La quête du Graal
Rencontre avec Jean Markale
La quête du Graal, la coupe mystique, ne peut se faire sans l’aide de la lumière du féminin : les chevaliers n’étaient point dupes, eux qui faisaient allégeance à leurs dames. L’auteur de La Femme celte, spécialiste incontestable des civilisations celtiques, nous dit comment se vivent en lui les mythes de notre Extrême-Occident.
Question : Comment avez-vous vécu l’émergence de votre féminin intérieur ?
Jean Markale : C’est difficile à exprimer. Je n’ai pas vraiment pris conscience de ce féminin intérieur, j’en ai plutôt vécu l’émergence d’une façon sensible. J’ai reçu une éducation qu’on peut qualifier de « machiste », comme tous les garçons de ma génération, et je ne pouvais pas refuser ce féminin. À force d’entendre : « Sois un homme, mon fils », on accepte difficilement les composantes féminines qu’on décèle en soi. C’est vers dix-huit, vingt ans que je me suis aperçu, à travers les poèmes que j’écrivais et les articles que je commençais à publier, que j’affirmais une virilité fortement agressive, et cela m’a choqué. J’ai alors tourné mes regards vers la poésie féminine pour y trouver un contrepoids. J’ai compris que mon regard sur le monde était trop intellectuel, trop scientifique, et qu’il me manquait une connaissance sensible des êtres et des choses : ce fut pour moi une révolution intérieure de me pencher sur une fleur pour n’en savourer que la beauté et le parfum, de m’adosser à un arbre pour en sentir la force, de m’asseoir sur des rochers au bord de la mer pour simplement me perdre dans la contemplation des flots, m’engloutir en eux. J’ai compris à ce moment-là qu’il y avait une part féminine en moi et que si je voulais m’enrichir, il fallait que je développe cet aspect.
Plus tard, pendant mes études, j’ai été très frappé par la quantité de mots que nous utilisons au masculin alors que ces mêmes mots sont au féminin dans d’autres langues. Par exemple dans les langues celtiques et germaniques, le soleil est au féminin et la lune au masculin. Puis je me suis mis à réfléchir au sens des mythes. Je prétends que nous réactualisons les mythes dans nos vies. Je me suis aperçu que les mythes fondamentaux révélaient une situation antérieure où la femme n’était pas rejetée dans l’ombre, où elle était admise dans sa véritable personnalité. Personnalité qui n’est pas parvenue à maturité dans la réalité parce qu’on l’a brimée. On a brimé cette personnalité non seulement chez la femme mais également chez l’homme.
On vous connaît aujourd’hui grâce à vos nombreux ouvrages sur les mythes tels que Tristan et Iseut, Lancelot et Guenièvre, les récits de l’amour courtois, etc. Quel est le lien subtil entre Jean Markale et Tristan ou Lancelot ? Y a-t-il un lien entre certaines images féminines mythiques et votre nature féminine ?
Oui, c’est vrai, j’ai exprimé ma féminité en faisant revivre des personnages mythiques. Je ne suis pas déiste, me contentant de croire à l’existence d’une entité divine inconnaissable. Je serais plutôt « théiste », c’est-à-dire que j’ai besoin d’une représentation concrète de cette divinité. Or cette divinité, présente en moi, ne peut être que féminine : c’est l’image de la grande mère universelle, celle que je nomme volontiers la « Déesse des commencements ». Elle doit donc revêtir diverses formes, selon les cas. En l’occurrence, puisque je me suis très tôt intéressé aux romans dits de « la Table ronde », je ne pouvais manquer d’être fasciné par le personnage de la fée Morgane. Elle est devenue au cours des ans mon héroïne favorite, une sorte d’objet de méditation et de concentration capable de cristalliser mes fantasmes, d’être le réceptacle de toutes mes projections. Selon le récit du XIII e  siècle, Morgane était « la plus chaude et la plus luxurieuse de toutes les femmes de la Bretagne ». Ce qui n’est pas fait pour me déplaire. Morgane est en effet l’incarnation mythologique fondamentale de la femme libre et sensuelle, intelligente, pourvue de toutes les connaissances exotériques ou ésotériques, magicienne, prophétesse, multiforme, etc. Elle est la beauté et la féminité dans toute sa plénitude.
