19.

Jadis, à Laval, de l’autre côté de la rivière des Prairies, Luna a fait l’expérience du bodyflight, le vol en soufflerie. Dans un tube de verre dressé sur la hauteur de plusieurs étages, des ventilateurs surpuissants propulsent toute personne qui se tient au-dessus d’eux en position allongée. Il en résulte une poussée absolument irrépressible. De nouveau, Luna vient de s’élever vers les cieux, cerf-volant ingouvernable aux ailes de balsa brisé, traversant des nuages de matière ultra-noire, inhalée par le cosmos. Il fait froid, mais cela n’a plus d’importance. Plus rien ne bruit. Plus rien ne vibre. Plus rien ne vit.

Et soudain, advenant après qu’elle s’est unie à ce vide et à ce noir absolus, une secousse la prend aux tripes. Sa bouche s’ouvre et se referme comme celle d’un poisson asphyxié, ignorant qu’il est mort et qui mendie, mécaniquement, un peu d’oxygène pour s’agiter encore. Le diaphragme, les muscles intercostaux, les abdominaux de la jeune femme compressent les poumons de toutes leurs forces, puis se relâchent de manière explosive, actionnant un mouvement de pompe aussitôt réitéré. Ses bras s’agitent, se portent vers le masque, son coude heurte l’anesthésiste qui en trébuche et tombe. Luna sent s’affoler chaque atome de ses cellules. Elle reconnaît ce tourbillon, cette angoisse en mouvement : la panique. Elle arrache son masque avec une violence inouïe. Ses yeux s’ouvrent. Les LED de l’horloge affichent 00 h 25. Elle a donc passé cinq secondes aux confins glacés de l’univers avant que tout son être s’épouvante de devoir mourir.

Elle a enfin eu peur !

Elle perçoit, à présent, la voix de Kalon Kane qui s’élève vers le micro.

— L’expérience sur le sujet LR s’achève vingt-cinq secondes après le début de l’inhalation. Pendant les cinq dernières secondes, la patiente a le souffle coupé, les yeux fermés, les muscles du cou contractés. Expressions faciales torturées. Puis elle se débat violemment. Mouvements anarchiques des membres supérieurs et inférieurs. Tentatives désespérées de reprendre son souffle. Perte de tout contrôle. Comportements de panique. Elle a à présent le visage congestionné, les narines évasées, les yeux grands ouverts. Sa respiration redevient normale. Elle lâche la main de l’assistant expérimentateur et prend de profondes inspirations. Nous procédons à toutes les mesures et analyses physiologiques.

De cette terreur qu’elle vient de retrouver, semblable à celle qu’elle éprouva jadis quand les flammes menaçaient d’avaler Polochon, son lapin en peluche, qui était pour elle aussi vivant qu’un animal domestique, Luna goûte chaque séquelle : les derniers frissons, la bouche sèche, le souffle paresseux. Elle est incapable d’articuler le moindre son, mais son regard questionne Kane.

— Oui, confirme celui-ci. Vous avez eu peur. Une panique qui a tracé son chemin en contournant l’amygdale.

Déjà, sans lui laisser le temps de récupérer assez d’énergie pour pouvoir répondre au neurologue, les assistants aident la jeune femme à se déplacer vers un fauteuil roulant. Denzel est là. Il la pousse vers l’ascenseur.

Sur le chemin de sa chambre, elle ne peut s’empêcher de penser qu’elle vient de traverser dans les deux sens les limbes de la mort, et qu’elle ne saura jamais ce qu’aurait fait Kalon Kane si son corps et son cerveau étaient tombés en panne avant de faire demi-tour.

 

Dans le nid d’herbes et de brindilles revêtu, à l’intérieur, d’un capiton de boue séchée, des oisillons ont percé la coquille de deux œufs bleu pâle. Leurs parents s’approvisionnent au Chelsea Waterside Park en vers et chenilles, dont ils les gavent sans que les bébés, dont la tête se réduit à une béance ouverte sur un tube digestif, en soient jamais rassasiés.

Luna les observe quelques instants, du lit où elle s’est allongée en chien de fusil. Le piaillement des gourmands, moins harmonieux que le beau chant d’amour de leurs géniteurs, berce la jeune femme. Elle s’assoupit. Son voyage aux portes de la mort l’a épuisée.

