Chapitre 3

Agonie

Ceux d’entre nous qui maintiennent leur ferme opposition à la guerre ont constaté avec amertume l’appui unanime des intellectuels américains à l’idée de recourir aux techniques militaires pour résoudre la crise qui a fini par toucher les États-Unis. Socialistes, professeurs d’université, spécialistes du droit international, équipe éditoriale de The New Republic, écrivains… Tous ont rivalisé d’ardeur pour confirmer, en leur qualité de dépositaires du savoir, la fin de la neutralité et l’adhésion de plus de 100 millions de citoyens de ce monde au militarisme. De plus, ces gens d’esprit ne se contentent pas d’attester la réalité de nos desseins belliqueux : non sans complaisance, ils prétendent désormais en être eux-mêmes les instigateurs, contre l’hésitation et la vision trouble des masses démocratiques américaines. Une guerre choisie délibérément par les intellectuels ! Un jugement moral posé, émis après examen approfondi d’une réalité implacable ! Des masses apathiques, trop éloignées du conflit mondial pour s’en émouvoir, dépourvues des capacités intellectuelles nécessaires pour être conscientes du danger qui les guette !
Randolph BOURNE, War and the Intellectuals[53]

PAR UNE SOIRÉE maussade et pluvieuse d’avril 1917, Woodrow Wilson, escorté par une brigade de cavalerie de crainte que des anarchistes ne commettent un attentat à la bombe, se rend de la Maison-Blanche au Capitole pour exhorter le Congrès à déclarer la guerre à l’Allemagne. Il parcourt le trajet de 12 minutes sans les membres de sa famille, qui, l’ayant précédé, ont déjà fait leur entrée dans la Chambre des représentants, sous un tonnerre d’applaudissements. Son discours aux élus des deux chambres débute sur un ton détendu, convivial. Il énumère sèchement les événements qui ont eu lieu depuis que les États-Unis ont rompu leurs relations diplomatiques avec l’Allemagne. Il dénonce la guerre sous-marine menée par les Allemands, qui a fait couler deux cargos américains, en la qualifiant d’attaque contre l’humanité. Il croyait, explique-t-il, que la neutralité pouvait être une position constructive, mais a fini par prendre conscience de son inefficacité.

« Il est un choix que nous ne pouvons faire, que nous sommes incapables de faire, déclare Wilson, celui de la soumission, par laquelle les droits les plus sacrés de notre nation seraient ignorés, bafoués. »

Le juge en chef Edward Douglas White, vétéran de la guerre civile ayant fait partie du camp confédéré, est assis en face de la tribune avec les autres membres de la Cour suprême. Il commence à applaudir le président, déclenchant ainsi une vibrante ovation de toute l’assemblée. Wilson reprend :

Avec un sentiment profond de la solennité et même du caractère tragique de la décision que je crois devoir prendre, et de la responsabilité qu’elle entraîne, mais sans hésiter un instant sur ce que je considère comme mon devoir constitutionnel, je demande au Congrès de déclarer que les nouveaux procédés du gouvernement impérial allemand sont proprement des actes de guerre contre le gouvernement et le peuple des États-Unis, que celui-ci relève le défi qui lui a été jeté et qu’il adopte immédiatement les mesures nécessaires, non seulement à mettre la nation en état de défense, mais encore à rassembler toutes ses forces et à employer toutes ses ressources pour amener le gouvernement de l’Empire allemand à demander la paix et pour terminer la guerre[54].

À ce moment, le juge White, un ségrégationniste acharné qui adore entretenir le public de ses exploits héroïques trop fabuleux pour être vrais, lance ce que de nombreux auditeurs perçoivent comme un cri de guerre. L’assistance réagit en se levant, poussant des hourras. Wilson, qui en 1916 a fait campagne pour sa réélection en brandissant le slogan « Il a nous a préservés de la guerre », vient d’opérer un virage à 180 degrés. Il demande au Congrès d’envoyer des troupes américaines dans cette terrible guerre de tranchées, ce massacre à grande échelle qui déchire l’Europe et a déjà causé la mort de millions de jeunes hommes. Il adopte cette position malgré le fait que les Américains forment un peuple indocile, divisé, foncièrement sceptique sur la pertinence de participer à la boucherie à laquelle l’Europe est en train de se livrer. Les États-Unis, pays de 100 millions d’habitants, comptent alors 14,5 millions d’immigrés, dont 2,5 millions proviennent d’Allemagne. L’hostilité envers l’Angleterre, en particulier chez les immigrés allemands et irlandais les plus nationalistes, est viscérale. De plus, le pacifisme, hérité de la fratricide et meurtrière guerre de Sécession et défendu par de populaires orateurs tel William Jennings Bryan, demeure très répandu. Qui plus est, de nombreux citoyens vivant dans des communautés rurales reculées sont profondément isolationnistes, se méfient de l’État et sont mal informés sur les affaires internationales. Wilson devra surmonter toute cette résistance.

Néanmoins, les parlementaires s’empressent de ratifier sa décision de partir en guerre. Le Sénat l’appuie à 82 voix contre 13, tandis que la Chambre des représentants y souscrit à 373 voix contre 50. La guerre est déclarée le 6 avril, soit 4 jours après le discours de 36 minutes de Wilson.

La Première Guerre mondiale a marqué l’avènement de l’ère moderne. Elle nous a légué les massacres à grande échelle (rendus possibles par la mécanisation et la production industrielle) de même que cette énorme bureaucratie de guerre qui, pour la première fois, pouvait, des mois, voire des années d’avance, mettre en œuvre et administrer des attaques faisant des centaines ou des milliers de victimes en un instant, sans que celles-ci aient eu le temps de prendre conscience de la présence de leurs assaillants. Pendant la guerre de Sécession, les batailles duraient rarement plus de deux ou trois jours. En cette nouvelle ère de la guerre industrialisée, les batailles s’étaleraient sur des semaines, voire des mois, alimentées par un flux incessant de munitions, de fournitures produites en série et de soldats dont la livraison serait assurée par des moyens de transport motorisés, qu’il s’agisse de navires, de trains ou de véhicules automobiles. Désormais, toute la capacité industrielle et organisationnelle d’une nation, sans parler de ses systèmes centralisés d’information et de contrôle interne, pourrait être mobilisée pour la guerre. La Première Guerre mondiale a engendré une terrible créature : la guerre totale.

Cette guerre a aussi permis l’apparition tout aussi inquiétante de nouvelles formes de propagande et de manipulation des masses, qui ont rendu possible la fabrication de l’opinion publique à l’aide d’innovations technologiques comme la radio, le cinéma, la photographie, l’édition à grand tirage bon marché et les arts graphiques. La propagande a su exploiter de manière astucieuse les nouvelles connaissances sur la psychologie des masses développées par des penseurs comme Gustave Le Bon (Psychologie des foules), Wilfred Trotter (Instincts of the Herd in Peace and War), Graham Wallace (Human Nature in Politics) et Jean-Gabriel Tarde (L’opinion et la foule), de même que par des pionniers de la psychologie comme Sigmund Freud.

Cette guerre a détruit l’identité et les valeurs américaines traditionnelles, leur substituant la peur, la méfiance et l’hédonisme propres à la société de consommation. Conçue pour faire appel à l’émotion plutôt que pour rapporter des faits, la nouvelle propagande s’est révélée très efficace pour reléguer dans la marge les idées et les valeurs portées par des voix dissidentes. Elle a su dénigrer quiconque n’employait pas le langage inculqué au grand public par l’État et la grande entreprise. C’est pour ces raisons qu’elle augurait un changement culturel et politique profond. Elle a mis un terme à une brève mais dynamique ère progressiste pendant laquelle des mouvements de masse révoltés par les abus de l’oligarchie américaine avaient balayé le pays en revendiquant des réformes. L’avènement de la propagande, rendu possible par l’industrialisation de la guerre, a tué le mouvement populiste américain[55].

Les troubles politiques qui avaient secoué le pays dans les années d’avant-guerre avaient permis à de nombreux populistes et réformistes d’accéder à des postes de pouvoir, comme en fait foi l’élection de maires socialistes dans des villes comme Milwaukee ou Schenectady. Certains d’entre eux sont certes restés en place jusqu’aux années 1950, mais la guerre a tout de même entraîné un important changement de cap aux États-Unis. La propagande a non seulement consolidé l’appui à la guerre (entre autres chez les progressistes et les intellectuels), mais elle a aussi discrédité les dissidents et les réformistes en les ravalant au rang de traîtres.

Le triomphe de la propagande révélait en quelque sorte celui des idées de Freud, qui avait découvert que la manipulation de mythes et d’images bien ancrés peut, combinée à l’exploitation de peurs et de désirs inconscients, mener les hommes et les femmes à accepter leur propre asservissement, voire leur autodestruction. En fait, Freud et les grands spécialistes de la psychologie des masses avaient compris que les émotions ne sont pas subordonnées à la raison, que c’est même plutôt l’inverse. Avant la Première Guerre mondiale, la plupart des intellectuels américains, suivant en cela les penseurs européens des Lumières, adhéraient au postulat de la primauté de la raison, selon lequel le débat public devait, pour avoir une portée concrète, faire appel à de solides arguments rationnels. Leur idéal était celui d’une « dialectique pure » énonçant des données, des faits, des hypothèses, des déductions ou des inductions, et débarrassée de toute émotion et de tout conditionnement. Freud, les psychologues des masses et, à leur tour, leurs héritiers propagandistes ont donc redécouvert une grande vérité de la psyché humaine qu’avaient déjà saisie (et sans doute mieux qu’eux) les philosophes et rhéteurs de la Grèce antique. Les Grecs avaient eux aussi chanté les vertus de la raison, qu’ils appelaient noûs et considéraient comme la traduction de la vérité divine par l’esprit humain. Avant de se mettre à la dialectique, cependant, ces philosophes apprenaient la rhétorique. Pour eux, toute argumentation logique devait avoir une résonance rhétorique ou émotionnelle pour être en mesure d’influencer et de façonner l’opinion publique. Sur la Pnyx d’Athènes ou, plus tard, au Forum de Rome, les rhéteurs exerçaient l’art de la persuasion en faisant appel aux émotions autant qu’à la raison et aux faits. De nombreux philosophes de l’Antiquité, à commencer par Platon, étaient néanmoins conscients du fait qu’un appel à l’émotion ne peut valoir mieux que celui qui le lance. Au XXe siècle, les créateurs de la propagande de masse ont fait fi de cette mise en garde. Il s’agissait pour eux d’influencer l’opinion, et ce, peu importe par quel moyen. Ils ont écarté l’aspect moral de la persuasion au profit d’une stimulation des émotions de la masse à des fins particulières. Les anciens Grecs le savaient, Freud et ses disciples l’avaient redécouvert : l’illusion de la « dialectique pure » n’était que cela, une illusion.

Promue à l’aide de slogans comme « La guerre qui mettra fin à toutes les guerres » ou « La guerre qui fera progresser la démocratie dans le monde », la guerre n’a pas tant fait taire les intellectuels, les artistes et les progressistes de tout acabit qu’elle les a séduits. L’appui enthousiaste à l’entrée du pays en guerre manifesté par de nombreux intellectuels et dissidents a estomaqué les quelques entêtés qui, tels Randolph Bourne et Jane Addams, voyaient avec horreur leur nation sombrer dans un délire collectif. Les grands journalistes d’enquête, artistes et progressistes qui s’étaient consacrés à la dénonciation des injustices subies par la classe ouvrière prenaient maintenant part à l’effort de guerre.

Le 22 mars 1917, 12 000 personnes, outrées par les attaques allemandes contre des cargos américains et aiguillonnées par les vives dénonciations qu’elles ont suscitées dans la presse, se réunissent au Madison Square Garden lors d’une assemblée publique organisée par l’American Rights Committee pour réclamer l’entrée du pays en guerre. Le lendemain, renonçant à leurs objections, William English Walling, Charles Edward Russell, Upton Sinclair et presque tous les autres penseurs du Parti socialiste lancent un appel à la guerre. Le mouvement antiguerre s’effrite. Les défections se multiplient, touchant même les plus farouches opposants, tel le gouverneur du Kansas Arthur Capper, qui, le 24 mars, déclare que les États-Unis ont le devoir de se défendre contre les « assauts meurtriers [de l’Allemagne] contre la vie humaine et les droits de la personne[56] ». Les membres les plus en vue du clergé bénissent l’appel aux armes, et les quelques voix qui s’acharnent à résister à l’intoxication belliciste font l’objet d’attaques. Par exemple, le président de l’université Princeton, John Grier Hibben, interdit à l’ex-président de l’université Stanford, David Starr Jordan, de prendre la parole sur le campus. Ce dernier se réfugie dans l’église presbytérienne de l’université pour s’adresser aux fidèles qui s’y rassemblent, mais il se fait huer par les étudiants. De grandes manifestations pour la guerre ont lieu à Philadelphie, à Denver, à Boston et à Chicago, lors desquelles il est fréquent que des dirigeants et des politiciens progressistes prennent la parole. Lorsqu’ils tentent de tenir des contre-manifestations, les chefs de l’Emergency Peace Federation, cernés de toutes parts, sont enterrés par les cris de la foule, puis interpellés et battus par la police. Le 1er avril, Jordan écrit au représentant William Kent :

Nous avons fait tout notre possible pour faire connaître au président et aux membres du Congrès d’autres voies que celle de la guerre. Ce ne serait pas si difficile si les gens que la question préoccupe souhaitaient vraiment la paix. Pendant ce temps, il est manifeste que Wall Street gère cette affaire selon ses propres intérêts, et que les honnêtes hommes qui, par milliers, croient que nous […] devrions faire quelque chose pour la France et l’Angleterre surestiment leur influence devant la perspective de voir l’Oncle Sam endosser des milliards en obligations européennes et jeter son argent avec Morgan & Company dans le gouffre sans fond de la guerre. […] Les Allemands ont péché. Telle est la nature de la guerre. Mais l’intolérance et la tyrannie qui nous poussent à prendre part au conflit donnent un air anodin aux méthodes séditieuses par lesquelles le kaiser a déclenché la crise en 1914[57].

Au moment où le Congrès déclare la guerre, la plupart de ces empêcheurs de danser en rond, y compris Jordan, ont laissé le nationalisme prendre le dessus sur leurs principes et se sont ralliés aux partisans de l’effort de guerre. Il subsiste bien quelques poches de résistance dans la population, mais le mouvement antiguerre a été décapité. Bourne écrit :

Une élite intellectuelle poussant doucement, par la seule force de ses idées, un peuple dans ce que les autres nations n’ont connu qu’en raison de comportements prédateurs, de l’hystérie collective ou du délire militariste ! Une guerre non contaminée par l’égoïsme, une guerre dont l’issue consacrera le triomphe de la démocratie et l’internationalisation du monde ! Voilà comment se dépeignent les intellectuels les plus conscients d’eux-mêmes, voilà l’image qu’ils imposent peu à peu à une population qu’un président indubitablement intellectualisé est en train de mener Dieu sait où. Et ils ont raison, car la guerre n’est certainement pas née des idéaux, des préjugés, des ambitions nationales ou de l’hystérie du peuple américain, quel que fût l’ampleur du consentement des masses et peu importe à quel point les intellectuels arrivent à démontrer la justesse de leurs intuitions[58].

