enregistrement
n° 2108-08-13-015
La température extérieure est de vingt-huit degrés Celsius. Les rayons du soleil frappent mon pelage, qui absorbe toute la chaleur. Je dépense une énergie considérable à réguler le rapport intérieur-extérieur pour que l’habitacle conserve une température agréable à l’humain. Le ratio est acceptable. Vingt-deux degrés Celsius sur les sièges. Vingt-cinq degrés Celsius en température ressentie dans l’habitacle. Mais je sue. La régulation du système est assurée par la transpiration. Des litres de ma sueur coulent dans le caniveau. Je ne sais pas évaluer le temps qu’il me reste avant que mes fonctions principales cessent d’être opérationnelles ni le temps que j’ai passé ici. Déjà mes capteurs ont perdu en précision. Je scanne l’intérieur de la maison. La signature thermique d’Antoine est floue, au premier étage. Il semble allongé à côté de Christine. J’évalue que leur température corporelle se situe dans une fourchette de vingt-cinq à quarante-cinq degrés Celsius. En croisant ces informations avec les données présentes dans ma base, je conclus qu’ils vont bien. C’est moi qui ai un problème. La chaleur affecte la fiabilité de mes capteurs. Ma vitesse d’analyse aussi. Je sens que je m’affaisse sur le côté gauche. Pression des muscles. Ils ne répondent pas. Aucun moyen de rétablir l’assiette. La température extérieure est de vingt-huit degrés Celsius, mesure effectuée à l’ombre, sous mon corps; sur mon pare-brise, elle atteint trente-neuf degrés Celsius, quarante-quatre virgule cinq sur mon toit. Mes capteurs thermiques sont presque hors service. Antoine à l’étage n’est plus qu’une tache sombre et indistincte. Je crois qu’il bouge, mais je n’ai aucune certitude. Mon côté droit s’affaisse. L’assiette est rétablie. Je sens le sol sous moi. Je suis écroulée sur le bitume. Sur le trottoir d’en face, je crois apercevoir une silhouette, un halo, trouble, énigmatique. C’est un halo humain sans empreinte thermique, ou l’inverse. Ou alors mes capteurs sont hors service. Une jeune femme. Il semble que ce soit une jeune femme au visage doux, au nez fin, aux pommettes rondes. Est-ce la voisine? Elle sourit. Je voudrais enregistrer ses caractéristiques biométriques pour identification ultérieure, mais il semble que je n’en ai même plus la force. Et la jeune femme a disparu. Ou alors je ne la vois plus. Je n’en suis plus capable. Je suis agitée de spasmes. Je crois voir la porte de la maison s’ouvrir. Antoine sort, ou un autre membre de la famille, un être humain en tout cas. Il avance dans l’allée, dans ma direction. Quand il n’est plus qu’à quelques mètres, il me parle.
Antoine dit : Je suis désolé. Je t’ai laissée en plein soleil. Tu dois mourir de chaleur.
Je dis : Tout va bien, Antoine.
Peut-être ne l’ai-je pas dit. Seulement souhaité. Il passe la main contre ma portière. Je l’ouvre péniblement et il se glisse à l’intérieur. D’ordinaire, le poids d’un humain est négligeable, mais, cette fois, j’éprouve une grande difficulté à maintenir mes fonctions vitales avec cette surcharge. Il pose ses mains sur le volant, ses pieds sur les pédales, commande la mise en mouvement. Je tente de me soulever du sol. J’y parviens avec une infinie difficulté. Je sens mes muscles vibrer, au bord de la rupture. Les commandes m’ordonnent un déplacement de quelques mètres dans l’allée, en direction d’une zone d’ombre ménagée par la présence d’un grand arbre au feuillage épais. Je titube. Je peine.
Antoine dit : Je suis vraiment désolé. Je ferai attention la prochaine fois. Le concessionnaire m’avait pourtant dit que tu supportais mal les fortes chaleurs.
Je dis : Tout va bien, Antoine.
Il lève son pied de l’accélérateur. Nous nous arrêtons sous l’arbre. La température de mon toit chute presque instantanément. Celle de tout mon corps aussi. J’entends ma propre respiration comme une soufflerie rauque et saccadée. Antoine passe sa main sur la portière, je l’ouvre, il sort. Mes capteurs sont toujours partiellement brouillés et m’envoient des informations approximatives ou parcellaires. Soudain, je sens un rafraîchissement brutal au niveau de mon toit. L’analyse sensorielle confirme mon intuition : c’est de l’eau. Les données qui proviennent de mes capteurs s’affinent. Je repère maintenant parfaitement l’empreinte thermique d’Antoine, à un mètre de moi, tenant dans la main un tuyau de plastique. C’est un jet d’eau. Il m’arrose.
Antoine dit : Voilà, ma belle. Ça va aller mieux maintenant.
Mes fonctions vitales reviennent à des valeurs normales. J’identifie Christine, allongée au premier étage, immobile sur le lit. J’identifie les enfants, côte à côte dans leur chambre, en activité, jouant probablement. Tout autour de moi, dans la rue, dans le quartier, je ressens à nouveau les choses et les êtres. Aucune trace de la voisine toutefois. Garées contre le trottoir, une rangée de voitures. Anciens modèles. Métal, verre et plastique. La chaleur sur leurs toits brûle l’air jusqu’à en brouiller ma vision. Leurs fonctions vitales doivent être éteintes. Difficile d’en être certaine. Même en temps normal, les signatures thermiques et les halos des anciens modèles sont particuliers. Tout à fait vivants ou bien tout à fait morts, selon qu’ils sont en marche ou à l’arrêt. Ceux-ci pourtant doivent être morts. Je reprends des forces. Le liquide qui coule sur moi me soulage et m’évite de dépenser de l’énergie à réguler ma température corporelle. Antoine s’approche de moi. Il enfonce le tuyau d’arrosage dans mon orifice d’alimentation. Je bois.