Deux heures plus tard, elle sent une présence à son chevet. Quelqu’un lui pose au creux de la paume un objet lisse, sur lequel ses doigts se serrent. Ses paupières s’ouvrent. Kalon Kane s’accroupit pour mettre son visage au niveau du sien. Il sourit.

— Bon retour chez les vivants, dit-il.

Sa position fait disparaître du champ visuel de la patiente son survêtement blanc et ses baskets. Seuls émergent la barbe faussement négligée, les cheveux hâtivement ratissés, les yeux terre de Sienne, les lèvres mi-closes : un visage viril, rassurant, consolateur.

— Je me sens encore comateuse, mes sensations s’embrouillent. Dans ma main, demande-t-elle, c’est un oxymètre ?

— Non. Ouvre les doigts.

L’objet encagé dans l’écrin de chair se révèle : un gros crochet plat, blanc, poli, pendu à une très fine lanière de cuir rouge.

— C’est un makau, un hameçon taillé dans une corne de buffle, explique le neurologue. Ma grand-mère me l’a offert quand j’étais enfant. Elle prenait très au sérieux les symboles que les Hawaïens ont hérités de leurs ancêtres.

— Il est sublime, murmure Luna en caressant du doigt les croisillons gravés de chaque côté du bijou.

— L’hameçon symbolise l’union de mon peuple avec la mer. Et comme mes ancêtres vivaient des fruits de leur pêche, c’est aussi un gage de prospérité, de force, de résilience. Il te portera bonheur, et te reliera à moi.

— Ne compte pas sur moi pour me tortiller au bout de ta ligne. Mais la chance, je veux bien la prendre.

Avec délicatesse, il soulève de chaque côté le rideau de ses cheveux couleur café crème pour lui glisser le collier autour du cou. De ses deux mains, il incline son visage, et l’embrasse. Leurs langues dansent. Elle laisse son odeur emplir ses poumons, un discret parfum de cheveux mouillés au sortir de la douche, Vétiver de Guerlain, et quelque chose d’animal : cuir, sueur fraîche, un soupçon de musc, phéromones.

Le voyage aux confins du monde vivant, ils l’ont accompli ensemble. Il l’a emmenée et ramenée. C’est un pacte. Elle ressent envers lui l’une de ces affinités qui s’imposent par toutes les couches de l’être, de l’épiderme à l’âme. Quelque chose en elle décide de lui donner sa chance : le croire, par principe, quoi qu’il dise, lui faire confiance quoi qu’il fasse, chercher à comprendre ce qu’il cache derrière les apparences mais toujours porter le doute à son crédit. De l’aimer comme on doit aimer : d’un bloc, ombres et lumières, verbe et actes.

Elle sent le sommeil revenir. Il la borde, l’embrasse encore et sort. Elle porte la main à son cou et la referme sur son porte-bonheur.

 

Quand elle se réveille, un plateau-repas a été posé sur la tablette roulante. La poitrine de poulet à la crème d’estragon est froide : l’heure du déjeuner est passée depuis longtemps. Il est trois heures de l’après-midi. Son expérience de mort imminente lui a coupé l’appétit. Toute forme de substance excitante lui ayant été interdite depuis son arrivée, elle rêve d’un café brûlant, intense, de ceux dont les arômes battent le rappel de nos sens et des vies qui nous attendent.

Elle sort de sa chambre et, instinctivement, traverse le couloir pour aller frapper, timidement, à la porte de la 105. Hayden vient lui ouvrir. Il est pieds nus, vêtu d’un short et d’un tee-shirt de coton blanc. Dès qu’il découvre le visage de la visiteuse, il sourit, ses lèvres petites et droites dévoilant des dents si bien alignées qu’elle le soupçonne d’avoir à peine passé l’âge où l’on retire de sa bouche les bagues d’un appareil dentaire. Il la fait entrer. La porte se referme lourdement. Il va s’asseoir dans le fauteuil médicalisé, où l’attend le magazine qu’il parcourait, Soldiers.

— Je venais vous présenter mes excuses pour m’être introduite près de vous.

— Ne vous excusez pas. Si vous ne m’aviez pas tenu la main, je n’aurais jamais pu me rendormir.

— Je vous avais déjà vu, le jour de mon arrivée, à la cafétéria, avec un de vos camarades.

— Anthony. Il était à cran. Parfois c’est lui, parfois c’est moi. On a l’impression que le monde est piégé, qu’une tuile va nous tomber sur la gueule à chaque instant. On se défend préventivement, sinon on a la tête qui explose.