Wilson fait voter sans difficulté des lois draconiennes pour museler la dissidence, mais c’est à peine si elles sont nécessaires. En 1917, le Congrès adopte l’Espionage Act, qui criminalise non seulement les activités d’espionnage, mais aussi tout discours jugé critique envers le gouvernement. Wilson aurait souhaité y inclure une disposition autorisant la censure directe des journaux, mais le Congrès refuse. L’année suivante, le Congrès adopte un amendement, connu sous le nom de Sedition Act, qui criminalise tout propos « déloyal » ou « sacrilège » encourageant l’outrage à la Constitution ou au drapeau. Ces lois sont les armes juridiques peu subtiles de l’administration Wilson pour faire taire les progressistes et les forces populistes en déclin qui osent contester l’effort de guerre. Au nom de l’Espionage Act, le secrétaire aux Postes Albert Burleson retire aux journaux qu’il juge antipatriotiques leur admissibilité au tarif postal réduit, augmentant immédiatement leurs frais d’expédition et menant une centaine d’entre eux à la faillite. Des milliers de personnes, dont l’homme politique socialiste Eugene Debs, sont arrêtées pour avoir persisté à dénoncer la guerre et lancé des appels à l’objection de conscience et à la grève. En juin 1918, Debs est emprisonné après avoir donné un discours contre la guerre à Canton (Ohio). Le Washington Post commente sa condamnation en ces mots : « Debs est un danger public, et le pays ne s’en portera que mieux s’il croupit derrière les barreaux[59]. » Debs passera plus de deux ans au pénitencier fédéral d’Atlanta, jusqu’à ce que le président Warren Harding commue sa sentence à Noël en 1921. Des milices, excitées par la propagande de guerre et les appels aux armes nationalistes, s’en prennent physiquement aux opposants, allant parfois même jusqu’à les lyncher.

Marquée par un essor du progressisme, la période d’avant-guerre correspond à l’âge d’or du journalisme et des réformes sociales aux États-Unis. En 1918, cette époque était révolue. Le progressisme redonnerait bien quelques signes de vie dans les années 1930, pendant la Grande Dépression, mais serait anéanti au cours de la Seconde Guerre mondiale. Pendant la Première Guerre mondiale, les progressistes ont renoncé à leur critique de la société pour se faire propagandistes. La transition s’est faite en douceur. Les luttes en faveur des travailleurs miséreux des villes industrielles et des bas quartiers se sont muées en une croisade abstraite pour refaire le monde par la violence, pour une guerre qui mettra fin à toutes les guerres. Addams a tenu ces propos mordants : « Certains d’entre nous peinent à comprendre sur quelle expérience se fonde cette croyance lamentable dans les effets régénérateurs de la guerre, mais le monde regorge désormais de formules subtiles de ce genre. Celle-ci, qui a réconforté bon nombre de jeunes soldats, a été reprise et répétée inlassablement sans le moindre esprit critique[60]. »

Les anciens militants socialistes étaient sans doute les citoyens les plus enclins à partager le rêve utopique wilsonien d’une Société des Nations démocratique capable de mettre un terme définitif à la guerre. Après tout, Wilson était issu des rangs de l’élite progressiste. Cultivé, il avait les idées claires, connaissait de nombreux progressistes et se sentait chez lui dans l’univers de la théorie politique et de la pensée abstraite. Il écrivait lui-même ses discours, qui traduisaient les idéaux élevés de ces courants politiques. Autrefois marginaux, ces intellectuels sont devenus de fidèles alliés du président dans son combat pour refaire le monde par la violence. On les a acclamés et louangés comme jamais auparavant, en leur conférant une aura prestigieuse. Désormais, ils ne se sentiraient plus rejetés par l’élite du pouvoir, mais plutôt valorisés, appréciés. En mettant leur immense talent au service de la propagande de guerre, ils ont cependant commis un suicide intellectuel et moral. Très rares sont ceux qui ont trouvé la force de résister. Leur engagement concerté pour vendre l’idée de la guerre a donné un coup fatal à la culture progressiste. En d’autres termes, se plaint Bourne :

[…] les intellectuels se sont associés aux forces les moins démocratiques de la sphère politique américaine. Ils ont laissé ceux-là mêmes que la démocratie américaine a toujours combattus mener le pays à la guerre. Ce n’est que dans un monde devenu incapable de percevoir l’ironie qu’une élite intellectuelle peut entrer en guerre avec des alliés si peu progressistes dans le but déclaré de promouvoir le progrès social et la démocratie dans le monde. Il ne reste plus personne qui puisse souligner la nature antidémocratique de ce progressisme de guerre. Quand la foi triomphe, le scepticisme devient la pire des insolences.

Après avoir étudié l’histoire auprès de Wilson à Princeton, Arthur Bullard devient journaliste et correspondant à l’étranger, notamment en Russie. Son parcours est typique de celui des intellectuels et des militants qui, en épousant la cause de la guerre, abandonneront la lutte sociale au profit de la propagande d’État. Bullard, qui publie souvent sous le nom de plume d’Albert Edwards dans le périodique probolchevique The Masses ainsi que dans le Harper’s Magazine, affiche une feuille de route impeccable en tant que journaliste d’enquête et militant pour les droits sociaux. Après un passage de deux ans à l’université Hamilton, il travaille comme agent de probation pour la New York Prison Association. Ébranlé par la lecture de reportages sur les dures conditions de vie de la classe ouvrière, il décide de s’installer à la maison d’accueil University, dans le Lower East Side. À son arrivée, il découvre que, en plus des travailleurs du settlement movement[61] qui y vivent, la maison regorge d’écrivains de gauche. Parmi eux se trouvent William English Walling, cofondateur de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), le lauréat du prix Pulitzer Ernest Poole, Howard Brubaker, futur chroniqueur au New Yorker, Hamilton Hold, journaliste et rédacteur en chef de l’hebdomadaire Independent, et Walter Weyl, auteur et cofondateur de The New Republic. Ces écrivains rédigent des articles et des livres sur les conditions de logement et d’emploi des travailleurs du Lower East Side, et s’intéressent en particulier aux effets des conditions de travail inhumaines et de la pauvreté sur les femmes et les enfants. Socialistes déclarés, ils soutiennent activement les révolutionnaires russes qui cherchent alors à renverser le tsar Nicolas II. En 1905, Poole, Walling et Bullard (alors attaché de presse des Friends of Russian Freedom in America) vont en Russie pour couvrir la révolution avortée et ses suites. Là-bas, ils nouent des contacts avec des intellectuels, des écrivains, des artistes et des révolutionnaires. Bullard fournit une série d’articles sur la Russie (il parle un peu le russe) au Harper’s Magazine et au Collier’s. Dans un reportage signé Albert Edwards et publié par le Collier’s le 28 avril 1906, il écrit :

J’ai fait ce voyage afin de constater dans quelle mesure l’armée russe arrive, en se livrant au terrorisme, à écraser le mouvement révolutionnaire. Je suis convaincu qu’elle n’y arrivera pas. Elle n’a pas réussi à capturer ses chefs. Elle n’a pas su désarmer la population. Elle s’est montrée incapable d’éteindre le feu de la révolution qui embrase la masse des paysans. Les exécutions sommaires, la flagellation et les incendies criminels n’ont fait que jeter de l’huile sur le feu, transformant l’indignation en soif de vengeance, le mécontentement en inébranlable volonté de changement, l’hostilité en haine.

L’article se conclut ainsi :

Le général Orloff est un militaire. On lui a donné l’ordre d’écraser la rébellion dans ces provinces. Il s’est exécuté, et s’exécute toujours, mais tant bien que mal, car il n’a pas suffisamment de soldats et de munitions pour aller jusqu’au bout. La position du gouvernement est parfaitement logique, mais repose sur un principe erroné, à savoir qu’on serait en plein Moyen Âge et que l’existence d’un État reposerait sur la crainte de ses sujets[62].

Ayant été témoin de la puissance de l’idéalisme révolutionnaire et de la propagande, Bullard est d’avis que les lois rigoureuses sur la censure et l’espionnage défendues par Wilson en 1917 pourraient produire des effets contraires à ceux attendus, d’autant plus que bon nombre d’Américains considèrent que ce sont les banquiers et les industriels qui mènent le pays vers la guerre. Ceux-ci, en effet, veulent s’assurer que les puissances européennes leur rembourseront les prêts colossaux qu’ils leur ont consentis, chose impossible en cas de victoire de l’Allemagne. Bullard a compris que la propagande peut être une arme beaucoup plus efficace que la répression en nourrissant le sentiment nationaliste et la soif de violence qui rendent la guerre possible. Orientée de manière appropriée, la population deviendrait plus encline à accueillir avec enthousiasme l’idée d’entrer en guerre. Au début de 1917, il fait parvenir un exemplaire de son livre Mobilizing America au président Wilson dans le but d’influencer la conduite de ses projets bellicistes. Si le gouvernement avait la haute main sur tous les mécanismes d’information et appliquait les méthodes les plus créatives pour faire passer son message, y affirme Bullard, il pourrait endoctriner la population sans recourir à la coercition : « Vérité et mensonge sont des notions arbitraires. Rien n’indique que l’une soit préférable à l’autre. […] Il existe des vérités insignifiantes et des mensonges indispensables. […] La force d’une idée réside dans sa capacité à inspirer les gens. Qu’elle soit vraie ou fausse importe peu. »

Bullard suggère à Wilson de former une grande « agence de publicité qui rappellerait constamment à la population l’importance d’appuyer les soldats envoyés au front. Elle réquisitionnerait une partie de la une de tous les quotidiens, formerait un “détachement” de rédacteurs chevronnés ayant pour mandat d’alimenter le public en “articles sur l’armée”, et mettrait sur pied un corps d’attachés de presse. […] Afin de mener à fond le combat pour la démocratie, explique-t-il, il est essentiel que la population comprenne bien la situation[63] ».

En examinant ses archives pendant tout un après-midi à la bibliothèque des manuscrits Seeley G. Mudd de l’université Princeton, j’ai constaté que Bullard plaidait sans relâche contre la censure directe que Wilson envisageait d’imposer. Le 11 mars 1917, Walter Lippmann fait parvenir à Wilson une lettre personnelle dans laquelle il reprend la proposition de Bullard de créer une agence de publicité gouvernementale. Il explique au président qu’on pourrait vendre la guerre à une population sceptique en entretenant « une opinion publique saine[64] ». Lippmann (en particulier dans son ouvrage intitulé Public Opinion, paru en 1922) se démarque comme l’un des plus sombres personnages de l’époque. En tant qu’intellectuel, il joue le rôle d’un Grand Inquisiteur : craignant le pouvoir populaire, il est assez intelligent pour savoir manipuler l’opinion publique. La guerre révélera sa grande clairvoyance, et Public Opinion deviendra le livre de chevet de la nouvelle élite du pouvoir.

Wilson comprend le message. Il accepte de mettre sur pied l’agence proposée par Lippmann et Bullard et d’en confier les rênes à des progressistes et à des artistes. « Ce n’est pas une armée que nous devons former et entraîner à la guerre : c’est une nation », déclare-t-il[65]. Une semaine après la déclaration de guerre, le président institue le Committee for Public Information (CPI). Dirigé par l’ancien journaliste d’enquête George Creel, celui-ci prend vite le surnom de « commission Creel » et devient la première machine de propagande moderne. Le CPI n’a pas pour unique objectif de faire passer des messages favorables à la guerre : il vise aussi à discréditer ceux qui tentent de contester la participation des États-Unis au conflit, admet Creel. Ce dernier, qui connaît bien le monde du journalisme, entreprend d’anéantir les réseaux d’information, alors décentralisés et diversifiés. Pendant la période de neutralité d’avant la guerre, écrira-t-il dans ses mémoires :

[La nation] était déchirée entre mille et un préjugés, tandis que l’opinion publique était assommée et embrouillée par les propagandes contradictoires des Alliés et des Allemands. Dans l’ouest du pays, il régnait un isolationnisme persistant ; dans le nord-ouest, on ne parlait que d’une « guerre des riches » ne visant qu’à protéger les prêts consentis par Wall Street ; les hommes et les femmes d’origine irlandaise se disaient « neutres », n’ayant cure de savoir qui frappait l’Angleterre ; dans chaque État se trouvaient des démagogues pestant contre les « va-t-en-guerre », bien que les DuPont et autres prétendus « marchands de la mort » n’eussent jamais eu les moyens d’armer le moindre groupe de chasseurs d’écureuils[66].

Les nouvelles, qui jusqu’alors reflètent les discours et les débats locaux, permettant ainsi au pouvoir d’être au fait des opinions et des préoccupations des communautés, devront désormais émaner d’en haut. Elles devront marquer le rythme de la propagande en relayant un discours belliciste cohérent et en étouffant ou en discréditant les voix dissidentes. Le message relayé par la presse devra déteindre sur les moindres aspects de la vie culturelle américaine, du théâtre à la publicité, en passant par le cinéma et la littérature. La grande diversité des journaux et la pluralité d’opinions, de préoccupations et de perspectives qu’elle permet devront être encadrées, contrôlées. Toutes les informations sur la guerre devront émaner d’une seule source : les propagandistes devront « s’en tenir au message », comme le diront les générations suivantes. La cohésion des idées devra être totale. Les efforts de Creel, dont l’agence comptera des milliers d’employés à la fin de la guerre, auront deux conséquences : la saturation du pays par la propagande et le démantèlement de la presse locale et indépendante. Une fois la guerre terminée, le secrétaire d’État Robert Lansing portera le président aux nues en le qualifiant de « plus grand propagandiste de l’ère moderne[67] ». Aucun président américain n’aura autant porté atteinte à l’indépendance et à la liberté de la presse ni autant nui à l’avancée des réformes sociales que Wilson.

Alimentés par Creel de propagande maquillée en communiqués de presse, les journaux entreprennent ainsi une vaste campagne de manipulation de l’opinion publique en se targuant de faire du journalisme. Non seulement ils reprennent sans broncher les pires balivernes que leur fournit le CPI, comme ces nouvelles fabriquées de toutes pièces relatant de prétendus crimes de guerre commis par les Allemands, mais ils mettent aussi en doute le patriotisme des dissidents.

« Des extrémistes s’affairent pour une paix allemande », titre le New York Times du 24 juin 1917. Le chapeau dit ceci : « Une propagande bien financée, diffusée par une légion de scribes installés dans de vastes bureaux, déferle sur le pays. Elle véhicule des idées en provenance de Russie. Elle propose qu’un conseil des soldats et des travailleurs prenne la direction de la guerre. » L’article se poursuit ainsi :

Un groupe d’hommes et de femmes, représentatif de tout le spectre des opinions contestataires et pacifistes, a entrepris aux États-Unis une campagne visant à susciter un sentiment favorable à la paix en reprenant des positions soutenues par les révolutionnaires russes les plus radicaux et les plus utopistes.

Autrement dit, la paix qu’ils promeuvent aux quatre coins du pays ressemble à maints égards à celle que favorise le gouvernement allemand, selon des personnes bien au fait des vues du kaiser et de ses partisans absolutistes. Des gens haut placés dans ce nouvel appareil de propagande ne démentent pas que si l’Allemagne cessait de lancer des attaques sous-marines, ils militeraient pour que les États-Unis se séparent des Alliés pour conclure une paix séparée avec Berlin.

Cet organisme prônant la paix à tout prix compte dans ses rangs un certain nombre d’Allemands et quantité d’extrémistes d’autres origines. Nommé People’s Council of America, il dit bénéficier du soutien de diverses organisations, comme la Collegiate Anti-Militarist League, dont deux membres ont été récemment reconnus coupables d’une conspiration visant à entraver les lois militaires du pays, l’Emergency Peace Federation, qui était très occupée dans les jours ayant précédé la déclaration de guerre à l’Allemagne, et la soi-disant American Union Against Militarism.

Il semble que le People’s Council, comme ses membres l’appellent, soit très bien financé. Il dispose de vastes bureaux dans l’Educational Building, sis au 70 de la 5e Avenue, où une armada de sténographes et de secrétaires s’activent à envoyer des lettres et de la documentation prônant entre autres la création aux États-Unis d’un « conseil des soldats et des travailleurs » semblable à ceux qui existent désormais en Russie.

Dans une des brochures qu’il diffuse, on peut lire ceci : « Nous espérons que notre People’s Council se fasse l’écho du désir de paix des États-Unis de manière tout aussi claire et efficace que les conseils de travailleurs et de soldats parlent pour la Russie. »

Un autre document affirme que l’organisme milite pour « une paix hâtive, généralisée et démocratique qui pourrait être assurée grâce à la négociation, en accord avec les principes déterminés par la nouvelle Russie ». Plus loin, on y dénonce le président en affirmant, par simple déduction, que « les États-Unis ont renoncé à l’honneur de porter la paix et participent maintenant à un carnage à l’échelle mondiale ».

