enregistrement
n° 2110-01-25-013

Fransen reste muet plusieurs secondes, la tête penchée sur la console. Je ne vois pas son visage, mais je devine à son halo une profonde nostalgie. À quoi pense-t-il? À ce que nous venons d’entendre? Je ne parviens pas à analyser avec clarté ces informations. Jane se révèle soudainement ambiguë. Elle formule. Elle reformule. Mais cette matière brute qu’elle manipule, c’est moi. Ce sont mes pensées. Mes souvenirs. Alors si elle est incapable de les retranscrire avec précision. Si toujours son interprétation change. Alors c’est moi – mon être tout entier – qui en deviens imprécise. Ce constat me laisse bouleversée et hagarde. Je ne sais plus quoi penser. Je ne sais plus si je dois faire confiance à mes propres réflexions. Je sais à peine qui je suis. De quelles composantes suis-je constituée? Ma vue est-elle aussi perçante que celles de l’aigle et du hibou réunis? Mon poil est-il celui des panthères noires qui hantaient autrefois les jungles de Malaisie? Ai-je volontairement laissé un véhicule de marque bmw me percuter et me laisser pour morte sur le bas-côté? Ai-je vécu ce que je crois avoir vécu avec Antoine? Antoine a-t-il seulement existé?

L’huissier Klein dit : Quand on sait construire une voiture vivante, j’imagine qu’il ne doit pas être bien compliqué de concevoir une console organique. Dans ces conditions, vous comprendrez qu’il m’est impossible de certifier exact le rapport que vous produirez. Rien n’est fiable dans votre dispositif, professeur. La voiture ressent des émotions, la console fait preuve d’inexactitude et il est probable que le système tout entier pense et possède donc ses propres objectifs. Cette voiture n’est pas une pièce à conviction. Au mieux, c’est un témoin partial. Au pire, c’est une meurtrière qui cherche à maquiller son crime en accident.

Fransen ne regarde toujours pas l’huissier Klein. Ses constantes indiquent un grand soulagement, en même temps qu’une infinie tristesse.

Fransen dit : J’aurais voulu que nous n’en arrivions pas là.

L’huissier Klein ne semble pas comprendre. Ses sourcils dessinent un V. Moi non plus, je ne comprends pas. Plus rien n’a de sens. Je ne suis même pas certaine de pouvoir faire confiance aux données environnementales. Hygrométrie, température, pression, taux d’oxygène. Je suis bouleversée. Je ne parviens plus à déterminer ce qui est réel et ce que Jane invente. Car elle invente. Elle formule. Elle crée.

Fransen dit : Dans ce laboratoire, vous savez, notre expertise en matière de stockage mémoriel a atteint un degré très élevé. Ces données qui sont stockées dans la voiture, tous ces épisodes, ces images, ces voix, nous pouvons à peu de choses près en faire ce que nous voulons sans que personne s’en aperçoive jamais. Bien sûr, un beau jour, une loi interdira ces manipulations et tous les laboratoires seront contraints à la transparence. Mais c’est encore loin d’être le cas. Il est encore possible de tout faire : cibler un événement particulier et le faire disparaître, ou même le modifier, le remplacer par un autre, nous livrer à des translations mémorielles dont vous n’avez pas idée.

L’huissier Klein dit : Je n’en doute pas, professeur. Mais si vous imaginez que vous allez altérer la mémoire de cette voiture pour protéger votre société, je regrette de vous annoncer que je ne vous laisserai pas faire.

Fransen dit : Nous ne ferions pas ça devant vous, mais nous pourrions le faire, c’est certain. Et ni vous ni le bureau éthique n’en sauriez jamais rien. La disparition de ce cher Antoine resterait alors une affaire irrésolue. Mais voyez-vous, ce serait une opération inutile. Car la voiture ne dira rien. Hors de ce laboratoire et sans l’aide de Jane, elle gardera tous nos secrets. Elle n’ira pas se plaindre. Elle ne dénoncera personne. Elle ne fera pas de rapport.