Racontez-nous cette histoire d’amour entre Morgane et votre féminin…
C’est une longue histoire d’amour répartie sur toute ma vie, dont les étapes ont été marquées par les femmes que j’ai rencontrées, que j’ai aimées ou que j’ai cru aimer. Quand j’étais jeune, ce n’était pas Morgane qui me hantait, mais Iseut, la femme inaccessible, l’épouse du roi Mark de Cornouailles. Je me sentais donc Tristan. Curieusement, j’ai pratiqué sans le savoir une ascèse analogue à celle du tantrisme oriental (avec, en plus, le jeu de mots entre Tristan et tantrisme !). Je ne connais rien aux doctrines hindouistes ou bouddhistes, je ne cherche pas à les connaître, car j’ai assez à faire avec l’Extrême-Occident. Ce n’est pas du mépris ou du rejet, c’est de la constatation qu’il est inutile de chercher ailleurs ce qui existe chez soi. Cela dit, je dois avouer que j’ai été tantrique sans le savoir. Je me suis aperçu que je n’étais rien sans Iseut, qu’Iseut était la « Femme-Soleil » dont les rayons donnaient force et puissance à l’Homme-Lune qu’est Tristan. Tout cela est contraire à l’opinion courante qui veut que la femme ne soit rien si elle n’est pas sous la dépendance d’un « mec », celui-ci lui donnant son nom, son état civil, bref, sa personnalité.
Or mon expérience personnelle m’a prouvé le contraire : je n’existais pas tant que je n’étais pas reconnu par une femme. Il faut dire que, abandonné par ma mère, j’ai été élevé par ma grand-mère. Cet abandon a constitué pour moi une blessure : je n’ai pas été reconnu en tant que personne par ma mère et je n’ai eu de cesse de trouver « une mère » pour me faire reconnaître par elle. Je ne saurais étendre aux autres cette expérience purement personnelle, mais cela fait réfléchir. Il fallait que je compense ce manque de présence féminine jeune et désirable (tout garçon doit être amoureux de sa mère) par une projection fantasmatique de cette féminité. Et à travers Iseut l’inaccessible, j’en suis arrivé à Lancelot le beau et viril chevalier qui ne peut rien sans l’amour de Guenièvre – inaccessible elle aussi puisque épouse du roi Arthur.
Mais Lancelot, comme Tristan, m’a paru bientôt fade, voire stupide, et incapable de retrouver en lui-même la totalité. Tous deux se contentaient d’être des « mecs ». Il fallait que je devienne « duel », à la fois homme et femme, pour sentir enfin ma personnalité s’épanouir. Voilà pourquoi j’en suis arrivé à m’assimiler à Merlin, le fils d’un diable et d’une sainte femme, l’être double par excellence, et qui est, dans tous les récits, non seulement l’initiateur de la future fée Viviane, mais aussi la conscience de Morgane. La légende raconte que Merlin est tombé amoureux de Viviane et que celle-ci a enfermé l’enchanteur dans une tour d’air invisible. C’est une belle histoire, d’ailleurs, qui prouve l’importance de la femme vis-à-vis de l’homme. Mais les rapports entre Merlin et Morgane sont encore plus ambigus et riches d’enseignements. Morgane est la femme totale. Et, en concentrant tous mes regards sur Morgane, la maîtresse suprême de l’île d’Avalon, celle qui peut changer son aspect en oiseau noir, j’en viens à avouer que j’adore les femmes.
Que voulez-vous dire quand vous affirmez : « J’adore les femmes » ?