« Chaque jour », affirme une autre brochure de propagande publiée par l’organisme, « les droits constitutionnels que sont la liberté d’expression, la liberté de presse et la liberté d’association sont bafoués. »

Dans les bureaux du People’s Council, on admet volontiers que l’intention de ses dirigeants est d’inonder le pays de propagande et de dépêcher des orateurs et des agitateurs aux quatre coins du pays. Le chef syndical Joseph D. Cannon est chargé de faire de l’agitation chez les mineurs de l’Ouest ; A.W. Ricker, rédacteur en chef d’un magazine, a pour mission d’implanter l’organisme chez les agriculteurs du Nord-Ouest ; James D. Maurer, agitateur syndical de Pennsylvanie, veillera sur les grands centres ouvriers de son État ; enfin, le professeur L.M. Keasbey, de l’université du Texas, et un pasteur australien connu sous le nom de Gordon tenteront de convaincre le Sud de s’opposer au président Wilson et de se prononcer pour une paix dont les modalités sont généralement reconnues comme similaires à celles qu’accepteraient aujourd’hui les Allemands.

Parmi les membres considérés comme les plus actifs de l’organisme, mentionnons : David Starr Jordan, trésorier ; L.P. Lochner, à qui l’on attribue d’avoir su persuader Henry Ford de financer le fameux navire pour la paix[68] ; le révérend et médecin Judah L. Magnes, Algernon Lee et Morris Hillquit, des socialistes qui, récemment, n’ont pas pu obtenir de passeports pour se rendre en Europe où avait lieu la prétendue conférence de Stockholm ; Max Eastman, rédacteur d’un pamphlet extrémiste ; J. Schlossberg, chef syndical ; Fola La Follette, fille du sénateur du Wisconsin ; W.L. Dana, professeur à l’université Columbia et membre en vue de la Collegiate Anti-Militarist League ; Emily Greene Balch, ainsi qu’une foule d’autres personnes aux opinions similaires. Tous s’opposent farouchement aux politiques militaires de l’administration Wilson.

Voici un échantillon des écrits disséminés partout au pays par le People’s Council :

Chers amis, vous vous réjouirez avec nous de la progression fulgurante du désir de paix. La première Conférence américaine pour la démocratie et la paix, qui a connu son apogée au Madison Square Garden, a offert une lueur d’espoir à ceux « qui baignent dans la noirceur ».

Avec dignité, vous vous êtes tenus debout pour l’Emergency Peace Federation, et je vous remercie encore de votre appui. Cette fédération fait partie des nombreux organismes qui sont en train de se regrouper en un mouvement plus large et plus fort, chapeauté par le People’s Council. Je suis certain que ce nouveau regroupement pourra compter sur votre appui indéfectible.

Le comité organisateur du People’s Council entreprend une tâche colossale. La prochaine réunion aura lieu le 4 août. D’ici là, les milliers de groupes de travailleurs, d’agriculteurs, de femmes, de prêtres, de pacifistes, de socialistes, de partisans d’un impôt unique sur la terre, etc., qui composent le conseil devront désigner des délégués. Nous devrons dépêcher des organisateurs qui expliqueront les objectifs du conseil, tenir des centaines d’assemblées publiques et inonder le pays de documentation.

D’ici le 1er août, il nous faut amasser 50 000 dollars. Nous voulons 25 000 billets d’un dollar. Une contribution d’un dollar multipliée par 25 000 personnes a une signification dix fois plus importante que la même somme émanant de gros donateurs.

Ne pourriez-vous pas nous faire parvenir un dollar ? Vous pouvez nous en envoyer plus si cela vous est possible. Intéressez vos amis à la cause, pressez-les d’y contribuer. Nous comptons sur vous.

Avec mes cordiales salutations,

Rebbeca Shelly, secrétaire aux finances

Il va de soi que les autorités fédérales auront l’œil sur les activités de cet organisme. Compte tenu de l’important soutien financier dont il bénéficie de toute évidence, et vu sa volonté affirmée de condamner les politiques du gouvernement et de susciter le mécontentement à l’égard de la loi sur la conscription, le People’s Council « doit être surveillé », soutiennent les autorités compétentes, même si celles-ci ne chercheront pas à entraver ses activités tant qu’il « respectera la loi ».

Les membres du People’s Council l’admettent : s’il n’en tenait qu’à eux, la France ne récupérerait pas l’Alsace-Lorraine, la Belgique ne serait pas indemnisée pour les dommages que lui a fait subir l’Allemagne, et le torpillage du Lusitania ne serait pas vengé. En d’autres termes, le monde obtiendrait une « paix allemande »[69].

*
*    *

La propagande mise en œuvre pendant la Première Guerre mondiale, à laquelle ont collaboré des journalistes, des artistes et des romanciers, a fait école : gouvernements et entreprises ont tôt fait d’appliquer son modèle à leurs stratégies de communication et de publicité. Les arguments servis par l’administration Bush pour justifier la guerre en Irak, par exemple, étaient tirés tout droit des manuels du CPI, de même que la tactique d’ExxonMobil d’allouer 16 millions de dollars au financement d’un réseau de 43 organisations « populaires » niant la réalité du changement climatique, au recrutement de savants disposés à publier des articles, non révisés par leurs pairs, contestant les données scientifiques, et à la participation répétée de ces prétendus « experts » à des émissions diffusées à l’échelle nationale afin de semer la confusion. En appliquant ces techniques de propagande, les grandes entreprises ont saturé les ondes d’images et de slogans, assurant ainsi le triomphe de la culture de la consommation et anéantissant la notion même d’information.

« Dans les années 1909-1910, 58 % des villes américaines possédaient une presse variée, tant en termes de montages financiers que de contenus », explique Stewart Ewen dans son classique, Consciences sous influence. « Dès 1920, ce même pourcentage représentait celles des villes où l’information était contrôlée par un seul organe […]. On voit nettement quel rôle joua la publicité dans cette évolution. Pendant les 30 premières années du siècle, la dépense publicitaire s’était multipliée par 13 au plan national (passant de 200 à 2 600 millions de dollars), et les principaux supports de cette croissance avaient été les périodiques, quotidiens et revues[70]. »

Creel est à bien des égards le père fondateur des relations publiques modernes. John Dos Passos le décrivait comme un « petit bonhomme aux yeux noirs ardents et au visage laid, sous une tignasse de cheveux sombres et bouclés[71] ». Originaire de Virginie, Creel a grandi dans une famille pauvre, farouchement attachée à la cause confédérée, qui a déménagé au Missouri après la guerre de Sécession. Il a travaillé comme reporter pour des quotidiens de Kansas City, puis comme journaliste d’enquête pour des magazines de New York. Marié à Blanche Bates, comédienne bien connue, il était animé d’une inébranlable confiance en soi et d’une énergie débordante. Sa lecture de la réalité était plutôt manichéenne : il peignait le monde en noir et blanc, avec des traits grossiers. « “Pour Creel, écrivait Mark Sullivan […], il n’existe que deux catégories d’hommes : les salopards et les plus grands hommes qui aient jamais vécu. Cette seconde catégorie comprend tous ceux qui partagent l’opinion de Creel, quel que soit le problème dont il s’occupe à ce moment-là.” Et Creel reconnaissait lui-même : “Il faut admettre que l’objectivité ne fait pas partie de ma personnalité ; j’ai bu les préjugés avec le lait maternel, pour être ensuite nourri de sectarisme.”[72] »

Le pouvoir de Creel, qui avait un accès direct à Wilson, en irritait plus d’un à Washington. La fin de la guerre le rendrait moins utile, et, malgré de nombreuses tentatives, il ne retrouverait jamais l’influence qu’il avait eue. Dans les années qui ont suivi, il a pris part à deux affaires douteuses. La première d’entre elles était une entreprise plus ou moins honnête de vente par correspondance basée à Manhattan, le Pelman Institute of America, qui proposait un programme de perfectionnement appelé « pelmanisme ». Ses clients se voyaient promettre qu’ils apprendraient « à penser, à exploiter pleinement les capacités dont ils sont conscients et à développer celles dont ils ne sont pas conscients », et que la pratique du « pelmanisme » ferait augmenter leur salaire « de 20 % à 200 % ». Par la suite, Creel a été impliqué dans le scandale pétrolier du Teapot Dome : devant une commission d’enquête du Sénat tenue en 1924, il a reconnu avoir accepté un pot-de-vin de 5 000 dollars afin de convaincre le secrétaire à la Marine Josephus Daniels, avec qui il avait travaillé pendant la guerre, de louer à des intérêts privés deux champs pétrolifères appartenant à l’État. En 1934, il s’est présenté contre Upton Sinclair aux primaires démocrates pour le poste de gouverneur de la Californie, mais a perdu. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le président Franklin Roosevelt – qui, tandis qu’il était secrétaire adjoint à la Marine lors du premier conflit, avait fini par ne plus supporter l’arrogance de Creel – a refusé à celui-ci la possibilité de travailler au Bureau de l’information de guerre. Dans les dernières années de sa vie, Creel s’est fait chantre de l’anticommunisme et des causes d’extrême droite, collaborant avec le sénateur Joseph McCarthy et le représentant Richard Nixon pendant la chasse aux sorcières de la fin des années 1940. Voilà une issue peu surprenante.

Mais, en 1917, Creel sait que, pour arriver à vendre l’idée de la guerre, il devra neutraliser de puissants mouvements sociaux qui non seulement s’opposent à l’engagement des États-Unis dans le conflit, mais ont aussi révélé le caractère odieux et cruel d’industriels comme John D. Rockefeller. Les syndicats, les journalistes progressistes, les pacifistes, les isolationnistes, les nombreux immigrants qui détestent les Britanniques et le million de membres du Parti socialiste dirigé par Debs (qui, le 7 mars, déclare qu’il préférerait être fusillé comme traître plutôt que de « partir en guerre pour Wall Street[73] ») constitueront des obstacles à la guerre si on les laisse s’exprimer librement. Les Industrial Workers of the World (IWW), syndicat comptant 100 000 membres surnommés les wobblies, auxquels s’ajoutent sans doute 200 000 sympathisants actifs, dénoncent la guerre en la qualifiant d’entreprise d’exploitation capitaliste, encouragent le refus de la conscription et lancent des appels à la grève.

Les inquiétudes de Wilson quant au manque d’enthousiasme de la population envers son projet s’avèrent fondées. Les taux d’enrôlement sont dérisoires : d’avril à la mi-mai, seuls 73 000 jeunes hommes se portent volontaires. Le gouvernement se voit contraint d’imposer la conscription. C’est à ce moment que Creel se met au travail.

Creel et son équipe, qui comprend des artistes, des caricaturistes, des graphistes, des cinéastes, des journalistes et des spécialistes en relations publiques, saturent de propagande la vie culturelle et intellectuelle américaine. Ils y parviennent en repoussant les frontières traditionnelles de la propagande. Le CPI crée 19 divisions, dont une division des contenus souscrits pour laquelle travailleront des romanciers, des auteurs de nouvelles et des essayistes. Dans leurs textes, qui, estime-t-on, rejoignent chaque mois 12 millions de lecteurs, ces écrivains dissimulent un message favorable à la guerre et au gouvernement. Le pays est tapissé d’affiches et d’annonces publicitaires pour la guerre. Faisant honneur à sa réputation d’immoralité, Hollywood produit à la chaîne de populaires films de guerre, dont The Kaiser : The Beast of Berlin, Wolves of Kultur et Pershing’s Crusaders. Le film To Hell with the Kaiser est si populaire que la police antiémeute du Massachusetts doit intervenir auprès d’une foule en colère qui s’est vu refuser l’admission au cinéma. La division cinéma du CPI gagne tant d’argent qu’elle pourrait presque s’autofinancer.

Le comité de Creel entretient des relations directes avec 18 000 journaux, 11 000 agences de publicité et annonceurs nationaux, 10 000 chambres de commerce, 30 000 associations de fabricants, 22 000 syndicats, 10 000 bibliothèques publiques, 32 000 banques, 58 000 magasins généraux, 3 500 succursales du YMCA, 10 000 membres du Council of National Defense, 1 000 clubs de publicitaires, 56 000 bureaux de poste, 55 000 chefs de gare, 5 000 centres de recrutement, 100 000 sections de la Croix-Rouge et 12 000 agents commerciaux[74]. Tous ces établissements sont abreuvés quotidiennement de propagande de guerre créée sur mesure selon leurs champs d’intérêt. Les quelques organisations réticentes à relayer cette propagande sont contraintes de fermer leurs portes.

Dans un rapport de 1920 intitulé How We Advertised America, Creel écrit :

La guerre ne s’est pas seulement déroulée en France. Nous menions un combat pour l’esprit des gens, pour la « conquête de leurs convictions », et la ligne de front traversait tous les foyers de tous les pays.

C’est par cette reconnaissance de l’opinion publique comme force de premier plan que la Grande Guerre s’est le plus fondamentalement distinguée de tous les conflits précédents. Les forces en présence n’étaient pas seulement des groupes de soldats armés, mais aussi des idéaux qui s’entrechoquaient ; les jugements moraux avaient une valeur aussi importante que les décisions militaires. […] En tous points, et ce, de la première à la dernière heure, nous avons mené une véritable campagne de publicité, une vaste entreprise de vente, la plus grande expérience publicitaire du monde. […]

Nous n’avons ignoré aucun aspect de la vaste machine de guerre et nous n’avons négligé aucun support : imprimés, discours, cinéma, télégraphe, radio, affiches, enseignes… Nous les avons tous mis au service de notre campagne visant à faire comprendre à nos concitoyens et aux autres peuples les raisons qui poussaient les États-Unis à prendre les armes. […] Ce qui s’imposait, plus qu’une unité superficielle, était une foi profonde dans la cause de notre pays, une détermination à fondre le peuple américain en un bloc ardent, mû par la fraternité, le dévouement, le courage et une détermination inébranlable[75].

La salle de presse du CPI fabrique des nouvelles qu’elle envoie quotidiennement aux journaux du pays dans le but de faire connaître des « faits » relatifs à la guerre. Le conseil dispose aussi d’une division des langues étrangères qui, grâce à son armée de traducteurs, veille à ce que les journaux étrangers publient des articles proaméricains. Son service des conférences, lui, dépêche des orateurs surnommés « four-minute men  » dans des salles de cinéma, des églises ou d’autres lieux publics bondés, voire dans la rue : ils s’y lèvent et y font de courts discours pour la guerre en invitant les gens à se procurer des obligations de guerre, les fameux Liberty Bonds. À la fin de la guerre, 75 000 orateurs auront prononcé des discours de quatre minutes spécialement préparés pour eux par le CPI. Creel les surnomme « la garde stentorienne ». Le comité publie aussi des « livres rouge, blanc et bleu », essais soutenant l’effort de guerre écrits par des universitaires et des historiens de renom, dont John Dewey et Walter Lippmann. Les journaux ne sont jamais censurés directement, mais le CPI leur donne des consignes et les inonde de documents favorables à la guerre, qu’ils reproduisent sous forme d’articles. John Dos Passos témoigne :

On trouvait des affiches du CPI dans toutes les postes, leurs bulletins sur tous les tableaux d’affichage. Les hebdomadaires destinés aux campagnes et les journaux professionnels vivaient entièrement sur les clichés d’articles composés par Creel. Dans un laps de temps étonnamment bref, George Creel obtint que la nation entière – à l’exception évidemment d’une minorité peu honorable qui tenait à se faire une opinion par elle-même – répète tous les slogans émanant du bureau même du président, qui voulait se battre avec des mots, pour que la « démocratie puisse vivre en sécurité dans le monde »[76].

