enregistrement
n° 2110-01-25-010

Pendant que Jane récitait l’enregistrement de la disparition d’Antoine, des murmures de stupeur bruissaient dans la pièce. Le visage de l’huissier Klein, crispé dans un rictus de dégoût, contrastait étonnamment avec celui de Fransen, impassible. Aucun des deux hommes ne bouge désormais, mais leurs halos sont extrêmement chaotiques.

L’huissier Klein dit : Vous le saviez, professeur, n’est-ce pas?

Fransen dit : Non. Bien sûr que non. Comment pouvais-je imaginer une chose pareille?

L’huissier Klein dit : Mais vous saviez que la disparition d’Antoine Donnat avait un lien avec la voiture.

Fransen ne répond pas. Sa main caresse doucement le clavier de Jane.

L’huissier Klein dit : Allons, reprenez-vous. C’est terminé. Vous l’avez, la vérité : votre voiture a dévoré votre client alors qu’il essayait de coucher avec elle. C’est étrange à dire, c’est immonde, mais c’est comme ça. Maintenant, il ne me reste plus qu’à signer le rapport et on pourra retirer tous ces engins de nos routes.

Fransen dit : Non, je ne suis pas d’accord. Nos voitures ne sont pas dangereuses. Ce sont les véhicules les plus sûrs jamais conçus. Simplement, il faut les utiliser convenablement.

Un silence pesant s’installe dans la pièce. L’huissier Klein ouvre la bouche à plusieurs reprises, mais ne parvient pas à parler, ou bien il ne sait pas quoi dire. Fransen reste immobile.

Fransen dit : Et même si nous voulions les retirer du marché, c’est trop tard. Notre société aurait un genou à terre mais nos concurrents prendraient le relais immédiatement.

L’huissier Klein dit : D’autres labos sont capables de faire ça? Pourtant vous ne cessez de dire dans la presse que vous avez vingt ans d’avance sur toutes les autres firmes.

Fransen dit : C’était vrai. Mais j’ai commis une erreur de débutant. Je me suis laissé emporter par mon enthousiasme.

L’huissier Klein dit : Je ne comprends pas.

Fransen dit : Pourtant vous avez entendu l’enregistrement en question. Tokyo. Gwenny. Vous vous souvenez de Gwenny?

L’huissier Klein dit : Oui, bien sûr.

Fransen dit : J’ai mis plusieurs semaines à comprendre. Puis je me suis souvenu. Gwenny a touché le pare-brise de la BlackJag. Moi, j’étais bien trop occupé à faire le malin en lui expliquant que cette sensation humide provenait des glandes lacrymales de la voiture. Je n’ai pas été assez prudent. Gwenny travaillait pour l’un de nos concurrents. Elle a précieusement gardé les larmes de la voiture sur sa main et c’est à partir de ces larmes qu’ils ont reconstitué le code. On imaginait bien qu’il serait copié dès la mise en circulation des voitures, mais pas si tôt.

L’huissier Klein n’intervient plus. Il va s’asseoir sur une chaise près de moi. À cette distance, je peux distinguer des subtilités de son halo presque imperceptibles. Celui-ci est agité et témoigne de sentiments multiples. La discussion avec Fransen semble le préoccuper, mais autre chose est aussi présent. Une onde large et puissante qui secoue toutes les autres comme une houle.

L’huissier Klein dit : Admettons. Je ne suis pas flic. Les autorités feront bien ce qu’elles voudront. Mais il me manque tout de même une dernière précision que vous éludez depuis que je suis là.

Fransen dit : Je vous écoute.

L’huissier Klein dit : Je sais que vous avez déjà répondu à cette question, mais maintenant que j’ai entendu tous ces enregistrements, je ne suis plus très sûr.

Fransen dit : Très sûr de quoi?

L’huissier Klein dit : C’est très simple, en fait. J’ai bien compris comment fonctionnait la voiture. Tous ses éléments organiques répondent à des fonctions précises et sont hérités d’organismes déjà existants dans la nature.

Fransen dit : En effet.

L’huissier Klein dit : Mais tous ces organismes dont nous parlons sont efficaces, car ils possèdent un organe important, qui centralise et organise l’information nerveuse. Dites-moi, professeur : où est le cerveau de la BlackJag?

À nouveau, le silence envahit la pièce. Mais je perçois dans les halos de Fransen et de l’huissier Klein un curieux synchronisme. Le professeur comprend exactement où veut en venir son interlocuteur. Et les deux hommes sont maintenant parvenus au point central de leur discussion.

Fransen dit : Il ne serait pas correct de formuler ça de cette manière. Le système de stockage des données de la BlackJag ne ressemble en rien à un cerveau animal. Génétiquement, il s’en rapproche, mais de manière très simplifiée. Même son langage, ce que vous avez entendu, n’est absolument pas comparable au langage articulé humain. Les voitures sont en quelque sorte conditionnées pour produire certaines suites de sons à des moments appropriés, mais elles n’ont pas la moindre idée de ce que signifient ces sons. C’était une exigence fondamentale du bureau éthique.

Le halo de l’huissier Klein bat d’un pouls régulier. Il semble qu’il mène un raisonnement logique et que son cheminement le porte avec une égale rigueur vers une conclusion déjà évidente, comme si les paroles de Fransen ne lui apprenaient rien, mais qu’elles confortaient plutôt son opinion.

L’huissier Klein dit : Bien. Mais alors dites-moi, professeur. Des composantes de cerveau intégrées à la voiture. Une console d’interprétation dotée de langage. Cela me paraît presque constituer un cerveau entier. Êtes-vous vraiment sûr que le système voiture-Jane ne pense pas?

Fransen est inquiet. Ses constantes vitales sont perturbées. Ses yeux ne parviennent pas à se fixer sur un élément de son environnement plus d’une seconde. J’attribue ce comportement à de l’indécision. Il sait quoi dire mais ne sait pas s’il doit le dire. Il pianote sur le clavier de la console.

Fransen dit : Je vais vous faire entendre un dernier enregistrement.

L’huissier Klein dit : Qui répondra à ma question?