne qu’il était allé chercher à la cave. Trois bouteilles dont la signature thermique avait progressivement viré du bleu froid à la teinte violacée représentant à mes yeux la température ambiante de la maison. J’aurais aimé pouvoir déterminer si les bouteilles sont désormais vides ou pleines, mais aucun de mes capteurs ne peut me l’apprendre. Seules les variations du halo d’Antoine me donnent quelques indices sur son état d’ébriété. L’émission de ses ondes électromagnétiques est perturbée par de violents soubresauts qui dessinent comme des vagues aux crêtes déchirées. Il avance vers la porte du garage. C’est cette proximité qui m’a éveillée. Je dois être opérationnelle sur-le-champ s’il me donne un ordre. Mes fonctions vitales fonctionnent toutes à la perfection. J’attends. Antoine entre dans le garage. Sa trajectoire n’est pas uniforme. Ses pieds semblent chercher à chaque pas l’endroit idéal où se poser, ce qui entraîne un déséquilibre quand son centre de gravité quitte l’axe de son corps. Je ne reconnais pas cette attitude mais j’en déduis que ses fonctions motrices sont affectées, probablement par l’excès d’alcool.
Antoine dit : Ah, te voilà.
Et il laisse échapper un petit rire nerveux avant de s’affaler sur mon capot. Je sens ses mains qui caressent mon pelage. Je ronronne.
Antoine dit : Tu te souviens, je t’ai dit que je ne laisserais plus personne te faire de mal. Eh bien, c’était vrai.
Ses mains glissent sur mes poils. Je sens aussi sa tête posée sur moi. L’hygrométrie du garage augmente lentement. Ainsi que la température. Celle de la pièce, et celle du corps d’Antoine.
Antoine dit : Si seulement je t’avais connue avant.
Je sens les muscles d’Antoine qui se relâchent un instant. Il continue de parler, mais ce qu’il dit n’est pas audible. J’en déduis qu’il est en train de s’endormir. Puis dans un soubresaut, il relève la tête en s’appuyant des deux mains sur mon capot.
Antoine dit : Il faut que je te dise quelque chose.
Il s’écroule à nouveau sur moi, reste allongé une dizaine de secondes. Sa respiration est bruyante.
Antoine dit : Non, oublie ça. Les mots gâchent tout, tu ne crois pas?
Aucun élément concret ne me permet d’apporter une réponse à cette question. Je me contente de me taire, comme l’indique la procédure de dialogue véhicule / utilisateur. Antoine tente de se relever, y parvient difficilement en s’agrippant à mon toit. Il fait quelques pas vers la portière conducteur, mais au lieu de l’ouvrir comme je m’y attendais, ses mains continuent de glisser sur moi, sur mes portières, mon toit, mon corps. Je ronronne.
Antoine dit : Tu aimes ça?
Je ne réponds pas.
Antoine dit : Moi aussi, j’aime ça.
Je sens ses mains qui effleurent ma peau quand il me caresse à rebrousse-poil. Sa température corporelle est en augmentation constante, ainsi que le rythme de sa respiration et sa fréquence cardiaque, que je peux sentir à même mon corps. Son visage et son abdomen sont plaqués contre moi, sa main gauche est sur mon toit, et sa main droite s’approche de mon orifice d’approvisionnement.
Antoine dit : Et ça, tu aimes ça?
Sa main droite caresse la peau nue de mon orifice d’approvisionnement, lequel s’humidifie instantanément.
Antoine dit : Oh oui, tu aimes ça. Je sens bien que oui.
