— Où est Gormán ? l’interrogea Fidelma sans s’émouvoir.
— Tout à l’heure, il était dans la chambre, il s’apprêtait à se coucher.
— Allez le chercher.
Le guerrier à moitié endormi mais tout habillé les rejoignit et Eadulf vérifia que personne ne les surveillait avant de refermer la porte.
— Qu’avez-vous vu exactement ? demanda Fidelma à Enda.
— Je me rendais au… euh… necessarium…
— Ne perdons pas de temps ! s’impatienta Fidelma.
— Bon, je me suis rappelé que les toilettes étaient au rez-de-chaussée. Je m’apprêtais à remonter ici quand j’ai entendu des voix. J’ai tout de suite reconnu celle de Biasta, à la fois sifflante et chuintante, on dirait qu’il a la bouche pleine de miel. Tout comme vous, lady, j’ai une oreille très exercée. Et près du necessarium il y a une porte qui ouvre sur un cloître et j’ai reconnu Biasta qui discutait avec Anfudán.
— Je suppose que Biasta est l’« ami » qui est venu annoncer la mort de Bran Finn ?
— Ce serait embarrassant de nous retrouver nez à nez avec lui, ironisa Eadulf.
— Il sait déjà que nous sommes là, annonça Enda. Il s’étonnait que Cronán ne nous ait pas encore emprisonnés. Anfudán a confirmé ce que la jeune fille vous a dit, lady. Cronán veut d’abord nous tirer les vers du nez avant de tomber le masque.
— Ont-ils précisé ce qu’ils comptaient faire de nous ? s’enquit Fidelma.
— Non, mais Biasta s’inquiétait de savoir comment nous avions découvert l’abbaye. Anfudán a émis l’hypothèse que nous avions sans doute suivi Sillán. Il a donc confirmé que c’était bien Sillán qui attendait les ravisseurs devant la grange à Durlus.
— Et bien sûr il m’a reconnue, soupira Fidelma. Continuez.
— Biasta a dit qu’il s’était rendu à Fraigh Dubh pour traiter avec Ailgesach. Il avait laissé son cheval dans un endroit appelé la « petite forteresse », non loin de la chapelle de Fraigh Dubh.
— Il s’agit d’un lieu dit situé un peu à l’est, intervint Gormán.
— Biasta s’y est rendu à pied pour rencontrer Ailgesach.
— Voilà pourquoi nous ne l’avons pas vu sur la route, conclut Eadulf. Il avait coupé par la lande.
— Puis il a raconté comment il avait tué Ailgesach avant de nous fausser compagnie. Ah, au fait… il a récupéré son cheval et abandonné le mien.
— A-t-il apporté des précisions sur l’homme et la femme qui avaient passé la nuit chez Ailgesach ?
Enda haussa les épaules.
— Non, mais d’après ce que j’ai cru comprendre, il aurait galopé le long de la route avant de se diriger par la lande vers Laigin où il avait quelque mission à accomplir avant de rentrer ici.
— Rien d’autre ? s’enquit Fidelma, déçue.
— Biasta a simplement précisé qu’il s’était acquitté de sa tâche. Il a ajouté qu’à Laigin on craignait que les choses ne tournent mal. C’est alors que j’ai entendu du bruit dans le couloir et je suis retourné m’abriter dans le necessarium. Quand je suis ressorti, Anfudán était en train d’expliquer qu’on s’occuperait du prisonnier le lendemain et Biasta s’étonnait qu’on ne l’ait pas déjà fait.
— Il ne peut s’agir que de Torna, dit Eadulf.
— Tout cela est bien confus, s’énerva Gormán.
— Comme toutes les énigmes avant qu’elles soient résolues, répliqua Fidelma sur un ton sentencieux.
— D’habitude, on peut au moins tirer sur un ou deux fils alors qu’ici… grommela Eadulf. La seule solution serait de forcer Biasta à parler. Et on ne serait même pas assurés qu’il passe aux aveux.
