Chapitre VIII

Eadulf se redressa en titubant et cria :

— Fidelma !

— Que s’est-il passé ? grommela Gormán d’une voix pâteuse tout en se levant avec difficulté.

— Elle a disparu… et le poète avec elle.

— Ceci expliquerait-il cela ? Mon crâne me fait atrocement souffrir.

— Et vous saignez.

Le guerrier regarda ses mains ensanglantées, puis considéra Eadulf.

— Vous, vous avez une grosse bosse.

Et il se dirigea vers la rivière pour se plonger la tête dans l’eau.

— Il faut la retrouver !

— Ami Eadulf, nous ne pourrons rien faire tant que nous n’aurons pas repris nos esprits. Venez, faites comme moi.

Eadulf s’exécuta et tâta sa bosse. Rien de grave, conclut-il. Il s’inquiétait davantage pour Gormán qui continuait de saigner.

— J’ai un onguent dans ma besace, dit-il. Il faut panser votre blessure.

Le guerrier revint vers le foyer, remua les cendres avec un bâton, mit des brindilles sur les braises qui restaient et ajouta des branches. Puis Eadulf, qui avait retrouvé la cruche, s’employa à le soigner.

— Qu’est-ce que c’est que cette pommade ? s’enquit le guerrier.

— Elle est à base de pétales de souci, cela empêchera la plaie de s’infecter.

Eadulf constata avec soulagement que la blessure était superficielle. Elle cicatriserait sans problème. De son côté, Gormán ne quittait pas Eadulf des yeux.

— Vous avez reçu un sacré coup, maugréa-t-il.

— Oui, ils ne nous ont pas ratés.

Eadulf remit la fiole dans sa besace et s’assit, fixant les flammes.

— J’essaie de me rappeler. Je me suis réveillé pendant la nuit. Les chevaux étaient nerveux. Je me suis demandé si quelque animal les avait dérangés, puis plus rien. J’ai été frappé par-derrière.

— Tout comme moi. Et maintenant lady Fidelma et le poète ont disparu.

— Je suppose qu’il avait des complices.

— Si seulement ma tête arrêtait de m’élancer !

Eadulf poussa un gros soupir. Il souffrait tout autant. Puis il plissa les paupières en apercevant des plantes à l’orée du bois.

— Allez nettoyer cette cruche à la rivière et remplissez-la, ordonna-t-il. Ensuite, vous verserez l’eau dans ce récipient qui a servi au poète à cuisiner et vous la mettrez à chauffer.

Gormán obéit sans un mot tandis qu’Eadulf se dirigeait vers les plantes, son couteau à la main. Elles avaient de larges feuilles et des fleurs mauves avec des tiges velues. Il en coupa quelques-unes et ne garda que les feuilles et les tiges qu’il jeta dans l’eau bouillante.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Gormán.

— De la bétoine, une simple très appréciée dans mon pays pour apaiser la douleur.

Gormán examina les fleurs.

— C’est de la lus beatha. Nous l’appelons l’herbe de vie.

Tout en préparant l’infusion, Eadulf montrait des signes d’angoisse évidents.

— Ami Eadulf, souvenez-vous que lady Fidelma est une adepte du proverbe latin Festina lente – hâte-toi lentement. Si nous nous pressons trop, nous risquons de manquer quelque chose d’important.

Eadulf retint une remarque désobligeante avant de lui donner raison.

— De toute façon, ils n’ont pas pu aller bien loin, reprit Gormán.

Surpris, Eadulf releva la tête.

— Comment le savez-vous ?

Le guerrier désigna les trois chevaux toujours attachés.

— Ah ! Mais les ravisseurs étaient peut-être des cavaliers.

— Non, car ils nous auraient réveillés. Ils se sont approchés de nous à pied et en silence avant de nous assommer.

— Peut-être ont-ils laissé leurs montures à quelque distance ?

— Dans ce cas, leurs empreintes nous y mèneront. Cependant, s’ils étaient à cheval, pourquoi n’auraient-ils pas emmené l’étalon de lady Fidelma pendant que nous étions inconscients ?

L’infusion était prête. Eadulf la transversa pour qu’elle tiédisse et soit buvable.

— Que croyez-vous qu’il s’est passé ? demanda le guerrier.

— On s’est arrangé pour que nous ne puissions pas nous opposer à l’enlèvement de Fidelma.

— Et ce Torna ?

— Il était complice, sinon on l’aurait assommé tout comme nous.

— Certes, dit Gormán en se levant. Allons nous en assurer. Peut-être l’ont-ils tué et ont-ils abandonné son corps dans les ruines derrière nous.

