– Bon, chers collègues, un brin d’attention je vous prie. Vous y êtes ?
Le temps de flanquer son portable sur mode avion et de lever un œil vers le crâne fripé de Legendre*, directeur des services actifs, le commissaire divisionnaire Joseph Silistri y est.
– Je vous conseille de ne pas en perdre une miette.
Affaire Lapietà, donc. Après trente-six heures d’atermoiements, la hiérarchie se réveille. Legendre monte au front. Le divisionnaire Silistri et ses lieutenants sont installés dans la patience sans illusions des flics à qui le patron va apprendre ce qu’ils lui ont eux-mêmes appris. Même menu pour la brigade financière : À vos oreilles, les comptables, le grand patron va vous resservir vos dossiers.
– Pour commencer, chers collègues, concernant Georges Lapietà, je sais les bruits qui courent, y compris dans vos services, et je ne vous demanderai jamais assez de vous en tenir aux faits.
En clair : Lapietà, terrain miné, fermez vos gueules, on nous écoute en haut lieu.
Les yeux de Silistri s’attardent sur le petit podium à briefings présidentiels où Legendre perche sa parole. Il a une pensée pour le vieux Coudrier*, son ex-patron depuis longtemps retraité, chez qui il vient de passer quelques jours de vacances. Jadis on bossait sous l’ombre d’un aigle, se dit Joseph Silistri, aujourd’hui on évite les chiures d’un pigeon.
Legendre continue sur sa lancée :
– Des concepts aussi flous que la réputation de la victime (ancien ministre de la République au demeurant, je vous le rappelle) n’ont pas à interférer dans vos investigations. Vous n’êtes pas journalistes, que je sache.
Un pigeon de caniveau, pense Silistri. Monté en grade par le jabot. Parce que pour se faire mousser les plumes, il s’y entend, le ramier* ! Titus a eu raison de ne pas venir.
– J’y vais pas, Joseph, a décrété le capitaine Adrien Titus. Je vais ailleurs. La petite Talvern réclame une intuition. Je pars en quête. Si le ramier me demande, trouve quelque chose.
Le ramier ne manquera pas de demander au divisionnaire Silistri où se trouve le capitaine Adrien Titus. « Dentiste, répondra Silistri. Il a passé la nuit à grimper aux rideaux : ce matin, dentiste. »
Silistri a prévenu son ex-beau-frère, le dentiste en question :
– Armand, entre neuf et dix, demain matin, tu reçois un flic et trois caries. Il faut que ça figure sur ton cahier de rendez-vous.
L’ex-beau-frère a résisté :
– Après ce que tu as fait à ma sœur ? Brosse-toi, Joseph !
– Vingt-deux ans de mariage, Armand, et en ce qui te concerne vingt-deux ans de contraventions étouffées. Tu as une idée de ce que ça fait à la surface, quand ça remonte, vingt-deux ans de contredanses ? Dis un prix pour voir.
À présent, Legendre la joue pédagogue :
– Comme vous le savez, Georges Lapietà a été démis de ses fonctions au sein du groupe LAVA, lui-même détenu par un fonds de pension d’origine étrangère.
« D’origine étrangère », note Silistri. L’enfumage commence. Silistri se demande si Legendre a déjà investi une partie de sa future retraite dans la chaussette magique d’un fonds de pension d’origine étrangère. Passer son reste d’avenir à compter les dividendes, ça lui ressemblerait assez, au ramier.
– À ceux d’entre vous qui seraient tentés de faire des gorges chaudes sur le montant du « parachute doré » accordé à Lapietà (concept purement journalistique au demeurant, cette notion de parachute doré), j’en rappelle la composition : une indemnité légale de licenciement, d’ailleurs assez modeste, une autre indemnité compensant la perte de sa retraite-chapeau, à quoi s’ajoutent le montant des actions qu’il détient dans le groupe, une indemnité de rupture pour chacun de ses mandats d’administrateur et un bonus de départ lié à ses performances au sein du groupe LAVA, lesquelles, concernant Georges Lapietà, sont loin d’être négligeables. Tout cela est parfaitement légal, négocié entre les parties, calculé à l’euro près, sujet à imposition, et surveillé par Bercy. Le divisionnaire Klein* vous fera le détail de ces sommes dans son exposé.
Silistri laisse aller un œil vers le divisionnaire Benoît Klein qui lui renvoie un quart de sourire : Qu’est-ce que je te disais ?
*
Qui parle de guerre des polices ? Ces deux-là ont tenu leur propre réunion la veille au soir, entre quatre yeux et trois bouteilles, qui ont mis à se vider le temps nécessaire à la bonne assimilation du dossier. La Crim’ et la Finance marchaient main dans la main sur ce coup-là.
