« CE N’EST PAS LE CHEMIN le plus court vers les Quatre Chênes », fit remarquer Nuage d’Écureuil lorsque Griffe de Ronce fit halte près d’un buisson épineux. Elle pointa sa queue dans une autre direction. « On devrait aller par là.
— Très bien », soupira-t-il. Une fois n’est pas coutume, l’apprentie s’était montrée discrète après les adieux à sa sœur mais, malheureusement, le silence n’avait pas duré. « Va par là, si tu as envie de faire trempette. Par ici, le cours d’eau est plus étroit, et nous pouvons le traverser en sautant sur un rocher.
— Ah bon ? D’accord… »
Elle sembla un instant déconcertée, mais haussa les épaules. Côte à côte, ils filèrent ventre à terre entre les arbres et franchirent le ruisseau en quelques bonds. Puis ils entamèrent la dernière montée qui les séparait des Quatre Chênes. Le temps qu’ils atteignent l’orée de la clairière, le soleil était déjà parfaitement visible au-dessus de l’horizon.
Griffe de Ronce marqua une pause et fit signe à la rouquine de s’arrêter, pour éviter qu’elle ne se rue dans la clairière sans réfléchir. Humant l’air, il perçut les odeurs mêlées des trois autres Clans et, lorsqu’il plongea son regard en contrebas, il aperçut Pelage d’Or, Jolie Plume et Pelage d’Orage assis au pied du Grand Rocher, tandis que Nuage Noir faisait les cent pas devant eux.
« Enfin ! lança Pelage d’Or en avisant les retardataires. On pensait que tu ne viendrais plus.
— Qu’est-ce qu’elle fiche là, celle-là ? » s’enquit Nuage Noir, les yeux rivés sur Nuage d’Écureuil.
L’apprentie soutint son regard, les poils de sa nuque hérissés par la colère.
« C’est à moi, et à moi seule, qu’il faut poser la question, rétorqua-t-elle. Je viens avec vous.
— Quoi ? fit Pelage d’Or, qui s’approcha de son frère. Griffe de Ronce, tu as perdu l’esprit ? Tu ne peux pas emmener une apprentie. C’est trop dangereux. »
Avant que le guerrier puisse répondre, Nuage d’Écureuil feula en agitant la queue vers Nuage Noir :
« Lui aussi, c’est un apprenti !
— Le Clan des Étoiles m’a choisi, lui fit-il remarquer. Pas toi. »
Comme si cela réglait la question, il s’assit et commença à se nettoyer les oreilles.
« Lui non plus, il n’a pas été choisi, protesta-t-elle, posant ses prunelles enflammées sur Pelage d’Orage. Ne me dites pas qu’il est simplement venu dire adieu à sa sœur ! »
Les deux guerriers du Clan de la Rivière échangèrent un regard en silence.
« Elle vient avec nous, un point c’est tout », déclara Griffe de Ronce, à court de patience. La mission risquait d’échouer avant même d’avoir commencé à cause du mauvais caractère de certains. « Maintenant, allons-y.
— Tu n’as pas à me donner d’ordres ! rugit Nuage Noir.
— Il a raison, tu sais, soupira Pelage d’Or. Si nous ne sommes pas capables d’empêcher Nuage d’Écureuil de venir…
— Et c’est bien le cas, confirma l’apprentie.
— … Alors on ferait aussi bien de faire avec et de partir sans tarder. »
Au grand soulagement de Griffe de Ronce, Nuage Noir n’ajouta aucun commentaire. L’apprenti se leva, tourna le dos à Nuage d’Écureuil avant de lancer au guerrier du Clan du Tonnerre :
« Dommage que tu n’aies pas pu quitter ton Clan sans ce boulet. »
Les deux félins du Clan de la Rivière se mirent eux aussi sur leurs pattes pour rejoindre le groupe.
« Ne t’en fais pas, murmura Jolie Plume en touchant légèrement l’épaule de Nuage d’Écureuil du bout du museau. Nous sommes tous un peu nerveux. Tout ira mieux une fois que le voyage aura commencé. »
L’apprentie s’apprêtait à rétorquer des propos cinglants, mais devant le regard plein de gentillesse de la guerrière, elle se ravisa et inclina la tête.