Les quelques personnalités qui résistent, comme Bourne, Addams, Debs, Emma Goldman ou Bertrand Russell, deviennent des parias. Avec le concours de Creel, la presse les accuse de manquer de loyauté et d’appuyer l’Allemagne. La socialiste Addams, qui a fondé la maison Hull à Chicago dans le but d’aider les familles pauvres et ouvrières, est huée lorsqu’elle se prononce contre la guerre au Carnegie Hall et se voit étiqueter comme antipatriotique par le New York Times. Dès 1915, elle a noté le changement d’attitude de la presse, qui s’est mise à « donner du pacifisme une image si aberrante que celui-ci a perdu toute influence, et à discréditer les militants antiguerre à un point tel que rien de ce qu’ils pourraient dire n’est plus digne de la moindre attention ». Dans Peace and Bread in Time of War, elle écrira que « cet effort concerté de dénigrement de la part des journaux de toutes les tendances était pour moi du jamais vu[77] ». Ces attaques viennent à bout des voix dissidentes. En 1902, Appeal to Reason, journal socialiste qui, depuis 1897, offrait une tribune à des écrivains comme Jack London, Upton Sinclair, Mary « Mother » Jones et Debs, tirait à 150 000 exemplaires, ce qui en faisait le quatrième hebdomadaire en importance au pays. En raison de son opposition à la guerre, qui n’a pourtant rien de bien marginal au début du conflit, il est bientôt soumis à une énorme pression. En appliquant l’Espionage Act, qui interdit la publication de matériel pouvant nuire à l’effort de guerre, l’État parvient à censurer son contenu. Un autre journal de gauche, The Masses, décide d’interrompre ses activités pour la durée du conflit, tandis qu’Appeal to Reason cède à la contrainte et accepte, non sans réticences, de soutenir l’effort de guerre. Le travail de Creel a un effet cataclysmique sur le débat public et la culture.

Les écoles et les collèges abandonnèrent les cours d’allemand, écrit Dos Passos. Les plats allemands disparurent des menus. Toutes les manifestations de la culture étrangère devinrent suspectes : les opéras allemands ne figurèrent plus au répertoire et la campagne lancée contre la musique allemande atteignit son apogée avec l’arrestation du Dr Karl Muck, le chef de l’orchestre symphonique de Boston, homme âgé et admiré de tous[78].

Le virus du nationalisme infecte toutes les sphères de la société. Les teckels sont rebaptisés « chiens de la liberté ». La City University de New York diminue le nombre d’unités de valeur attribuées à tous ses cours d’allemand. L’usage de l’allemand est banni des écoles publiques de 14 États. Les Américains d’origine allemande deviennent des boucs émissaires très commodes (comme le seront leurs compatriotes d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale). À Van Houten (Nouveau-Mexique), une foule hargneuse accuse un mineur immigré d’appuyer l’Allemagne : elle le force à s’agenouiller, à embrasser le drapeau et à crier « Que le kaiser aille au diable ». En avril 1918, Robert Prager, un mineur de charbon né en Allemagne qui a tenté de s’enrôler dans la marine, mais qu’on a réformé pour des raisons médicales, est accusé par une meute de 500 personnes de stocker des explosifs en banlieue de Saint-Louis. Après l’avoir déshabillé et drapé dans la bannière étoilée, la foule traîne l’homme, qui titube, pieds nus, dans les rues de la ville, puis le lynche en poussant des hourras. Les meneurs du lynchage se présentent à leur procès arborant des rubans tricolores. Leurs avocats qualifient l’assassinat de « meurtre patriotique » justifié. Au bout de 25 minutes de délibérations, le jury rend un verdict d’acquittement. Un des jurés s’écrie : « Aujourd’hui, personne ne pourra nous accuser de manquer de loyauté. » À propos du procès, le Washington Post écrit : « Malgré quelques excès comme le lynchage, voilà un réveil salutaire de l’Amérique profonde. » Jamais on ne trouvera les explosifs que Prager était soupçonné de stocker.

L’affaiblissement considérable des forces populistes pendant la guerre ouvre la voie à leur anéantissement une fois le conflit terminé. La propagande de guerre, qui a la peur pour moteur et la haine pour message, change alors immédiatement de cible, passant des Allemands aux communistes. Le jour du deuxième anniversaire de la révolution russe, soit le 7 novembre 1919, les premières rafles de Palmer ont lieu : plus de 10 000 présumés communistes et anarchistes sont arrêtés, dont bon nombre seront détenus sans procès pendant de longues périodes. Une fois sortis de prison, des émigrés russes comme Emma Goldman, Alexander Berkman, Mollie Steimer et 245 autres sont déportés en Russie. En novembre 1922, Appeal to Reason est réduit au silence.

En 1919, on peut lire sous la plume de Berkman et Goldman, dans Deportation : Its Meaning and Menace :

En menant une campagne publicitaire d’une ampleur inouïe, en se livrant au mensonge, à la fourberie, à l’exagération et à la dissimulation, en faisant constamment appel aux instincts les plus vils de l’être humain de même qu’à ses inclinations les plus nobles, en ayant recours aux méthodes les plus originales qu’on puisse imaginer, les grands intérêts financiers, aidés par tous les Junkers[79] de ce monde, ont entraîné l’humanité dans la guerre mondiale.

La haine, l’intolérance, la persécution et la répression, leviers « éducatifs » on ne peut plus efficaces pour préparer les esprits à la guerre, imprègnent désormais le cœur même du pays et distillent leur redoutable poison dans toutes les sphères de la vie sociale. Il n’y a toutefois plus de « boche » à haïr et à lyncher. […] Néanmoins, ces monstres de Frankenstein, nourris d’intolérance et de répression, qu’a créés la campagne pour la guerre sont toujours là, bien en vie, et cherchent un exutoire à l’amertume et à la souffrance qu’ils ont accumulées. Ah, mais voilà justement les radicaux, les bolcheviks ! Y a-t-il meilleures proies pour ces créatures[80] ?

« Nombreux sont ceux qui ont cru que le progressisme avait pour corollaire la liberté de connaître et d’exprimer non pas ce qui est populaire ou convenable, voire patriotique, mais ce qu’ils considèrent comme vrai », écrira pour sa part Jane Addams. « Ces mêmes progressistes constatent aujourd’hui que la guerre a eu pour conséquence directe la domination de la masse sur l’individu, à tel point qu’on peut parler d’une véritable révolution dans nos relations sociales[81]. »

Le CPI ferme ses portes le 12 novembre 1918, soit le lendemain de l’armistice. Les activités de sa division étrangère, elles, cessent quelques mois plus tard. Ses employés n’ont néanmoins aucune difficulté à se reclasser. Le politologue Harold Lasswell, auteur de Propaganda Technique in the World War, l’une des meilleures études sur la puissance de la nouvelle propagande, note que la plupart des experts du conseil sont immédiatement attirés vers les bureaux du gouvernement ou des grandes entreprises à Washington et à New York. Deux ans plus tard, le directeur de la division étrangère du CPI écrira : « L’histoire de la propagande pendant la guerre vaudrait à peine qu’on s’y attarde si ce n’était d’une réalité : elle n’a pas pris fin avec l’armistice. Loin de là ! Les méthodes inventées et expérimentées pendant le conflit ont une valeur inestimable pour les gouvernements et les groupes d’intérêts particuliers. » Edward Bernays, neveu de Freud et père des relations publiques modernes, a travaillé pour Creel en Amérique latine et est devenu une figure importante du milieu de la publicité. Il prend fait et cause pour la propagande en tant qu’instrument de contrôle pour l’État et la grande entreprise : « C’est, bien sûr, l’étonnant succès qu’elle a rencontré durant la guerre qui a ouvert les yeux d’une minorité d’individus intelligents sur les possibilités de mobiliser l’opinion, pour quelque cause que ce soit », écrit-il en 1928 dans Propaganda. « Il était donc tout naturel qu’une fois la guerre terminée les gens intelligents s’interrogent sur la possibilité d’appliquer une technique similaire aux problèmes du temps de paix[82]. »

Cette nouvelle entreprise de fabrication de l’opinion publique ne fait pas l’unanimité. En 1918, John Dewey s’en prend à ceux qui, au quotidien, maquillent désormais la propagande en information : « On s’inquiète de ce que les gens entendent et apprennent, écrit-il. Une fois éveillée en temps de guerre, l’attention portée avec paternalisme à la provenance des idées des gens se déplace vers les enjeux propres au temps de paix[83]. » Dewey constate la manipulation dont fait l’objet la couverture journalistique de la Russie postrévolutionnaire. En 1919, l’hebdomadaire The Nation lui donne raison en affirmant :

Ce qui concerne la Russie offre l’exemple le plus frappant de ce que peut accomplir la propagande du gouvernement. […] Nuits de la Saint-Barthélemy qui n’ont jamais eu lieu, rumeurs les plus folles sur les femmes et le communisme, prétendus meurtres, ouï-dire de massacres… Des nouvelles émanant d’obscures feuilles de chou scandinaves sont relayées avec célérité aux États-Unis, tandis que sont occultées toute information favorable aux Soviétiques, toute réussite de leur part.

Le boche, objet de haine et de mépris pendant la guerre, est remplacé par le bolchevique. La manipulation par la peur, qui a consolidé le pouvoir de l’élite au cours du conflit, est systématiquement pratiquée pour dénicher ceux qu’on qualifie d’« ennemis intérieurs » et repousser les « ennemis extérieurs ». Cependant, bien plus que les chasses aux sorcières menées par l’État, c’est la publicité d’entreprise qui s’avérera la plus funeste. Les journalistes sont confrontés à de vastes campagnes de propagande bien orchestrées et bien financées, ainsi qu’à la concurrence des instruments de persuasion par l’émotion qu’ont perfectionnés les artisans de la propagande. Comme le journalisme intègre doit s’en tenir aux faits, à une couverture équilibrée et objective, les techniques de propagande sophistiquées qui font appel aux émotions, créent des pseudo-événements pouvant être confondus avec la réalité et prennent constamment le pouls de la population à l’aide de sondages afin de lui faire croire qu’on lui offre ce qu’elle désire se retrouveront entre les mains des ennemis de la vérité. La population sera conditionnée, écrira Bourne, à employer un langage où « de vulgaires syllogismes tiennent lieu d’analyse, où la réalité est réduite aux apparences [et] où ce qu’on voit est déterminé par le désir[84] ».

La guerre a rendu possible la destruction de la diversité culturelle américaine (les États-Unis possédaient jadis des cultures régionales bien distinctes) par la communication de masse. Celle-ci a transformé la consommation en compulsion et aplani les différences culturelles. La culture d’entreprise a pulvérisé les vieilles valeurs relatives à l’épargne, les identités régionales avec leur iconographie, leur esthétique et leur histoire, la diversité des traditions issues de l’immigration, l’autosuffisance et la presse décentralisée qui offrait aux citoyens un regard sur leur collectivité. Les publicitaires ont créé de nouveaux désirs et de nouveaux comportements voués à remplacer les anciens. Selon les grands prêtres de la culture d’entreprise, les merveilles de la consommation de masse et de l’homogénéité culturelle permettraient d’apaiser les frustrations et le mécontentement des individus. Les cultures américaines ont été remplacées par une culture de pacotille et des mœurs politiques à l’avenant ; aujourd’hui, debout sur le tas de cendres qui en reste, on peut mesurer l’étendue des ruines. Les slogans de la culture publicitaire font désormais office de sens commun, privant les citoyens des mots qui auraient pu les aider à comprendre ce processus d’anéantissement.

Une fois la guerre terminée, alors qu’on regroupe les journaux en chaînes, les voix locales et indépendantes sont réduites au silence. Dans leurs pages, le glissement de la haine du boche à celle du rouge s’opère avec fluidité. La propagande associe dans un premier temps les communistes à la machine de guerre allemande. Le 15 juin 1919, le New York Times résume une enquête sénatoriale sur le communisme. L’article relate que des témoins anticommunistes s’y sont succédé en assurant aux sénateurs que Lénine et Trotski étaient des agents allemands et que l’Allemagne avait financé la Révolution soviétique. Des « experts » y ont déclaré que le nouveau régime soviétique, émanation de l’« Antéchrist », appuyait sans réserve des cliniques d’« amour libre ». Un témoin, le révérend George Simons, a affirmé aux sénateurs que, « pendant la prétendue révolution bolchevique, plus de la moitié des agitateurs parlaient yiddish, et [que] la plupart de ces “juifs apostats” provenaient du Lower East Side de Manhattan ». C’est ce même Simons qui a soutenu que la Révolution avait été financée par l’Allemagne, ce qui a fait dire au sénateur de la Caroline du Nord Lee Overman : « Il serait vraiment étonnant que le mouvement bolchevique ait débuté aux États-Unis et ait été commandité par les Allemands, n’est-ce pas ? » Le sénateur de l’Utah William King a demandé au même témoin s’il est vrai que les hommes bolcheviques « violent, kidnappent et spolient les femmes comme bon leur semble ». « Certainement », lui a-t-il répondu, ajoutant qu’ils sont « les plus sales chiens » qu’il ait vus dans sa vie. Voilà des témoignages aussi fantaisistes et absurdes que la pléthore d’histoires fabriquées de toutes pièces qu’on racontait pendant la guerre, comme celle où des soldats allemands entraient dans des couvents pour violer les religieuses. Ce sont néanmoins des fabulations du genre qui pousseront le pays dans la passivité politique. Les chasses aux sorcières communistes qui auront lieu ultérieurement ne seront pas moins simplistes et grossières.

L’article du New York Times sur les huit mois d’enquête du comité sénatorial est chapeauté de ce titre : « Les sénateurs révèlent la signification du bolchevisme aux États-Unis. » On y énumère 29 « éléments clés du programme bolchevique actuellement mis en œuvre en Russie et présenté au reste du monde comme un remède à tous les maux ». Parmi ceux-ci, mentionnons : « la confiscation de toutes les usines, de toutes les mines et de toutes les industries et le transfert de leur gestion à leurs employés » ; « la séparation absolue de l’Église et de l’école » ; « la mise en œuvre, par l’entremise de lois sur le mariage et le divorce, d’un stratagème pour légaliser la prostitution dans les cas où les deux parties consentent à y prendre part » ; « le refus de reconnaître la suprématie de Dieu sur les activités du gouvernement et des tribunaux » ; « l’octroi de la citoyenneté aux étrangers sans égard à la durée de leur séjour ou aux renseignements dont on dispose sur eux[85] ».

Le débat public et le discours politique ont été contaminés par les serments de loyauté, la crainte paranoïaque des espions et le mépris de la dissidence. Après la Seconde Guerre mondiale, on a invoqué l’appréhension de menaces intérieures et extérieures pour convaincre la population de la nécessité d’affecter une proportion ahurissante – la moitié – des dépenses publiques à la défense. Au nom de la lutte contre le communisme à l’échelle mondiale, les États-Unis ont englouti des milliards de dollars supplémentaires dans les agences de renseignement pour soutenir de cruels dictateurs en Amérique latine, au Moyen-Orient, en Asie et en Afrique. Feuilletons et poèmes pittoresques, affaires locales, débats municipaux et autres formes d’expression populaire qui jadis occupaient l’avant-plan dans la presse ont disparu des pages des journaux de masse, remplacés par les potins sur les célébrités, la nouvelle rhétorique enragée de la guerre froide et les chroniques souscrites à l’échelle nationale. La presse est devenue tout aussi commerciale et centralisée que les autres domaines de la culture de masse.

L’industrie de la propagande a procuré des revenus publicitaires colossaux à tous les organes de communication de masse. Elle a toutefois considérablement restreint la portée de ce dont il est convenable de débattre, et a rendu possible la concentration de la presse aux mains d’une demi-douzaine d’entreprises gigantesques : de nos jours, les Viacom, Disney, General Electric et autres News Corporation diffusent pratiquement tout ce qu’on voit, entend et lit. La propagande a fait des nouvelles la chambre d’écho de l’élite du pouvoir.

