— Putain, Walter, explose Luna, qui téléphone tout en conduisant, c’est un coup à me faire perdre ma licence ! Ce n’est pas parce que j’ai fait un voyage d’études en Afrique que j’ai l’habilitation faune sauvage !
Elle roule sur l’autoroute 9 en direction d’Atlantic City, aussi vite que le lui permet la limitation de vitesse.
— Tu as eu des années pour aller planter tes tentes et ta ménagerie devant les supermarchés de Buffalo ou sur les terrains vagues du Texas. Qu’est-ce que tu fous encore à Atlantic City ? Plus de travail ailleurs ? Et c’est une raison pour avoir conservé un tigre six ans après que le gouverneur a signé la loi qui interdit la possession d’animaux sauvages ? Tu avais l’obligation de le confier à un refuge. Comment a-t-il pu s’échapper ?
La voix du GPS la rappelle à l’ordre : elle était sur le point de dépasser la bretelle de la route 30. Elle corrige sa trajectoire.
— Walter, je suis au volant. Je ne veux pas me faire choper par les flics. Je serai là dans quinze minutes. On réglera nos comptes.
L’animal – un tigre de Sumatra âgé de sept ans – est prisonnier d’une fosse qu’ont creusée des pelleteuses, en attendant qu’y soient coulées les fondations d’un nouvel immeuble, au bas de South Vermont Avenue. Le félin a tenté cent fois de s’agripper aux flancs glissants de la tranchée. Épuisé, il gît à présent dans un nid de boue.
— Comment s’est-il retrouvé là ? demande Luna.
— Normalement, répond Walter Chiaramonti, il vit dans le jardin et la cave de Mario Riva, mon monteur de chapiteau à la retraite, tout prêt d’ici, sur New Hampshire Avenue. Ce con a mal verrouillé le portail. Le vieux Rokan a dû se dire qu’on le laissait libre d’aller faire un tour au casino.
— Il n’y a pas de quoi rire. Tu risques la taule, avec les infractions que tu as déjà à ton répertoire.
Walter a la distinction à peine rancie d’un ancien Monsieur Loyal que l’arrivée des cirques modernes a déchu de sa gloire. De taille moyenne, bien que sa minceur l’allonge, il a le visage barré d’une moustache « trait de crayon » qui lui donne un look désuet, et arbore en permanence l’expression amère de ceux qui ont rayonné et se sont éteints.
Luna regarde autour d’elle. Le dénommé Mario, en short et torse nu, se tient de l’autre côté de la fosse, équipé de cordes et de crochets. Il semble monté sur des allumettes, n’ayant toute sa vie fait travailler que les muscles de ses bras et de sa poitrine. Des tatouages recouvrent toute sa peau. Vieillis, usés, plissés, ils ne représentent plus rien qu’on puisse décrypter, et tapissent sa chair bleuie d’une sorte de revêtement abstrait et écailleux. Près de lui se tient un jeune homme d’une vingtaine d’années, en chemisette et jean troué à ceinture western. Une camionnette est garée le long de la route, dont les flancs portent, en lettres jaunes et rouges, l’inscription « Cirque Roncali ». Un clown passe la tête dans le creux du « R » et tient entre ses mains, comme un ballon, le o de Roncali. Un autre se fait un chapeau du n. Un autre encore semble jongler avec les i. La peinture est écaillée, les couleurs délavées mais, à distance, on pourrait croire que la parade vient d’arriver avec ses camions neufs. Derrière la fourgonnette, et disposée de manière qu’on ne puisse la voir de la rue, une cage attend le retour du fugitif.
— Un jour de grève, murmure Luna. Pas d’ouvriers sur le chantier. Et une zone pourrie où les promeneurs ne se précipitent pas. Ton Rokan a bien choisi sa destination. Tu as du bol.
Alors qu’elle parle, le tigre se lève et produit un rugissement guttural et tonitruant. Furieux, il s’essaie de nouveau, vainement, à l’ascension des parois.
— Il faut pas s’inquiéter, bredouille Walter. Dès qu’il sera tiré de là, il ronronnera comme un gros chaton.
