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La métaphore n’est pas mon fort. Le point final d’un livre comme une cloche qu’on soulève, le grand air, le ciel enfin retrouvé, dans mon cas ces images sont à prendre au pied de la lettre. Le ciel, j’y suis. Je suis arrivé chez moi à deux heures du matin, comme Malaussène l’avait prévu. Bo et Ju m’ont installé dans ma nouvelle planque, au sommet d’une Babel chinoise. Un vingt-troisième étage du treizième arrondissement. Demain Paris se déploiera sous mes pieds, je survolerai le plan de Turgot*, une abstraction palpable ! Mes meubles et mes livres sont disposés autour de moi comme si j’habitais là depuis toujours. Déménagement aux frais du Talion, le deuxième en dix-huit mois. Encore une idée de Malaussène. Dès que je suis arrivé j’ai ouvert toutes les fenêtres sur Paris, et j’ai respiré un air saturé de musique. Là est la métaphore. Dans ce que veut faire accroire cette musique… C’est sans aucun doute une idée germée dans une tête de conseiller, soufflée à l’oreille du président et communiquée à la mairie de Paris : fêter la rentrée des écoles et des chômeurs, distraire les jeunes faute de leur trouver du travail, les abrutir de basses telluriques pour qu’ils se mobilisent contre les mitraillages en terrasse, les bombes humaines et les assassinats à venir. L’art du divertissement contre la science de la terreur… Et les jeunes générations se précipitent dans les rues, en masse, garçons et filles, persuadées qu’il y a de l’héroïsme à danser sur le pont du naufrage. Demain les journaux tartineront tous dans le même sens : « Les héros de la fête », ce genre de billevesées.

Gouverner c’est distraire.

Le téléphone a sonné à la seconde où, debout à mon balcon, j’éternuais sur les flonflons de la ville.

C’était Malaussène.

– Bien arrivé, Alceste ?

– Avec une rhinite carabinée, comme prévu.

Je me demande pourquoi je le laisse m’appeler Alceste. Cette fausse complicité n’a pas lieu d’être. Mais il est juste de dire que je supporte très bien les surnoms qu’il donne aux autres auteurs du Talion : avoir appelé Coriolan* ce mégalo de Schmider ou Lorenzaccio ce faux-derche de Ducretoy, ce n’est pas mal vu. Alceste, moi ? Après tout, pourquoi pas ? Enfant déjà je le trouvais plus honorable que Philinte.

– Vous trouverez de la cortisone dans le tiroir de la salle de bains, a répondu Malaussène. Avec des antihistaminiques en comprimés.

Et il y est allé de son ordonnance :

– Deux pulvérisations dans chaque narine, vous allez dormir comme un bébé. Si ça persiste, au réveil ajoutez-y de la cortisone, mais en comprimés cette fois, je vous ai fait un petit assortiment. À boire avec votre café. Vous allez péter le feu !

Puis, il a demandé :

– L’appartement, ça va ? La vue vous plaît ?

*

Quand Alceste a raccroché j’ai laissé mon œil vaguer sur les roses trémières que caressait le clair de lune. Elles ont une fois de plus poussé où elles voulaient, développé des robes inattendues, du blanc rosé au pourpre noir en passant par des jaunes incongrus et des bleutés arachnéens. Robes de bal ou chemises de nuit, avec leurs feuilles mitées elles ont tout envahi, mes impériales guenilleuses. Il n’y a que la nuit pour les assagir. Sous le clair de lune on les croirait presque de la même couleur. Certaines années, elles refusent de pousser ; ces étés-là elles me manquent presque autant que les enfants.

Qui ne monteront plus guère ici, eux, il faut bien l’admettre. Sauf quand ils voudront à leur tour se débarrasser de leur progéniture.

Cet été, j’ai dû me contenter de leurs skypes. Leur vie en images… Leur présence pixélisée… C’est déjà ça. Cette énergie vitale, quand même ! Ces regards qui y croient… Sumatra, Mali, Nordeste brésilien… Tout à l’heure encore, Mara farceuse, dans une robe thaïe, cambrée comme une parturiente :

MARACUJA : Et si je ramenais un p’tit orang-outang dans mon tiroir, qu’est-ce qu’il en dirait mon tonton préféré ?

MONSIEUR MALAUSSÈNE (un verre d’eau à la main, trinquant à ma santé) : À la tienne, vieux père, ça coule ! On a trouvé la nappe phréatique à soixante-dix-huit mètres, c’est relativement peu profond. Je te dis pas la fiesta ! Tout le village était là. Ils ont bu comme si on avait percé le tonneau. On dirait qu’ils sont complètement stone.

C’EST UN ANGE (voix paisible, comme les dunes de sable qui, derrière lui, gondolent l’horizon) : Je n’ai rien à te dire aujourd’hui, mon bon oncle ; comme tu vois (il me montre le sable), je suis désert.

Pourquoi me manquent-ils tant, ces sacs d’illusions ? Partir semer « le bien » aux trois coins du monde, je te demande un peu… Comme leur enfance a glissé vite sur notre Vercors de silex et de vent ! Auraient-ils grandi plus lentement si nous avions passé tous nos étés à Belleville ou si je les avais emmenés s’agiter dans un quelconque shaker à touristes ?

D’un autre côté, est-ce une heure pour se poser ce genre de questions ?

Dormons.