Préface
Marc de Smedt
Histoire zen : deux moines cheminent dans la campagne en direction de leur monastère. Ils arrivent devant une rivière que des pluies récentes ont gonflée. Le passage à gué, facile d’habitude, s’est transformé en un torrent tumultueux. Sur la berge, une jeune femme leur demande : « J’ai peur de traverser, pouvez-vous m’aider ? » Un des moines tend son baluchon à l’autre et fait grimper la fille sur ses épaules. Prudemment, ils traversent le flot, sans encombre. Arrivés sur l’autre rive, la jeune paysanne les remercie d’un grand sourire et prend la route du village. Les deux moines continuent leur chemin. L’un sifflote, regarde la nature qui s’éveille au printemps, admire les ombres et les lumières, écoute le chant des oiseaux ; l’autre a l’air renfrogné et perdu dans ses pensées. « Ah ! se réjouit le premier, nous voilà enfin rendus ! Mais tu en fais une tête, tu digères mal ? » Et l’autre d’éclater : « Tu as fait le vœu de ne plus toucher de femmes et tu as osé porter cette fille ! » Le regardant calmement, le moine répond à son compagnon : « Ah ! c’était donc cela. Mais tu vois, moi j’ai juste porté la jeune femme pour l’aider à traverser la rivière, tandis que toi, tu l’as portée sans cesse jusqu’ici ! »
Pourquoi, dans ce livre consacré au couple intérieur et au féminin de l’être, raconter cette histoire ? D’abord parce que ce conte me semble très symbolique : la jeune fille dans le rôle de la faible femme, le chevalier servant au cœur pur, le méchant psycho-rigide à la vision étriquée, les trois caractères sont typiques. On pourrait intervertir les sexes et nous aurions un beau jeune homme blessé, une nonne au grand cœur qui va le secourir et la marâtre frustrée qui rumine et lui reproche amèrement de s’être intéressée à ce mâle, danger en puissance. Voici délimitées de grandes fonctions archétypales. Mais ce qui me paraît le plus important, c’est la chute : celle-ci fait bien la différence entre l’action juste, positive, claire, efficace, accomplie dans la liberté du don, et la même action, rêvée, ressassée, machouillée et retournée par un cerveau enfiévré. D’un côté, conscience et présence ; de l’autre, égarement mental et confusion, aveuglement. Ici, on est dans l’acte vécu, assumé, dépassé ; là, on se perd, on se noie dans nos pensées. Or, qu’il s’agisse du féminin ou du masculin dont vont si bien parler nos auteurs, le problème reste le même : où nous situons-nous ? Dans la clarté de la conscience ou dans son obscurité ?