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J'entre donc dans ce bar pour ne pas manquer de récupérer ma valise, avec tout son contenu béni, comme si, tel Joe Lewis, le comédien, je pouvais essayer d'emporter mes affaires au ciel, avec moi ; tant que vous êtes en vie, sur la terre, même les poils que votre chat a laissés sur vos vêtements sont bénis ; et après cela, on pourra tous ensemble regarder les dinosaures, bouche bée, lèvres écartées ; bon, voilà donc ce bar et j'y entre, je bois un coup, et repars en arrière, franchissant deux portes pour trouver enfin ma valise attachée à une chaîne.

Les employés ne disent rien ; je prends ma valise et la chaîne tombe. Des élèves officiers de marine, occupés à prendre leur billet, me regardent, l'œil rond, soulever cette valise. Je leur montre mon nom écrit sur une plaquette noire, près de la serrure. Mon nom Je sors, avec.

J'emporte la valise au bar de Fournier et la pose dans le coin ; et je m'assois au comptoir en tâtant du bout des doigts le ticket de chemin de fer. J'ai deux heures devant moi. Boire. Et attendre.

Le nom de l'établissement : Le Cigare.

Fournier, le patron, entre ; il n'a que trente-cinq ans. Il saute sur le téléphone et je l'entends dire : « Allô, oui, cinq, ouais, quatre, ouais, deux, bon », bang, il raccroche. Je comprends qu'ici le turf est roi.

Ah, alors je lance joyeusement :

« Eh bien, à votre avis, qui c'est le meilleur jockey d'Amérique aujourd'hui, hein ? »

Comme si ça les intéressait !

« Turcotte, je crie d'une voix triomphante. Un Français. Vous l'avez pas vu gagner ce Preakness ? »

Preakness, Bizness, z'en ont seulement jamais entendu parler. Eux, ils ont le Grand Prix de Paris, qui les intéresse bien davantage, sans parler du Prix du Conseil municipal, et du Prix Gladiateur, et ils ont les pistes de Saint-Cloud et de Maisons-Laffitte, d'Auteuil et de Vincennes ; et je reste bouche bée, songeant à l'immensité de ce monde, telle que les turfistes, et encore moins les joueurs de billard, ne peuvent même pas se tenir les coudes

Mais Fournier est vraiment chic avec moi. Il dit :

« Nous avons eu la semaine dernière deux Canadiens français dommage que vous étiez pas là, ils ont laissé leurs cravates au mur : vous les voyez ? Ils avaient une guitare, et ils chantaient tralala ; ils se sont drôlement amusés.

– Vous vous rappelez leurs noms ?

– Du tout. – Mais vous, zavez un passeport américain, Lebris de Kérouac, vous dites, et vous êtes venu là pour retrouver les traces de votre famille ; pourquoi vous quittez Brest dans quelques heures ?

– Eh bien... à votre avis.

– Y me semble que si vous vous êtes donné la peine de venir jusqu'ici, avec tout le dérangement ksa vous a causé, en passant par Paris et les bibliothèques, comme vous dites, maintenant que vous zêtes là, ce serait dommage de ne pas au moins appeler au téléphone et aller voir un des Lebris mentionnés dans l'annuaire. – R'gardez, y en a des douzaines là-dedans. Lebris, le pharmacien, Lebris l'avocat, Lebris le juge, Lebris le grossiste, Lebris le restaurateur, Lebris le libraire, Lebris le capitaine au long cours, Lebris le pédiatre.

– Y a ty un Lebris qu'est un gynécologiste et qui aime les cuisses des femmes ? que je gueule, et tout le monde dans le bar, y compris la serveuse de Fournier, et le vieux qui est assis sur le tabouret à côté de moi, tout le monde, dis-je, se met à rigoler.

– Non mais, blague à part, Lebris le banquier, Lebris du tribunal, Lebris le croque-mort, Lebris l'importateur...

– Appelez Lebris le restaurateur au téléphone, et je vous donne ma cravate. »

Et j'enlève ma cravate bleue en rayonne tricotée et j'ouvre mon col de chemise, comme chez moi.

« J'y comprends rien à ces téléphones français », j'ajoute et j'ajoute encore, intérieurement cette fois : (« Mais toi, sûrement que t'en connais un rayon », parce qu'il me rappelle mon grand copain, en Amérique, celui qui reste assis sur le bord de son lit de la première course jusqu'à la dernière, sèche au bec, mais pas une longue cigarette romantique à la Humphrey Bogart, non, c'est seulement un vieux mégot de Marlboro tout brun et déjà fumé de la veille, et il est si bien collé au téléphone qu'il serait bien capable de happer les mouches si elles ne s'éloignaient pas de là ; il décroche le téléphone, lui laissant à peine le temps de sonner, et déjà, il y a quelqu'un qui lui parle au bout du fil . « Allô Tony ? Ça sera quatre, six et trois, pour cinq dollars. »)

Qui aurait jamais cru que, lancé à la recherche de mes ancêtres, j'aurais échoué chez un « book » de Brest, Ô Tony, frère de mon ami ?

Bref, voilà Fournier qui prend son téléphone et qui parle à Lebris, le restaurateur. Et je dois user de mon français de derrière les fagots pour me faire inviter ; il raccroche, lève les deux mains en l'air et dit :

« Là, allez voir ce Lebris.

– Où sont les Kérouac d'autrefois ?

– Sans doute en Cornouaille, à Quimper, quelque part dans le Finistère, au sud de Brest : il vous le dira. Mon nom est breton aussi, pourquoi se monter la tête ?

– Bah, c'est pas tous les jours.

– Mais si, plus ou moins. Excusez-moi » – le téléphone sonne – « et reprenez votre cravate. Elle est très jolie.

– C'est un nom breton, Fournier ?

– Bah, 'turellement.

– Enfin, bon Dieu, je beugle, voilà qu'ils ont tous un nom breton, tout d'un coup ! Havet. – Lemaire. – Gibon. – Fournier. – Didier. – Goulet. – Levesque. – Noblet. – Où sont le vieil Halmalo, et le vieux marquis de Lantenac, et le petit prince de Kérouac, Ciboire, j'pas capable trouvez ça,

– C'est exactement comme les chevaux, dit Fournier. Non ! les hommes de loi au petit béret bleu ont changé tout ça. Allez voir M. Lebris. Et n'oubliez pas, si vous revenez en Bretagne, et à Brest, rappliquez ici avec vos amis, votre mère, et vos cousins... Mais maintenant, le téléphone sonne, excusez-moi, monsieur. »

Alors moi, je sors, et je descends la rue de Siam en plein jour, avec à la main cette valise qui pèse au moins une tonne