*
*    *

Au tournant du XXe siècle, les mouvements progressistes et révolutionnaires adhéraient à l’idéal voulant qu’il soit possible de réaliser l’utopie en combinant détermination, intégrité et réformes aux avancées de la science et de la technologie. Ils s’appuyaient sur « l’hypothèse que l’histoire de l’humanité obéit à une logique de changement […] irréversible allant dans une seule direction : le progrès », écrit l’historien Sidney Pollard[86]. Fini le temps où les pauvres devaient attendre d’aller au ciel, croyait-on : les institutions humaines apporteraient justice et prospérité.

Stimulée par l’essor de la presse indépendante, les syndicats militants, les maisons d’accueil pour ouvriers, les campagnes contre la pauvreté et la prospérité croissante des États-Unis apportée par la révolution industrielle, l’élite progressiste a soutenu les institutions – en particulier l’État – en tant qu’instruments du progrès. Cette confiance a donné naissance à une nouvelle forme de progressisme, ayant pris ses distances des variantes progressistes initiales du libéralisme classique. Bien que ces philosophies aient partagé certains éléments comme le respect des droits individuels, la nouvelle élite progressiste appartenait clairement au camp des utopistes. Elle croyait fermement que l’État devait mettre en œuvre des réformes afin de parvenir à une société juste. Tout en partageant les idéaux des Lumières, le libéralisme classique était quant à lui passablement sceptique sur la perfectibilité de l’être humain, et avait une conscience aiguë de la nature et de la puissance du mal. Le nouveau progressisme, lui, avait rompu avec cette vision pessimiste. Il concevait les institutions et l’État comme des mécanismes qui, s’ils étaient adéquatement dirigés, amélioreraient inévitablement la condition humaine.

Une telle foi dans les institutions se trouvait à la base de l’Évangile social, un courant du christianisme dont les idées ont été énoncées par le théologien Walter Rauschenbusch dans Le christianisme et la crise sociale, paru en 1907, puis dans Theology for the Social Gospel, publié dix ans plus tard[87]. L’Évangile social a substitué à l’obsession de la damnation et du péché la foi dans le progrès humain. En est né le mouvement Chautauqua, qui a compté des centaines de sections partout au pays. Ce mouvement était favorable aux syndicats, à la négociation collective, aux services sociaux pour les démunis, aux programmes d’hygiène publique et à l’instruction publique pour tous, bien qu’il ne fût pas exempt de bon nombre des préjugés de l’époque et exclût les catholiques et les Afro-Américains. Des organismes comme le Labor Temple de New York ou la maison d’accueil University de Chicago, tout comme le pasteur Washington Gladden, qui militait pour l’amélioration des conditions de travail à Colombus (Ohio), adhéraient à ce grisant amalgame entre religion et réformisme, variante chrétienne de la conviction de l’élite progressiste selon laquelle des réformes menées par un bon gouvernement peuvent assurer le progrès social. S’inspirant des propos du révérend Josiah Strong, qui avait déclaré « que le Christ n’est pas seulement venu sauver des âmes individuelles, mais aussi la société », des Églises ont créé des sociétés de tempérance, des bourses du travail ou des soupes populaires. Le salut, disait-on, pouvait être obtenu grâce à des interventions humaines. L’Évangile social a sécularisé l’eschatologie chrétienne traditionnelle en la fusionnant à l’utopie du progrès matériel portée par l’élite progressiste.

Dans les années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, les réformistes progressistes avaient espoir en l’avenir. Dans une série d’articles parus en 1902 dans le magazine McClure’s, Ida Tarbell a mis au jour les pratiques commerciales abusives de John D. Rockefeller et de la Standard Oil. Sa recherche, qui ferait plus tard l’objet d’un livre, a suscité un tollé général contre la société pétrolière et a été un facteur important de l’adoption par le gouvernement américain de mesures antitrust contre la Standard Oil, prélude à son démantèlement en 1911. Samuel Hopkins Adams, un contemporain de Tarbell, a écrit en 1905 une série de 11 articles intitulée « The Great American Fraud » pour le Collier’s. Il y dévoilait de nombreuses allégations mensongères des fabricants de médicaments brevetés. Il avait découvert que certains d’entre eux nuisaient à la santé. Ces révélations ont mené à l’adoption, en 1906, du Pure Food and Drug Act (loi sur la qualité des aliments et des médicaments). La dénonciation par Upton Sinclair, dans son roman La jungle, qui a fait scandale en cette même année, de l’horreur de la condition ouvrière dans les abattoirs de Chigago a aussi contribué à la naissance de cette loi ainsi que du Meat Inspection Act (loi sur l’inspection des viandes). Ces réquisitoires, auxquels on pourrait ajouter celui de Lincoln Steffens contre la corruption du monde municipal, cadraient bien avec les revendications de l’Évangile social, des syndicats, de l’aile gauche du Parti démocrate ou des départements universitaires de sociologie, qui, à leurs débuts, s’intéressaient beaucoup aux modalités d’application des réformes sociales.

À ces journalistes d’enquête et aux réformistes de l’Évangile social s’ajoutaient les syndicalistes, dont les anarcho-syndicalistes des IWW qui organisaient des grèves dans les usines textiles de Nouvelle-Angleterre, les mines de fer du Minnesota et les aciéries de Pennsylvanie. Avant la guerre, ils ont aidé des centaines de milliers d’ouvriers à débrayer. Pour les wobblies, les IWW n’étaient pas un simple syndicat, mais un mouvement révolutionnaire. Contrairement aux autres syndicats, ils acceptaient dans leurs rangs les femmes, les immigrés et les Afro-Américains. Comme le déclarait leur leader légendaire Big Bill Haywood aux délégués lors de leur congrès de fondation de 1905, les IWW prônaient une lutte des classes sans compromis :

Camarades travailleurs, soyez les bienvenus au congrès continental de la classe ouvrière. Nous sommes ici pour unir les travailleurs du pays en un mouvement ouvrier dont l’objectif sera d’émanciper la classe ouvrière de la servitude capitaliste. […] Notre organisation cherchera à donner le pouvoir économique, c’est-à-dire les moyens d’assurer sa survie, le contrôle de la production et celui de la distribution, à la classe ouvrière, et ce, sans aucune considération pour les maîtres du capitalisme[88].

Le socialisme intéressait alors un vaste public. À l’élection présidentielle de 1912, Debs a obtenu un million de voix. Le Parti socialiste publiait 29 hebdomadaires en anglais et 22 en d’autres langues, atteignant ainsi les communautés d’immigrés qui veillaient sur leur langue et leur culture. Il publiait aussi trois quotidiens en anglais et six en langues étrangères. Le syndicat de mineurs United Mine Workers of America se disait avant tout socialiste, et des socialistes se sont fait élire au Congrès ainsi qu’à la mairie d’une douzaine de villes. Les socialistes sont aussi passés à un cheveu de battre Samuel Gompers à la présidence de l’American Federation of Labor.

La guerre a sonné le glas de cette effervescence. Une vingtaine d’années plus tard, non sans mélancolie, Dwight Macdonald déclarerait : « La gauche américaine a eu le vent dans les voiles jusqu’en 1914 ; la guerre a été le mur contre lequel elle s’est écrasée[89]. »

On ne peut réduire le changement culturel et social qui a suivi la guerre, si bien résumé par E.P. Thompson dans son essai intitulé Temps, discipline du travail et capitalisme industriel[90], à l’adhésion à un système économique ou au triomphe d’un nationalisme pur et dur. Comme l’a souligné Thompson, cette transformation participait d’une réinterprétation radicale de la réalité marquée par l’essor de la propagande et de la culture de masse. Dans Les tyrannies de l’intimité, Richard Sennett assimile la montée de la culture de masse à l’une des principales forces derrière ce qu’il qualifie de « personnalité collective engendrée par une projection collective[91] ». Non seulement les grands propagandistes du XXe siècle lui donneraient-ils raison, mais ils renchériraient en ajoutant que ceux qui ont le loisir de manipuler et de répandre les chimères de la culture de masse peuvent déterminer les orientations et les opinions de cette « personnalité collective ».

Avec ses pulsions suicidaires et ses massacres à grande échelle, la Première Guerre mondiale fait paraître bien dérisoire l’utopie d’un paradis sur Terre et de l’inéluctabilité du progrès véhiculée par l’Évangile social. En 1918, dans L’Épître aux Romains, le théologien suisse Karl Barth a taillé en pièces la conception naïve des tenants de l’Évangile social selon laquelle les humains pourraient associer la volonté de Dieu à leurs efforts. Les chrétiens, affirmait-il, ne peuvent instaurer le Royaume des cieux sur Terre et ne doivent même pas en rêver. L’Église progressiste n’a jamais trouvé de réponse suffisante aux critiques de Barth. Elle s’est réfugiée dans un humanisme tiède et une spiritualité introvertie.

Après la guerre, m’a expliqué Stuart Ewen quand nous nous sommes rencontrés à New York, les canaux de communication ont été « systématiquement conçus pour éviter de véhiculer la moindre information ou connaissance pouvant encourager la population à évaluer la situation ». La propagande a réduit à néant la notion même d’un public bien informé. « Si l’on fait exception des personnes qui s’informent par l’entremise des médias internationaux ou de sources parallèles, s’est plaint Ewen, le portrait d’ensemble du monde qu’on sert à la population est digne d’une simple bande dessinée.

« Vers la fin des années 1920, par exemple, on a vu émerger un appareil de psychologie sociale passablement élaboré, qui cherchait à prendre le pouls des émotions de la collectivité non pas pour rendre compte de ce que les gens ressentaient, mais plutôt pour façonner ce qu’ils ressentiraient, explique Ewen. Ce secteur d’activité, dont la société The Psychological Corporation a été la pionnière dès 1921, s’est développé en une vaste industrie d’enquêtes et de recherches par sondages qui s’est répandue non seulement dans le monde du commerce, mais aussi, peu à peu, dans les universités. Cette industrie est devenue de plus en plus omniprésente : pratiquement toutes les facettes de l’expérience humaine ont été l’objet de ses stratégies. Elle dispose de ressources considérables. Les sommes affectées à la “méséducation” du peuple américain dépassent largement celles qui servent à son éducation – et sont dépensées avec beaucoup plus d’enthousiasme. »

Croyant qu’elle devait s’adapter aux idées des nouveaux créateurs de slogans de l’univers des communications de masse, l’élite progressiste s’est mise à employer le vocabulaire puéril et les tournures simplistes propres aux médias commerciaux. Les débats d’idées qui caractérisaient autrefois le discours politique aux États-Unis se sont appauvris. Les progressistes se sont laissé séduire par la supposée nécessité d’être populaire, oubliant au passage, écrivait Macdonald, que, « comme dans les arts et les lettres, le degré de communicabilité d’un propos à un vaste public est inversement proportionnel à la valeur de son contenu politique. Ce phénomène est déplorable : comme en art, il déforme les perceptions et a des conséquences désastreuses. Rien n’indique cependant qu’il soit éternel : dans le passé, des idées véhiculées par une infime minorité, voire par un seul individu, ont su faire leur chemin chez de plus en plus de gens[92] ».

L’adhésion à cette culture de la simplification, prévenait Macdonald, revenait à réduire un peuple à s’exprimer à l’aide de clichés et de slogans prédigérés. Elle a proscrit la complexité et exacerbé la marginalisation des idées complexes, novatrices ou excentriques. Cet assaut contre la pensée non conformiste, qui par définition n’a pas sa place dans la culture populaire, a nui à certains arts, dont le théâtre.

Dans les années 1920 et 1930, un théâtre américain engagé proposait un regard neuf et convaincant sur le monde à un public qui n’avait ni le temps ni l’intérêt de lire des ouvrages de théorie sociologique. Le théâtre est ainsi devenu l’un des derniers bastions où des artistes ont pu sérieusement concurrencer, en faisant appel aux émotions comme aux faits, la culture de la consommation véhiculée par la grande entreprise. Il s’est opposé à la propagande en ayant recours à bon nombre des méthodes propres à celle-ci : ce théâtre réagissait aux bouleversements politiques d’avant la Première Guerre mondiale (mais aussi de la Grande Dépression et, dans un dernier souffle, du paroxysme de la guerre du Vietnam) par des œuvres à forte connotation politique qui, à l’instar de la propagande, cherchaient à susciter des émotions. Dans les années 1920, le théâtre Provincetown Playhouse a créé les premières pièces d’Eugene O’Neil et de Susan Glaspell. Le New Playwrights Theatre, financé par le banquier Otto Kahn, comptait dans ses rangs le communiste Mike Gold, auteur de Juifs sans argent[93], et des créateurs de gauche comme Francis Edward Faragoh, Emjo Basshe, John Howard Lawson et John Dos Passos. Lawson, qui ferait partie des « Dix d’Hollywood », emprisonnés pendant un an pour avoir refusé de témoigner devant la House Un-American Activities Committee (HUAC)[94], a écrit Processional : A Jazz Symphony of American Life, pièce portant sur les luttes ouvrières, les préjugés et la violence à l’œuvre dans une ville minière du Kentucky.

Dans un manifeste du New Playwrights, Basshe plaidait en faveur d’« un théâtre aussi ivre, barbare et tapageur que notre époque ». Dans Greenwich Village, un drapeau rouge flottait devant le théâtre Cherry Lane, rue du Commerce, que le New Playwrights avait loué pour sa deuxième saison. C’est Dos Passos qui a rédigé le manifeste de cette saison-là, intitulé Towards a Revolutionary Theatre, dans lequel il appelait de ses vœux un art dramatique « s’inspirant des éléments conscients de la classe ouvrière, qui luttent pour s’approprier la masse lourde et flasque de la société capitaliste en vue de la façonner selon leurs besoins ». Ces radicaux souhaitaient réinventer le théâtre, tant sur le fond que sur la forme. Ils rêvaient d’un théâtre social qui se situât « quelque part entre la grande messe […] et le cirque Barnum & Bailey’s ».

En 1935, à l’époque du New Deal, la Works Progress Administration (WPA)[95] a offert à Hallie Flanagan le poste de directrice du Federal Theatre Project. Ce programme, qui réunissait des radicaux et des modérés, s’est révélé être un outil efficace de changement social et a sans doute constitué le dernier contrepoids digne de ce nom à la propagande. Ses coûts de production étaient bas et ses scénographies, modestes. L’argent servait avant tout à payer les artistes et les places étaient abordables, permettant soudainement au théâtre de devenir un art auquel avait accès le plus grand nombre, et ce, partout aux États-Unis. Il y avait désormais deux scènes, soulignait Flanagan : le théâtre commercial, à but lucratif, et le théâtre public, animé par ceux qui rêvaient d’un nouvel ordre social. Au bout d’une année d’existence, le Federal Theatre Project comptait plus de 15 000 hommes et femmes sur sa liste de paye. Au moment de sa fermeture, survenue 4 ans plus tard, ses pièces avaient été jouées devant plus de 30 millions de personnes dans plus de 2 000 salles, auditoriums scolaires, scènes mobiles et parcs publics de tout le pays[96]. Ses comédiens, metteurs en scène, concepteurs, dramaturges, clowns et musiciens étaient des professionnels que l’effondrement de l’économie avait mis au chômage. Ils produisaient des œuvres de grande qualité abordant la vie des gens ordinaires et la misère dans laquelle les États-Unis s’étaient enfoncés. Orson Welles et John Houseman, qui dirigeaient la section afro-américaine du projet à Harlem, ont monté une version de Macbeth se déroulant à la cour d’un roi haïtien, Henri Christophe. Des guérisseurs vaudou y jouaient les rôles des trois sorcières, et la musique de scène était signée Virgil Thomson. Créée au théâtre Lafayette de New York le 14 avril 1935, la pièce a affiché complet à chacune de ses représentations. Créations, classiques, répertoire contemporain, dramatiques radiophoniques, théâtre de marionnettes ; pièces en yiddish, en espagnol, en italien, en allemand ; théâtre pour enfants, drames dansés, comédies musicales, drames religieux, vaudeville, cirque… Des centaines de productions sont nées du Federal Theatre Project, dans chacun des États de l’union. Le théâtre américain connaissait son apogée.