– Dis-moi exactement ce que tu veux savoir, Joseph.
– Je rentre de vacances, je veux tout savoir.
– On commence par quoi ?
– Ménestrier, Vercel, Ritzman et Gonzalès, par exemple.
– Tous les quatre au conseil d’administration de LAVA, traitement des eaux usées et approvisionnement en eau potable ; des filiales dans le monde entier, comme tu sais.
– Et comme je ne sais pas ?
– Tous les quatre mouillés un peu partout. Difficile d’être exhaustif, ce sont des garçons très actifs.
– Lapietà les tient par où ?
– Essentiellement par l’attribution frauduleuse de marchés publics : stations d’épuration, canalisations, des kilomètres de tuyauteries européennes, un barrage en Tchéquie, je t’en passe… La juge Talvern en sait beaucoup là-dessus.
Silence.
Question de Benoît Klein :
– D’après toi, une chance qu’ils aient effacé Lapietà ?
Réponse de Joseph Silistri :
– Peu probable. Si Lapietà disparaissait, les dossiers de ces quatre-là apparaîtraient aussi sec.
Gorgée de l’un.
– Lapietà et ses réseaux…
Gorgée de l’autre.
– C’est à ça que sert un long séjour au ministère, mon p’tit Joseph.
Silistri se souvenait de cette longévité ministérielle. Un tempérament aussi sanguin que Lapietà, personne ne s’attendait à ce qu’il dure comme ministre. Trois semaines de maroquin et un clash sur un coup de tête, voilà ce qui était prévu. Eh bien, pas du tout… Stable, Lapietà. Ministre tout à fait exemplaire. Titres de Unes à l’appui : « Inlassable explorateur des marchés étrangers », « Fer de lance de nos entreprises », « Le ministre randonneur », « Polyglotte et voyageur ». Photos à l’avenant : Lapietà dans l’avion présidentiel, Lapietà sur la muraille de Chine, Lapietà en Irlande, Lapietà au Brésil, Lapietà et l’anneau du pape…
– Lourdé de LAVA pourquoi, alors, mon p’tit Benoît ?
– Pas vraiment lourdé. Il a fini ce qu’il avait à faire, c’est tout.
– En l’occurrence ?
– En l’occurrence, si mon verre reste vide tu restes con.
Joseph Silistri déboucha la deuxième bouteille et le divisionnaire Benoît Klein, issu des très hautes écoles, expliqua au divisionnaire Silistri, monté des rues les plus basses, que, chargé par les administrateurs de diversifier l’activité du groupe LAVA en investissant dans l’immobilier, Lapietà s’était fait une spécialité du rachat de promoteurs « structurellement déficitaires ».
– Des boîtes en faillite, quoi. Tu me suis ?
– Jusqu’ici oui, mais vas-y mou. Ne te transforme pas en rubrique économique.
– Tu devrais y arriver, Joseph, c’est juste des truands. Lapietà est de mèche avec certains mandataires liquidateurs qui proposent au tribunal de vendre ces promoteurs en faillite au groupe LAVA plutôt qu’à un autre. Sur la base de dossiers indiscutables, cela va de soi.
– Moyennant quoi ?
– Ça, tu le demanderas à la juge Talvern.
Silistri eut un frisson. Il ne se voyait pas assis devant la juge Talvern, occupé à lui demander : Ma petite Verdun, jusqu’où trempent tes collègues ? Elle le savait, pourtant. Elle savait tout. Putain, songea Silistri, Dieu sait si je ne suis pas superstitieux, mais cette petite sait tout sur tout, depuis toujours, et moi je le sais de source sûre, puisque ce qu’elle ne sait pas, elle me le demande. Soyez mes oreilles, Joseph. Dès qu’il avait lu le SMS de la juge Talvern, Silistri avait appelé Klein.
Klein qui, maintenant, lui remplissait son verre.
– Joseph, à propos de la juge Talvern, quelque chose me travaille.
– Dis toujours.
– Comment une jeune femme peut-elle être aussi laide ?
Silistri fut surpris par l’expression « jeune femme ». Klein n’avait pas dit cette fille, cette gonzesse, cette nana, ni bien sûr cette meuf, ni même cette femme…
Cette « jeune femme »… C’était une émotion presque paternelle.
– Merde, Joseph, ses moustaches, ses cheveux gras, ses culs-de-bouteille, son putain de kilt, son dos voûté, ses chaussettes roulées, ses sandales de jésuite, et cette odeur, ce machin poudré, presque délétère, bon Dieu…
Une émotion grand-paternelle, rectifia Silistri.