— Je pourrais tenter de le convaincre à condition de mettre la main dessus, lança Gormán.
— En tout cas, nous commençons à comprendre le comment et le pourquoi, fit observer Fidelma. Autre chose, Enda ?
Le guerrier secoua la tête.
— Non, sauf que Biasta voulait aller interroger sur-le-champ le prisonnier tandis qu’Anfudán insistait pour que Cronán et Sillán soient présents. Et puis j’ai à nouveau entendu des pas et je suis remonté directement.
— Vous êtes sûr qu’on ne vous a pas repéré ?
— Certain.
— Alors il faut tout de suite partir à la recherche de Torna sinon nous serons dans l’obligation de l’abandonner.
— Vous croyez en l’honnêteté de Ségnat ? demanda Gormán.
— Elle est notre seul recours. En ce qui concerne Torna, j’ai maintenant acquis la certitude qu’il s’agit de Tormeid, le guerrier des Uí Duach. J’ai rendez-vous avec Ségnat trois heures avant l’aube.
— Comment allons-nous trouver le prisonnier ? s’inquiéta Enda.
Fidelma se pencha vers lui.
— Vous souvenez-vous des cellules où on voulait vous loger avec Gormán ? C’est par là que nous allons commencer.
Gormán proposa de s’y rendre avec Enda. Fidelma refusa.
— Mieux vaut rester groupés. Nous nous aventurons sur un terrain dangereux et nous risquons de tomber sur des gardes.
— Pareille entreprise ne convient pas à la sœur du roi, protesta Enda.
Fidelma eut un sourire malicieux.
— Mais c’est exactement la tâche d’un dálaigh. Et puis, que ferais-je ici avec Eadulf ? Et imaginons que vous ne reveniez pas ?
Gormán préféra ne pas argumenter, il savait quand une partie était perdue d’avance.
Enda sortit le premier de la chambre. Tout semblait tranquille. Dans la cour juste au-dessous d’eux dansaient les ombres à la lumière des torches fichées aux murs. Soudain, il devina une silhouette et se rencogna dans l’embrasure de la porte. Une sentinelle traversa nonchalamment la cour. Enda se tourna vers ses compagnons et leur fit signe de ne pas bouger, puis ils sortirent un à un et descendirent l’escalier. Les lampes à huile brûlaient toujours dans le couloir et Fidelma constata que la plupart des cellules n’étaient pas fermées.
Elle murmura :
— Il faut chercher une porte verrouillée.
Presque aussitôt, Gormán en désigna une, y colla l’oreille et articula silencieusement : « Je n’entends rien. » Fidelma se pencha, fit glisser la barre du verrou et tira doucement la porte vers elle. Elle s’ouvrit sans un bruit : Dieu merci, les gonds avaient été huilés. Elle distingua un mur incurvé et à la lumière des lampes elle comprit qu’elle était devant un escalier en colimaçon s’enfonçant dans les sous-sols. Si elle avait fait un pas de plus, elle se rompait le cou.
— Prends une lanterne, murmura-t-elle à Eadulf.
— Je vais passer en premier, dit Gormán en ôtant la lampe des mains d’Eadulf et en écartant Fidelma.
Ils progressaient en file indienne. Les marches en pierre n’en finissaient pas. En bas de l’escalier, ils se retrouvèrent dans un espace d’où partaient trois couloirs. Bien que la construction fût récente, l’humidité imprégnait les murs déjà tapissés de mousse. Les marais… Eadulf songea qu’il n’avait jamais respiré un air aussi malsain. Il se retint de tousser.
— Et maintenant ? chuchota Gormán.
— Nous allons explorer ces corridors un par un, décida Fidelma.
— Un instant, l’arrêta Gormán.
Ils écoutèrent si quelque écho leur parvenait des souterrains et ne perçurent que le silence.
— À quoi peut bien servir cet endroit ? s’étonna Enda.