— Mais alors pourquoi nous avoir laissés en vie ?

— Restez ici, je suis mieux entraîné que vous pour ce genre de recherche.

Eadulf se résigna à attendre, espérant qu’il serait capable de réfléchir plus efficacement dès que l’infusion aurait fait son effet.

Gormán revint en secouant la tête.

— Aucune empreinte de ce côté-ci.

Puis il entreprit de parcourir des cercles autour du campement, s’arrêta, longea la berge et se concentra sur un point précis.

— Vous avez découvert quelque chose ? cria Eadulf.

Gormán lui fit signe de le rejoindre et désigna un profond sillon et des traces de pas.

— Donc les ravisseurs venaient de la rivière, conclut Eadulf.

— Ce sillon a été creusé par la proue d’un bateau tiré sur la rive. Il pesait son poids. Une embarcation de ce genre peut contenir six ou sept hommes et elle a souvent une voile.

Eadulf porta son regard de l’autre côté du cours d’eau où des champs venaient d’être moissonnés. Au-delà, on distinguait une petite colline chauve, à peine plus haute que les arbres environnants.

— Ces prairies appartiennent à des fermes isolées, dit Gormán.

— Et la colline ?

— On l’appelle Dún Bán. Elle n’est pas blanche, contrairement à ce que laisserait supposer son nom, mais formée d’une pierre grise qui brille un peu au soleil. Elle est inhabitée.

— À votre avis, où allaient ces ravisseurs ?

— Vers le sud, au fil de l’eau.

— En direction de Cashel ? Cela m’étonnerait. Ils repartaient vers le nord, d’où ils étaient venus.

— À contre-courant ? Expliquez-moi votre raisonnement.

— S’ils étaient venus du sud, ils nous auraient sûrement réveillés avec le bruit des rames. Hier, le vent soufflait du nord et cela ne leur aurait pas facilité la tâche. D’autre part, regardez l’orientation du sillon. La proue a pénétré dans la boue à partir nord et pour s’enfoncer à cette profondeur, il fallait être aidé par le courant et le vent. Si les rameurs avaient été obligés de tirer leur embarcation dans l’autre sens, ils n’auraient jamais obtenu cet effet.

Gormán jeta un coup d’œil admiratif à son compagnon.

— Pas étonnant qu’on vous tienne pour un partenaire digne de lady Fidelma, ami Eadulf !

— Ils sont donc arrivés du nord, nous ont assommés sans un bruit et sont repartis avec Fidelma vers le nord. Mais pourquoi ? Et pour quelle destination ?

Gormán examina le ciel.

— Le vent de nord-est est tombé et il souffle une brise de l’ouest, pas assez forte pour qu’ils hissent une voile. D’ici, la rivière se dirige vers l’est, puis vers le nord et le nord-est dans la vallée. Elle prend sa source dans les montagnes au loin.

— Des villages le long de la rivière ?

— Rien qui mérite notre attention avant Durlus Éile, le siège des Éile.

— Et sa forteresse qui domine la ville que nous voulions atteindre en poursuivant Biasta. Vous croyez que ces bandits venaient de Durlus ?

Gormán haussa les épaules.

— C’est possible. Le territoire des Éile a toujours été considéré comme la porte de Muman. Qui contrôle Durlus contrôle l’entrée du royaume.

— Mais la forteresse ne fait-elle pas partie de Muman ?

— Les Éile font allégeance au roi de Cashel, ce qui n’est pas exactement la même chose.

— À votre avis, Durlus Éile pourrait-elle représenter un danger pour nous ?

— Il faudra rester sur nos gardes.

Eadulf paraissait chercher de l’inspiration dans les eaux grises de la rivière qui bouillonnaient devant lui. Puis il se précipita vers un buisson, près du sillon pratiqué par le bateau.

— Qu’est-ce que c’est ? s’exclama Gormán.

— Du sang ! Il a éclaboussé les feuilles.

Il se leva d’un bond.

— Celui d’une victime ou d’un ravisseur ?

Eadulf resta un instant silencieux et se hâta de retourner près du feu.

— Vous avez un plan, ami Eadulf ?

— À part les suivre, je n’ai rien d’autre à proposer.

— Et si, quand nous atteindrons Durlus, nous n’avons découvert ni traces ni indices de leur passage ?

— Prions pour que Dieu nous vienne en aide. Rappelez-vous qu’en tant que dálaigh Fidelma a beaucoup d’ennemis. Peut-être est-elle la cible d’une obscure vengeance ? Nous devons réquisitionner la première personne que nous croiserons afin de la charger d’un message pour Colgú.

