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Le plus fort, c’est que je n’ai rien su de tout ça. Je n’en parle ici qu’a posteriori. Consigne de C’Est Un Ange : Il ne faut rien dire à Benjamin. Approbation de Thérèse : Tout à fait d’accord, il a suffisamment écopé dans sa jeunesse. (« Écopé », c’est paraît-il le mot qu’elle a employé.) Monsieur Malaussène a suivi le mouvement : Et puis il a assez d’emmerdes comme ça avec ses vévés ! Maracuja a tout simplement décrété qu’elle se tuerait si j’apprenais quoi que ce soit. Et Verdun l’incorruptible, Verdun elle-même a donné sa bénédiction à cette gigantesque menterie familiale. Tout le monde savait dans ma tribu. Clara savait, Louna savait, Jérémy savait, Le Petit (qui me dépasse d’une bonne tête) savait, Gervaise, Ludovic, Théo*, Hadouch savaient, tout le monde savait sauf moi. Même Julie l’a su ! De la bouche de Gervaise. Il semblait à Gervaise qu’en parler à Julie c’était lui confier une vérité qui me revenait de droit, mais qu’on devait me la servir plus tard, quand je serais apte à la digérer. Où Gervaise traçait-elle la frontière de cette aptitude ? À la veille de ma mort ? Quelle idée se faisait-elle de ma capacité à encaisser les faits ? Et pourquoi diable Julie, si réaliste (Benjamin, nous sommes une somme d’intentions et d’actes, rien d’autre ; le nier c’est devenir fou !), a-t-elle marché dans la combine ? Autant de questions qui ont empoisonné bon nombre de mes nuits. Je me disais, on cache la vérité aux enfants parce qu’ils sont trop jeunes et aux vieillards parce qu’ils sont trop vieux. Or, je pouvais difficilement me classer dans la première catégorie.

Bref.

Quant à la façon un tantinet brutale dont j’ai moi-même appris ladite vérité, elle m’aurait été épargnée si les miens me l’avaient administrée par les voies naturelles.

Mais c’est une autre histoire.

Ça intervient plus loin.

Au point où nous en sommes, donc, je ne sais rien. C’est le lendemain de la fusillade, et je ne sais rien.

*

En entendant la rafale, Maracuja s’est laissée tomber, molle comme un chiffon, entre les mains de l’homme qui croyait bien la tenir. Surpris lui aussi par les détonations, l’homme a desserré son étreinte un quart de seconde. Suffisant pour que Mara lui glisse entre les doigts. En roulant sur les marches de fer elle a fauché les jambes de ses deux cousins qui ont suivi le mouvement malgré eux. Tous les trois ont dégringolé jusqu’en bas de l’escalier, leur sac-poubelle sur la tête. L’encagoulé qui poussait les garçons est resté sur ses jambes. Il y voyait, lui.

– On les fume ! a gueulé celui qui était en haut des marches.

Les deux ont dégainé mais l’épaule du premier a été touchée par la balle de Titus et son arme lui a échappé. L’autre est monté à la rescousse.

– Merde, regarde, ils ont eu Gérard !

Riposte.

Contre-attaque.

– On s’arrache !

Courir, cassés en deux jusqu’à leur voiture. Ça ricochait de partout. Béton éraflé, étincelles, miaulement des balles. Au moment où ils atteignent la voiture, un cinglé court vers eux en défouraillant des deux mains.

– Mon pied ! Putain, mon pied !

Juste avant de claquer la portière, celui qui a une balle dans l’épaule s’en prend une autre dans le pied. Y a des jours comme ça…

Contact.

Rugissement.

Ça a duré quoi ? Vingt secondes peut-être. Aucune voiture, aucun témoin… Et un tel silence, soudain !

En bas, la fille aux poignets fins s’est défaite de ses liens. Elle a arraché son sac-poubelle. Avant même de libérer les cousins, elle s’est jetée sur le pistolet qui a rebondi jusqu’en bas des marches et elle s’est mise en batterie, son arme pointée vers la sortie, là-haut.

Sur l’esplanade Titus n’y est plus que pour Silistri :

– Joseph ! Joseph !

Manin saute du combi VW, il fonce vers l’escalier. Trois coups de feu l’accueillent. Deux des trois balles font mouche. Une balle traverse l’épaulette gauche du cachemire, l’autre en coupe la ceinture. Manin sent une brûlure contre sa hanche. Tout juste le temps de se jeter sur le côté. Il ne riposte pas, bien sûr. Il gueule juste :

– Cessez le feu on est des keufs ! Des vrais, cette fois !

– Et ta sœur ? répond Maracuja. Montre-toi, vrai keuf, allez, amène-toi !

– Putain, Mara, je suis avec ton parrain !