— Sûrement pas à y entreposer des marchandises car à part du poisson, je ne vois pas ce qu’on pourrait y conserver, plaisanta Eadulf.
Ils empruntèrent un premier couloir qui menait à deux cellules vides dont les portes étaient ouvertes. Le deuxième, plus étroit, empestait les marécages et les déjections. Fidelma indiqua un petit passage, sur la gauche, qui lui parut intéressant. En voyant qu’il tournait et virait et comptait plusieurs embranchements, ils comprirent que s’ils n’y prenaient garde, ils se perdraient. Avec sa dague, Enda traça des signes en arc de cercle sur les murs pour qu’ils retrouvent leur chemin.
L’air était maintenant un peu plus sec et soudain, Fidelma indiqua une porte dont les deux verrous étaient fermés et qui comportait dans sa partie inférieure une ouverture suffisante pour y glisser une écuelle et un gobelet. Fidelma posa un doigt sur ses lèvres. Gormán tira doucement les verrous, ouvrit la porte et leva haut la lampe.
Une silhouette était étendue sur un banc de pierre, sous une couverture. Le prisonnier devait être profondément endormi car il ne bougeait pas.
— Torna, murmura Fidelma.
Elle avança la main pour secouer le captif par l’épaule, puis, au dernier moment, elle la retira.
Gormán rabattit la couverture.
Des yeux morts fixaient le plafond. Le reflet de la lampe leur donna une brève étincelle de vie qui s’éteignit aussitôt.
— Biasta ! s’écria Fidelma à mi-voix.
Eadulf se pencha sur le cadavre.
— Il a été poignardé par deux fois au cœur avec une lame émoussée.
Gormán ramassa par terre une écuelle en métal contenant des reliefs de nourriture. Inutile de chercher plus loin où le prisonnier avait trouvé un couteau.
Le plus étrange, c’est que Biasta était nu.
— Qu’en penses-tu ? demanda Eadulf à Fidelma.
— Torna ne nous a pas attendus pour s’échapper.
— Donc Biasta est venu l’interroger malgré l’interdiction d’Anfudán, Torna l’a tué et il lui a emprunté ses vêtements.
— Mais comment s’y est-il pris pour sortir du monastère ? s’enquit Gormán.
— Sans doute comme Ségnat l’envisage pour nous. Nous avons intérêt à regagner nos chambres en espérant qu’elle pourra nous aider.
— Et si les gardes l’avaient rattrapé ? dit Enda.
— Impossible, car ils seraient venus enquêter sur la façon dont il s’est enfui et ils auraient trouvé Biasta, rétorqua Eadulf. Nous avons de la chance.
— Remettons tout en place, dit Fidelma. Il ne nous reste plus qu’à espérer que le corps de Biasta ne sera pas découvert avant que nous soyons loin.
— Si Torna est aussi intelligent que je le pense, il ne laissera pas de trace derrière lui, estima Eadulf.
Gormán couvrit à nouveau le cadavre et, à l’extérieur, remit les verrous en place. Grâce aux marques laissées par Enda, ils retrouvèrent l’escalier en colimaçon. Enda passa en premier.
— Tout est calme, murmura-t-il en glissant un coup d’œil dans le couloir.
Gormán alla reposer la lampe sur son support et Enda poussa le verrou de la porte d’accès aux souterrains.
Quand ils parvinrent à l’étage supérieur, la fine silhouette de Ségnat émergea du fothrucad.
— Où étiez-vous passés ? murmura-t-elle. Je craignais qu’ils ne vous aient déjà emmenés vers une destination inconnue.
Fidelma lui adressa un sourire rassurant.
— Nous étions partis à la recherche du prisonnier. Il était détenu dans une cellule dans les caves, mais il s’est échappé en tuant un homme de Cronán du nom de Biasta.
La jeune fille frissonna.
— Biasta ? C’était un monstre, personne ne versera une larme pour ce porc. Vous êtes certaine que le captif s’est enfui ?