Il referme son magazine, le pose sur le lit, sur lequel il lui fait signe de s’asseoir. Elle lit la maxime placée sous le titre de Soldiers : Notre armée compte un million de soldats. Chacun d’eux a une histoire à raconter.

— Ce cauchemar vous hante souvent ?

Au lieu de répondre, il la regarde, l’air étonné.

— Je ne vous fais pas peur ?

— Je n’ai peur de rien. Pour que je panique, ce matin, il a fallu un neurologue, une équipe de six personnes, des tuyaux, de l’oxyde de carbone, alors je ne vois pas pourquoi j’aurais peur de vous.

— Vous avez le syndrome ?

— Je suppose que vous parlez de celui d’Urbach-Wiethe.

— Trop difficile à prononcer.

— En tout cas, oui, c’est ce syndrome-là, dit Luna dans un rire. Nous sommes deux, Anjelica van Heerden et moi.

— Il y a aussi des jumelles, des Allemandes, mais elles ne viennent que quand on le leur demande. Et puis une autre Sud-Africaine. Elle ne sort jamais de sa chambre, au fond du couloir.

— Je croyais mon cas rarissime. Vous me décevez.

Il était grave et triste. La boutade de Luna égaie ses traits. Les émotions passent sur son visage comme sur celui d’un enfant, de même qu’un coup de vent suffit pour que des nuages changent la couleur du ciel.

— De toute manière, pourquoi devrais-je avoir peur de vous ?

— J’ai été formé pour tuer. Et jusqu’au jour où on m’opérera, mon cerveau restera une ruine, dévasté par le stress post-traumatique.

— En quoi consiste l’opération ?

— J’ai reçu l’ordre de ne pas en parler. De plus, je ne suis pas sûr de bien comprendre de quoi il s’agit.

— Il s’agit de vous libérer de ce cauchemar, je suppose.

— Je peux vous le raconter ? demande-t-il comme s’il sollicitait une faveur.

— Vous en avez le droit ?

— Oui. Si je le fais, il ne reviendra pas ce soir. Il ne me fait qu’une visite par jour.

— Ce serait un honneur.

— Ne parlons pas trop fort, alors. En théorie, on n’est pas autorisés à se rendre visite, et encore moins à se faire des confidences. Tout a commencé quand un sniper de notre peloton a exécuté un chef terroriste. Le lendemain, ses hommes sont venus le venger…

C’est un gamin qui parle à présent, confiant ses terreurs à sa mère.

 

Un quart d’heure plus tard, Hayden arrive au point du récit où il accepte l’idée de tirer sur son camarade.

— Alors que j’allais appuyer sur la détente, des rafales d’une précision incroyable ont neutralisé les terroristes. Des renforts, sur qui nous ne comptions plus, étaient arrivés pendant qu’ils nous menaçaient. Je me suis retrouvé comme un con, avec mon M-16 braqué sur Olson. Ce qui me détruit, aujourd’hui, c’est de savoir que j’étais prêt à tuer mon ami d’enfance.

— Personne n’aurait agi différemment.

— Vous ne comprenez pas. La vérité, c’est que je n’arrive pas à comprendre si je voulais sauver les otages, ou me donner la chance de vivre quelques minutes de plus, « au cas où » le destin aurait retourné la situation. Si nos snipers étaient intervenus trente secondes plus tard, Olson serait mort, et moi, en vie. Je ne cesse de revivre ces instants-là. Le monde n’est pas devenu un enfer pour moi, non, l’enfer est en moi, dans chaque cellule de mon corps. Je brûle de l’intérieur. Je suis l’enfer.

Comme elle l’a fait la nuit dernière, Luna lui prend la main. Il sursaute, la retire violemment et la lève au-dessus d’elle. Elle s’écarte de justesse : le poing tombe à côté, sur le lit. Il a soudain le regard fou et les traits dévastés.

— Pardon, pardon, gémit-il en ouvrant ses mains tremblantes comme pour les rendre inoffensives. Je ne voulais pas…

Il sanglote.

Elle lui reprend la main. Il ne s’y oppose pas.

— Ne refaites jamais ça, ordonne-t-elle, douce et grave à la fois. Ni avec moi ni avec qui que ce soit d’autre. Le monde n’est pas contre vous, mais même s’il l’était, vous devriez réagir en soldat, et tout faire pour dompter cette violence en vous.