De s’entendre prénommée par cette voix qu’elle ne connaît pas intrigue Maracuja. L’évocation du parrain aussi. Mais parrain n’a pas le temps. Parrain a dégagé la herse et chargé Silistri dans sa voiture. En passant devant Manin, parrain hurle juste :

– Emmène-les aux Fruits de la passion !

– Aux quoi ?

Monsieur Malaussène prend le relais :

– Aux Fruits de la passion, t’inquiète, on connaît.

Maracuja a baissé son arme. Elle libère ses cousins. Manin, là-haut, pointe son nez très prudemment.

Trente ans d’amitié perdent leur sang sur la banquette arrière de Silistri.

– Ne pars pas, Joseph, attends-moi, nom de Dieu !

*

Maracuja, C’Est Un Ange et Monsieur Malaussène avaient donc failli se faire abattre la nuit précédente, ils étaient cachés aux Fruits de la passion, et je ne le savais pas. Silistri était entre la vie et la mort et je ne le savais pas. Julie, qui ignorait tout elle aussi, m’avait déposé à la gare TGV de Valence avant d’aller retrouver le vieux Coudrier pour l’aider dans ses travaux d’écriture. Je m’apprêtais à accueillir les enfants, censés revenir des bouts du monde. Après-demain j’irais chercher Monsieur Malaussène à Roissy ! Bonnes nouvelles qui atténuaient la perspective déprimante de ma rentrée professionnelle. Le Vercors et Robert me manquaient déjà mais les enfants allaient revenir. Mes vévés me fatiguaient par avance mais j’allais retrouver Mosma, Sept et Mara. Vivre c’est passer son temps à remplir les deux plateaux de la balance.

J’étais assis dans le TGV, prêt à jeter un œil paresseux au journal du jour. Cette manie qu’a Julie de me faire acheter la presse chaque fois qu’elle me flanque dans un train !

– Le paysage me suffit largement, Julie.

– Un coup d’œil sur le paysage social ne te fera pas de mal.

L’affaire Lapietà faisait la Une. Pas seulement de mon journal mais de tous les journaux de la rame, toutes tendances confondues : « LE MANIFESTE DES RAVISSEURS ». En lettres considérables. Curiosité émoustillée, les voyageurs se reportaient à la page où s’étalait ledit manifeste. Moues scandalisées, commentaires vengeurs (mais que fait la police ?)… Rares, les sourires. C’est le genre de texte à la lecture duquel chacun prend ses mensurations. Moi, je me disais que ça ressemblait à une pétition d’étudiants (un type d’étudiants dont on croyait le moule cassé depuis une trentaine d’années). La référence au préambule de la Constitution de 46 me touchait. Le couplet sur l’opposition charité / solidarité retint mon attention. L’idée de faire supporter à notre gouvernement prétendument socialiste « le ridicule du premier enlèvement caritatif de l’histoire de notre justice » m’amusait. Le happening sur le parvis de Notre-Dame était prometteur. Seulement, me disais-je, si les auteurs de cette farce se font gauler – ce qui me paraissait inévitable –, ils vont salement morfler. En période de grande lâcheté on fusille les joyeux intrépides. Cette perspective suffit à me faire retourner au paysage. Là-bas, à mon est, le massif du Vercors défilait comme un adieu. Je repensais aux injonctions d’Alceste : « Le vrai courage, Malaussène, c’est de redescendre dans la vallée. Se farcir l’Homme, voilà le sacrifice absolu ! »

Eh bien nous y étions.

Planqué juste derrière moi entre mon siège et la cloison du wagon, Julius faisait le mort. L’aptitude de ce chien à s’effacer n’est pas le moindre de ses dons. Il est des circonstances où Julius disparaît complètement. Parmi elles les voyages SNCF. Aplati comme une crêpe il se fond dans le gris de la moquette. Invisible, le chien. Tout juste s’il respire. En conséquence, pas de supplément à payer. Ne reste que son odeur. Généralement, on me l’attribue. Du coup, pas de voisins non plus. Sauf ce soir-là. Le gars qui était assis à côté de moi ne semblait pas du tout incommodé. C’était un grand costaud, tatoué, cheveux gris, nuque raide et rase, peau tannée, profil d’aigle, œil fixe, blouson de cuir. La soixantaine inoxydable. Devait trimballer sa Harley-Davidson dans sa valise. Curieusement, il avait des mains d’enfant et une Légion d’honneur punaisée à son blouson. Lui aussi s’était plongé dans la lecture du manifeste. Il lisait sans moufter. Il n’essayait pas d’engager la conversation. Ce qui convenait à mon désir de paysage.

Lequel paysage, passé la frontière de la Drôme, m’endort toujours.

Roupiller dans le train, au cinéma, au théâtre ou en lisant est une volupté dont je ne me prive jamais.