Parce qu’elles s’en prenaient aux propriétaires d’usines, aux banquiers, aux propriétaires de mines de charbon, aux bureaucrates de l’État et aux industriels, les pièces du Federal Theatre Project soulevaient l’ire de l’élite du pouvoir. Le 27 octobre 1936, It Can’t Happen Here, adaptation d’un roman de Sinclair Lewis montrant comment le fascisme pourrait gagner les États-Unis, a été créée simultanément dans 21 salles réparties dans 17 États[97]. Selon le Hollywood Citizen News, « le Federal Theatre Project a fait l’objet de critiques de la part de personnes affirmant que sa pièce pourrait indisposer les sympathisants des régimes de Hitler et de Mussolini ». De leur côté, Welles et Houseman étaient en train de monter une comédie musicale intitulée The Cradle Will Rock, dont l’auteur et compositeur était Marc Blitzstein (qui se retrouverait sur la liste noire dans les années 1950). Se déroulant dans la ville fictive de Steeltown, la pièce raconte les efforts déployés par un travailleur, Larry Foreman, pour syndiquer les ouvriers métallurgistes. Son ennemi juré est M. Mister, industriel impitoyable ayant la haute main sur la presse, l’Église, les arts, l’université, les instances politiques, les associations et même le médecin de la ville. The Cradle Will Rock n’épargne personne, qu’il s’agisse de l’épouse philanthrope de M. Mister, de ses enfants gâtés, du révérend Salvation, qui invoque la religion pour bénir la guerre et le capitalisme, ou d’Editor Daily, rédacteur en chef corrompu du quotidien local. M. Mister, qui fait partie du conseil d’administration de l’université, oblige son recteur à congédier les professeurs qui refusent de chanter les louanges des arts virils de la guerre et du capitalisme à leurs étudiants. Les artistes Yasha et Dauber, qui se considèrent comme trop « cultivés » et redevables des largesses de M. Mister pour prendre part aux débats politiques, chantent en chœur avec la femme de M. Mister :

Et nous aimons l’art pour l’art
C’est chic, pour l’art
De corrompre, pour l’art
Son cœur, pour l’art
Et son âme, pour l’art
Être aveugle, pour l’art
Être sourd, pour l’art
Être muet, pour l’art
Ils tuent, pour l’art
Tout l’art pour l’art[98]

M. Mister et le révérend Salvation, qui prêchait la paix et l’amour avant une guerre qu’il bénirait une fois celle-ci déclarée, chantent en duo :

Guerre ! Guerre ! Tuons tous ces sales boches !
Et tous ces Austro-Hongrois
Guerre ! Guerre ! Nous entrons en guerre !
Le Lusitania n’a pas été vengé
Souvenons-nous de Troy ! Souvenons-nous de Lafayette !
Souvenons-nous d’Alamo ! Souvenons-nous de nos femmes !
Souvenons-nous de tous ces bébés innocents, morts avant d’être nés !
N’attendons pas que George s’en charge, agissons,
Pacifions le monde pour la démocratie !
Pacifions le monde pour la liberté !
Pacifions le monde pour l’acier et la famille Mister[99]  !

« Bien sûr, nous nous battons pour la paix, ajoute Salvation. C’est la guerre qui mettra fin à toutes les guerres. »

« Amen », conclut le chœur.

« Je vois le marché s’envoler tel un oiseau magnifique », s’écrie M. Mister.

« La quête ! » lance le révérend Salvation à l’assemblée des fidèles.

Les représentations devaient commencer le 17 juin 1937 au théâtre Maxine Elliott, sur Broadway, dans un décor sophistiqué et avec un orchestre de 28 musiciens. À la dernière minute, Washington, répondant à des plaintes, a annoncé qu’aucun nouveau spectacle ne serait financé avant le début de la nouvelle année financière. Dès le 14 juin, des gardiens de sécurité de la WPA ont bloqué l’accès au théâtre Maxine Elliott : les accessoires et les costumes qui s’y trouvaient étaient propriété de l’État, faisait valoir le gouvernement. Welles, Houseman et Blitzstein ont donc décidé de louer le théâtre Venice ainsi qu’un piano. Le soir de la première, ils ont accueilli le public devant la salle fermée et l’ont invité à les accompagner, à pied, jusqu’au Venice. Des passants se sont joints à la procession, et, à 21 heures, les 1 742 sièges du Venice étaient occupés. Le syndicat des comédiens avait interdit à ses membres de jouer la pièce « sur scène ». Seul au piano, Blitzstein était prêt à interpréter tous les rôles. Sitôt qu’il s’est mis à jouer, Olive Stanton, comédienne suppléante peu connue qui dépendait de la maigre rémunération que lui versait la WPA pour assurer sa subsistance et celle de sa mère, s’est levée de son siège et a chanté son numéro d’ouverture. Ce geste était très courageux de sa part. Disséminés dans la foule, les autres membres de la troupe se sont levés à leur tour et ont joué leurs rôles. Le poète Archibald MacLeish, qui était présent dans la salle, déclarerait avoir vécu ce soir-là l’une des expériences théâtrales les plus émouvantes de sa vie. Le Federal Theatre Project s’est empressé de congédier Houseman, puis Welles a démissionné. Les deux hommes ont alors fondé le Mercury Theatre.

« C’était manifestement un cas de censure, sous des dehors différents », a déclaré Flanagan à l’époque[100].

À l’instar de bien des œuvres produites par le Federal Theatre Project, The Cradle Will Rock s’intéresse aux préoccupations de la classe ouvrière plutôt qu’à celles de l’élite du pouvoir. La comédie musicale condamne la cupidité, la corruption, la folie de la guerre, la complicité des institutions progressistes avec l’élite du pouvoir et les excès du capitalisme. M. Mister dirige la ville comme si elle était sa plantation privée. « Je considère que les journaux façonnent très bien les esprits, lance-t-il. Mon aciérie en est largement tributaire.

— Vous n’avez qu’à nous appeler, lui répond Editor Daily, et nous publierons tout. D’un océan à l’autre, du nord au sud. »

« Ô presse, presse, liberté de presse », entonnent-ils tous deux en chœur. « Jamais on n’abolira la liberté de presse. Nous devons rester libres de dire tout ce que nous dicte notre cœur, avec une petite ritournelle pour ceux qui paient le mieux. »

« Pourquoi pas une série sur le jeune Larry Foreman ? propose M. Mister à Editor Daily. Celui qui conteste et met sur pied des syndicats.

— Oui, nous en avons entendu parler, répond le rédacteur en chef. Et en bien. Il semble très populaire auprès des ouvriers.

— Trouvez avec qui il boit, avec qui il parle et avec qui il couche. Fouillez son passé jusqu’à ce que vous sachiez tout sur lui.

— Mais l’homme est pugnace, de la vraie dynamite ! Ça prendrait une armée pour le dompter, rétorque Editor Daily.

— Alors, conclut le magnat de l’acier, nous devrions pouvoir le dompter. »

« Ô presse, presse, liberté de presse », reprennent-ils en chœur. « Tu n’as qu’à suggérer ce qu’il convient de publier. Ce qui ne convient pas, nous le rendrons conforme. Avec une petite ritournelle pour ceux qui paient le mieux[101]. »

Depuis la Première Guerre mondiale et l’avènement de l’État-entreprise, le type de censure commerciale imposé à The Cradle Will Rock a été le moyen le plus couramment employé pour assujettir le théâtre et les autres arts. La liberté qu’a connue le Federal Theatre Project constitue à cet égard une brève exception. Comme dans les autres fiefs de l’élite progressiste, l’argent récompense ceux qui savent bien se comporter, qui ne parlent pas au nom des classes inférieures. Pendant ses quatre années d’existence, le Federal Theatre Project a initié de vastes segments de la population, qui considéraient souvent les arts comme élitistes et inaccessibles, à de nouvelles formes d’expression favorisant leur liberté et leur autonomie. Toutefois, l’élite du pouvoir n’allait pas laisser la classe ouvrière s’approprier ce pouvoir de comprendre et de façonner le réel grâce à l’art.

« La réalisation la plus extraordinaire du Federal Theatre Project, celle qui, paradoxalement, serait la principale cause de son démantèlement, a été la création des Living Newspapers », affirme la dramaturge et metteuse en scène Karen Malpede. « Ces docudrames abordaient les dossiers chauds de l’actualité. Œuvres d’auteurs dramatiques nourries de recherches effectuées par des journalistes, des pièces comme Triple-A Plowed Under, Power, One Third of a Nation ou Spirochete mettaient en scène de nombreux personnages et de grands orchestres. Elles pouvaient traiter des luttes des agriculteurs, du débat entourant le projet de la Tennessee Valley Association de subventionner l’électrification du Sud rural, des causes de la crise du logement (« le tiers de la population est mal logée et mal nourrie », avait déclaré le président Roosevelt) ou de la course pour trouver un traitement à la syphilis. Exigeants, provocants, proposant une variété de nouvelles techniques de jeu et de mise en scène non réalistes, les Living Newspapers préfiguraient le documentaire, la création collective et le théâtre expérimental et politique des années 1960[102]. »

Les Living Newspapers ont joui d’une grande popularité. Avant même la première représentation de Power, 60 000 personnes s’étaient procuré des billets. The Nation a qualifié celle-ci de pièce sur la moralité moderne : « Power a pour thème la quête de monsieur Tout-le-monde pour l’électricité bon marché qui lui permettra d’améliorer son sort. » Harry Hopkins, lui, a parlé d’un « merveilleux spectacle » qui l’a fait rire tout en l’émouvant : « C’est de la propagande dont le but est d’éduquer le consommateur qui paie son électricité. Il était temps qu’une forme de propagande prenne fait et cause pour lui ! » Plus le Federal Theatre Project s’enhardissait et gagnait en popularité, plus on l’accusait d’être un terreau fertile pour le communisme. Dans The Revolt of the Beavers, pièce pour enfants très populaire, des castors se déplaçant en patins à roulettes devaient renverser leur chef cruel pour pouvoir manger de la glace, s’amuser et continuer d’avoir neuf ans. Des membres du Congrès s’en sont pris à cette bande de castors, l’accusant de propager le communisme.

Soutenus et financés par l’élite du pouvoir, les adversaires du New Deal ont déclaré que le président Roosevelt avait laissé des communistes infiltrer le gouvernement et des programmes financés par l’État, tel le Federal Theatre Project. Ce dernier a d’ailleurs été la première cible du comité Dies (qui en 1946 deviendrait la HUAC), dirigé par le représentant démocrate du Texas Martin Dies. Lors d’une série d’audiences tenues en août et en novembre 1938, le programme de théâtre a fait l’objet de vives dénonciations. Les membres du comité ont interrogé Flanagan à propos d’un article intitulé « Un théâtre est né », dans lequel elle comparait l’enthousiasme animant les sections du Federal Theatre à « un genre de folie à la Marlowe ».

« Ce Marlowe, dont vous vous inspirez », a demandé le représentant de l’Alabama Joseph Starnes, « est-ce un communiste ? »

« La salle a éclaté de rire, mais pas moi, se souvient Flanagan. Les emplois de 8 000 personnes étaient menacés par un comité du Congrès dont les préjugés étaient tels qu’il flairait le communisme jusque chez les classiques. Je leur ai répondu : “Je parlais de Christopher Marlowe ! ” “Dites-nous qui il est. Comme ça, nous pourrons consulter les bons ouvrages de référence. C’est tout ce que nous voulons faire” », a répondu Starnes.

« Veuillez inscrire au procès-verbal qu’il s’agit du plus grand dramaturge de l’époque de Shakespeare, suivi de près par le Barde lui-même », a répondu Flanagan.

Le Federal Theatre Project a été aboli en 1939. Ses dernières pièces, jouées aux quatre coins des États-Unis, étaient particulièrement poignantes. Au théâtre Ritz de New York, on a donné une nouvelle conclusion à Pinocchio. « Après avoir surmonté son égoïsme et son avidité, Pinocchio ne devenait pas un petit garçon en chair et en os, raconte Flanagan. Il redevenait plutôt un pantin. » « Laissons les cloches annoncer notre deuil », entonnait le chœur pendant la dernière scène. « Sa courte vie fut vraiment trop brève. » Les machinistes démontaient ensuite le décor devant le public pendant que les comédiens déposaient Pinocchio dans un cercueil en pin sur lequel on pouvait lire : « Né le 23 décembre 1938 ; mis à mort par une décision du Congrès le 30 juin 1939[103]. » Au théâtre Adelphi de New York, une chanson, Ballad of Uncle Sam, marquait le dénouement de la pièce Sing for Your Supper. Le chœur entonnait :

De la fraude, des cris
Des grandes gueules, des harangues patriotiques
De l’incertitude et du doute
De l’opportunisme et du crachoir en laiton
Elle reprendra
Notre marche reprendra[104]

Le Federal Theatre Projet a été l’un des premiers programmes de la WPA qu’on a supprimés, « ce qui en dit long sur le pouvoir du théâtre », explique Malpede. Comme on le lit dans le témoignage de Flanagan :

Si ce théâtre d’État, le premier de l’histoire des États-Unis, avait été moins dynamique, on l’aurait peut-être laissé vivre plus longtemps. Mais je ne crois pas qu’un seul de ses artisans regrette qu’il ait tenu tête, du début à la fin, à la réaction, aux préjugés et à l’intolérance raciale, religieuse et politique. Il se battait pour une meilleure compréhension, sous une forme plus théâtrale, des grandes forces à l’œuvre dans le monde d’aujourd’hui ; il luttait pour un théâtre libre, expression parmi d’autres d’un monde civilisé, bien informé, dynamique. Quiconque croit que ces vertus ne valent plus qu’on se batte pour elles a perdu contact avec la réalité[105].

Quant à la HUAC, « elle a terrorisé et divisé la communauté artistique. Pire encore, elle a incité les artisans américains du théâtre à s’autocensurer : pour le bien de leur carrière, ceux-ci ont largement souscrit à l’idée voulant qu’art et politique ne fassent pas bon ménage et que, de ce fait, toute pièce à connotation politique soit nécessairement du mauvais art », explique encore Malpede. « Arthur Miller et Lillian Hellman ont bien sûr fait exception à la règle en réaffirmant dans leurs pièces inspirées leur engagement pour la justice sociale, dimension essentielle de leur art. Le théâtre américain est néanmoins devenu essentiellement stérile, se livrant aux intérêts commerciaux les plus vils et se vouant au divertissement. »

Ce n’est pas avant l’avènement du mouvement des droits civiques que le théâtre américain a retrouvé son dynamisme. Des créateurs et des dramaturges afro-américains, tout comme de nombreux artistes blancs, ont alors coupé leurs liens avec la scène commerciale afin de pouvoir témoigner de leur propre expérience du monde. En 1968, Barbara Ann Teer, comédienne de grande renommée, s’est installée à Harlem pour fonder le National Black Theatre, qui combinerait des techniques de scène inspirées de rituels africains aux principes d’interprétation de la Méthode. En 1964, LeRoi Jones a écrit Dutchman et The Slave, puis a changé de nom pour devenir Amiri Baraka ; il a ensuite monté une éclatante production intitulée Slave Ship. En 1976, Ntozake Shange a écrit For Colored Girls Who Have Considered Suicide When the Rainbow Is Enuf.