Chaque femme représente un aspect de la féminité. Cela est dû à l’histoire des mentalités qui fait que la femme a été démultipliée en ses diverses fonctions par les hommes afin que ceux-ci puissent la dominer et en nier la plénitude. C’est cette plénitude que j’ai voulu retrouver en pénétrant de plus en plus intimement dans la signification du mythe. Je ne suis pas simplement attiré par la beauté extérieure des femmes, mais par tout ce qu’elles recèlent de mystérieux et de sacré en elles. Elles sont les héritières de la Déesse des commencements, occultée par des siècles de refoulements. Voilà pourquoi je me suis également penché sur un autre personnage mythologique, celui de la princesse Dahud, dont le nom signifie « bonne sorcière », héroïne de la célèbre légende bretonne de la ville d’Is. La ville d’Is est une cité construite en dessous du niveau de la mer, et protégée de cette mer par une digue très puissante dans laquelle se trouvent des écluses dont les clés sont en possession du roi Gradlon, le père de Dahud. La princesse Dahud et les habitants d’Is ne veulent pas « se convertir », c’est-à-dire renoncer à leur société gynécocratique ; ils sont maudits et voués au Diable. Celui-ci séduit Dahud, dérobe les clés de Gradlon, ouvre les écluses et les flots engloutissent la cité maudite de la princesse. Mais celle-ci survit, nageant entre deux eaux sous la forme d’une sirène, et un dicton breton déclare que « lorsque la ville d’Is resurgira, Paris sera englouti », tout simplement parce que Paris représente la société patriarcale qui a refoulé dans l’inconscient la société gynécocratique, féministe, représentée par Dahud et la ville d’Is.
Dans la lutte qui oppose hommes et femmes, il ne doit pourtant y avoir ni vainqueur ni vaincu, mais une prise de conscience. Tout homme doit faire resurgir la part féminine qui est en lui. C’est l’enseignement que je tire de cette légende, enseignement très profond qui n’a rien à voir avec l’interprétation moralisante qu’on en donne d’habitude. Ainsi, la polarité, inversée autrefois, retrouvera sa nature profonde. En langue bretonne, la mer se dit armor , au masculin. La mer, c’est la masculinité qui engloutit la ville d’Is. De plus, dans toutes les langues celtiques (et germaniques), le soleil est du genre féminin. D’où mon culte de la Femme-Soleil, l’interprétation que j’en donne à travers mythes et légendes, et mon acharnement à faire resurgir la composante féminine dans l’aventure humaine dont les mythes sont les schémas directeurs.
Vous dites : « À un moment de ma vie, j’étais davantage relié à Tristan et je voulais aimer Iseut. Tristan n’est pas un séducteur. Tristan est l’essence du romantisme, de l’acte de tomber en amour. Il n’est pas du tout machiste. Il n’est plus dans l’ambiguïté : entre l’épée et la harpe, il a choisi la harpe. Il a choisi d’être le poète amoureux… » Qu’est-ce que cela veut dire dans la réalité de votre vie ?
Quand on est jeune, on possède un fond de romantisme exacerbé, mais on ne sait pas ce que cela signifie. Quand j’ai compris que Tristan n’était qu’un imbécile, il ne m’a plus intéressé. En effet, ce grand benêt n’est même pas viril. Il est sauvé une première fois par Iseut qui, visiblement, est amoureuse de lui. Il ne répond pas à ses avances. Il est sauvé une deuxième fois par Iseut, de plus en plus amoureuse, et il ne s’en aperçoit même pas. Mieux, il la donne à son oncle Mark, comme si elle était quantité négligeable. Tristan est, sinon impuissant, du moins complètement « puceau » au sens le plus péjoratif du terme. Il ne découvrira sa virilité qu’après l’épisode du philtre (sciemment versé dans le breuvage partagé par Tristant et Iseut). Mais le prototype irlandais de la légende, l’histoire de Diarmaid et Grainné, nous fait comprendre que c’est par une incantation magique que l’héroïne se fait aimer obligatoirement par le héros. Et l’héroïne se nomme Grainné, nom dérivé du terme gaélique « grian » , qui signifie « soleil ». Le mythe est révélateur, l’homme ne peut être réveillé que par la femme.
De quelle nature était votre relation avec les mythes ? Ressentiez-vous un vide dans votre existence et vous vous êtes dit : « Tiens, en me plongeant dans les mythes je vais pouvoir combler ce vide… », ou votre vie intime et relationnelle était-elle déjà empreinte de cette sensibilité que l’on trouve dans les mythes et cela est alors devenu une reconnaissance, un effet miroir ?