Comme s’ils obéissaient à un ordre tacite, les six chats cheminèrent à travers les buissons jusqu’à la crête, débouchant à la limite du Clan du Vent. Lorsque Griffe de Ronce observa les vallons couverts de bruyère, l’herbe qui ondulait sous les assauts du vent telle la fourrure d’une créature gigantesque, son cœur se mit à palpiter, prêt à jaillir de sa poitrine. Le moment qu’il avait tant attendu depuis qu’Étoile Bleue lui avait parlé en rêve était enfin venu. L’heure de la nouvelle prophétie avait sonné. Le voyage pouvait commencer !
Pourtant, tandis qu’il faisait ses premiers pas dans la bruyère, il fut pris de regrets pour tout ce qu’il abandonnait : la forêt familière, sa place dans le Clan, ses amis. Dès lors, tout serait différent.
Peut-on vraiment survivre en suivant le code du guerrier hors de la forêt ? se demanda-t-il. En jetant un dernier regard vers la ligne sombre des arbres, il ajouta pour lui-même : Reverrons-nous jamais nos Clans ?
Tapi à l’abri d’une haie, Griffe de Ronce contemplait les bâtiments d’une ferme de Bipèdes. Derrière lui, les autres s’impatientaient.
« Qu’est-ce qu’on attend ? s’enquit Nuage Noir.
— Nuage de Jais et Gerboise vivent ici, répondit-il.
— Oui, je sais, répliqua l’apprenti du Clan du Vent. Griffe de Pierre m’y a emmené lors de mon voyage aux Hautes Pierres. Mais on ne va pas s’y arrêter, si ?
— Je pense que ça serait une bonne idée. » Griffe de Ronce s’efforçait de ne pas braquer l’apprenti. « Nuage de Jais connaît l’endroit où le soleil sombre dans l’eau. Il pourrait nous donner des informations utiles.
— Et sa grange fourmille de souris, ajouta Pelage d’Or en se léchant les babines.
— Il y a pire, c’est sûr, reconnut Griffe de Ronce. Deux bons repas nous aideraient à prendre des forces.
— Mais en poursuivant, on atteindrait les Hautes Pierres avant la nuit », fit remarquer Nuage Noir.
Le guerrier du Clan du Tonnerre le soupçonnait de le contredire pour le plaisir.
« Je pense vraiment que nous devrions faire halte ici, miaula-t-il. Comme ça, nous gagnerons les Hautes Pierres de bonne heure demain matin, et nous aurons toute la journée pour avancer en territoire inconnu.
— Tu préfères dormir dans les rochers, sans manger, ou bien dans un endroit chaud et confortable, l’estomac plein ? demande Pelage d’Orage. Je vote pour la grange de Gerboise.
— Moi aussi, dit Nuage d’Écureuil.
— Toi, ton avis ne compte pas », rétorqua Nuage Noir.
L’apprentie fit mine de ne pas l’entendre. Ses yeux verts brillants d’excitation, elle bondit sur ses pattes.
« Allons-y, lança-t-elle.
— Non, attends. » Jolie Plume se plaça devant elle avant que Griffe de Ronce en ait eu le temps. « Il y a des rats dans les environs. Nous devons nous montrer prudents.
— Et des chiens, aussi, précisa Pelage d’Or.
— Ah ? D’accord. »
Griffe de Ronce se souvint que l’apprentie n’avait pas encore fait le voyage jusqu’aux Hautes Pierres. En fait, c’était la première fois qu’elle quittait le territoire du Clan du Tonnerre. En son for intérieur, il devait reconnaître qu’elle s’était bien conduite jusque-là : elle avait traversé le territoire du Clan du Vent sans faire d’histoires. Elle s’en sortirait peut-être mieux qu’il ne l’avait pensé au cours de leur long périple à venir.
Griffe de Ronce sortit de la haie et guida les autres par-delà le corps de ferme, vers la grange. Il se figea un instant en entendant des chiens aboyer, mais ils semblaient loin et leur odeur était diffuse.
« Allez, on avance », marmonna Nuage Noir près de son épaule.