Sans plus rien dire, il pleure sur l’épaule de cette femme dont il ne sait presque rien et qu’il a failli blesser parce que le monde l’effraie.

 

Pour la deuxième fois, Luna se prépare à traverser la 21e Rue Ouest afin de se rendre, ainsi qu’il le lui a demandé, chez Kalon Kane. Alors qu’elle va franchir la porte de l’institut, Anjelica la rattrape, l’air défait.

— N’y va pas ! implore-t-elle.

— Pourquoi ?

Anjelica se fige : comme si elle n’avait pas prévu que son avertissement appellerait une explication.

— C’est… la règle, bredouille-t-elle. On ne doit pas sortir. Pour se promener, il y a la cour intérieure. Si tu veux, j’y vais avec toi. On apportera des chips et du Ginger Ale !

La jeune femme met dans sa supplique une telle exaltation que Luna ne peut s’empêcher de demander :

— Tu as de la fièvre ?

— Non, je pense seulement que tu te fais des idées sur le docteur Kane. Je ne voudrais pas que tu en souffres.

Stupéfiée, Luna pèse ses mots :

— Que mon neurologue me demande de venir chez lui pour faire le bilan de ce que j’ai subi ce matin n’a rien d’anormal.

— Et la dernière fois, c’était aussi pour faire le bilan ?

Toute fraîcheur, toute innocence ont, à cet instant, déserté le visage d’Anjelica, au point que Luna en éprouve un vertige.

— Tu m’as surveillée ?

— Je me fais du souci pour toi. Il était tard, et la lumière de sa chambre est restée longtemps allumée.

— Je suis assez grande pour prendre soin de moi-même, je te remercie, répond sèchement Luna.

L’expression d’Anjelica change. L’aigue-marine de son iris se dilate, comme si la pupille devait s’accommoder à une luminosité ou à un stress accrus.

— Je suis sûre qu’il a utilisé son chien afin de capter ton attention, comme ces vicieux qui en font des appâts dans les jardins publics pour attirer les jeunes filles ! persiffle-t-elle. Qu’il t’a montré sa collection de vinyles de Phil Collins et que vous avez fredonné ensemble A Groovy Kind of Love ! Puis tu l’as encouragé, avec tes airs aguicheurs…

Luna en est certaine à présent : Kalon Kane obsède Anjelica. Maladivement. Jusqu’à la démence.

— Tu es amoureuse de lui… Et jalouse !

Anjelica hausse les épaules.

— Je le connais, je lis en lui. Je ne suis pas là depuis trois jours, moi.

Luna décide de prendre cette rivale inattendue à son propre piège.

— Et quand es-tu arrivée, toi ? Il y a deux semaines ?

Son interlocutrice fait « non », d’un signe de la tête.

— Un mois ? Deux mois ? Trois ?

Dans le regard d’Anjelica, à présent, une expression de panique. Elle tente de reprendre le dessus :

— Assez longtemps pour tout savoir de lui ! Kane se sert de toi.

— Comme un scientifique se sert de matériau pour mener ses recherches.

Anjelica explose, les poings serrés.

— T’es naïve, ou conne ? Tu crois vraiment qu’il cherche à te guérir ? Qui consacrerait sa vie à des cas qui se comptent sur les doigts d’une main ? On peut servir l’humanité en étudiant l’hémophilie, la mucoviscidose, la trisomie. Mais le syndrome d’Urbach-Wiethe, tout le monde s’en fout ! Nous sommes moins nombreux que les veaux à six pattes ! Pourquoi quelqu’un dépenserait-il des millions – parce que tout ça coûte une blinde – pour inventer la pilule miracle qui nous permettra d’avoir enfin la trouille en regardant Walking Dead ?

Les éclats de voix de la jeune femme attirent l’attention de l’agent de sécurité.

— Tu devrais retourner dans ta chambre, suggère Luna.

Mais Anjelica n’entend pas interrompre sa diatribe.

— As-tu essayé de récupérer ton téléphone ? Pourquoi t’a-t-on fait signer une déclaration de confidentialité qui inclut, en petits caractères, la même décharge que pour les sujets d’expérimentations humaines, selon laquelle l’institut n’a pas de comptes à rendre en cas de décès ? Ma vieille, tu as accepté en pleine conscience des soins qui pourraient te détruire ! Pour lui tu n’es qu’un cobaye.

