– Tu marchais peut-être dans les marais
Au crépuscule ou bien parmi tes effets,
Défroque, uniforme aux galons défaits,
(Quel souvenir de jugement et de dégradation !)
Tu l'accrochas par distraction.
– Mais pourquoi cela le gêne-t-il ?
L'ombre me paraît tellement mutile.
Il n'y a pas de quoi se faire de bile.
– Quoi ? Ni cœur ni sexe ni diamant
Ni l'ivresse du vin et celle des amants
Ne lui paraissent plus précieux et plus charmants.
– Non, ce qui m'est le plus cher c'est mon ombre.
Qui m'accompagnait sans encombre
Dans les rues bien pavées et les décombres.
– Comme un chien tenu en laisse
Ton ombre pleine de paresse
Était lourde sans qu'il y paraisse.
– Mon ombre était la caverne
Où, comme un œil dans son cerne,
Taureau de feu vendangeur, sanglante hydre de Lerne
Guettaient les rêves taciturnes araignées des citernes
– Eh bien ? Si tu perdis la tienne
Envolée par la fente des persiennes
Sur un chemin de poussières aériennes,
Prends-en une autre sans honte ni gêne.
– Je traîne après moi maintes forteresses
Maints paysages de détresses
Et le regret de ma jeunesse.
– Il abomine le soleil et la lune
Et il recherche sa fortune
Dans l'eau putride des lagunes.
– Voilà qu'il jette aux orties
Lundi mardi mercredi jeudi
Vendredi samedi.
– Aujourd'hui c'est Dimanche
C'est le soleil perçant les branches
C'est le muguet c'est la pervenche.
C'est l'oubli des vieux chagrins
Au chapelet le dernier grain
C'est le cheval sans mors ni frein.
Ainsi que sur une image
Mon corps se dresse sur les nuages
Sans ombre et sans âge.
– Ton ombre tombe en ruine
Et tout ton corps se déracine
A l'envers et tombe dans les mines.
– Qu'il disparaisse à jamais
Celui que nulle ombre ne suivait,
Celui qui fut l'homme imparfait.
Car il faut à l'homme son ombre
Au comptable il faut le nombre
Au château les décombres.
– Je renais, baigné de lumière,
Je renais vivant sur la terre
Plus féconde et plus prospère.
Mon ombre n'appartient pas au soleil
Et la nuit pendant mon sommeil
Mon ombre est là sur moi qui veille.
Lasse de suivre les contours
De mon corps pendant le jour
Et de traîner sur terre toujours
Mon ombre envahit la moitié du monde
Et flotte avec les vents et les ondes
Avec les fleuves et la mer qui gronde.
– Son ombre est-elle douée de parole ?
Elle l'injurie et le console
Et joue pour lui les plus beaux rôles.
– Ton ombre elle est galonnée
Mais elle a mis un faux nez
Et chante un refrain suranné.
– A la croisée des chemins
Ton ombre t'a fait de la main
Un adieu jusqu'à demain.
– Jusqu'à toujours elle est partie
Pour fonder parmi les orties
Dans tes rêves une dynastie.
– Il la retrouvera quand l'heure
Sonnera où sans couleur
Le corps qui meurt perd sa chaleur.
– Elle est aussi l'ombre de nuit
C'est elle qui tourne et le suit
Quand le réverbère s'allume et luit.
– Je suis environné d'ombres
Car il est l'ombre de son ombre
Un nombre parmi les nombres.
– Le sang circule dans mes veines,
Je m'incarne et, pleins d'oxygène,
Mes poumons respirent sans peine.
Je m'en vais parmi les vivants
Je marche vers la lumière
Et mon ombre n'est pas derrière :
Comme il se doit elle est devant.
– J'entendais jadis une voix
Elle se tait et dans les bois
L'écho lui-même se tient coi.
– Tu te dissous et moi aussi
Et notre mort sans autopsie
Ne laissera pas trace ici.
Car les muses sont illusoires
Dont le cœur reste silencieux.
Ce n'est pas dans les ciboires
Que le vin se boit le mieux.
La vie est au cœur de la vie,
Le sang qui chante sous la chair
Dessine la géographie
Du corps, du monde et du mystère,
Rapport de l'astre et de la terre,
Rassurant témoignage, aimable compagnon,
Ombre flexible et jamais solitaire
C'est dans tes plis que nous dormirons.