Vicki Kahn, Vicki avec un « i », debout à côté de son Alfa MiTo, scrute l’océan. La luminosité est mauvaise, toutes les silhouettes se ressemblent au large. Elle s’aperçoit que deux jeunes gars la reluquent en remontant la fermeture de leurs combinaisons. Un des deux mate son décolleté.
– Hé ! leur lance-t-elle. Vous connaissez Fish ?
Le mateur de nichons secoue la tête comme s’il essayait de remettre en place toutes les pièces à l’intérieur ; son regard refait la mise au point et il répond qu’il le connaît.
– Le grand blond avec la boucle d’oreille ?
– Exact. Va lui dire que quelqu’un l’attend, ici, tout de suite.
– OK d’ac’.
Le surfeur récupère sa planche à l’arrière de son pick-up.
– Pas dans une demi-heure, dit-elle. Tout de suite.
Vicki s’abstient d’ajouter « s’il te plaît ». Avec les débiles, il faut rester direct, simple.
Au Knead, elle commande un latte.
La serveuse nigériane au sourire de fée qui la sert toujours demande :
– À emporter ? On va fermer. Je vous l’apporte.
– Adorable, dit Vicki en montrant sa MiTo d’un rouge éclatant. Je suis là-bas.
La serveuse hoche la tête.
Vicki marche jusqu’à sa voiture, son iPhone émet un ding : cinq mails en attente. Dont un de l’associé principal. Le doucereux Clifford Manuel avec ses contacts haut placés et son accent américain nasillard. Un individu dont elle se méfie. Un individu qu’on ne veut pas avoir comme ennemi. Ce type possède des liens familiaux qui remontent au « bon vieux temps » de la lutte de libération. Des liens familiaux qui valent maintenant des millions sous forme d’honoraires, de primes, d’introductions et de rendez-vous au très branché Bolshoi Bar.
Elle clique sur son mail.
« Salut, Vicki. »
Salut, Vicki. D’un abord facile, bien qu’il vive en costume. Des costumes impeccables. Chemises en soie. Cravates Ermenegildo Zegna. Il porte des bretelles sans en avoir besoin. Qui porte des bretelles ? C’est un truc qu’il a piqué aux États-Unis. Et des brogues. Uniquement des brogues.
« N’oubliez pas le rendez-vous. C’est important. »
Autoritaire. Droit au but. Difficile d’imaginer qu’il pouvait se montrer lubrique avec les jeunes associées. L’une d’elles avait même déposé plainte pour harcèlement. Sans résultat, si ce n’est qu’elle était partie vers d’autres horizons.
Il a tenté sa chance avec Vicki au cours d’un cocktail, peu de temps après qu’elle était entrée au cabinet. Il y a un certain temps déjà. Un cocktail pour fêter les quatre-vingts ans d’activité du cabinet. Ministres, parlementaires, directeurs généraux, P.-D.G., ambassadeurs, consuls, juges, les requins du barreau, tout le beau monde était là. Et Fish aussi. Elle a échappé aux flagorneries de Clifford Manuel en le présentant à Fish.
– Comment va ? Chouette endroit, dit celui-ci.
– Oui, sans doute, répondit Clifford Manuel, sans sourire, en essayant d’arracher sa main à l’étau de celle de Fish.
Quand il y parvint, il se massa les doigts.
– Impressionnant, ajouta Fish. Toutes ces œuvres d’art.
Clifford Manuel sourit cette fois et lissa sa cravate avec sa main intacte.
– Ce sont des artistes locaux. Kentridge, Goldblatt, Ratcliffe. Cette statue, là, c’est un Alexander. Elle s’intitule Militaire.
– Je sais.
– Vous vous intéressez à l’art, monsieur… ?
– Pescado, dit Vicki.
Répéta Vicki.
– Monsieur Pescado.
– Bartolomeu Pescado, également appelé Fish, il travaille comme consultant pour nous, ajouta Vicki.