— Cela vaut pour toi aussi…

— Non ! Moi, c’est différent.

La Sud-Africaine approche son visage à quelques centimètres de celui de Luna.

— J’ai déclenché son intérêt pour le syndrome. Je suis sa patiente de référence. Sa muse. Il écrira un livre sur ses recherches, et c’est à moi qu’il le dédiera. Mon nom sera imprimé près du sien !

Dans un état second, Anjelica a la peau luisante de moiteur. L’exaltation la fait trembler.

— À t’entendre, raisonne Luna, nous sommes chez le docteur Mengele, mais tu t’y trouves bien.

La remarque enfonce un poignard dans ce qui reste de la carapace de la Sud-Africaine. Elle éclate en sanglots.

— Je reste parce qu’il a besoin de moi ! Il me l’a dit… Je l’aide à étudier tout ce qui nous empêche de danser parmi les dieux. Un jour, ces barrières tomberont et nous serons maîtres de nous-mêmes, comme Nijinski. Nos craintes, nos jubilations, nos amertumes, nos répulsions… Tout ce qui nous limite.

— J’ai vu un film sur Nijinski. Ok, c’était un grand danseur, mais il était complètement givré.

— Kane veut abolir ce qui nous sépare de la divinité. Tu ne comprends rien à son dessein. Alors tiens-toi loin de lui, si tu ne veux pas être éliminée comme un animal nuisible.

Elle ajoute, comme si elle récitait une phrase apprise par cœur :

— Il n’y a pas de grande cause qui ne coûte des vies humaines.

Luna aperçoit au fond du couloir l’agent de sécurité qui approche.

— Que veux-tu dire ?

Les mains d’Anjelica palpent l’air comme si elle cherchait à y agripper une réponse.

— Pour fabriquer un homme nouveau, il faut accepter des sacrifices.

Un aide-soignant rejoint le vigile et tous deux sont à moins d’un mètre des deux patientes.

— On va vous raccompagner à votre chambre, propose-t-il.

Les bras de la jeune femme retombent. Le jeune homme en blouse blanche la saisit par le coude, avec douceur.

— Un jour, comme moi, tu maudiras notre maladie, parce qu’elle t’aura empêchée d’avoir peur de lui. Et quand tu te seras trop approchée, il sera trop tard. Tu te brûleras à son contact, et ce sera bien fait !

Encadrée par les deux hommes, elle tourne les talons, mais se retourne pour prononcer encore quelques mots :

— Qu’il t’effleure encore, et j’irai au cœur des nuages chercher la foudre pour le transpercer. Dis-lui que je suis prête à te parler de l’administration pénitentiaire !

L’aide-soignant affermit sa pression. Anjelica et son escorte s’éloignent vers l’ascenseur.

 

— Anjelica est une patiente fragile, explique Kalon en réponse au récit que vient de lui faire Luna. Tu m’as été adressée par le service de neurologie de l’hôpital presbytérien. Mais elle, par l’hôpital psychiatrique Valkenberg, au Cap. Elle souffre de bouffées délirantes, et de troubles du comportement qui incluent un complexe de persécution. Le syndrome d’Urbach-Wiethe ne fait que les aggraver.

Luna s’est assise en tailleur sur le sol pour mieux caresser Ispahan. Kane pose ses fesses sur l’arête du canapé italien.

— Un jour, poursuit-il, elle a voulu faire croire à l’un de nos jeunes soldats victime d’un syndrome de stress post-traumatique que nous fournissions des cadavres à Damien Hirst pour qu’il les transforme en œuvres d’art.

— Elle avait pourtant l’air équilibrée quand elle m’a raconté son passé de danseuse.

— C’est une fille intelligente, pourtant quelle pagaille dans son cerveau ! Elle est majeure, mais sous la tutelle de ses parents. Ce sont eux qui l’ont fait admettre à l’institut. La loi de son pays la tient pour juridiquement irresponsable.

— Quand est-elle arrivée ?

— Voici plusieurs semaines. Elle vit ici comme un fantôme familier. Elle ne saurait où aller si on la chassait. On la soupçonne d’avoir tué son frère, qui avait abusé d’elle.

— Je croyais qu’il avait été massacré par un compagnon de cellule.