Le bâtiment se trouvait un peu en retrait du principal nid de Bipèdes. Il y avait des trous dans la toiture et la porte s’affaissait sur ses gonds. Griffe de Ronce s’approcha prudemment et renifla une ouverture dans le bas. L’odeur de souris excita ses narines, lui faisant monter l’eau à la bouche. Il dut se concentrer pour retrouver la trace qu’il cherchait.
Une voix familière retentit à l’intérieur :
« Je sens l’odeur du Clan du Tonnerre. Entrez et soyez les bienvenus. »
C’était la voix de Nuage de Jais. Griffe de Ronce se faufila par l’ouverture et tomba nez à nez avec le solitaire au pelage lustré. Gerboise, le matou noir et blanc avec qui il partageait la grange, était tapi non loin, les yeux de plus en plus étonnés à mesure qu’il découvrait les compagnons de Griffe de Ronce. Le solitaire n’avait sans doute pas vu autant de chats réunis depuis la bataille contre le Clan du Sang, quatre saisons auparavant.
« J’ai suivi ton conseil, Nuage de Jais, miaula-t-il. Je pense que le Clan des Étoiles m’a envoyé ce rêve pour que je me rende là où le soleil sombre dans l’eau. Voici les autres élus.
— Certains se sont juste incrustés », marmonna Nuage Noir.
Griffe de Ronce ignora sa remarque et présenta le groupe de félins aux deux solitaires. Gerboise se contenta d’incliner la tête avant de disparaître dans les ténèbres de la grange.
« Ne faites pas attention à lui, les avertit Nuage de Jais. Il est rare que nous ayons autant de visiteurs. Alors c’est elle, Nuage d’Écureuil ? » Il s’avança pour presser sa truffe contre celle de l’apprentie. « La fille d’Étoile de Feu ! Je t’ai déjà vue, lorsque tu étais encore dans la pouponnière avec Tempête de Sable, mais tu ne peux pas t’en souvenir. À l’époque, j’avais juré que tu ressemblerais à ton père plus tard, et je constate aujourd’hui que j’avais raison. »
La petite chatte se trémoussa, embarrassée. Les mots lui manquaient pour répondre à ce chat qui s’était distingué dans l’histoire de son Clan.
« Que pense Étoile de Feu de votre périple ? demanda le solitaire à Griffe de Ronce. Je suis surpris qu’il ait laissé partir Nuage d’Écureuil avant son baptême de guerrière. »
Les deux jeunes félins échangèrent un regard, mal à l’aise.
« Justement, dut admettre Griffe de Ronce. Nous sommes partis en cachette. »
Les yeux ronds de stupeur, Nuage de Jais en resta coi. Griffe de Ronce craignit un instant qu’il ne les chasse. Mais le solitaire se contenta de secouer la tête.
« Je suis désolé de l’apprendre. Peut-être m’en direz-vous davantage le ventre plein. Vous avez tous faim ?
— Pas qu’un peu ! » s’exclama Nuage d’Écureuil, ce qui fit rire le solitaire.
« Chassez autant que nécessaire, les encouragea-t-il. Les souris ne manquent pas ici. »
Peu après, Griffe de Ronce se roula en boule dans la paille, l’estomac plein. Il aurait pu croire que les souris attendaient de se jeter dans sa gueule. Si Nuage de Jais et Gerboise mangeaient autant tous les jours, pas étonnant qu’ils soient si forts et si vifs.
Ses compagnons s’installèrent autour du guerrier, tout aussi repus et somnolents. Le soleil couchant dardait ses derniers rayons jusque dans la grange, par les trous dans le mur. Autour d’eux, les félins percevaient des bruissements et des petits cris dans la paille, comme si, malgré leurs prises, les souris étaient toujours aussi nombreuses.
« Si cela ne vous gêne pas, nous dormirons ici ce soir et nous partirons demain à l’aube, déclara Griffe de Ronce.
— Entendu. Je vous accompagnerai jusqu’aux Hautes Pierres. » Avant que le jeune guerrier ait eu le temps de protester, il poursuivit : « Les Bipèdes sont plus nombreux que jamais près du Chemin du Tonnerre. Je les épie depuis longtemps, je connais donc les passages les plus sûrs. »
Griffe de Ronce le remercia, mais Nuage Noir se tourna vers lui et murmura à son oreille :
« Est-il digne de confiance ? »
Les oreilles de Nuage de Jais frémirent ; à l’évidence, il avait entendu la remarque. Griffe de Ronce aurait voulu disparaître sous terre tellement il avait honte. Nuage d’Écureuil leva la tête pour cracher.