Fish haussa les épaules.
– J’ai des œuvres de la plupart d’entre eux.
– Vraiment ?
Clifford Manuel le regarda d’un œil noir.
– L’âne mort de Ratcliffe. Une gravure d’Alexander, une photo de cimetière par Goldblatt. Mais ils commencent à devenir chers. Je suis obligé d’acheter des artistes plus jeunes maintenant.
– Intéressant.
Clifford Manuel recula, en laissant pendre mollement sa main droite, comme un torchon.
– Vous êtes un poisson intéressant, monsieur Pescado. Je vous en prie, prenez un verre. Amusez-vous.
– Merci, dit Fish. C’est ce que je vais faire. (Il se tourna vers Vicki.) M. Mielleux.
– Oui.
Vicki souriait, aux anges.
– Mais c’est aussi mon boss.
Et voilà qu’aujourd’hui, Clifford Manuel insistait pour qu’elle assiste à cette réunion. Sans qu’elle sache de quoi il s’agissait.
« Je veux que vous soyez présente. Je veux vous faire rencontrer quelqu’un, c’est tout, a-t-il dit. Ce sera un bon contact pour vous. En fait, il a demandé à vous voir, il a connu votre tante.
– Ma tante ?
– C’est ce qu’il a dit. C’est un client, Vicki. Un client important. »
Clifford Manuel qui aimait faire des mystères. Clifford Manuel fidèle à lui-même, ne dévoilant jamais toutes les informations.
« Qui est-ce ?
– Vous verrez. »
– Un latte, annonce la serveuse au sourire de fée. (Elle montre la plage.) Il arrive, votre petit ami ?
– Oui, dit Vicki. Il sait où est son intérêt.
Toutes les deux regardent Fish charger son surf à bord de son pick-up Isuzu.
– Il est bien foutu en combi, commente Vicki.
La serveuse pouffe.
– Ne lui dites rien.
Vicki adresse un signe de la main à Fish et à Daro. Fish lui répond en montrant les pouces. Daro articule un « Salut » et se dirige vers sa voiture.
– Un vrai Adonis des plages, comme on peut en ramasser sur n’importe quelle plage du coin. Tous ces beaux cheveux blonds. Les yeux bleus et le corps ferme.
Fish approche en se débarrassant du haut de sa combinaison, il veut prendre Vicki dans ses bras.
Elle recule.
– Oh, non, pas question.
– Et le romantisme, trésor ? (Il boit une gorgée de son café.) Trop léger. J’ai besoin d’un double espresso.
Il se frictionne le torse avec une serviette et ajoute :
– Tu es en avance.
– Je ne reste pas.
– Ah bon ?
Fish lui jette un regard oblique.
– Impossible. Clifford veut que j’assiste à une réunion en ville. Pour rencontrer un client. Devine qui.
– Dis-moi.
– J’ai dû lui tirer les vers du nez.
– Vicki ?
– Jacob Mkezi.
– Le grand homme en personne ?
– L’homme déshonoré.
– C’est un bouc émissaire.
– Tu ne crois pas qu’il est corrompu ?
– Si, bien sûr. Mais c’est quand même un bouc émissaire. Quand tu fais tomber le flic numéro un, tu donnes l’impression de prendre les choses au sérieux. Comme ça, tous les autres magouilleurs du gouvernement peuvent respirer.
– C’est cynique.
– C’est une réalité de la vie moderne. (Il lui caresse délicatement le visage.) Viens après.
– Non, je ne crois pas. Demain, d’accord ? Pour le week-end. (Elle finit son café.) Promis.
Elle voit le doute dans les yeux de Fish, comme s’il pensait qu’elle lui cache quelque chose.
– Je t’appellerai, dit-elle. Dès que je suis rentrée chez moi, je t’appelle.
Fish la regarde partir au volant de son Alfa, la belle Vicki Kahn. Différente de toutes les femmes qui ont traversé sa vie. Avec Vicki, il la joue fidèle.