Georges Lapietà s’était réveillé dans une pièce étanche aux sons, murs et plafond capitonnés, porte de coffre-fort parfaitement verrouillée, le tout flottant dans une pâle lueur de néon. Une paupière s’ouvrant après l’autre, il avait observé les alentours en laissant se dissoudre le nuage qui lui embrumait l’esprit.
– J’ai vu un orang-outang se réveiller comme ça, au Jardin des Plantes, chuchota Maracuja à l’oreille de Tuc. On lui avait fait une injection de médétokétamine avant de le soigner.
Une fois la brume tout à fait dissipée et la situation parfaitement évaluée, Lapietà s’était dit, bien sûr, qu’on l’observait. Il avait eu un sourire las.
– C’est quoi, cette pièce ? Un studio ? De radio ? Un truc du genre ? Vous m’écoutez, alors ? Eh bien puisque vous m’écoutez, on va causer !
Et il s’était mis à parler.
– Bon, je ne sais pas à quel type de crétins je m’adresse mais je vais vous réciter votre catéchisme.
Huit oreilles écoutaient cette voix qui reprenait du poil de la bête.
– Pour commencer, article 224-1 du code pénal : arrêter une personne sans ordre des autorités constituées, la détenir ou la séquestrer : vingt ans de réclusion criminelle ! Vingt ans de placard, vous m’avez entendu ?
Non seulement Mara, Sept, Mosma et Tuc entendaient Georges Lapietà, mais ils l’enregistraient et le filmaient.
– Toutefois, selon les deux premiers alinéas de l’article 132-23, si la personne séquestrée est libérée avant le septième jour, la peine est réduite à cinq ans et l’amende à soixante-quinze mille euros. Un tarif dégressif, en quelque sorte. Une remise pas négligeable.
– Pas stressé pour deux sous, dis donc, fit observer Mosma.
– Je peux même te dire qu’il doit prendre un pied féroce, souffla Tuc.
– J’ajoute à titre personnel, continuait Lapietà, que si vous me relâchez maintenant et que je ferme ma gueule, il ne vous arrivera rien.
– Ça, c’est la carotte, murmura Sept.
– Mais si vous me restituez en mauvais état, une couille en moins ou dans un fauteuil roulant, ça passe à trente ans. Je suis comme l’or, moi, moins il en reste, plus c’est cher.
– T’as pas dû te faire ièche avec un père pareil dans ton enfance, observa Mara.
– On s’est bien amusés, oui, admit Tuc. J’ai juste manqué un peu de silence.
– Ah ! s’exclama Lapietà comme s’il comblait un petit oubli, j’imagine que c’est important pour vous, ça aussi, écoutez bien : si l’otage est détenu pour obtenir une rançon, l’article 224-1 vous punit de trente ans de réclusion criminelle.
– Attends, il connaît le code pénal par cœur ?
– Dans son cas, c’est un bagage nécessaire, confirma Tuc.
– Notez, si vous récupérez une rançon suffisamment copieuse et que vous placez votre pognon judicieusement, continuait Lapietà, les intérêts peuvent peser lourd à votre sortie de cabane.
Un temps.
– D’ailleurs, je m’y connais un peu en placements, je pourrais vous donner un coup de main, moyennant commission bien sûr.
Encore un temps.
– D’un autre côté, l’argent est volatil au jour d’aujourd’hui, va savoir ce qu’il vaudra dans trente ans…
C’Est Un Ange eut tout à coup le soupçon que leur otage parlait ad hominem.
– Il arriverait presque à me faire peur. Tu es sûr qu’il ne nous voit pas ?
– C’est son truc, le rassura Tuc, il a toujours parlé aux gens comme s’il les avait vus naître. Qu’il te connaisse ou pas, aucune importance, de toute façon, à part ma mère, il ne voit personne. Tu serais devant lui qu’il ne te verrait pas davantage.
Il ajouta :
– Et pourtant il reconnaît tout le monde. C’est ce qu’on appelle une intelligence politique.
– Si j’étais mineur, continuait Lapietà, ça vous vaudrait perpète : article 224-5. Mais ils n’ont prévu aucune majoration pour les vieux. Tout pour les jeunes, comme d’hab’. Saloperie de jeunesse !
– Il est incapable de ne pas s’amuser, expliqua Tuc. C’est ce que ma mère adore en lui.
– Attendez, conclut Lapietà, je vous ai gardé le meilleur pour la fin, l’article 224-5-2 : lorsque l’enlèvement est commis en bande organisée, les peines sont portées à un million d’euros par tête et c’est perpète pour tout le monde.
Silence. Puis :
– Allez, ne faites pas la gueule, je m’arrangerai pour que vous partagiez la même cellule. (Ici, il imite une dispute entre les complices :) Enlever Lapietà, c’est pas toi qui as eu cette idée à la con, peut-être ? Arrête, tu sais très bien que c’est ta faute si ça a merdé ! Avec ce genre de conversation pendant trente années incompressibles, vous n’allez pas vous ennuyer, mes amis…
*
– C’est moi, qu’il commence à ennuyer, dit Verdun en coupant le dictaphone. J’écouterai le reste seule.