Le Living Theatre, fondé en 1947 par Judith Malina et Julian Beck, a monté la pièce de Kenneth Brown intitulée The Brig, dont l’action se déroule dans une prison militaire pendant la guerre de Corée. L’Open Theatre, fondé par Joseph Chaikin, comédien ayant fait ses classes au Living Theatre, a créé une série de pièces comme America Hurrah, de Jean-Claude van Itallie, qui dénonce la stérilité de la vie de banlieue aux États-Unis. Ces deux compagnies de théâtre comptaient de nombreux pacifistes dans leurs rangs. Leurs fondateurs ont fait plusieurs séjours en prison pour avoir pris part à des actions non violentes de désobéissance civile contre la guerre du Vietnam. À l’instar de la tourmente de la Grande Dépression, l’agitation des années 1960 a libéré les énergies d’artistes, dont bon nombre se sont installés dans des cafés du Lower East Side. Sam Shepard et Maria Irene Fornés, de même que des producteurs débordant d’imagination comme Ellen Stewart, du La MaMa Experimental Theatre Club, refusaient de se plier aux contraintes du théâtre commercial. Le Bread and Puppet Theater était au premier rang des manifestations contre la guerre. Animées par des comédiens militants, les marionnettes en papier mâché de Peter Schumann, représentation tragique de Vietnamiennes aux traits endeuillés, déambulaient sous les ailes déployées d’immenses oiseaux blancs. En 1967 a eu lieu le festival Angry Arts contre la guerre du Vietnam, auquel ont participé Schumann et Crystal Field, qui, avec George Bartenieff, fonderait en 1971 le Theater for the New City, tribune de nombreux créateurs inspirés par leur conscience sociale (en 1991, on y a joué une série de pièces contre la guerre du Golfe).

Ces compagnies de théâtre ne roulaient pas sur l’or, mais New York était alors une ville relativement abordable où il était possible de louer des locaux sans devoir déposer de fortes sommes en cautionnement. Leurs créations originales attiraient un public de plus en plus vaste, et elles ont fini par bénéficier de dons des fondations Ford, Rockefeller et Kaplan. Le président Richard Nixon, qui souhaitait apaiser les revendications d’une contre-culture dont il persistait à se méfier, a décidé d’appuyer le National Endowment for the Arts (NEA)[106], créé en 1965 sous l’administration de Lyndon Johnson. À cette époque, le NEA finançait le théâtre engagé. Le prix des billets pouvait ainsi rester bas, et, comme dans les années 1930, les spectacles attiraient un public vaste et diversifié.

« Que s’est-il passé ? demande Malpede. La guerre du Vietnam a fini par s’achever, mais une bonne partie du mouvement pacifiste a maintenu ses activités, s’en prenant aux guerres sales d’Amérique latine et alimentant le mouvement antinucléaire, qui prenait alors de l’ampleur. Créer un théâtre poétique et engagé devenait cependant de plus en plus difficile. Les vieux dogmes des années 1950 refaisaient surface : art et politique ne font pas bon ménage. Dès son entrée en fonction en 1981, le président Ronald Reagan a ordonné l’abolition des subventions du NEA aux petites – lire “gauchistes” – compagnies de théâtre. Le reaganisme a sapé l’idée voulant qu’une grande démocratie mérite un grand art.

« Privé du soutien de l’État, indispensable pour financer des créations novatrices et non commerciales, le théâtre a commencé à s’institutionnaliser et à s’autocensurer, poursuit Malpede. De plus en plus de théâtres régionaux ont été contraints de planifier leurs saisons en prenant soin de ne pas indisposer leurs donateurs locaux ; les théâtres institutionnels, eux, sont graduellement devenus des clubs sociaux pour nantis et philanthropes. Certaines pièces ont réussi des percées, comme Angels in America, qui doit aussi son succès au dynamisme du mouvement gai, mais, dans l’ensemble, le théâtre ne souhaitait plus ébranler les consciences. Les théâtres institutionnels se sont mis à “développer” des pièces, un processus visant à garantir leur financement par les quelques fondations qui, en cette ère d’austérité, persistent à soutenir les arts. La plupart des créations débutent ainsi par une série de lectures et d’ateliers lors desquels une variété de dramaturges, d’agents littéraires, de directeurs de théâtre et de directeurs artistiques donnent leur “avis”, le plus souvent assez obscur, à l’auteur, en particulier si celui-ci est jeune. Par conséquent, il arrive que le projet perde une partie de son authenticité, voire qu’il ne chemine pas jusqu’au stade de la production, ce qui est de plus en plus courant. Plus l’économie va mal, moins on prend de risques. Certains sujets sont carrément exclus, comme les critiques virulentes du capitalisme ou de la politique extérieure américaine, autrement dit tout ce qui pourrait inciter certains donateurs à cesser leurs contributions[107]. »

C’est ainsi que, une fois de plus, le théâtre américain a rompu avec ce qui lui donnait sa vitalité, s’est peu à peu enfoncé dans la médiocrité et n’est devenu rien d’autre qu’un spectacle, un divertissement reposant sur la participation de célébrités. Son public a diminué et vieilli. Les débats critiques ont été évacués de la plupart des scènes. Comme Macdonald le constatait déjà à son époque, le divertissement s’adresse à la masse, à des catégories statistiques, à ce qu’il appelait « le non-homme ». L’art de masse nie l’existence d’un goût individuel, d’une expérience intime, d’une conscience personnelle, de tout ce par quoi les gens se distinguent les uns des autres. L’art est pourtant une expérience personnelle. Il contraint chacun à interroger sa conscience, à élargir ses perspectives. Le divertissement déguisé en art, lui, rassemble les spectateurs en troupeau. Il limite leur perspective à celle de la masse. « Quand les artistes perdent leur autonomie et leur influence, quand ils y renoncent eux-mêmes, le théâtre cesse de jouer un rôle significatif, juge Malpede. Il n’étonne presque plus, ne choque presque plus, ne pousse presque plus son public à s’éveiller à sa propre humanité et à celle d’autrui. »

En 2008, Malpede signait Prophecy, une pièce explorant les conséquences tragiques des guerres (de celle du Vietnam à celle en Irak, en passant par les agressions israéliennes contre le Liban et Gaza) sur la vie des individus. Aucune entreprise n’a accepté de financer cette production. Elle a finalement été créée à Londres, où le Time Out London lui a attribué quatre étoiles et deux mentions « Critics’ Choice  ». Ce succès n’a pas empêché Malpede d’avoir toutes les peines du monde à trouver une salle à New York. Son portrait de musulmans victimes de la violence aveugle d’Israël et des États-Unis ainsi que sa condamnation sans appel de la guerre la plaçaient bien loin du spectre de la bienséance soi-disant progressiste.

« Que faire ? » se demande Malpede à propos des contraintes commerciales qui pèsent sur le théâtre. « Je ne parlerai ici que de ma propre expérience. Ma pièce Prophecy a fait l’objet de six lectures publiques auxquelles a assisté un public nombreux, attentif et enthousiaste. Pourtant, toutes les salles dans lesquelles ces lectures ont eu lieu ont refusé de monter la pièce, de même que toutes celles à qui j’ai envoyé le manuscrit. Un diffuseur a qualifié la pièce de “brillante”, mais m’a confié qu’il la jugeait “trop risquée” et qu’il ne la “mettrait jamais à l’affiche” de son théâtre. Sa réponse compte parmi les plus franches de celles que j’ai reçues. Une productrice m’a dit qu’elle avait été “très émue” par sa lecture, mais qu’elle considérait que ni les critiques ni le public ne souhaitent “apprendre quoi que ce soit sur quoi que ce soit”. Après avoir vu 150 personnes complètement absorbées par une lecture au Kennedy Center et entendu leurs commentaires très enthousiastes, un autre diffuseur potentiel m’a écrit, froidement, qu’il avait “reçu des courriels négatifs” et retirait son offre.

« Mon partenaire George Bartenieff et moi avons donc décidé de produire nous-mêmes la pièce. Nous avions déjà un public fidèle, et nous n’avons éprouvé aucune difficulté à recruter des comédiens talentueux. En fait, j’avais écrit la pièce pour Najla Said et Kathleen Chalfant, et toutes deux tenaient beaucoup à faire partie de la distribution. Najla est allée jouer à Londres, où Prophecy était créée dans une coproduction que nous avions financée en partie, essentiellement grâce à un petit fonds de pension qui m’était resté après qu’on m’eut refusé un poste de professeur titulaire à la Tisch School of the Arts de l’université de New York, parce qu’on avait jugé que j’étais “une artiste” plutôt qu’une théoricienne du postmodernisme. Bartenieff et moi administrons un petit organisme à but non lucratif, Theater Three Collaborative, afin de pouvoir créer le théâtre poétique, à petite échelle, que nous aimons. Nous avions déjà produit ma pièce The Beekeeper’s Daughter, qui raconte l’histoire d’un réfugié bosniaque, et I Will Bear Witness, une adaptation du journal de Victor Klemperer[108]. Après Londres, nous avons entrepris de récolter des fonds auprès de notre public fidèle, puis vidé ce qui restait de mon fonds de retraite, si bien que nous avons enfin pu monter Prophecy à New York. »

Un théâtre de grande qualité et sensible aux enjeux sociaux ne peut se maintenir que si, à l’instar de Malpede pour sa pièce Prophecy, ses créateurs ont le plein contrôle sur leur travail. Les œuvres de ce type ne bénéficieront jamais du mécénat d’entreprise, qui, tel M. Mister, considère le théâtre et les arts en général comme un pur divertissement.

Malpede conclut : « Le théâtre doit être financé par l’État, comme il l’était d’ailleurs à Athènes, son lieu de naissance, où tous les citoyens étaient tenus d’assister aux festivals d’art dramatique : un théâtre qui marche vient corriger les excès de l’empire. En ce sens, il est essentiel au bon fonctionnement d’une démocratie, et, bien qu’il puisse parfois incommoder des fonctionnaires, il reste et restera porteur de vérité. À son meilleur, un tel théâtre élève nos sentiments, nous permet de nous sentir plus vivants, plus conscients de nous-mêmes et des autres. Il nous rend plus humains, plus humanistes, et donc plus aptes à agir sur le monde. »

*
*    *

Dans Exile’s Return, son histoire intellectuelle de la première moitié du XXe siècle, Malcolm Cowley raconte la mutation de l’artiste, qui passe de rebelle à propagandiste. À partir de la fin de la Première Guerre mondiale, constate-t-il, la classe capitaliste et l’élite progressiste (dont font partie les artistes) proviennent des mêmes milieux et des mêmes quartiers, fréquentent les mêmes écoles et fusionnent en une même classe sociale. L’élite progressiste a des opinions politiques « floues, [qui] ne représentent aucune menace pour Ford ou General Motors, la guerre étant venue à bout de sa foi dans l’action politique. Elle souhaite se mettre à l’avant-plan, et tant pis pour le prolétariat. Son modèle économique est celui du petit entrepreneur américain[109] ».

Cowley contredit l’affirmation de Max Weber selon laquelle l’éthique protestante (frugalité, ascétisme, culpabilité, etc.) constitue le principal système de valeurs du capitalisme. Il soutient que cette « éthique de la production », fondée sur « la persévérance, la prévoyance et l’épargne », est en fait celle d’une époque révolue, la révolution industrielle. Le nouveau capitalisme, dont les moteurs sont la grande entreprise et la production de masse, repose sur une éthique inédite, qui valorise les loisirs, l’hédonisme et le gaspillage, ainsi que des traits de personnalité à l’avenant comme le charme, une apparence soignée et l’amabilité. La consommation y occupe une place plus importante que la production. Après la Première Guerre mondiale, note l’homme de lettres, les artistes se lancent eux aussi dans l’expression de soi et cultivent le cynisme politique et l’hédonisme, en s’adonnant entre autres au culte du corps. Ces valeurs, qui seront célébrées par la contre-culture, sont aussi celles que le capitalisme avancé souhaite inculquer à la population. Le culte du soi, écrit Cowley, était au cœur de la bohème de l’entre-deux-guerres et de la Beat Generation des années 1950.

Lawrence Lipton, auteur d’un ouvrage sur la Beat Generation intitulé The Holy Barbarians, avance que les beatniks « se sont approprié » les arts, les péchés et le « privilège de transgresser les conventions » des classes supérieures. À l’instar des bohémiens qui peuplaient Greenwich Village dans les années 1920, les beatniks faisaient étalage d’un hédonisme complaisant qui reflétait l’éthique propre à la culture de la consommation. Lipton qualifie ce phénomène de « démocratisation de l’amoralité[110] ». Dans les années 1950, les beatniks ont contribué à l’éparpillement de l’élite intellectuelle en abandonnant les centres urbains, où la génération précédente d’intellectuels, dont faisaient partie Jane Jacobs et Dwight Macdonald, vivait et travaillait. La Beat Generation exprimait une vision romantique de l’automobile et du mouvement. Dans The Last Intellectuals, Russell Jacoby rappelle que ses figures de proue affichaient un « dévouement » typiquement américain « à l’automobile, à la route et au voyage, qui les poussait, eux et leur petit clan d’imitateurs, à sillonner le continent », et affichaient un « amour du peuple américain » aux accents populistes[111]. Les beatniks ont non seulement conforté l’éthique de la consommation et des loisirs contre celle du travail, mais ont aussi « anticipé la désurbanisation de l’Amérique du Nord, c’est-à-dire l’abandon des grandes villes au profit des plus petites localités, des banlieues, des cités universitaires et des zones isolées[112] ».

La nouvelle éthique de l’élite progressiste, écrit Cowley, cultivait « l’idée du salut par l’enfant », à l’origine d’un nouveau système d’éducation « qui encouragerait les enfants à forger leur propre personnalité et à s’épanouir librement comme des fleurs, afin qu’une nouvelle génération, libre, puisse sauver le monde ». Elle favorisait la libre expression de soi, qui permet à l’individu de « réaliser son plein potentiel par l’entremise d’un travail créatif et d’une belle vie dans un environnement magnifique ». Elle nourrissait un culte d’inspiration païenne selon lequel « le corps est un temple où rien n’est impur, un haut lieu du rituel de l’amour ». Elle invitait l’humain à vivre le moment présent, « intensément, quitte à devoir en payer le prix plus tard ». Elle contestait toute forme de puritanisme et réclamait « l’abolition pure et simple de toute loi, convention ou règle de l’art pouvant nuire à l’expression de soi et à la pleine jouissance du moment présent ». Elle prônait l’égalité des sexes. Elle souscrivait à la culture thérapeutique, cette croyance selon laquelle « quiconque arrive à supprimer ses refoulements (en se confiant à un psychanalyste) peut s’adapter à toute situation et y être heureux ». Ainsi, il n’est plus nécessaire d’agir sur le milieu, « ce qui explique pourquoi la plupart des progressistes qui se sont convertis à la psychanalyse ou à Gurdjieff [figure de l’ésotérisme] ont fini par renoncer au militantisme[113] ».

Cowley note cependant que cet engouement pour l’expression de soi et le paganisme n’a fait que susciter une demande pour de nouveaux produits, qu’il s’agisse de meubles ou de vêtements de plage. L’appel à vivre le moment présent, soutient-il, a poussé les gens à acheter plus de biens de consommation comme des voitures ou des radios. L’accession des femmes à l’égalité a quant à elle servi d’opportunité pour doubler la consommation de certains produits, telles les cigarettes. L’irrépressible désir d’exil volontaire manifesté par les bohémiens, les intellectuels et les artistes a conféré un attrait aux objets provenant de contrées lointaines et a transformé des lieux exotiques en destinations touristiques[114].

Les rebelles politiques, observe Cowley, se sont joints avec empressement à Woodrow Wilson dans sa croisade pour faire progresser la démocratie dans le monde et vaincre le communisme. La poignée d’entre eux qui ne se sont pas laissé séduire par la noblesse de l’effort de guerre se sont exilés dans des pays comme le Mexique ou ont été arrêtés avant d’être emprisonnés au pénitencier de Leavenworth. Cowley poursuit :

Quel que fût leur chemin, la plupart des gauchistes de 1917 ont été vaincus par les événements. Dans Greenwich Village, la tendance bohème a triomphé et la psychanalyse s’est substituée aux discussions sur la révolution. Après sa suppression et sa réapparition temporaire sous le nom de Liberator, The Masses a cédé la place à des magazines comme Playboy, Pagan (dont les noms en disent long) et la Little Review[115].