— Tu déconnes, regarde-le : il est capable de tuer quelqu’un. Si on nous surprend, ce sera une catastrophe. Tu seras condamné et on m’interdira d’exercer. Désolée, je ne peux rien pour toi.
— Si tu ne fais rien, je n’aurai plus qu’à appeler la police, ils tueront Rokan, et j’en mourrai de chagrin.
— Tu aurais dû le donner au refuge !
— Si tu m’aides, je te promets que je l’y conduirai dès demain !
Elle réfléchit. Tente de ne pas voir que les yeux de son vieil ami se mouillent. Essaie d’oublier, ne serait-ce qu’un instant, que sa fille Indra fut sa meilleure camarade à l’école vétérinaire de Cornell et capitaine de leur équipe de canyoning, avant de mourir d’une mauvaise chute en parapente.
Et n’y parvient pas.
Le Ford Transit Courier et la camionnette du cirque forment un barrage derrière lequel personne ne peut voir Luna en train d’enfoncer dans le canon de son fusil une seringue anesthésiante, emplie d’un cocktail de kétamine, midazolam et butorphanol. Elle introduit ensuite dans le porte-capsule une charge de CO2. Vise. Rokan, de nouveau épuisé, s’est allongé. Elle tire. La fléchette dotée, en guise d’empennage, d’un pompon rouge, se fiche dans son épaule. La piqûre le fait enrager quelques secondes, puis il se calme. Après quelques minutes, il s’endort. Luna descend dans la fosse pour poser sur ses yeux un morceau de tissu et vérifier la régularité de sa respiration et de ses battements de cœur. Mario et son fils descendent à leur tour, avec le brancard sur lequel le tigre sera posé et attaché avant d’être ramené au niveau de la rue. Puis ils remontent pour récupérer les sangles et les chaînes.
Luna se déplace de quelques mètres afin de déployer la toile du brancard. Alors qu’elle s’incline vers le sol, elle perçoit une vibration, comme le tremblement que produirait un camion roulant à proximité. Elle détache les liens qui maintiennent enroulée autour des montants la toile du brancard. Relève les yeux avec un sentiment d’horreur : un soubresaut parcourt le corps de Rokan, qui émet un feulement grave et sourd. D’un coup de tête, il envoie valdinguer le tissu qui l’aveuglait. Luna se redresse et recule, sans quitter l’animal du regard. Celui-ci, en proie à une sorte d’ivresse, furieux de ne pas comprendre ce qui lui arrive, s’avance vers elle. Il faudrait qu’elle batte en retraite avant qu’il n’accélère, qu’elle tende les bras vers le fils de Mario, qui s’est déporté vers elle et pourrait la soulever.
Tout être humain ordinaire ressentirait, venant du fond de ses tripes, l’impérieux besoin d’échapper à la tragédie. Un instinct irrépressible, puissant, protecteur, répulsif : la peur. Mais Luna fait front. Elle se tient très droit, pour paraître plus grande. La manœuvre n’intimide pas le fauve. Il presse le pas et la menace, gueule béante. Luna ne tressaille toujours pas. Elle lève la main, comme pour le frapper. Dans le regard de l’animal s’allume une lueur meurtrière. Tout se jouera en une fraction de seconde : il va la mordre au cou et lui trancher la jugulaire. Il s’élance. Au dernier moment, elle fait un pas de côté. Les crocs manquent leur but, mais les griffes atteignent le cou et l’épaule de la vétérinaire.
Le tigre chute sur le côté. Horrifiés, Mario et son fils sautent dans la fosse et se préparent à frapper l’animal au crâne avec une barre de fer. Mais Rokan, par un effet retard du produit anesthésiant, s’abat sur le flanc et s’endort de nouveau.
Le tigre et Luna gisent côte à côte. Le fauve émet, en dormant, un souffle rauque.
La vétérinaire respire et geint. Elle baigne dans son sang.
Trois hommes s’activent autour d’eux. Il ne faudra que quelques minutes pour que les secours, toutes sirènes hurlantes, arrivent sur les lieux.