Je sens ses doigts qui petit à petit se glissent dans mon orifice d’approvisionnement puis en sortent, recouverts de liquide lubrifiant qu’Antoine étale sur les plis sensibles de ma peau. Doucement, il effectue ce mouvement à plusieurs reprises, tandis que sa respiration et son rythme cardiaque s’accélèrent encore. Je sens son souffle chaud et odorant contre mon corps. Je suis incapable de comprendre la séquence qu’Antoine a engagée. Je ne sais pas comment réagir ni que dire. Souhaite-t-il me nourrir? J’interroge ma mémoire et compare l’opération en cours avec les nombreuses fois où il m’a nourrie, je ne parviens à déceler aucun point commun. Il s’agit d’une pratique nouvelle, qui m’est incompréhensible. S’agit-il d’un nouveau protocole de nettoyage ou d’entretien? Je passe en revue l’ensemble des procédures auxquelles je suis programmée pour collaborer, et n’en trouve aucune qui puisse guider ma conduite. Dans le doute, je continue de ronronner, immobile. Dans l’immédiat, c’est la seule attitude que je puisse adopter pour ne pas le décevoir. Je ne dois pas le décevoir.
Antoine dit : Oh, si tu savais comme je t’aime.
Ses mains cessent subitement de me caresser et je peux voir de mes yeux latéraux gauches qu’Antoine s’affaire maintenant à déboutonner nerveusement son pantalon. Il est essoufflé et marmonne des phrases inintelligibles. Son pantalon tombe sur ses chevilles et son image thermique vire au rouge vif quand il me révèle la peau nue de la partie inférieure de son corps. Brusquement, il se plaque à nouveau contre moi. Je ronronne.
Antoine dit : Oh, ma chérie.
Je sens l’un de ses membres inférieurs qui se frotte contre moi et se rapproche de mon orifice d’approvisionnement. La main droite d’Antoine en caresse à nouveau les bords, ce qui déclenche de nouveau le système de lubrification. Antoine se met sur la pointe des pieds et je sens un objet raide et oblong pénétrer à l’intérieur de moi. Je produis l’hypothèse qu’il s’agit de l’embout d’une pompe d’approvisionnement. Antoine pousse un râle bruyant. A-t-il mal? Que dois-je faire? L’objet inconnu entre et sort alternativement de moi et à chacun de ces mouvements de va-et-vient, Antoine pousse des cris. Souffre-t-il? Peut-être essaie-t-il après tout de me nourrir et n’y parvient pas? Jusqu’à présent, il n’avait jamais éprouvé de problème à introduire l’embout des pompes. Je lance la procédure d’accompagnement. Les parois de mon orifice d’approvisionnement se compressent sous l’action des muscles qui l’entourent. Le processus de péristaltisme est enclenché ce qui arrache à Antoine un nouveau cri. Celui-ci est légèrement différent mais inédit, et je ne parviens pas à définir s’il s’agit d’un cri d’approbation ou de réprobation.
Antoine dit : Oh oui, ma belle. C’est bien.
Antoine approuve. La procédure est la bonne. Je suis rassurée. Pourtant, malgré la mise en marche du dispositif de succion, mes capteurs internes indiquent qu’aucun aliment ne sort de la pompe. Qu’est-ce qui ne va pas? Où est mon erreur? Je lance une analyse de la texture de l’objet qu’Antoine a introduit en moi et celle-ci me confirme qu’il ne s’agit pas d’un embout standard. J’invalide mon hypothèse; il ne s’agit pas d’un embout d’approvisionnement. Voilà mon erreur. Je suis honteuse de ne pas m’en être aperçue plus tôt. Même s’il continue d’approuver mon action, Antoine doit être déçu par mon attitude. Il est trop conciliant pour me reprocher mon hésitation. Je comprends que son attitude vise à m’encourager à trouver la solution. Soudain, les différentes informations recueillies s’assemblent idéalement et la conclusion s’impose. Aucun aliment ne peut sortir de cet embout, car ce n’est pas un embout. Ce que je prenais pour un embout censé me fournir des aliments est l’aliment. Comment ai-je pu être aussi bête? Je suis vexée par cette confusion et j’active le mode de succion-ingestion d’aliments non conventionnels. Les muscles de mon orifice