— Le type a été incarcéré à la prison de Pollsmoor, près du Cap, pour avoir commis un viol, mais c’est bien elle qui l’aurait tué après sa libération. C’est comme ça qu’elle s’est retrouvée en hôpital psychiatrique. Et ici désormais. Son syndrome l’a sauvée de la perpétuité.

Une question brûle les lèvres de Luna. Elle hésite un instant et se lance :

— Cette jalousie qui coule dans ses veines comme un acide ne peut pas être seulement imaginaire. Tu as couché avec elle ?

Kalon s’assied à son tour sur le tapis.

— Rien de mieux qu’une psychose pour inventer une réalité parallèle. Elle y croit. Mais c’est faux.

— Elle est allée jusqu’à menacer, si nous continuions de nous voir, de me révéler des secrets terrifiants. Quelque chose qui concerne l’administration pénitentiaire. Sur un ton qui pouvait signifier que tu utilisais des détenus comme cobayes à dépecer.

Elle guette intensément sur le visage du neurologue la moindre réaction qui pourrait trahir un embarras. Mais il répond sans ciller :

— J’ai soigné des prisonniers victimes du syndrome de stress post-traumatique. Un assassin peut être traumatisé à vie par un meurtre qu’il a commis dans un moment de folie.

— En quoi est-ce secret ?

— Je ne veux pas passer pour celui qui préfère les criminels aux victimes, d’autant que les soins à l’institut sont gratuits.

Il change de ton, pour éviter que la conversation ne se prolonge sur ce sujet.

— Le jus de fraise au basilic est épuisé, proclame-t-il joyeusement. Je vais chercher le smoothie du jour.

Il s’éclipse. Ispahan se lève, son regard balançant entre son maître et la visiteuse. Au terme de cet atermoiement, il décide de rester près de Luna, qui connaît si bien les zones du corps où chaque caresse devient extase.

Ainsi qu’elle l’a déjà fait lors de sa première visite, la vétérinaire se dirige vers la vaste bibliothèque, qui occupe un espace identique à celui de la pièce à vivre. Elle hume les odeurs de papier, de cuir, de cigare, de cirage, et celle, évanescente, qu’a diffusée plus tôt dans la journée une bougie Myrrh & Tonka de Jo Malone.

— Si j’avais ton odorat, murmure-t-elle à Ispahan, cette pièce serait mon paradis.

Comme pour lui donner raison, le chien va s’affaler sur un plaid plié en quatre, à l’angle des rayonnages.

Sur la table revêtue de feutrine bleue, les doigts de la jeune femme effleurent le couvercle marqueté d’une cave à cigares, la reliure d’une édition originale de Guerre et paix, un exemplaire de La Promenade au phare, de Virginia Woolf, et l’album Our Journey Together, par Donald J. Trump, dont elle s’aperçoit en soulevant la couverture qu’il est dédicacé à « l’ami de notre nation, ennemi de ses ennemis ». Un bloc-notes gainé de cuir, agrémenté d’un minuscule crayon à papier, est logé dans une cavité de la charnière de la table.

Sur le rayonnage le plus proche d’elle, Luna a le temps de remarquer une collection des albums vinyles d’Elvis Presley, Frank Sinatra et Meat Loaf, non loin de quelques œuvres de François de Sade, Edgar Allan Poe, Howard Phillips Lovecraft, Philip K. Dick et Sylvia Plath, juste avant que Kalon ne la rejoigne, apportant deux verres qu’il pose sur la table après l’avoir dégagée.

— Ce soir, c’est smoothie à l’açaï. Un fruit brésilien bourré de vitamines C.

D’un mouvement enveloppant, Luna désigne les livres alentour.

— Seulement des auteurs parfaitement équilibrés, plaisante-t-elle.

— Je prépare une étude sur les lésions neurologiques de quelques artistes, telles qu’on pourrait les déduire de leurs œuvres.

— Je devrais me mettre à la littérature, ou à la peinture… Tu écrirais sur moi.

— Inutile, je le ferai dans tous les cas. J’ai l’intention de publier dans Current Biology les résultats de mes recherches sur le contournement de l’amygdale dans l’expérience de la peur. J’ajouterai à tes données celles d’autres personnes atteintes du syndrome d’Urbach-Wiethe.