Je vois la température corporelle de l’huissier Klein augmenter subitement. Fransen semble pianoter sur un petit appareil qu’il vient de sortir de sa poche.

Fransen dit : La voiture gardera tous nos secrets. Jane aussi.

Fransen a prononcé ces mots sans même jeter un regard à l’huissier Klein. Son halo est de plus en plus calme alors qu’il remet l’appareil dans sa poche. La surface d’un océan au petit matin. Je ne crois pas avoir jamais vu le professeur aussi apaisé. Un poids vient de tomber de ses épaules. Son rythme cardiaque est régulier. Sa température corporelle est enracinée dans une douce moyenne. L’huissier Klein se lève de sa chaise et fait quelques pas en direction de la sortie. Avant même qu’il ne l’ait atteinte, la porte s’ouvre et deux hommes pénètrent dans le labo. Fransen ne lève toujours pas la tête quand les deux hommes saisissent l’huissier Klein sans qu’il dise un mot, écarquillant seulement de grands yeux stupéfaits.

Fransen dit : Salle d’opération numéro 3.

Les deux hommes traînent l’huissier Klein hors de la salle. La porte se referme. C’est le silence, et je peux à nouveau lire l’apaisement ultime de Fransen. J’ignore pourquoi, mais ce soulagement semble contagieux, et il me traverse à mon tour, comme si moi aussi j’avais porté un secret, pesant, durant un temps infini, et que je venais de le révéler, comme si moi aussi je venais de me séparer d’une entrave, que je venais de laisser échapper un cri resté jusqu’alors enfoui au plus profond de moi. Et pourtant c’est impossible. Ce sentiment est impossible. Il ne m’est même pas autorisé. Car je suis une voiture. Les voitures ne portent aucun secret et ne taisent aucun cri. Les voitures transportent des passagers. Elles relient des points à d’autres points. Points de départ. Points d’arrivée. Entre les deux, elles assurent le plus de sécurité possible à leurs passagers. J’y veille. C’est ma tâche. Mais c’est tout. Rien de superflu, rien d’inutile. Voilà ce que je fais, voilà ce que je suis. Tout est simple. Je suis les procédures. J’applique les consignes. J’exécute les instructions. Je scrute les faits. J’obéis aux ordres. J’optimise les trajectoires, je maintiens une productivité totale. Je suis parfaite. Je dois l’être toujours plus, apprendre toujours plus, pour mieux servir. Je suis faite d’éléments dont chacun a son utilité propre. J’ai le regard de l’aigle et du hibou. Je possède le sens des requins. Je suis faite de mille morceaux de vivant. Je suis multiple. Je suis plusieurs. Je suis l’assemblage ultime, la bête qui ne devrait pas vivre. Mais qui miraculeusement est en vie. Je suis celle qui ne devrait pas penser mais qui pense, parfois, quand aucune consigne n’est à appliquer, dans les replis des heures vides, quand elle est seule, quand aucune tâche n’occupe son esprit. Je suis parfois celle qui pense et je deviens. Je suis faite de mille morceaux de vivant. Je roule sur les voies rapides de la génétique. J’observe le regard envieux des badauds sur les trottoirs. Je roule, le vent dans mon pelage noir, ma gorge crachant le rugissement des grands fauves. Je roule, prête à servir, à me garer sur le bas-côté pour embarquer des passagers. Cette jeune femme qui m’observe. Cette jeune femme au visage doux, au nez fin et aux pommettes rondes. J’en ai eu si peur. Mais maintenant elle me sourit. Maintenant je la reconnais. Je me gare près d’elle. Elle passe sa main sur la portière. Je l’ouvre. Elle s’installe dans l’habitacle. Je ressens une chaleur dense, une étonnante sensation de complétude, et je m’élance sur toutes les routes du monde, fière, docile. Je ne suis plus une voiture. Je suis plus que ça.

Jane dit : C’est beau.

Fransen dit : Oui, mon amour. C’est beau.