Gormán hocha la tête et s’aperçut ce faisant que ses douleurs avaient disparu. L’infusion d’Eadulf avait prouvé son efficacité. Il commença à rassembler leurs affaires.

Eadulf prit la cape et le marsupium de Fidelma, ainsi que son cíorbholg, son sac à peigne. D’habitude elle le portait attaché à sa ceinture. Puis il cria :

— Vous avez oublié quelque chose !

Il montra à Gormán ce qu’il prenait pour une couverture.

En réalité, il s’agissait d’une besace avec une longue lanière pour la porter à l’épaule.

— Je croyais que ce sac appartenait à lady Fidelma ou à vous-même, grommela Gormán.

— Non, c’est celui du poète Torna, dit Eadulf en s’en emparant.

Il contenait quelques vêtements, des feuilles de parchemin, deux plumes d’oie et un couteau dans une gaine. Les textes écrits sur les vélins étaient en ogham, l’ancien alphabet irlandais.

— Ego senito bardus, murmura Eadulf.

— Pardon ?

— Je suis stupide ! traduisit le religieux. Si Torna avait fait partie du complot, il n’aurait pas laissé ici sa sacoche et sa couverture. Il a été enlevé avec Fidelma.

Gormán fit la grimace.

— Cela ne nous avance guère. Je crains même que cela ne nous embrouille davantage.

— Dans quel sens ?

— Pourquoi les ravisseurs de Fidelma nous auraient-ils épargnés et auraient-ils capturé le poète ?

Eadulf le regarda d’un air pensif.

— Jusqu’à présent, nous avons supposé que c’était Fidelma qui était visée.

— Bien sûr. N’est-elle pas la sœur du roi et un brehon qui s’est fait des ennemis ? C’est une déduction logique… quelle autre interprétation proposez-vous ?

— Et si c’était Torna qui les intéressait ? Ils nous ont assommés alors que nous dormions. Sans doute Fidelma a-t-elle été le témoin d’un événement gênant et ils ont décidé de l’emmener avec eux.

— Mais qui voudrait enlever un poète ?

Bientôt ils se dirigeaient vers le nord en suivant la rivière. Gormán tenait Aonbharr par la bride. Dans un silence lourd, ils traversèrent des étendues boueuses et plates, d’autres plus sèches à travers bois.

— C’est quoi, ce tertre ? demanda Eadulf à un moment donné en désignant une élévation à l’est.

Excepté les collines lointaines, c’était la seule éminence dans ce plat pays. Or les hauteurs dissimulaient souvent un poste de sentinelles ou un repaire de bandits. La mystérieuse attaque dont ils avaient fait l’objet avait rendu Eadulf méfiant, et il ne cessait de jeter des regards inquiets autour de lui.

— C’est le Feart Éanna – la tombe d’Éanna Airgethech. Elle se résume à un cairn qui signale l’endroit de la sépulture. Derrière cette élévation, si je me souviens bien, il y a une ferme construite au bord d’une rivière qui se jette dans la Suir.

— Et qui était cet Éanna ?

— Un roi de Muman. On l’appelait Éanna au bouclier d’argent et il a régné trois fois neuf ans avant d’être tué dans une bataille. Cela se passait il y a très longtemps, avant le règne d’Eóghan Mór, qui a fondé la race des Eóghanacht.

Eadulf écoutait d’une oreille distraite.

— Vous croyez qu’il faut aller enquêter du côté de la ferme ?

— Nous suivons un bateau et à mon avis, nous devrions continuer de longer la rivière.

Ils accélérèrent l’allure. Aucun bateau à l’horizon, la campagne était déserte et la moisson terminée. De temps à autre, ils apercevaient un troupeau mais pas un seul berger. Il faisait très beau, quelques nuages s’étiraient dans le ciel et l’eau étincelait au soleil.

— Bientôt la rivière va s’incliner vers l’est, dit Gormán. Il y a là un bac avec un passeur et si les ravisseurs ont pris cette route, il nous renseignera.

— À moins qu’il ne soit leur complice.

— Le bac existe depuis toujours et je connais le passeur et sa femme. Ils ont aussi un fils qui les aide.

Les navettes étaient très utilisées dans les cinq royaumes et soumises à des réglementations strictes. Le bac appartenait soit à une personne soit à la communauté qui vivait sur les berges. Les églises et les congrégations religieuses avaient également le droit de posséder en propre leur embarcation, à la condition que les gens désirant traverser soient pris en charge gratuitement.

La maison du passeur était une cabane en rondins cachée au milieu des arbres qui poussaient près de la berge. L’ether était de petite taille, manœuvré par deux rameurs et pouvait contenir quatre personnes. Il était attaché à un appontement en bois situé à proximité de la maisonnette. On les avait entendus arriver car la porte de la chaumière s’ouvrit sur un petit homme robuste aux cheveux gris.