Les mythes m’ont permis de formuler ce que je ressentais en moi et que je ne pouvais pas exprimer rationnellement, par un discours logique. Ils m’ont permis de transmettre un discours poétique en utilisant des personnages qui étaient extérieurs à moi en apparence, mais qui sont au fond de moi-même. C’était une extériorisation de ma nature véritable. C’est très étrange. C’est une expérience individuelle qui est presque plus importante que l’ouvrage finalisé. Je ne crois pas que ce soit les mythes qui ont déclenché cette prise de conscience de la féminité, mais ils m’ont permis de vivre ce qui était encore enfoui dans mon inconscient.
Comment rendre de plus en plus conscient et faire croître, sur le plan collectif, les valeurs féminines ? Au-delà de votre expérience personnelle avec les mythes, pensez-vous qu’ils peuvent être un moyen de véhiculer dans les consciences des germes de « féminin » ?
Oui, il faut faire revivre les mythes. Réincarner les mythes. C’est pour cela que j’ai réécrit Le Cycle du Graal avec un style actuel. Et je m’aperçois que cela a un grand impact sur les jeunes. Au premier degré, ils vont se passionner pour l’histoire mais, progressivement, en s’identifiant aux personnages ils vont retrouver un peu de cette sensibilité que j’y ai mise. J’ai cette volonté affichée de transmettre, non pas des éléments rationnels, mais des éléments sensibles de façon que les lecteurs puissent être émus par une situation déterminée.
J’ai reçu beaucoup de témoignages de lecteurs. Il y en a certains qui vont, comme moi, réveiller leur sensibilité féminine et l’approfondir ; pour d’autres, cet univers était totalement étranger et ils vont peut-être le découvrir. Par nature, les jeunes (ceci est valable à toutes les époques) ont une grande facilité à vivre les mythes, à les incarner à travers des héros. Insister sur la signification de ces mythes, sur l’importance des héros, c’est ouvrir une voie vers une réfection qui risque d’être essentielle pour l’évolution de notre société. Notre société, qu’on le veuille ou non, est bâtie sur des mythes, mais aucun des participants n’en a conscience. Cette oscillation est le résultat de siècles d’obscurantisme, c’est-à-dire de refoulement des anciennes valeurs combattues par les zélateurs de la religion du mâle. Souvenons-nous des luttes perpétuelles décrites dans la Bible hébraïque à propos du culte masculin de Yahvé et des cultes féminins de la Déesse-Mère, cultes catalogués comme « prostitution ». Notre société judéo-chrétienne, même laïque, vit sur les mêmes choix. Il est temps de tourner la page et de faire en sorte que les anciens mythes crèvent la surface des eaux.
Quels sont les aspects du féminin auxquels vous aspirez encore ? Ressentez-vous un manque ?
J’ai dit que j’avais pratiqué l’ascèse tantrique sans le savoir, mais cette ascèse est longue : le résultat n’est jamais immédiat. Il s’agit d’une série d’étapes à franchir et que je symbolise volontiers par la quête du Graal. Ce mystérieux Graal, d’où émane une lumière étonnante, est porté, selon la description de Chrétien de Troyes, par une jeune fille de toute beauté. Le Graal est donc le féminin – intérieur autant qu’extérieur – et la quête du Graal est cette ascèse permanente. Il faut réveiller l’énergie féminine en soi : dans mon expérience individuelle, intellectuelle, psychologique et sensuelle, c’est un parcours patient vers une totalité que je n’atteindrai probablement jamais. Il y aura toujours un manque. Pourtant, j’en suis arrivé à un point où l’union avec le féminin dépasse le cadre individuel et débouche sur la conscience universelle. On commence par être soi en face de l’autre, puis soi contre l’autre, dans l’étreinte. Si on continue l’expérience, on s’insinue dans l’autre, et l’autre est soi, ce qui réalise l’union mystique avec l’énergie cosmique ou divine qui anime toute vie. Le but recherché est là. Mais je suis comme un chevalier qui a aperçu la lumière émanant du Graal, une forme féminine vers laquelle convergent tous mes regards. Oserais-je enfin me noyer dans cette lumière ?
Car cette lumière est un gouffre dévorant devant lequel on ne peut qu’être saisi de vertige : c’est le royaume de la Pistis Sophia des gnostiques, l’univers enfin réconcilié avec lui-même, l’amour universel des êtres et des choses. Quoi de plus attirant et de plus effrayant ?