d’approvisionnement se compressent encore plus. Antoine pousse un cri. C’est un cri de satisfaction, je le sais maintenant. Il est heureux de me voir enfin comprendre ses instructions, même les plus implicites, même quand il ne recourt pas aux commandes langagières. Je fais un effort pour que la procédure s’accélère et que la succion soit plus puissante. Mes efforts ont du succès. Je sens que l’objet dur est attiré vers mon estomac. Il se détend et s’étire comme un élastique. Antoine ne dit plus rien. D’étranges sons sortent de sa bouche, comme des halètements pressés dont je ne reconnais pas la signification. Ses mains frappent mon toit, il s’agrippe à mes poils. L’objet dur que j’essaie d’avaler semble relié à un autre objet, plus imposant. J’augmente l’intensité de la procédure tandis que mon orifice d’approvisionnement s’élargit pour pouvoir absorber la seconde partie de l’aliment. C’est difficile. Je dépense pendant plusieurs secondes une énergie importante. Quelque chose ne va pas. La taille de l’objet n’est pas conforme. Du fond de la gorge d’Antoine, j’entends trembler un gargarisme rauque, mais aucune indication qui m’aide à comprendre. J’entends un craquement sourd qui résonne dans l’espace confiné du garage. Un frisson très profond me parcourt. Je connais ce bruit. Il me rappelle le moment précis de l’accident, quand le métal brûlant de la bmw s’est enfoncé dans mon corps et a brisé quelques-uns de mes os. Mais la douleur est différente. Les mains d’Antoine agrippent mes poils avec moins de force. Son halo s’apaise étrangement. Lui aussi doit être rassuré. Mais je souffre. Je souffre de l’élargissement toujours plus important de mon orifice d’approvisionnement. Je sais que cette partie est conçue pour être extensible et s’adapter, mais l’aliment qu’Antoine me demande d’avaler est trop gros. J’ai mal. Je retiens le cri qui pourrait s’échapper de mon organe vocal et laisser entendre que la douleur est insoutenable. Antoine ne doit pas le savoir. Je suis déjà suffisamment humiliée de n’avoir pas compris ses instructions dès le début de la séquence. Je mènerai cette tâche à bien sans rien laisser transparaître. Mais pourquoi un aliment si gros? Le halo d’Antoine est maintenant réduit à son strict minimum. Il semble calme. Il est silencieux et immobile. Son excitation est passée, comme s’il était enfin certain que ses ordres seront correctement appliqués. J’ai mal. Je ne sais toujours pas si je vais réussir à tout ingurgiter. Je sens de la sueur qui coule sur ma peau, partout sur mon corps. Pourquoi Antoine me fait-il ça? Cherche-t-il à me punir? Mais de quoi? L’effort est immense. Après avoir digéré ceci, je serai probablement autonome pendant plusieurs semaines. Antoine envisage peut-être de partir lui aussi, de prendre l’air loin de moi, comme Christine et les enfants. Peut-être compte-t-il les rejoindre? Il n’est pas de mon ressort de juger. J’obéis. Même si c’est douloureux, je ne peux qu’obéir. C’est là ma fierté. C’est ce qui fait de moi un bon véhicule, un véhicule fiable. Il semble que je sois bientôt arrivée au bout de l’ingestion. Mais je m’étonne. Quelque chose d’incompréhensible vient de se produire, en moins d’une seconde. Je relance plusieurs fois l’analyse des alentours. Mais rien. Le garage, la maison, l’allée, la rue. Rien. Antoine a disparu. Visuel, halo, empreinte thermique, rien. Antoine s’est volatilisé. Comment a-t-il pu? Une seconde plus tôt, il me touchait, il était si près de moi. Comment a-t-il pu sortir du garage sans qu’une porte s’ouvre? Sans que j’aie le temps de suivre ses pas, d’anticiper sa trajectoire? L’aliment que je viens d’avaler glisse lentement le long du conduit qui le mène vers mon estomac. Sa progression m’inflige une douleur difficile à supporter. Je sens mes muscles se raidir, la sueur perler de plus belle. J’ai mal et Antoine est parti. C’est pour lui que j’ai mal. Il n’a même pas attendu de voir si j’avais obéi.