enregistrement
n° 2101-06-22-001
Fransen dit : Comment qualifieriez-vous la relation que vous entretenez avec votre voiture?
Ils pensent tous que je ne les entends pas. Ils font comme si je n’étais pas là. Ils parlent entre eux. Pas encore de moi mais ils le feront bientôt. C’est noir. Ce n’est pas froid. Je sens. Odeur compliquée de sueur humaine et parfums artificiels. C’est noir. Mais je vois. Dix halos frétillent à cinq mètres trente-trois. Et un autre, onzième, plus proche de moi, plus fort, Jan Fransen, le professeur, l’empreinte-père, celui qui m’a créée. Je ne m’en souviens pas, mais il me l’a dit. Sans savoir que j’entendais. Comme si je n’étais pas là.
Fransen dit : Comment qualifieriez-vous la relation que vous entretenez avec votre voiture?
Personne ne répond. Les halos rapetissent. Sauf un. Celui du milieu. Dont tout le monde attend qu’il parle pour parler aussi peut-être. Dans les silences entre les phrases de Fransen, j’entends les respirations qui se suspendent. Sauf une. Celle du milieu. Comme si tout le monde attendait d’avoir la permission pour respirer encore et ne pas tomber là mort. Je ne sais pas où je suis. Je sens tout autour, quatre murs et c’est tout. Rien ne ressemble à d’habitude. Ça ne sent pas pareil. J’analyse, groupe de données, synthèse partielle. Un garage. Je ne connais pas d’autre mot pour dire où je suis. On ne me l’a pas demandé non plus. Comme si je n’étais pas là. Comme si je n’étais personne. Fransen continue. Je connais bien sa voix. La première de toutes. Son empreinte vocale est codée en moi. Il est le propriétaire universel. J’enregistre.
Fransen dit : Comme vous le savez, nous soumettons cette question, parmi d’autres, au grand public depuis plusieurs décennies maintenant. Les réponses qui nous sont fournies déterminent une grande partie de notre stratégie commerciale.
Les halos ondulent de manière nonchalante, typique des halos humains durant les premières heures du matin, hésitant entre lent éveil et morne lassitude. Je sens le textile. Partout sur moi. Odeur synthétique. Analyse organique négative. Une bâche. Je suis au repos. On m’a couverte d’une bâche opaque. Je suis en mode veille. Conduite nulle. Aucune instruction. Je dois attendre.
Fransen dit : Pendant près d’un demi-siècle, les valeurs d’opinion recueillies par les instituts de sondage ont été relativement stables. « Affective » l’emportait largement sur « Passionnée », tandis que les adjectifs « Indifférente » et « Amoureuse » demeuraient tous deux bons derniers. Il y a huit ans pourtant, en août 2093 pour être précis, nous avons clairement noté une évolution non négligeable de ces valeurs. Si cela nous a paru étrange à l’époque, nous pouvons aujourd’hui affirmer sans trop de risques que la modification de la relation entretenue par l’automobiliste avec sa voiture aura été largement influencée par le dernier choc pétrolier et la menace de raréfaction des transports individuels au profit des transports collectifs. Plus la voiture risquait de devenir rare, plus ceux qui en possédaient une devenaient passionnés. Il y a huit ans, donc, nous pressentions déjà que le grand public s’apprêtait à accepter une nouvelle idée de l’automobile. Une idée moins mécanique, plus affective, plus sentimentale, plus douce. En un mot, plus humaine. Si nous avions tenté, par le passé, d’humaniser nos véhicules à travers des campagnes de publicité aux slogans équivoques, ou encore en utilisant des prénoms féminins pour nommer nos modèles, le dernier pas restait à franchir. Il y a huit ans, j’ai donc eu l’honneur d’être nommé par monsieur Nathan Laroche, notre président-directeur général, à la tête de ce laboratoire dont je m’apprête aujourd’hui à vous faire profiter des premiers résultats concrets. Il y a un mois, pour la première fois depuis que nous réalisons des études d’opinion, l’adjectif « Amoureuse » est en effet passé, comme nous le pressentions, en tête des réponses. La clientèle est prête. Le public est assis au premier rang. Le monde a hâte de découvrir notre nouvelle création : la voiture cent pour cent organique.
Je sens le plastique de la bâche glisser sur mon pelage. Je l’entends tomber au sol. Plusieurs de mes capteurs se remettent à collecter des données, ceux de la vue surtout. Une forte lumière, réfléchie par des murs et un sol blancs. À ma droite, je croise l’analyse des halos avec celles des données visuelles, puis avec les enregistrements biométriques en ma possession. Aucun des individus présents n’est répertorié, à l’exception du professeur Fransen et de la silhouette centrale : Nathan Laroche, identifié dans ma base de données comme président-directeur général du groupe Renault-psa, dont dépend le laboratoire de Fransen, priorité numéro un. Des bruits gutturaux parcourent l’assistance, mélange d’admiration, d’émerveillement, de stupéfaction et de crainte. Les corps s’animent, se tordent, gesticulent, les yeux tournent dans leurs orbites, les mains se crispent, les halos ondoient violemment. Seul Fransen reste immobile et souriant. Il est tout près de moi. Il passe sa main sur mon toit, me gratte tendrement. Je ronronne.