Silistri demanda :
– Comment les gosses ont-ils fait pour tromper Malaussène avec leurs skypes ?
– Ça ne doit pas être un problème pour Sept, répondit Verdun. C’est lui qui m’a tout appris en matière d’informatique.
– Ils ont un studio d’enregistrement dans leur planque, expliqua Titus. Avec décors, costumes, projections de paysages et tout ce qu’il faut. Verdun a raison, Sept est le roi de l’incruste, un as de la transparence. Sur un écran il peut te faire croire n’importe quoi, qu’il pêche le saumon au pôle Nord ou qu’il bronze au milieu du Sahara. Quand je suis arrivé, Mara était habillée en robe thaïe. Elle venait de skyper avec Benjamin.
Un temps, il ajouta :
– Benjamin qu’ils ne veulent pas inquiéter, soit dit en passant.
Il hochait une tête qui n’en revenait pas.
– Oui, le plus dingue c’est qu’ils kidnappent un mec du calibre de Lapietà en souhaitant réellement ne pas inquiéter Benjamin !
Question de Silistri :
– Et comment comptaient-ils le libérer, ces petits cons ?
– Comme ils l’ont enlevé, en l’endormant et en le déposant incognito quelque part. Tuc suggérait les bords de Marne. Avec sa canne à pêche et son bermuda, ça lui aurait fait un réveil impressionniste. Ensuite, Mara, Sept et Mosma auraient fait semblant d’arriver dans leurs aéroports respectifs. Ils se sont même fait des UV dans leur planque, genre retour des tropiques. Tu verrais Mara ! Benjamin a promis à Mosma d’aller le chercher à Roissy, lundi soir.
Curieusement ces nouvelles anodines alourdirent le silence qu’avaient installé les nouvelles désastreuses.
Le capitaine Adrien Titus leva un œil égaré sur Verdun :
– Qu’est-ce qu’on fait, madame la juge ? On les arrête ou on les sort de là ? On les planque jusqu’à la remise de la rançon ?
Verdun fit non de la tête.
– Il n’y aura pas de remise de rançon.
Elle revit nettement l’abbé Courson de Loir debout devant Notre-Dame : « La Charité ne saurait se nourrir de l’argent du crime ! » Elle revit les yeux flamboyants de l’Abbé.
– L’Abbé refusera de toucher cette rançon. Question de principe.
C’était donc ça, ces images à répétition pendant l’interrogatoire de Balestro : une invasion malaussénienne ! Verdun revit la buse jouer au Saint-Esprit et réentendit la phrase qui avait éclos dans sa tête : « Tu vas voir qu’elle va piquer le chèque, cette conne ! » Du Maracuja tout craché. Comme s’ils m’envoyaient des signaux du fond de leur planque, se dit-elle. Verdun ne croyait pas aux messages subliminaux et pourtant il fallait bien admettre que pendant l’interrogatoire de Balestro son esprit avait été saturé de phrases familiales : « Trop balaise, Balestro ! » Ça, c’était du Mosma. Monsieur Malaussène parlait la langue de son père et de son oncle Jérémy, cette branche lexicale de la famille. Jouer avec les mots… Prendre le langage pour un jeu… Et quelle langue parlait C’Est Un Ange ? Depuis toujours, il semblait à Verdun que Sept ne parlait pas. Il modulait plutôt. Son premier cri avait été une sorte de chant. Un chant si protecteur et pourtant si vulnérable… comme ces mélopées de baleines qui, paraît-il, apaisent la famille sur toute la surface des océans et dans leurs plus obscures profondeurs… Sept le consolateur… Sept était le fils de Clara et de Clarence*, aucun doute là-dessus.
Verdun entendit – venue de très loin – la voix de Titus :
– Verdun !
Relayée par celle de Gervaise :
– Verdun…
On était habitué aux longues plages de silence où Verdun se perdait. On la sortait rarement de ces comas ; c’était s’exposer à rallumer le regard du bébé qu’elle avait été.
Gervaise insista pourtant.
– Verdun, il faut prendre une décision.
Lentement, elle revint à eux.
– Titus, demanda-t-elle, comment s’appelle ce jeune chauffeur avec lequel tu as travaillé, ces jours derniers ?
– Manin.
– Débrouillard ?
– Pas manchot.
– Discret ?
– Je lui ai donné quelques leçons. Il assimile vite.
– Dis-lui de se procurer une camionnette qui puisse embarquer tout ce monde, retourne à la Défense et ramène-moi la bande au complet. Ici, à la boulangerie. Joseph, dit-elle à Silistri, accompagne-les, je serai plus tranquille.
– Et Lapietà ?
– Oh ! celui-là…
À croire qu’en un quart de seconde elle venait de relire tout le dossier Lapietà.
– Celui-là, je le veux avec eux.