L’expression artistique a vite abandonné toute visée sociale. Elle a institué, écrit Cowley, « la religion de l’art », qui « ne pouvait mener qu’à une impasse ». Cette rébellion stérile s’est traduite en peinture par l’expressionnisme abstrait, prolongement des mouvements apolitiques qu’étaient le dadaïsme ou la littérature et le théâtre absurdes. Cet art, poursuit-il, impliquait la suppression de « toute base psychique commune à l’humanité. Plus aucune émotion n’était partagée par l’ensemble du genre humain ; plus aucune loi n’existait à laquelle tous fussent assujettis ; plus aucun moyen de communication n’assurait à l’humain de pouvoir échanger de manière intelligible avec son prochain[116] ». Irving Howe observe que ce sont principalement des intellectuels juifs qui sont restés intègres et fidèles à ceux pour qui ils écrivaient ou chantaient, et ce, parce qu’ils étaient « trop pauvres pour se hasarder dans la pauvreté fabriquée des bohémiens. […] Ces intellectuels vivaient au milieu du peuple, partageaient sa pauvreté, son labeur, ses taudis[117] ». Les autres membres de l’élite intellectuelle et artistique, eux, ont été accueillis à bras ouverts par la culture de la consommation, se précipitant, une fois leurs généreux à-valoir négociés, pour acheter les produits qui obnubilaient le reste de la société.

*
*    *

L’élite progressiste a été séduite par l’idéologie du progrès (assuré par la technologie et l’accumulation de richesses, de biens matériels et de commodités) et a été poussée à appuyer l’écrasement des mouvements réformistes et révolutionnaires par le capitalisme. Dans la mesure où elle renonçait à contester le capitalisme, on l’a laissé prendre sa place dans les Églises, les universités, les syndicats, la presse, les arts et le Parti démocrate tout en l’autorisant à professer un réformisme modéré et à exprimer son mépris pour le puritanisme. On ne pouvait cependant pas tolérer qu’elle mette en cause le caractère sacré du capitalisme. Ceux qui persistaient à s’en prendre au système et à s’engager dans la lutte des classes se voyaient bannir du temple libéral.

Une des ultimes purges subies par la gauche a été la constitution, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, d’une liste noire d’écrivains, de comédiens, de metteurs en scène, de journalistes, de chefs syndicaux, de politiciens (tels qu’Henry Wallace), de fonctionnaires, d’enseignants, d’artistes et de producteurs de cinéma. L’élite progressiste et ses institutions, telle l’association Americans for Democratic Action (ADA), ont étroitement collaboré à cette chasse aux sorcières. Ces purges se sont avérées très utiles à ses membres les plus arrivistes – et dont le sens moral était souvent des plus douteux –, en particulier à ceux qui souhaitaient se débarrasser de rivaux. « Dans le cadre de cette opération, des progressistes ont attaqué leurs pairs de manière plus virulente que lorsqu’ils pourfendaient les réactionnaires », observait un membre d’ADA[118]. Henry Wallace, candidat du Parti progressiste à l’élection présidentielle de 1948 et ex-vice-président de Franklin Roosevelt, a été frappé d’anathème par la presse et l’élite progressiste. Discrédité parce qu’on le considérait comme un sympathisant communiste, il a été contraint de quitter la vie politique. La complicité de l’élite progressiste dans la chasse aux sorcières résulte en partie de l’insécurité : de nombreux réformistes avaient flirté avec le communisme pendant la Grande Dépression, alors que le capitalisme s’effondrait. Néanmoins, elle découle aussi d’un vil carriérisme et d’une soif de prestige et de confort.

Le bulletin Counterattack, ramassis de calomnies publié par une frange marginale de la droite, dénonçait des organismes qu’il considérait comme des groupes communistes d’avant-garde, dont Progressive Citizens of America (selon lui le plus important), la Methodist Federation for Social Action, la Consumers Union, la National Lawyers Guild et Allied Labor News. Ce périodique avait aussi pour mission de démasquer les syndicats « communistes ». Son équipe a publié un livre intitulé Red Channels : The Report of Communist Influence in Radio and Television, qui comprenait une liste de 151 comédiens, écrivains, musiciens et autres artisans de la radio et de la télévision. Le bulletin et le livre étaient édités par American Business Consultants, groupe mis sur pied en 1947 par trois ex-agents du FBI financés par un magnat de l’alimentation de l’État de New York, Laurence Johnson, et, ultérieurement, par un ancien agent du renseignement naval, Vincent Hartnett. Le groupe a entrepris une campagne contre des écrivains, dont des journalistes comme Richard O. Boyer, qui rédigeait des notices biographiques dans le New Yorker, et Olin Downes, critique musical au New York Times, ainsi que Dashiell Hammett, Ring Lardner Jr. et des intellectuels comme Albert Einstein. Des personnalités de la radio et de la télévision, dont bon nombre de commentateurs et de vedettes, ont été congédiées après que leur nom eut été mentionné dans Counterattack. Parmi ceux que des employeurs ou des bailleurs de fonds nerveux ont bannis des ondes se trouvaient l’humoriste et commentateur texan John Henry Faulk, la « Singing Lady » Ireene Wicker, qui animait une émission pour enfants très suivie, et Philip Loeb, acteur qui jouait le rôle du père dans la populaire sitcom The Rise of the Goldbergs. Loeb a nié être communiste, mais le principal annonceur de son émission, General Foods, a insisté pour qu’il soit renvoyé.

Cette chasse aux sorcières a eu des conséquences tragiques. Dans ses mémoires intitulés Inside Out : A Memoir of the Blacklist, Walter Bernstein, scénariste ayant lui-même figuré sur la liste noire, relate le désarroi dans lequel elle avait plongé son ami Loeb. Ce dernier assumait seul les frais d’hébergement de son fils atteint de maladie mentale dans une clinique privée. « Il craignait constamment de ne plus pouvoir continuer à effectuer les paiements et de voir son fils transféré dans un asile public », écrit Bernstein. Loeb a dû quitter son appartement. Il a vécu pendant un certain temps chez l’humoriste et acteur Zero Mostel, qui était aussi sur la liste noire et, selon Bernstein, « adorait ce petit homme doux aux yeux tristes ».

À quelques reprises, raconte Bernstein, Mostel et sa femme Kate ont trouvé Loeb « à la fenêtre en train de crier des injures aux passants. Zero était incapable de lui remonter le moral, et ce, peu importe les efforts qu’il déployait. Je n’ai jamais vu Loeb sourire, même quand Zero atteignait le summum du comique. Il semblait complètement indifférent. Un jour, il a loué une chambre d’hôtel et s’est assuré d’avaler assez de pilules pour réussir son suicide[119] ».

Dans une lettre publiée dans le New York Times à la suite de la mort de Loeb, un lecteur a écrit qu’il « est mort d’une maladie connue sous le nom de liste noire[120] ». Après avoir été inscrite sur la liste, l’actrice Jean Muir a été retirée de la distribution de la sitcom The Aldrich Family, dans laquelle elle devait jouer le rôle de la mère. Le groupe folk The Weavers, dont faisaient partie Pete Seeger et l’actrice Lee Grant, a disparu de la scène. Ceux qui se retrouvaient sur la liste noire voyaient leurs amis, leurs voisins et leurs connaissances couper les liens avec eux. Bernstein se souvient :

Toute ma vie tournait autour de ces amitiés. Je ne fréquentais pratiquement plus que des gens figurant sur la liste. Nous avions adopté une position de repli à l’extérieur de laquelle nous n’osions pas nous aventurer. Le matin, j’essayais d’écrire (des ébauches de scénarios, d’articles, voire de nouvelles), mais mes propos étaient décousus et manquaient de conviction. On aurait dit que j’avais besoin d’un assentiment que je n’arrivais pas à me donner moi-même. Les jours passaient, sans but, un peu comme à l’époque où j’attendais d’être appelé sous les drapeaux. Je sentais que ma vie était en suspens, ailleurs, dans l’attente d’une résurrection qui surviendrait quand le pays retrouverait ses esprits. J’ai fini par admettre que j’étais déprimé, un constat qui n’a fait qu’aggraver ma dépression. Une conspiration avait cours qui faisait en sorte que je me sentais méprisable, et je commençais à y prêter foi[121].

De nombreuses personnalités inscrites sur la liste noire, dont Mostel, Faulk, Grant, Seeger et même Bernstein, regagneraient leur notoriété dans les années 1960, mais ces purges ont tout de même marqué l’agonie d’une époque où des artistes progressistes et révolutionnaires étaient solidaires du mouvement ouvrier et considéraient l’art comme intimement lié à l’éveil et au développement d’une conscience sociale et politique. Les idées élevées et novatrices exprimées par ces courants avant la chasse aux sorcières, en effet, ont été bannies du débat public.

« Globalement, l’incapacité de l’élite progressiste à résister aux croisades anticommunistes a laissé comme héritage un virage à droite de la culture politique américaine », écrit Ellen Schrecker dans Many Are the Crimes : McCarthyism in America :

Des idées et des mouvements jadis tolérés sont devenus inacceptables. Bien que les communistes et leurs alliés fussent les victimes directes des purges, les progressistes modérés et les anciens artisans du New Deal en ont tout de même subi les contrecoups. Leur indulgence à l’égard de la croisade anticommuniste ne les a pas empêchés d’être dénoncés pour avoir « perdu » la Chine ou, comme ce fut le cas du juge de la Cour suprême Hugo Black, appuyé la déségrégation dans le Sud. De plus, en raison de l’anéantissement de la gauche, les progressistes sont devenus plus vulnérables aux attaques qu’ils ne l’étaient auparavant. Bien qu’il semble évident, cet aspect vaut la peine d’être souligné. L’élimination du mouvement communiste a affaibli les progressistes américains. En se retrouvant soudain à la gauche du spectre politique plutôt qu’en son centre, ils ont perdu une bonne partie de leur marge de manœuvre[122].

Dans la foulée de la chasse aux sorcières, des réseaux de télévision comme CBS ont entrepris de forcer leurs employés à prononcer des serments de loyauté. Walt Disney et Ronald Reagan, alors président de la Screen Actors Guild, ont prêté main-forte à une chasse aux artistes jugés déloyaux. Ceux qui refusaient de collaborer ou qui osaient tenir tête à la HUAC étaient immédiatement mis au ban. Un de ces résistants, Paul Robeson, a comparu devant la commission en juin 1956. Chanteur et acteur de renom, Robeson a été exclu des ondes commerciales pour ses sympathies communistes et son engagement pour les droits civils. Bien qu’il fût afro-américain, il éprouverait par la suite de grandes difficultés à se produire dans des églises de la communauté noire, et passerait le reste de ses jours dans l’ombre. Des institutions progressistes bien établies, dont la NAACP, l’American Civil Liberties Union (ACLU), dont l’avocat Morris Ernst collaborait étroitement avec le directeur du FBI J. Edgar Hoover, ADA, l’American Association of University Professors et l’American Committee for Cultural Freedom, ont fermé les yeux devant l’exclusion d’artistes, de professeurs, d’écrivains, d’acteurs, de chanteurs, de scientifiques et de fonctionnaires, voire y ont collaboré.

Les nombreux congédiements de professeurs, d’enseignants du primaire et du secondaire et de fonctionnaires (en particulier de travailleurs sociaux défendus par leurs syndicats au nom de leur clientèle) se déroulaient souvent de manière discrète. En vertu du programme de loyauté instauré par le président Truman, le FBI remettait régulièrement des listes de personnes soupçonnées d’être « rouges » aux administrateurs et dirigeants des établissements d’enseignement. Ceux-ci avaient la responsabilité de congédier les indésirables, et la plupart d’entre eux s’y prêtaient sans sourciller. Les victimes étaient rarement invitées à témoigner et ne pouvaient jamais examiner les prétendues preuves. En général, leur emploi prenait fin abruptement, et elles se voyaient évincer une fois pour toutes de leur profession. Selon Schrecker, de 10 000 à 12 000 personnes ont été éconduites de cette façon.

Centrales syndicales résolument anticommunistes et subordonnées au Parti démocrate, l’American Federation of Labor (AFL) et le Congress of Industrial Organizations (CIO) étaient autorisés à se développer, tandis que les syndicats plus militants, tels ceux d’Hollywood, faisaient l’objet de purges ou étaient contraints de cesser leurs activités. En 1949, la direction du CIO a expulsé de ses rangs plusieurs syndicats de gauche à la suite de dissensions intestines autour de la candidature de Henry Wallace à la présidence. Le CIO a brandi la menace d’autres expulsions afin d’étouffer les débats internes et de discréditer ses membres radicaux, parmi lesquels se trouvaient des anarchistes, des socialistes, des communistes prosoviétiques, des trotskistes et d’autres militants qui jouaient autrefois un rôle essentiel dans le mouvement ouvrier. Jadis pénétrés de la doctrine de la lutte des classes et animés par ceux qui se battaient pour les droits sociaux et politiques de la classe ouvrière, les syndicats ont entrepris de collaborer avec la classe capitaliste et ont intégré l’establishment progressiste. En adhérant au fanatisme anticommuniste, ils cautionnaient la suspension des libertés civiles, y compris de la liberté d’expression et de la liberté d’association, que l’élite progressiste prétendait pourtant défendre.

Adoptée en 1948, la loi Taft-Hartley, qui reste la législation ayant le plus nui au mouvement syndical, est un pur produit de l’hystérie anticommuniste. Au moment de son entrée en vigueur, environ la moitié des travailleurs américains appartenaient à un syndicat ; de nos jours, les syndiqués ne représentent plus que 12 % de la main-d’œuvre. La loi Taft-Hartley consistait en une révision du National Labor Relations Act (loi nationale sur les relations de travail) de 1935, aussi connue sous le nom de loi Wagner. Elle constituait l’une des premières lois adoptées dans les années d’après-guerre afin d’éliminer les gains obtenus par les travailleurs en vertu du New Deal. La loi Wagner, aussi surnommée « charte des droits du travail », avait institué le National Labor Relations Board (NLRB) et interdisait aux employeurs de recourir à des pratiques injustes en matière de travail. Bien qu’elle profitât surtout aux travailleurs du Nord (les Blancs du Sud souhaitant empêcher la syndicalisation des Noirs), la loi Wagner avait marqué un progrès considérable pour la classe ouvrière. Pour la faire passer, Roosevelt avait accepté qu’elle ne s’appliquât pas aux travailleurs agricoles et aux domestiques, manière subtile d’exclure les Noirs et, ce faisant, de gagner l’appui des politiciens du Sud, démocrates pour la plupart.

Toujours en vigueur, la loi Taft-Hartley a prohibé les grèves de juridiction, les débrayages spontanés, les grèves de solidarité, les grèves politiques et les boycottages secondaires (grèves contre des employeurs qui persistent à entretenir des relations d’affaires avec une firme dont les travailleurs sont en grève). La loi a proscrit le piquetage secondaire, le piquetage sur les terrains de l’employeur et les monopoles d’embauche, et a interdit aux syndicats de contribuer aux campagnes électorales fédérales. Elle a obligé tous les dirigeants syndicaux à déclarer sous serment qu’ils ne sont pas communistes sans quoi ils seraient démis de leurs fonctions. Elle a imposé de lourdes restrictions aux ateliers syndicaux, et a autorisé chaque État de l’union à adopter des « lois du droit au travail » les interdisant. Elle a permis au gouvernement fédéral d’obtenir des tribunaux des injonctions visant à mettre fin à une grève imminente ou effective s’il juge qu’elle « menace la santé ou la sécurité de la population ». La loi Taft-Hartley a démobilisé le mouvement ouvrier en limitant sa capacité à s’organiser et à mener des grèves, et en purgeant les syndicats de leurs derniers effectifs militants. Elle a anéanti le pouvoir de riposte des travailleurs contre l’État-entreprise. Jadis moteur des mouvements progressistes radicaux, le travail est devenu aussi impuissant que les arts, les médias, les Églises, les universités et le Parti démocrate.