– Elle n’a personne ? Je ne sais pas moi, un père, un frère, une famille… Quelqu’un qui la regarde un peu…
Il ne pense même pas qu’elle puisse être mariée, se dit Silistri. Fugitivement, il vit la masse considérable de Ludovic Talvern s’asseoir sur le divisionnaire Benoît Klein.
– Quel âge a-t-elle ? demandait Klein. Elle est encore toute jeune, non ?
Vingt-neuf ans, calcula Silistri. Nom de Dieu comme le temps passe ! Et il décida d’abréger le supplice de son collègue. Après tout, lui-même ressentait quelque chose d’approchant, face à la juge Talvern. Et ça ne datait pas d’hier.
– Benoît, tu te souviens de Thian ?
Klein mit trois secondes à ressusciter la silhouette de l’inspecteur Van Thian.
– Thian ? La gâchette ? Le Viet ? Le copain de Pastor ? Celui qui s’est fait descendre à l’hosto ? Bien sûr.
– Bon. Tu te rappelles qu’à la fin de sa vie il se trimballait avec un bébé sur le ventre, dans un harnais de cuir ? Un bébé qui nous regardait dans les yeux ?
– Je n’ai jamais vu ce gosse, mais j’en ai entendu parler, oui.
– Eh bien, c’était elle. C’est la juge Talvern. Sur le bide de Thian elle a vu le monde tel qu’il est, c’est tout. Elle a entendu siffler ses balles.
Klein ouvrait à nouveau la bouche, mais Silistri lui remplit son verre.
– Revenons à nos moutons. Donc Lapietà rachetait des promoteurs en faillite, c’est ça ?
Une longue gorgée fit passer l’image de la juge Talvern.
– C’est ça, oui. Lapietà a racheté à tour de bras, licencié à tout va, remonté de nouvelles structures, elles-mêmes revendues après dégraissage, et ainsi de suite jusqu’à gonfler à mort les finances du groupe LAVA. Le boulot fini, il se tire, point barre. Il passe à autre chose. Au foot, en l’occurrence, qui n’est pas d’un rapport négligeable non plus.
– C’est tout ?
– C’est tout. Et demain, tu entendras Legendre justifier son pseudo-licenciement en parlant d’un « bonus de départ lié à ses performances au sein du groupe LAVA, lesquelles sont loin d’être négligeables ». Il le dira benoîtement, vu que c’est Benoît moi-même qui lui ai écrit son laïus.
*
Mot pour mot ce que vient de réciter Legendre.
À présent, le ramier en est à ses conclusions :
– En conséquence, chers collègues, nous nous trouvons devant une banale tentative d’intimidation. Une bande d’irresponsables qui s’estiment spoliés a enlevé Georges Lapietà. Le chiffre symbolique de la rançon me conforte dans ma conviction première : ce n’est pas un enlèvement sérieux. On veut faire sens, comme on dit aujourd’hui ! Et si on réclame ce parachute c’est qu’on est de la maison LAVA ! Si vous aviez pris ces éléments en considération et si vos services avaient été plus réactifs, vous nous auriez épargné le ridicule de trouver le montant de cette rançon à la Une de toute la presse ce matin !
Nous y voilà, pense Silistri, le ridicule…
Maintenant tombe la pluie des consignes : embastiller tout le syndicalisme de LAVA, en passer chaque membre à la moulinette, se lancer à l’assaut des succursales, fouiller quelques centaines d’entrepôts… Bref, retrouver Georges Lapietà vite fait, il y va de…
Il y va de quoi, au fait ?
Il y va de quoi ?
Pendant que Legendre sème consignes et menaces, Silistri laisse son regard errer sur les plus gros bonnets de l’assemblée, ses camarades, les divisionnaires Foucart, Allier, Goujon, Bertholet*, Klein, Menotier, Carrega*, et le ramier lui-même : tous à la veille de la retraite. Moi compris, conclut Silistri. Pas un seul jeune. À l’antiterrorisme, les jeunes, tous. État d’urgence oblige. Paris saute. La terreur mitraille à tout va. Affaire de jeunes, l’antiterrorisme. Pour nous, les vieux, une seule consigne : retrouver Lapietà et réussir notre départ. La grosse affaire. Partir comme des truands splendides après le dernier gros coup, sortir de scène la tête haute et le cul empanaché. Un casting à la Sam Peckinpah*, voilà ce qu’on est devenus : Apportez-moi la tête de Lapietà ! Mais sur ses épaules, hein ! Pensez à ma retraite !