« Ne lui en voulez pas, les calma Nuage de Jais. C’est un bon état d’esprit, Nuage Noir. Celui d’un vrai guerrier, en fait. Pendant votre voyage, vous ne devrez faire confiance à personne, à moins d’avoir une bonne raison. »
Nuage Noir baissa les yeux, visiblement flatté par le compliment.
« Mais vous pouvez vous fier à moi, poursuivit le solitaire. Je ne pourrai peut-être pas vous aider pour la suite de votre aventure, mais au moins je peux m’assurer que vous atteindrez les Hautes Pierres sains et saufs. »
Une bourrasque de vent surprit Griffe de Ronce. Le souffle plaqua sa fourrure sur ses côtes et faillit le déséquilibrer. Lorsqu’il sortit ses griffes pour se stabiliser, elles crissèrent sur la roche nue. Au sommet des Hautes Pierres, le guerrier et ses compagnons contemplaient les territoires inconnus qui s’étiraient jusqu’à l’horizon.
Ils étaient partis aux premières lueurs de l’aube et, suivant la foulée légère de Nuage de Jais, ils avaient rejoint les parois rocailleuses bien avant midi. À cet instant, le solitaire se tenait près de Griffe de Ronce, les oreilles dressées.
« Vous devrez éviter ce nœud de Chemins du Tonnerre, miaula-t-il en indiquant du bout de la queue la tache grisâtre qui défigurait le paysage. Il vaut mieux. C’est là que le Clan du Vent avait trouvé refuge lorsque le Clan de l’Ombre l’avait chassé. C’est plein de rats et de charognes.
— Je connais cette histoire ! coupa Nuage d’Écureuil. Plume Grise m’a raconté comment Étoile de Feu et lui-même avaient été les chercher là-bas.
— Il y a de nombreux Chemins du Tonnerre, plus petits, à traverser, continua le solitaire. Et des nids de Bipèdes à contourner. Je suis allé dans cette direction quelquefois. Pas très loin, mais suffisamment pour savoir que ce n’est pas un endroit pour des guerriers. »
Nuage d’Écureuil le regarda, l’œil inquiet.
« Il n’y a plus de forêt ? s’enquit-elle.
— D’après ce que j’ai vu, non.
— Rassure-toi, intervint Griffe de Ronce, je veillerai sur toi. »
D’un bond, elle se tourna vers lui, un éclair dans ses yeux verts.
« Combien de fois faudra-t-il que je te le répète ? Je peux me débrouiller toute seule ! Si tu comptes agir comme Étoile de Feu tout le long du voyage, j’aurais mieux fait de rester au camp.
— Quel dommage pour nous ! railla Nuage Noir, les yeux au ciel.
— Tu vas laisser une apprentie te parler sur ce ton ? s’étonna Pelage d’Or en regardant son frère.
— Essaye un peu de la faire taire, répondit-il dans un haussement d’épaules.
— Il est beau, le Clan du Tonnerre ! » soupira la guerrière.
Jolie Plume jeta un regard vers Pelage d’Orage, puis s’approcha de l’apprentie.
« Moi aussi, je me sens nerveuse, déclara-t-elle. Je frissonne à l’idée de me trouver si proche de tous ces Bipèdes. Le Clan des Étoiles nous guidera. »
Nuage d’Écureuil opina, mais ses yeux restaient troublés.
« Si vous avez fini de bavarder, on pourrait peut-être y aller, lança Nuage Noir.
— D’accord, répondit Griffe de Ronce, avant de se tourner vers le solitaire. Merci pour tout. J’apprécie ton ouverture d’esprit.
— N’en parlons plus. Bonne chance à vous tous, que le Clan des Étoiles éclaire votre route. »
Il s’écarta et, un par un, les six chats commencèrent à descendre le versant opposé de la colline. Le soleil levant projetait des ombres bleutées qui s’étiraient devant eux tandis qu’ils entamaient le plus long voyage de leur vie.