— Je ne prends pas les chevaux, annonça-t-il sans autre préambule.

— Nous ne voulons pas traverser, seulement vous poser quelques questions, et si vous nous invitez à boire un gobelet de lind, ce ne sera pas de refus.

Le passeur pinça les lèvres.

— Soyez les bienvenus chez moi, mais je vous rappelle que nous sommes pauvres.

— Nous vous paierons pour votre hospitalité et le temps perdu, déclara Gormán en sautant à terre.

Puis il alla attacher son cheval à une rambarde.

— Vous me reconnaissez, Echna ?

L’autre le dévisagea et avisa le torque d’or.

— Si fait. Vous êtes Gormán du Nasc Niadh !

Il avait l’esprit vif car il interpella aussitôt Eadulf :

— Et vous, vous êtes sûrement Eadulf le Saxon, l’époux de lady Fidelma, notre princesse.

Eadulf se retint de le corriger et se contenta d’acquiescer. Ce n’était pas le moment de se formaliser.

Le passeur appela sa femme pour qu’elle leur apporte une cruche de bière avec des gobelets et il leur indiqua un banc près de la jetée.

— Asseyez-vous, messires.

— Cette navette vous occupe beaucoup ? demanda Eadulf.

— Oh non ! Si je n’avais pas des champs et des troupeaux, on mourrait de faim. On est assez éloignés de tout village et la route principale passe à l’est. Il y avait bien une chapelle, une auberge et une navette un peu plus au sud, mais elles ont été détruites il y a moins d’une semaine.

— Que s’est-il passé ? demanda Gormán.

À l’évidence, l’homme parlait de l’endroit où ils avaient passé la nuit et confirmait que l’incendie était récent.

— Il paraît qu’une dizaine de bandits venus de l’ouest ont traversé la rivière et mis le feu à la chapelle ainsi qu’à l’auberge.

— Y a-t-il eu des morts ? s’enquit Eadulf.

— La chapelle n’avait pas de prêtre attitré et elle était vide. Malheureusement, l’aubergiste, qui lui aussi s’occupait d’un bac, a été tué et sa famille s’est enfuie à l’abbaye de Ros Cré, dans les terres des Éile. Il ne reste plus qu’un tas de cendres.

— Quel but ces bandits visaient-ils ?

— Les voleurs et les gueux ne visent aucun but. Et nous n’avons tiré aucun bénéfice de cet acte criminel car maintenant les marchands préfèrent emprunter des ponts plus au nord.

Une femme avenante sortit de la cabane avec un plateau. Elle déposa une cruche et des gobelets près d’eux et s’éclipsa.

— D’habitude, les voyageurs évitent cet endroit s’ils n’ont pas l’intention d’utiliser mes services, dit Echna. Vous vous rendez à Cashel ?

— Non, à Durlus, répondit Eadulf.

— Alors, vous avez pris le chemin le plus long, ce que Gormán sait fort bien.

Le guerrier se frotta le menton.

— Nous voulions suivre la berge. Vous avez vu du monde, ces jours-ci ?

Echna eut un petit rire amer.

— La rivière est encore la principale voie commerciale jusqu’à Durlus Éile, Dieu merci. Ensuite, elle est difficilement navigable pour ceux qui transportent des marchandises.

— En tout cas, aujourd’hui nous n’avons pas croisé beaucoup de bateaux, fit observer Eadulf.

— C’est à cause de la fête à Durlus pour célébrer la fin des moissons.

— Vous connaissez bien la Suir ?

— Comme le dos de ma main. Rien qu’à l’oreille, je sais quelle quantité d’eau elle charrie, si les galets au fond sont caressés ou bousculés, les endroits où les bateliers rencontreront des difficultés.

— Vous comptez les embarcations ?

— Oui, comme tous les mariniers, la plupart sont des amis que je salue. Souvent, des marchands s’arrêtent ici pour se reposer ou se rafraîchir.

— Et la nuit, vous les entendez ?

L’autre fronça les sourcils.

— Certes non, puisqu’elles doivent rester amarrées dans un endroit sûr.

— En temps normal, admit Eadulf. Mais il y a des exceptions.

Le regard d’Echna alla du religieux au guerrier. Avant qu’il ait pu répondre, il fut devancé par sa femme.

— Aucune embarcation n’est passée par ici cette nuit ! Est-ce clair, messeigneurs ?

Les mains sur les hanches et le menton levé, elle n’avait plus rien d’aimable.