Ce ne fut pas le contrôleur qui me réveilla, mais un éblouissement. Ça crépitait autour de moi. Flash sur flash. Un véritable peloton d’exécution. Je me suis réveillé en sursaut, la main devant les yeux. Mon cœur battait l’alerte. Mon voisin me prit le bras :

– Excusez-les, mon fils, c’est pour moi.

Mon fils ?

En effet, c’était lui que fusillait la meute des photographes.

– Monsieur l’Abbé, regardez par ici !

– Un sourire, monsieur l’Abbé !

– Ici, l’Abbé, ici !

Jusqu’à ce que se pointe une équipe de télé.

– Tirez-vous, les paparazzi, laissez-nous bosser, maintenant !

Une caméra, une bonnette comme un blaireau empalé, un présentateur archi connu dont j’avais oublié le nom mais qui prononça celui de l’abbé.

L’abbé Courson de Loir, nom d’un chien !

En personne.

Et en seconde classe.

Pas reconnu, je dois dire. J’avais dû voir sa photo une ou deux fois dans ma vie.

PRÉSENTATEUR : Alors, demain, sur le parvis de Notre-Dame, cette rançon, monsieur l’Abbé ?

COURSON DE LOIR (voix grondante de métro souterrain) : Le parvis de Notre-Dame fut une scène médiévale, ce n’est pas une raison pour en faire un cirque contemporain.

PRÉSENTATEUR : Est-ce à dire que vous n’y toucherez pas le chèque de la rançon ?

COURSON DE LOIR : Ni là ni ailleurs. La Charité ne saurait se nourrir de l’argent du crime. (Oui, la phrase exacte dont Verdun m’affirmera plus tard qu’elle avait résonné dans sa tête pendant l’interrogatoire de Balestro.)

PRÉSENTATEUR : Refuser la rançon n’est-ce pas hypothéquer dangereusement la libération de Georges Lapietà ? Voire menacer sa vie ?

COURSON DE LOIR : C’est surtout ne pas me comporter en complice de ceux qui l’ont enlevé. Vous trouvez que j’ai une tête de receleur ?

PRÉSENTATEUR : Dès lors, comment imaginez-vous la suite des événements ?

COURSON DE LOIR : Je laisse à la police le soin de l’imaginer.

PRÉSENTATEUR : Mais…

COURSON DE LOIR : Fin de l’interview. Maintenant faites la quête parmi votre équipe et dans le reste de la voiture, j’ai mes œuvres.

Le présentateur rit jaune. Au lieu d’aller quêter, il s’adressa à moi, qui gardais obstinément les yeux rivés sur la campagne filante. Il me colla la bonnette sous le nez. Je reçus sa question sous une douche de lumière.

– Et vous monsieur, que pensez-vous de l’affaire Lapietà ?

Merde alors !

Lui répondre que je n’en pensais rien ? Que je refusais d’y penser ? Que je préférais paysager ? Que ma sœur était la juge d’instruction préférée de l’otage ? Le prier de remballer son attirail et d’éteindre son projo, qu’il m’éblouissait et que je haïssais la télé ? C’est évidemment ce que j’aurais dû faire. Au lieu de quoi, je m’entends encore répondre :

– Je pense aux familles.

PRÉSENTATEUR : Aux familles ? À la famille Lapietà ? Aux familles des otages en général ?

MOI : Plutôt à celles des ravisseurs. Pour l’instant elles ignorent sans doute ce qu’ont fait ces jeunes gens mais ce sera terrible pour elles quand ils se feront prendre, ce qui me paraît inévitable.

PRÉSENTATEUR : Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit de jeunes gens ?

MOI : Le contenu du manifeste ! Connaissez-vous un seul adulte, surtout parmi nos politiques, capable de témoigner aujourd’hui d’un tel degré de conscience sociale ?

Mais ta gueule, pauvre con ! Qu’est-ce qui te prend ? Ferme-la ! N’oublie pas que tu t’en fous. Tu te prends pour Alceste ou quoi ? Auprès de qui cherches-tu à en installer ?

En fait, je me suis surpris à ne pas pouvoir m’empêcher de répondre ! Comme n’importe quel abruti sous le nez duquel on tend un micro. J’étais français, quoi. J’avais mes opinions, quoi. C’était la télé, quoi.

Flairant une polémique possible, le présentateur revint à Courson de Loir.

PRÉSENTATEUR (ironique) : Monsieur l’Abbé, qu’en pensez-vous ? Compatissez-vous au sort des preneurs d’otages, vous aussi ?

Courson de Loir, qui s’était replongé dans son journal, le rabattit brutalement.

– La quête, je vous ai dit ! Et, pour votre pénitence, dans toutes les voitures de la rame !