Le regard de Luna balaye les rayonnages. Les livres d’art sont rangés à mi-hauteur. Les romans, plus bas. Les ouvrages scientifiques et les livres d’histoire, au niveau du regard. Au-dessus de la mention « Recherches interdites », qui avait attiré son attention, sont disposées des boîtes à archives rangées, elles, horizontalement. Une pensée déplaisante enfle douloureusement dans son esprit. Comment Anjelica, qui prétend n’être jamais sortie de l’institut depuis son admission, peut-elle savoir que Kalon collectionne les vinyles si elle n’a pas, elle aussi, traversé la 21e Rue afin de rendre visite au neurologue ? Et pour s’être montrée si maladivement jalouse, il faut qu’elle éprouve envers lui un désir irrépressible.

Kalon Kane lui porte un toast muet. Elle en fait autant.

— Ce matin, j’ai perdu conscience…

— C’est ce que tu as cru, mais en réalité, tu étais dans un état second.

— À deux doigts de la mort.

— Non, à un millième de millimètre. Tu es revenue du néant, comme Eurydice, ramenée par Orphée vers le monde des vivants.

— Je croyais que l’histoire finissait mal et que ce crétin se retournait vers elle alors qu’il avait promis au dieu des Enfers de ne pas la regarder avant qu’elle ne soit sauvée.

— Oui… Disons que toi, tu n’as pas besoin d’un guide qui te montrerait le chemin.

— Alors il faut boire à la vie ! s’exclame-t-elle en vidant son verre.

Il en fait autant. Leur allégresse réveille Ispahan.

— Orphée avait oublié sa gourde, dit-elle en montrant son verre vide. Puis-je en avoir encore ?

Kane prend les deux verres et se dirige vers la cuisine. Cette fois, Ispahan le suit.

Aussitôt qu’il a tourné les talons, Luna prélève feuillet et crayon sur le bloc-notes aperçu sur la table centrale. Se précipite vers l’escabeau de bois et l’escalade. Parvenue au sommet, elle note précipitamment, mécaniquement, sans que son cerveau cherche même à identifier les mots qu’elle trace, les mentions qui figurent sur la tranche des boîtes à archives. Remarque que les livres d’histoire qui les voisinent concernent tous la Seconde Guerre mondiale. Redescend. Entend toujours, venant de la cuisine, le son du mixer. Fait coulisser l’escabeau sur sa tringle et le déplace d’un mètre. Renouvelle l’opération, une fois, puis une autre, jusqu’à ce qui le tintement d’une cuillère sur les verres remplace le bruit du robot. Le pas de Kalon approche. Elle redescend trop vite, manque la dernière marche et s’étale par terre. Ispahan, passé devant le neurologue, se précipite, comme si son amie n’avait adopté cette position qu’en prévision d’un festin de caresses.

— Si tu continues, tu ne pourras plus le quitter, avertit Kalon en revenant.

Pendant qu’il pose les verres sur la table, Luna dissimule prestement son papier et son crayon. Faisant mine de suivre le conseil de son hôte, elle se relève, non sans avoir laissé sa main traîner sur l’échine du grand chien, qui en frémit de plaisir.

Quand, de nouveau, ils se regardent droit dans les yeux en levant leur verre, sa main fait légèrement trembler le sien.

— Pardon, Eurydice est fatiguée.

— Cela n’a rien d’étonnant, après son EMI.

— Je vais aller dormir. Tu peux appeler Denzel et me prescrire une triple dose de zopiclone ?

Luna se dirige vers la sortie. Elle claudique légèrement, mais il fait comme s’il ne le remarquait pas. Il la raccompagne en lui entourant les épaules de ses bras. L’embrasse.

Et contemple sans en rien dire l’escabeau qui a changé de place.

 

La trombe se déchaîne alors que Luna traverse la rue pour revenir à l’institut : de nouveau, le ciel déverse l’une de ces pluies qui, retenues toute la journée au sein des nuages, se vengent d’y avoir été trop longtemps confinées.

À peine a-t-elle franchi la lourde porte vitrée qu’une imprécatrice lui bloque le passage.

— Alors, tu t’es bien éclatée ? demande Anjelica, méconnaissable, front plissé, sourcils en V et regard foudroyant.

— On a fait le bilan de mon EMI, comme prévu. J’ai frôlé la mort pas plus tard que ce matin et, crois-moi, ça ne prédispose pas à la bagatelle. De toute manière, tu devrais te mêler de tes affaires plutôt que des miennes.