— Oui, à moins qu’il n’erre dans les oubliettes.
Elle omit de préciser que Torna et Tormeid ne faisaient qu’une seule et même personne.
— Nous vérifierons. Vous avez toutes vos affaires ?
Aussitôt, ils allèrent récupérer leurs sacs de selle et elle les mena à un autre escalier auquel on accédait par une porte de la salle des bains. Quelques minutes plus tard, ils erraient à nouveau dans les entrailles de la forteresse. Dieu merci, ces galeries ne produisaient aucun écho. La jeune fille s’arrêta pour prendre une lanterne et les entraîna dans une série de corridors obscurs jusqu’à une porte verrouillée qu’elle ouvrit. L’odeur les fit à nouveau froncer le nez.
— Ce tunnel conduit au nord de la forteresse, dans les marais, dit Ségnat, surtout ne me perdez pas de vue.
Ils avançaient à la queue leu leu et bientôt, ils entendirent le hennissement d’un cheval.
— Mes compagnons ont sellé vos montures, murmura Ségnat.
Elle s’arrêta devant une petite ouverture dans le mur et se pencha.
— C’est moi. Tout va bien ?
Ils entendirent qu’on poussait une pierre et une voix masculine répondit : « Tout va bien. » Elle leur fit signe de se glisser par l’ouverture un par un et ils se retrouvèrent à l’air libre, au pied des murs de la forteresse. Ségnat avait laissé la lanterne à l’intérieur afin que la lumière n’attire pas l’attention. Deux hommes tenaient leurs chevaux par la bride.
— Ne quittez pas les chemins, les marais sont dangereux, rappela Ségnat. Vous allez gagner le bosquet en face et là, vous pourrez vous mettre en selle. Nous comptons sur vous pour persuader votre frère de revenir ici avec des guerriers, lady. Nous prions chaque jour pour que le roi détruise cette maudite forteresse.
— Vous êtes sûre de ne pas vouloir nous accompagner ? insista Fidelma.
— Nous sommes une centaine de prisonniers. Les vieux et les infirmes sont enfermés et servent d’otages. Ils sont la garantie que nous nous montrerons obéissants.
Fidelma était désolée d’abandonner la courageuse jeune fille et ses compagnons.
— Cronán ne manquera pas de comprendre que vous nous avez aidés !
— Vos chevaux étaient au pré et nous sommes supposés dormir. Et nous ne connaissons rien de votre identité et de vos allées et venues. Même s’il est persuadé que nous mentons, nous exécuter ne lui rapportera rien. Cronán est un méchant homme, ce qui ne l’empêche pas d’être pragmatique.
Le ciel brillait de milliers d’étoiles. Ils attachèrent leurs sacs de selle et Fidelma tendit la main à la jeune fille.
— Je ne vous oublierai pas et je vous promets que Colgú rasera ces infâmes édifices. Bientôt, le roi passera les portes de cette maudite abbaye.
— Nous l’espérons de tout cœur. N’oubliez pas, allez vers le nord, tenez-vous éloignés de la nouvelle route qui va vers l’ouest et faites le moins de bruit possible. Les sentinelles surveillent davantage la route que les marais mais ils ne sont pas idiots.
— Que Dieu vous garde, Ségnat.
Gormán ouvrait le cortège. Ils s’éloignèrent des murailles de Liath Mór et gravirent une pente qui les amena au niveau de la plaine. Ils espéraient que, malgré la lune, ils ne seraient pas repérés car ils devaient se détacher distinctement sur le ciel. Fidelma se retint de sauter sur son étalon.
Le trajet jusqu’au bosquet leur parut interminable, puis leur chevauchée commença. Gormán était penché sur le chemin. Fidelma avait l’impression que des regards hostiles les suivaient et quand Gormán accéléra l’allure, elle respira mieux. Malheureusement, l’aurore était proche et Cronán ne tarderait pas à lancer ses guerriers à leur poursuite.