Anjelica a du feu dans les yeux. Elle n’entend pas mettre fin à ses attaques.

— Tu mens. Je sens son odeur et son sperme, je vois son regard dans le tien, tu as encore sa salive dans la bouche.

— Il m’a expliqué tes souffrances et ton séjour à Valkenberg, et j’ai été désolée de l’apprendre, mais rien ne justifie ces obscénités.

Anjelica serre les dents au point que tout son visage devient une boule de rage et de férocité.

— Il t’a parlé de ça ? Quelle ordure !

Elle n’hésite pas longtemps avant de laisser libre cours à sa frustration de femme déçue.

— Et lui, il t’a fait miroiter sa carrière militaire, je suppose, mais sais-tu qu’il a été radié du Medical Corps, pour n’avoir pas obtenu le consentement éclairé d’un patient décédé par sa faute ?

Luna ne veut croire qu’Anjelica dise la vérité. Ses obsessions transforment, dans son cerveau dérangé, le faux en vrai, les fantasmes en réalité.

— Si c’était vrai, comment le saurais-tu ?

Elle place sa main en écran sur le côté de sa bouche pour protéger le secret qu’elle va lui confier.

— Quand je suis arrivée, il employait comme anesthésiste un militaire trop bavard. Le mec revenait de mission et il n’avait pas baisé depuis longtemps. L’abstinence, c’est comme l’alcool : au-delà d’une certaine quantité, tu ne cesses plus de déblatérer. Alors, il m’a parlé, parlé, parlé.

— Anjelica, j’ai voulu être ton amie, mais ta jalousie te fait dire n’importe quoi. Laisse-moi passer.

Luna avance. La Sud-Africaine veut l’arrêter. La vétérinaire la bouscule et file vers les ascenseurs.

— D’après toi, où est passé UW01 ? D’après toi, pourquoi est-ce qu’on ne voit jamais les autres ? hurle Anjelica en la suivant.

La porte va se refermer. Anjelica tente de la bloquer, mais Luna, s’imaginant un sabre à la place du tranchant de la main, lui administre au poignet un kote qui la neutralise.

 

Luna observe le nid de la grive des bois. Les oiseaux l’ont construit à l’aplomb du bâtiment, ce qui lui épargne la submersion, car la corniche qui longe le toit maintient sur quelques centimètres, le long du mur, une zone sèche. Les bébés dorment sous les ailes de leur mère.

À la lueur de sa lampe de chevet, Luna relit quelques-uns des mots qui figuraient sur les boîtes à archives de Kalon Kane, et qui ne lui évoquent presque rien, sinon des références à l’histoire de l’Allemagne : Friedrich Hauschild/Temmler-Werke, Otto F. Ranke/Research Institute of Defense Physiology, 8th Panzer Division, 3rd Panzer Division, Heinrich Böll. Quelques clics lui suffiraient à mieux les comprendre, si seulement elle disposait d’une connexion Internet.

Elle peine à s’assoupir. Les deux pilules de zopiclone que Denzel lui a offertes ne produisent pas encore leur effet. Elle pense à la trahison de Victor, qui lui a infligé une blessure plus profonde que ne l’a fait le tigre de son ami Walter Chiaramonti. À Popo King, qui doit se demander où elle a bien pu passer. À Nicole Milanković et à Lord Radcliffe, à son maître de kendo, Yoshizawasan, à sa vie ordinaire, qui lui manque. L’envie lui vient de tout plaquer, de quitter l’institut, mais plusieurs fils l’empêchent de déserter, et la ramènent vers la 21e Rue Ouest chaque fois qu’en pensée elle tente de s’en éloigner. La main de Kalon Kane tend l’un d’eux. Si ce fil rompait, Luna devrait abandonner l’espoir de renouer avec cette banalité qui lui fait défaut, et sans laquelle une mère ne serait capable ni de prévenir ni de protéger. Il lui faudrait aussi renoncer à la sensation que, dans les bras de cet homme, elle peut s’abandonner sans perdre la maîtrise d’elle-même. Un autre fil la relie, étrangement, à Hayden Sullivan, cet homme-enfant dont la détresse la bouleverse et envers qui, sans que rien ne le justifie, elle se sent investie d’une mission. Elle voudrait le sauver de ses terreurs, lui offrir un peu de ce stoïcisme devenu naturel, dont elle a des stocks en excédent.